Souveraineté nationale et industrielle

Jacques Myard, Député honoraire et maire de Maisons-Laffitte

Je vais vous parler de l’extraterritorialité, comme je la vois, entre réalités et dérives. J’ai passé dix ans de ma vie à la Direction des affaires juridiques du Quai d’Orsay, où je me suis quelques fois opposé vivement aux Américains. Il nous est arrivé plus d’une fois de les  bloquer, parce qu’il y avait une volonté politique de les bloquer. Comme le relatait Olivier Marleix, le point central est de savoir si on veut s’opposer ou si on se couche … Telle est la réalité.

L’extraterritorialité a toujours existé, il ne faut pas s’y tromper … Les dispositions de notre Code civil traitent d’un certain nombre de délits commis par les Français ou sur des Français à l’étranger. La loi SAPIN2 de décembre 2016 (aux articles 435 et suivants du Code civil) prévoit des dispositions d’extraterritorialité juridique sur la corruption. Je ne m’y attarderai pas à ce stade.

Et puis l’Union européenne a aussi, en quelque sorte, eu recours à l’extraterritorialité : je me réfère en particulier aux arrêts de la Cour de Justice, et au Règlement 648-2012 du Parlement européen et du Conseil sur les produits dérivés, qui traitait de la prise en compte, notamment dans des transactions avec des tiers, des effets directs sur le marché européen. Il s’agit donc de la théorie des effets, qui a notamment joué, y compris en Europe. La Commission européenne a condamné ou accepté des fusions qui avaient lieu aux Etats-Unis mais qui emportaient des effets sur la concurrence loyale et non faussée en Europe. Les abus de position dominante peuvent avoir des effets en Europe.

Alors pourquoi le problème se pose-t-il avec les Américains puisque l’on pourrait arguer que nous agissons de façon similaire ?

Ce n’est pas tout à fait la même chose, et  Olivier Marleix, Pierre Lellouche vont sans doute encore en dire davantage. Quand on dresse la liste des lois américaines qui ont des connotations ou des finalités extraterritoriales, leur nombre et la variété des sujets concernés sont pour le moins étonnants.

Citons le fameux Foreign Corruption protection Act de 1977 sur les problèmes de corruption, complété par la Convention de l’OCDE de 1997 sur laquelle on reviendra et qui est gérée par l’OFAC, l’Office of Foreign Assets Control, une agence du département du Trésor ; l’International Emergency Economic Powers Act de 1977 instaure des pénalités pour non respect des embargos – et il existe un nombre considérable d’embargos ;, la loi « interdisant de « commercer avec l’ennemi » de 1917, la loi RICO de 1970 qui est d’abord une loi anti-mafia mais qui comporte des effets extraterritoriaux, la loi Helms-Burton contre Cuba de 1996.

Je dois mentionner encore la loi Sarbanes-Oxley, de 2002, sur le droit boursier qui fait suite à l’Affaire Enron,  le FATCA – Foreign Account Compliance Tax Act –  qui pose le problème, comme nous l’avions examiné avec Pierre Lellouche lors de l’élaboration du rapport parlementaire sur l’extraterritorialité, de ces « Américains malgré eux » :  le cas typique est celui de  l’enfant qui est né aux Etats-Unis, y est resté un mois et qui, rentré en France avec ses parents, se voit intimer par l’administration américaine : « tu dois rendre des comptes au fisc américain parce que tu es Américain ! ». C’est une loi de juillet 2017. Il me faut encore nommer le Patriots’ Act de 2001 de lutte contre le terrorisme ; le Cloud Act promulgué en mars 2018 qui permet aux agences de renseignement américaines d’obtenir des données stockées sur leurs serveurs et situées aux Etats-Unis ou à l’étranger.

Il faut y ajouter les actions privées de l’ancien sénateur américain Joseph Lieberman au titre du United Against Nuclear Iran pour révoquer l’Accord nucléaire avec l’Iran, le Joint compréhensive Plan of Action (JCPOA).  Les entreprises françaises qui continueraient de commercer avec ce pays sont menacées de procès aux Etats-Unis.

Le droit extraterritorial américain est une idéologie nationale. Que constate-t-on ? Bien sûr, les Américains prétendent, la main sur le cœur, qu’ils luttent contre le Mal et qu’il n’est pas acceptable que l’on couvre l’état de corruption. Mais il ne s’agit plus de lois d’influence, de soft power mais de lois d’instrumentalisation qui marquent la volonté de l’Amérique impériale. L’historien Raymond Aron avait dit  des Etats-Unis que c’était une « puissance impériale». Elle est même devenue impérialiste parce qu’elle veut tout contrôler.

Le système d’extraterritorialité juridique repose sur un seul élément, le critère de rattachement d’un acteur étranger avec les Etats-Unis, qui sert de base aux poursuites. En effet, le droit international distingue deux compétences, une compétence territoriale et une compétence personnelle. Le lien de rattachement était, en droit international classique, assez simple et bien défini, notamment par la Cour permanente de Justice dans l’affaire Lotus de 1927.  Aujourd’hui,  on sait qu’avoir utilisé le dollar par le biais d’une chambre de compensation aux États-Unis, ou utilisé une adresse « gmail », c’est- à-dire les serveurs américains, donnent à la justice américaine ce lien de rattachement qu’ils réclament pour être compétents. J’estime que ce n’est pas acceptable.

Alors comment lutter ? Indépendamment de la volonté politique à agir contre cet impérialisme juridique, il faut savoir déceler un certain nombre d’ambiguïtés.

La première ambiguïté, ce sont les attitudes de nos propres sociétés. Dans l’affaire BNP-Paribas, le gouvernement français a été mis au courant par la BNP au moins sept à huit ans après les faits, les dirigeants de cette banque  prétendant se débrouiller eux-mêmes.

Le rôle ambigu des avocats doit être aussi souligné : il a été rapporté que le Directeur des affaires juridiques d’Alstom avait proposé des solutions, mais que les avocats américains ont protesté vigoureusement : il fallait plaider coupable ! 

Quelle est la logique de ce système ? Les avocats américains  se gratifient d’un monticule d’honoraires qui n’a rien à avoir avec tout ce que les avocats parisiens qui sont tarifés ou presque, vont percevoir. C’est parfois 2 à 3 millions de dollars, et on comprend qu’ils essaient d’attraire les affaires là où le cash va tomber, aux États-Unis.

Il faut compter encore avec le DOJ, c’est-à-dire le Département de la justice américaine, dont on voit très bien que les membres travaillent en connivence avec les services américains ; il n’y a que les imbéciles pour ne pas y croire.

Et puis, n’oublions pas les moniteurs, qui sont placés dans un certain nombre de sociétés françaises, pour vérifier la compliance pour parler franglais, la conformité  des normes et des comportements anticorruption dans la société. A mon sens,  avoir sur le territoire national des moniteurs qui sont directement liés à la « Justice américaine » constitue une violation directe de notre souveraineté. Je m’aperçois à regrets qu’ il n’y a pas un juge français pour s’en saisir, ce qui est scandaleux.

La France dans le domaine de la lutte contre la corruption a répondu avec la loi SAPIN ; c’est une réponse sur le principe non bis idem : si nous, Français, poursuivons, vous Américains, vous ne nous poursuivrez pas, on s’en charge,

Le problème est que l’on se fonde sur la Convention OCDE de 1997, et notamment sur l’Article 4, assorti d’un commentaire qui fait partie du texte de la Convention, où il est écrit en substance que le lien de rattachement à l’État qui poursuit peut être faible.  Utiliser le dollar va permettre à la justice américaine  d’être compétente, utiliser une adresse gmail, parce qu’ il y a des serveurs aux États-Unis, risque aussi de vous conduire devant les tribunaux. Il est nécessaire de réformer les dispositions de cette Convention.

Enfin il y a toutes les autres lois qui ne relèvent pas de la corruption, comme les lois d’embargo. Quand la BNP se fait condamnée parce qu’elle a commercé avec Cuba alors que, de notre côté, nous n’avons pas d’embargo avec ce pays, ce n’est pas acceptable. L’Union européenne avait élaboré le règlement 297196 Anti-boycott mais visiblement, il n’a pas l’air d’être très efficace.

si cette affaire ne remonte pas au niveau de la protection diplomatique de nos entreprises et des personnes françaises, on capitule devant ce qu’il faut bien nommer l’ennemi. On capitule devant l’ennemi, car on n’a pas affaire, dans ce cas-là, à des alliés, mais à des gens déterminés à déstabiliser nos entreprises, à prendre des parts de marché avec des méthodes qui sont indignes.

J’ajoute que j’avais proposé à l’ancien ministre Laurent Fabius lorsque j’étais député, de recourir à l’arbitrage interétatique sur ces sujets. Silence Radio. Jamais le gouvernement n’a voulu élever cette affaire au niveau de protection diplomatique et aller à l’arbitrage interétatique. Il serait pourtant possible d’y recourir selon la Convention d’’établissement de 1959 à son article 13 qui prévoit une clause d’arbitrage

Je n’ai pas peur d’évoquer un autre moyen à notre disposition, les mesures de rétorsion. Si vous ne démontrez pas la force vis-à-vis des États-Unis, il est certain qu’ils continueront. Ainsi que me l’a dit un jour Nicolas Sarkozy : «  Is ont des chaussures de 67 et ils vous marchent sur les pieds « La belle affaire ! Des mesures de rétorsion sont possibles. Je suis intimement convaincu, pour en avoir encore discuté avec quelques ex-collègues du Quai d’Orsay, que Trump – et on vient de le voir dans l’affaire franco-mexicaine – y va au bluff. Il fait monter les enchères comme tout commercial qu’il est, et ensuite il négocie. il est donc nécessaire de s’opposer mordicus a ces méthodes. Frédéric Pierucci dans son livre, fait la somme des amendes qui aboutissent à un montant astronomique ; on ne peut pas accepter ça.

Alors quelles mesures de rétorsion ? Pour ma part, j’en avais proposé une, demander à Goldman-Sachs de nous rembourser ce que nous ont coûté l’adhésion de la Grèce et la falsification des comptes. Il y en a pour plus de cent cinquante milliards d’euros ! On pourra bien dire : « hep ! Par ici la bonne soupe ! Vous, Goldman-Sachs, on vous fait un procès en France ! » – et on négocie ! Vous savez ce qu’est Goldman-Sachs : c’est l’école nationale d’administration américaine : quand vous êtes au gouvernement, vous êtes au Trésor, et quand vous êtes dans l’opposition, vous êtes dans les banques…

Laissez-moi vous citer un cas, tiré de mon expérience. On me dit : « Mais les Américains sont puissants, on ne peut rien faire ! » … Ce n’est pas vrai. Qu’est-ce que l’Affaire Ourengoy ? Elle se passe au moment où les Soviétiques entrent en Afghanistan à la grande indignation de tous. Un embargo américain est mis en oeuvre, notamment sur une succursale et filiale européenne, Dresseur, qui livrait les compresseurs pour le gazoduc Ourengoy. Or le gouvernement de l’époque en 1980-81 voulait livrer les compresseurs pour maintenir le dialogue avec les Soviétiques.

Comment  s’opposer à cet embargo ? Au cours d’une réunion qui a eu lieu à la Direction des affaires juridiques du Quai d’Orsay, tout d’un coup un membre de la Direction de l’aviation civile évoque une affaire où l’on avait réquisitionné un aéronef. Réquisition ? Je regarde l’ordonnance de 1959, et nous avons réquisitionné Dresseur pour qu’il livre les fameux compresseurs ; il avait donc l’excuse légale, et les Américains ont capitulé.

C’est un problème de volonté politique, et j’en terminerai par cette fameuse phrase du latin Virgile : « Jamais de confiance dans l’alliance avec un puissant ! »  

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