Par Claude Le Borgne
Claude Le Borgne est général du cadre de réserve. Il vient de publier, aux Editions Economica, La Stratégie dite à Timoléon.
Juin 2001
De la repentance en général
La repentance est à la mode. Pape et évêques, Président et Premier ministre, généraux en déroute ne cessent de battre leur coulpe, encouragés et relayés par journalistes et médiacrates toujours prêts à se faire professeurs de vertu. Forfaits obscurantistes de l’Eglise, croisades, Inquisition, antisémitisme, traite des Noirs, crimes colonialistes, boucherie guerrière de 14-18 et exécution des mutins de 17, compromissions de nos gouvernants avec la Shoah et le régime bestial, commerce des armes, guerre d’Algérie enfin, tout est bon à nourrir le remords national.
Quelque foisonnante qu’elle soit, la repentance est pourtant incomplète. On la soupçonne d’être sélective, et guidée par le souci du bien-penser ou, comme l’on dit maintenant, du politiquement correct. On n’entend guère nos pénitents évoquer la terreur révolutionnaire, les clameurs pousse-au-crime des anticolonialistes des années 50, la respectabilité maintenue du Parti communiste français ou la joyeuse et redoutable fête de mai 68.
Foisonnante et incomplète, la repentance est sans risque : si l’on bat sa coulpe, C’est généralement sur la poitrine des ancêtres disparus. Ce faisant, le repentant témoigne d’un manque total d’imagination. On croit que l’imagination est une disposition qui nous permet de penser ce qui n’existe pas, et d’abord l’avenir. Elle est tout aussi nécessaire à qui veut faire revivre le passé, chausser les bottes des prédécesseurs et voir avec leurs yeux. Tel est d’ailleurs le premier principe auquel doit se soumettre l’honnête historien surtout si, outrepassant sa modeste condition, il prétend se faire juge. C’est là trop demander au militant de notre époque, qui va chercher dans le passé ce qui convient à son militantisme.
Les actes anciens que nous estimons horribles le sont en effet si on les voit perpétrés aujourd’hui. Un peu d’imagination montrerait à l’imaginant que, replacé en leur époque par quelque machine à remonter le temps, il les eût accomplis sans état d’âme, voire avec excellente conscience. On ne veut pas dire que la remémoration douloureuse soit inutile : elle sert à prévenir le retour de ce qui, insensible autrefois, serait maintenant criminel. On dira peut-être que point n’est besoin d’imagination et qu’une documentation sérieuse suffit à asseoir le jugement. Rien n’est moins sûr : il convient d’enrichir le document froid d’un peu de sentiment et de faire l’effort – car c’en est un – de se mettre dans la vieille peau de ceux que l’on accuse.
Que les bonnes gens se laissent abuser par les braillards, c’est ce qu’on peut attendre de la paresse ordinaire, ou de l’indifférence. La paresse se renforce du confort sans pareil que procure au vivant la mise en accusation des morts. Que les anciens aient été capables de tels forfaits et que je sois, moi, apte à les condamner me prouve que je suis un juste. Les crimes du passé sont le piédestal sur lequel je me pavane. Ma vertu est à la mesure de l’indignité que je dénonce. Sans doute le psychanalyste expliquerait-il que la mise en accusation des anciens permet à l’accusateur d’échapper au dégoût que lui inspire son pauvre moi. On ne peut vivre sans s’aimer un peu. La bienfaisante humilité chrétienne y pourvoyait. Il ne nous reste plus que la détestation d’autrui.
Si les braves gens se laissent abuser, encore faut-il qu’il y ait des abusifs qui, eux, savent où ils vont. Acharnés qu’ils sont à ruiner les bases de notre société – de toute société – ils veulent d’un coup jeter bas son passé et persuader les enfants que leurs pères ne valaient rien. On ne saurait pourtant parler de complot, de l’action de quelque « main de Moscou » œuvrant consciencieusement. Ce serait trop simple. Point, ou peu, de responsables identifiables dans ce vaste mouvement d’opinion qui apparaît à beaucoup comme le triomphe discret de mai 68. De ce mouvement, la campagne qui, depuis le mois de juin 2000, prend pour cible la guerre d’Algérie est une bonne illustration. Elle n’est pas sans rapport avec le domaine que Géostratégiques explore, pour peu qu’on prenne l’affaire d’assez haut.
De la guerre d’Algérie
Le problème algérien doit en effet être replacé dans le contexte de l’évolution moderne de la guerre et de l’éthique militaire. Allant du général au particulier, on peut alors distinguer quatre thèmes : guerre et éthique, situation coloniale, Indochine et Algérie, renseignement et « torture ».
Guerre et éthique militaire
« L’invention » du militaire est façon de discipliner la guerre, par spécialisation professionnelle et monopole de l’usage légal des armes. L’activité qui en résulte n’est pas ordinaire et l’éthique militaire répond à l’interpellation d’un métier homicide. Il importe au soldat que la cause soit juste, mais que les moyens employés le soient aussi. Cela ne va pas de soi et la tension entre cause et moyens est constante. Il est clair que l’honneur militaire est une limitation consentie à l’efficacité immédiate : la fin ne justifie pas tous les moyens.
Dans cette problématique contradictoire, le grand tournant se situe, en France et en Europe, à la fin du XVIII’ siècle. Notre révolution met le peuple en armes, il lui faut de grandes causes et de grands moyens, la Patrie remplace l’Honneur, au moins le bouscule, la course à la guerre totale, sous couvert de nationalisme, est lancée. Point bas de cette pente infernale : l’arme nucléaire, fini de jouer !
Mais il y a pire que le nationalisme. Voici, de Marx à Lénine et à Mao Tsé-toung, « la guerre révolutionnaire », qui nous ramène à notre sujet. Cette guerre-là, où le peuple est enjeu de la lutte, est d’une extrême cruauté, que justifie la sainteté de la cause. C’est à elle que nous eûmes à faire face, en Indochine sous sa forme complète, en Algérie au seul plan des techniques.
La situation coloniale
Au-delà de l’action de notre année en Algérie, les critiques repentants ne manquent pas de mettre en cause le système colonial, origine du mal. On rappellera alors quelle était la situation contrastée du Nord et du Sud au XIX’ siècle. La différence de potentiel était telle, entre l’Europe et son Outre-mer, qu’il était inéluctable que la première se répande sur le second. Cette tendance quasi physique s’est enrichie d’une mystique civilisatrice qui n’était pas sans mérite. Que ladite mystique soit teintée d’un peu de racisme est dans l’ordre des choses, les hommes étant ce qu’ils sont et l’époque ce qu’elle était.
Entreprise en 1830 en Algérie, vers 1860 en Indochine, l’oeuvre coloniale française fut assez rude, à l’opposé de nos douceurs actuelles. Elle n’en fut pas moins pacifiante et créatrice, S’exerçant dans des pays fort désordonnés et éloignés des trouvailles, alors exaltantes, du modernisme. L’Algérie, de surcroît, fut le cadre d’une colonisation au sens propre, par l’implantation de la population qu’on appelle Pieds noirs.
De cette situation résulta, et jusqu’au milieu du XX° siècle, le sentiment de la légitimité de notre présence coloniale. Ce sentiment, largement justifié, ne pouvait qu’être heurté par les revendications nationalistes autochtones – justifiées aussi – et par le succès même des « lumières » que nous avions apportées. Il est facile, les évènements ayant couru comme l’on sait, de juger que la France eût dû se retirer plus tôt, donc plus paisiblement. Les décisions, politiques en particulier, se prennent toujours dans le brouillard. Au reste, ce n’est qu’en Indochine et en Algérie que notre départ fut dramatique. En Afrique noire et ailleurs, ce fut un succès, dont Anglais, Belges et Portugais peuvent être jaloux.
Guerres d’Indochine et d’Algérie
C’est dans le contexte colonial indochinois que fait irruption l’idéologie marxiste-léniniste. Les techniques de la guerre révolutionnaire, qui lui sont liées, sont parfaitement maîtrisées par Hô Chi Minh et Giap. Elles se renforcent d’un nationalisme ordinaire. Nous souffrîmes beaucoup de ce mélange, trouble et efficace. En 1954, Diên Biên Phu scelle ce qu’il faut bien appeler notre défaite, et entraîne l’abandon déchirant de nos auxiliaires indochinois, ce dont certains d’entre nous ne se sont pas remis.
Six mois après Diên Biên Phu commence la guerre d’Algérie. Certes, les motivations des initiateurs étaient nationalistes. Ils ne se réclamaient pas du marxisme-léninisme – non plus, ou peu, de la guerre sainte. Mais les techniques qu’ils employèrent sont bien celles de la guerre révolutionnaire, que nous avions découvertes en Indochine et qui s’imposent à toute « minorité agissante » : conquête du peuple par tous les moyens, et la terreur au premier rang d’entre eux. Reste que si la guerre d’Algérie fut une sale guerre, c’est d’abord le fait du FLN.
Notre réponse fut sans doute marquée à l’excès de notre expérience indochinoise. Elle ne fut pas sotte. A côté de la vraie guerre, loyale, contre les bandes rebelles armées, on entreprit une action sociale, éducative, administrative à laquelle le terme de pacification, souvent moqué, convenait assez bien. C’est cependant dans ce cadre, où il importait de soustraire la population à l’emprise des structures politiques du FLN, que se situe la guerre de l’ombre… et le problème des méthodes d’obtention du renseignement.
Renseignement et « torture »
Le dilemme légal peut être ainsi schématisé : d’un côté, la « Question » est hors la loi en France depuis… Louis XVI ; de l’autre, la non-assistance à personne en danger est un délit reconnu. Et, pour compliquer le tout : pour torturer, fût-ce à juste raison, il faut un tortionnaire.
La seule situation où le problème, ou le dilemme, se pose vraiment est celle de la bataille d’Alger. Les méthodes dures y furent efficaces à court terme. On peut estimer aujourd’hui qu’elles sont très dommageables à long terme. Mais imaginons Paris soumis à des attentats comparables à ceux qui ensanglantaient Alger en 1957 ; il y a fort à parier que le bon peuple parisien aurait tôt fait d’exiger du gouvernement l’éradication du terrorisme « par tous les moyens ». « Par tous les moyens », c’est exactement l’ordre qui fut donné aux militaires d’Alger. Ce qui amène, au risque de radoter, à rappeler la hiérarchie fondamentale : le politique décide, le militaire n’est que son instrument.
Quittant Alger pour « le djebel », on trouvera que l’affaire était moins délicate et que nombreux ont été les chefs militaires qui y furent exemplaires. Pourtant, alors que la résistance à d’éventuels ordres indignes va de soi, il sera parfois difficile de tenir en mains des subordonnés rendus ivres de rage par le spectacle de quelques villageois, dont ils ont la sécurité en charge, affreusement égorgés par les tueurs du FLN.
Le détour algérien n’était peut-être pas inutile ; la guerre d’Algérie est le point d’application le plus récent et le plus chaud de la manie de repentance. Manie de vieillards sans doute, mais dans laquelle tombent aussi les jeunes gens, avec la délectation que l’on a dite. Une élémentaire prudence devrait pourtant pousser ceux-ci à une démarche plus fructueuse. On leur conseillera, restant dans le vocabulaire religieux, de passer de la repentance à l’examen de conscience. Remâchant les crimes de leurs pères, ils seraient mieux inspirés à regarder les leurs, prévenant ainsi la repentance de leurs enfants, repentance de demain. Car la cécité que nous déplorions appliquée au passé, existe aussi appliquée au présent. L’examen de conscience est un exercice spirituel pénible, mais salutaire. L’imagination y est encore nécessaire, imagination au carré : imaginer comment nos successeurs nous imaginerons, comment ils jugeront nos actes, de quoi ils se repentiront à notre place.
Le champ est vaste, offert à cette « remémoration préventive » propre à nous détourner de nos actuels errements. Une société qui exalte les droits de l’homme au mépris de sa dignité, laquelle se fonde sur un juste équilibre des droits et des devoirs, devoirs un peu au-dessus des droits ; qui, dans le même courant, refuse toute autorité au nom de l’intelligence, incapable qu’elle est d’accepter la bienfaisante bêtise ; où chacun, se conformant au gnangnan médiatique, se coulant dans le moule des sondages, n’a plus d’opinion propre, la sienne fondue dans le magma de « l’opinion publique » ; qui se réjouit comme d’une victoire de la légalisation de l’avortement sans s’inquiéter du bourreau là aussi nécessaire ; qui promeut la pédérastie en s’indignant de la pédophilie et projette de confier des âmes enfantines à des couples d’homosexuels ; où la recherche du profit, autrefois suspecte, fait aujourd’hui la loi unique ; où, tout s’expliquant, tout s’excuse ; où l’on traque partout le moindre risque (ce qu’on ne saurait critiquer… sans risque), et aussi à la guerre (ce qui ne va pas sans effets pervers) ; bref, une société qui ne sait pas où elle va et s’en soucie comme d’une guigne, société sans exemple dans l’histoire, promet une belle carrière aux repentants du XXII » siècle.
Votre catalogue, objectera-t-on sans doute, est dérisoire, ne citant que de petits objets. Voire !
En pleine guerre d’Algérie paraissait Histoire dO. Cette apologie du sadomasochisme fut saluée, au nom de la qualité littéraire, par les beaux esprits. Algérie et Histoire dO, aucun rapport ? Voire !
Quarante ans plus tard, le Commandant 0 d’Yves Courrière, 0 pour Aussaresses, publie les souvenirs, atroces, de sa guerre. Au même moment, M 6 offre à des millions de téléspectateurs émoustillés le spectacle de onze jeunes gens contraints, sous caméras et micros, à une promiscuité prometteuse. Commandant 0 et M 6, aucun rapport ? Voire ! Par quelque bout qu’on le prenne, 0 = M 6.