Quelle stabilité politique pour demain ?

Patrick Dombrowsky

Directeur du Centre européen de recherches sur l’Asie médiane, département de l’Observatoire d’analyses des relations internationales contemporaines

Trimestre 2010

LûRS DE LEUR APPARITION SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE, à la fin de l’an­née 1991, peu d’observateurs auraient parié sur le caractère durable des États cen-trasiatiques issus de l’Union soviétique. Ceux-ci, en effet, naissaient marqués par un triple obstacle à leur viabilité interne. Tout d’abord, ils étaient vierges de toute exis­tence préalable dans les limites frontalières et la composition ethnique qui étaient désormais les leurs. Certes, entre l’aire afghane et les lisières de la forêt sibérienne, avaient existé au fil des siècles d’assez nombreuses structures politiques au destin variable et parfois significatif. Mais les limites qui allaient désormais marquer les territoires kazakh, kirghiz, ouzbek, tadjik et turkmène étaient issues des découpages administratifs internes à l’Union soviétique, sans lien avec un quelconque moment de l’histoire régionale. Ensuite, leur direction était aux mains d’une élite politique formée par le système soviétique, qui avait appris à n’agir que par et en faveur du centre moscovite où se prenaient toutes les décisions et d’où venaient toutes les res­sources. C’est ainsi, notamment, qu’aucun des cinq présidents qui se retrouvèrent aux commandes des nouveaux États après la fin juridique de l’Union soviétique ne parlait la langue autochtone de sa république. Et quatre d’entre eux n’avaient fait que se succéder à eux-mêmes, dans des fonctions qu’ils occupaient déjà à l’époque soviétique[1]. Enfin, ces cinq nouveaux États paraissaient dangereusement fragilisés par un contexte géopolitique où les instabilités régionales (en Iran, en Afghanistan, dans le Caucase…) et les convoitises des grandes puissances (la Chine et la Russie voisines, mais aussi, à des degrés divers, le Pakistan, l’Inde, les États-Unis) ne pou­vaient pas manquer de les engloutir.

Au mieux, en 1991, l’indépendance des États centrasiatiques apparaissait comme une parenthèse, que ne manquerait pas de refermer le retour de la puissance russe sur les frontières qui étaient les siennes depuis plusieurs décennies. Et pour­tant, presque vingt ans après, rien ne semble désormais remettre en cause l’existence juridique de ces cinq États. À l’exception de la guerre civile qui, pendant cinq ans, a ravagé le Tadjikistan, aucune menace sérieuse n’a pesé sur leur souveraineté depuis les indépendances. Et la partie la plus septentrionale de ce qui constitue aujourd’hui l’Asie médiane apparaît, paradoxalement, comme la région la plus stable de ce nou­vel espace géopolitique. Il n’en reste pas moins que des inquiétudes récurrentes se font de plus en plus insistantes, et que la question de la stabilité future de ces cinq États apparaît chaque année plus pressante. Certes, les dirigeants centrasiatiques ont incontestablement franchi avec succès les étapes internes de la construction de leurs États ; grâce notamment à la vigilante attention de la Russie et, à un moindre degré, de la Chine, ils ont également su gérer les contraintes diplomatiques d’une région regorgeant d’atouts mais enclavée ; enfin, ils ont réussi à gagner en visibilité diplomatique, tout en échappant aux tendances déstabilisatrices que connaissent la plupart de leurs voisins. Mais, dans les années qui viennent, ils vont devoir gérer de nouveaux enjeux, tant internes que géopolitiques, qui risquent de mettre à mal les bases de leur stabilité politique : la pérennité de leur organisation institutionnelle, la menace de l’islam radical, et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de dirigeants.

 

Consolider l’organisation institutionnelle

L’actualité des dernières semaines, bien sûr, semble à elle seule remettre en cause le diagnostic de solidité habituellement accordé aux systèmes politiques centrasia-tiques. En avril 2010, le Kirghizstan est en effet entré dans une période de troubles majeurs, d’abord exclusivement politiques, puis plus généralement sociaux et eth­niques. Ce qui fut, dans un premier temps, un coup d’État interne entre factions des élites gouvernantes a finalement dégénéré en un bain de sang interethnique dont la minorité ouzbèke du Sud du pays a été la principale victime[2]. Et pourtant, le Kirghizstan fut longtemps considéré comme le seul État postsoviétique qui avait échappé à la dérive (très) autoritaire des nouvelles institutions. Mais les blocages politiques issus de la confrontation entre un président relativement libéral et une majorité parlementaire nostalgique de l’ancien système communiste, sur fond de corruption et de népotisme généralisés, ont entraîné un premier coup de force, habilement déguisé en révolution populaire, en 2005. Le même scénario s’est à peu de chose près reproduit en avril dernier ; mais, alors que le président Akaev avait accepté sa destitution il y a cinq ans, son successeur Bakiev et ses partisans ont une lourde responsabilité dans les troubles qui ont suivi leur propre éviction, y com­pris sans doute dans le déclenchement des pogroms anti-Ouzbeks de juin. Dans ce contexte, la tenue d’un référendum constitutionnel, seulement deux semaines après les émeutes, comportait autant de risques que de signes apaisants. Certes, les nouvelles autorités avaient tout à gagner à montrer que l’ordre institutionnel était toujours effectif et que le cap des changements impulsés depuis le renversement du régime précédent restait inchangé. Mais quel crédit donner aux résultats d’un scrutin organisé alors qu’un bon tiers de la population (la minorité ouzbèke) s’en est tenu à l’écart, par peur ou par désintérêt ? Quel gage de solidité institutionnelle les nouvelles autorités peuvent-elles espérer d’une consultation dont les résultats ont manifestement été manipulés[3] pour donner une impression d’unanimisme trop massif pour être réel ? Quel rempart le gouvernement hétéroclite de Mme Otoumbaeva peut-il constituer contre de nouvelles flambées de violence, lui qui a été singulièrement absent et silencieux durant les journées d’émeutes ? Il est à craindre que le Kirghizstan ne soit durablement engagé dans une spirale d’instabi­lité potentiellement dangereuse pour les États voisins.

Tous, en effet, recèlent des fragilités latentes qui ne demandent qu’à se muer en risques majeurs. Le cas a priori le plus évident est celui du Tadjikistan. Quelques semaines seulement après son indépendance, celui-ci a plongé dans une guerre civile aux causes à la fois régionales, ethniques, mafieuses, politiques, économiques[4]… Un conflit interne qui a duré cinq ans, jusqu’à ce que la Russie, soucieuse de réintroduire la stabilité dans un État où étaient encore présents plusieurs milliers de soldats russes, aux frontières de l’Afghanistan, impose un règlement politique sous forme de gouvernement d’union nationale. Depuis 1997, donc, le Tadjikistan vit en paix sous la direction d’un président qui a su organiser les échéances institutionnelles de manière à conserver le pouvoir pendant au moins une bonne dizaine d’années encore. Les résultats économiques sont satisfaisants, compte tenu des handicaps d’un État enclavé et dépourvu de ressources significatives, profondément divisé entre plusieurs régions géographiques communiquant peu entre elles, et traversé par des voies de trafics divers (armes et drogues notamment) en provenance de l’Afghanistan voisin. Les motifs d’inquiétude ne sont toutefois pas négligeables, dont le principal réside dans le fait que le gouvernement central est loin de contrôler la totalité du territoire national. Les hauts plateaux du Pamir, à l’est, sont de facto autonomes, gérés à la fois par les subsides de la fondation Aga Khan[5] et par l’aide du voisin chinois, soucieux que la région frontalière soit exempte de toute déstabilisation. Plus inquiétante, en termes géopolitiques, est la situation des vallées du centre, vers lesquelles convergent les autres régions périphériques et qui n’ont jamais cessé d’être des sanctuaires pour divers mouvements de l’islam radical, acteurs de tous les trafics de la zone. Même si les anciens dirigeants du Parti de la renaissance islamique (PRI) se sont reconvertis depuis 1997 en dignes parlementaires assagis, une large partie des militants islamistes, eux, n’ont pas perdu l’espoir d’embraser toute la région, en commençant par le régime tadjik, coupable à leurs yeux d’avoir été imposé par la puissance non musulmane qu’est la Russie.

Les trois autres États centrasiatiques semblent moins menacés par des troubles insurrectionnels que par l’accumulation des tensions qui affectent leurs élites di­rigeantes. Longtemps dirigé, jusqu’à son décès soudain, par la poigne de fer du fantasque et mégalomane président Nyazov, le Turkménistan vit encore dans un contexte d’autarcie partielle, au moins en ce qui concerne la circulation de l’infor­mation. Il est donc relativement difficile d’apprécier la solidité de ses institutions. Mais il paraît évident que le mode essentiellement tribal du recrutement des élites, l’absence totale de débat politique ouvert, l’inanité d’une opposition dont les rares membres en exil passent plus de temps en vaines querelles qu’à proposer une al­ternative crédible. ne peuvent que fragiliser le fonctionnement d’un système qui ne tient que par et pour le président en place. Au moins, malgré leurs propres faiblesses, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan échappent-ils à l’hypercentralisation qui caractérise leur voisin turkmène. Malgré leurs relations chaotiques et malgré aussi la bienveillance internationale que ses considérables ressources pétrolières assurent au seul Kazakhstan, les deux États sont aujourd’hui dans une situation relativement comparable. Ils sont les seuls à être encore dirigés par les présidents qui les ont conduits à l’indépendance, après avoir été promus par l’Union soviétique gorbat-chévienne ; ils sont les seuls à ne pas avoir connu d’accrocs dans le fonctionnement de leurs institutions, au sein desquelles les élections se succèdent sans drame, mais aussi sans surprise ; ils sont les seuls à ne pas souffrir de trop grandes disparités ré­gionales internes, même si la situation de la vallée du Ferghana est toujours, pour l’Ouzbékistan, un motif majeur d’inquiétude[6] ; ils sont enfin tous deux marqués par les tentations dynastiques de leurs présidents, malgré de fortes résistances à l’in­térieur du système[7]. C’est de là, en effet, que peuvent survenir les principaux risques de tensions : les rumeurs régulièrement reprises sur la santé déclinante de Nursultan Nazarbaev et surtout d’Islam Karimov témoignent de l’existence d’une certaine compétition entre groupes politiques au sommet du pouvoir. Pour le moment, ces rivalités s’exercent en circuit fermé, au sein du cercle restreint des principaux diri­geants, et dans l’indifférence assez largement partagée de la population. Rien ne dit que cela durera, et cela mettrait dès lors à l’épreuve la solidité des institutions, qui sont de plus concurrencées par le renouveau du message islamiste.

 

Contrôler la menace islamiste

L’islam radical a des relations ambivalentes avec les sociétés centrasiatiques issues de l’Union soviétique[8]. Religieusement, le terreau social ne lui est guère favorable. L’islam centrasiatique, en effet, est spirituellement très éloigné des pratiques rigo­ristes prônées par les différents mouvements fondamentalistes. Le caractère tardif de l’islamisation dans une large partie de la région, la force du soufisme, la longue survivance de pratiques chamaniques parmi les nombreuses populations nomades, la méfiance de la Russie tsariste, puis l’hostilité résolue de l’Union soviétique athée, tous ces éléments ont contribué à faire de l’Asie centrale postsoviétique une région relativement préservée des emballements islamistes. C’est par leur influence géopo­litique, finalement, bien plus que par leur message religieux, que les mouvements liés à l’islam radical ont fait irruption sur la scène centrasiatique, en trois temps bien distincts :

Le premier fut celui de la guerre civile du Tadjikistan. Pour la première fois dans cette région, par l’intermédiaire du PRI, la tendance radicalisée du message musulman a semblé porter un projet politique auprès de populations profondé­ment déstabilisées par la disparition des structures soviétiques et l’émergence d’États nouveaux, auxquels elles eurent dans un premier temps du mal à s’iden­tifier. L’universalité de l’islam apparaissait comme une efficace protection contre le morcellement étatique nouveau, tandis que la rigidité morale du message radi­cal compensait les compromissions et les turpitudes de la société postsoviétique en transition. Dans ce contexte, la rapide insertion des dirigeants du PRI dans le jeu institutionnel imposé par la Russie fut ressentie par nombre de militants et de cadres intermédiaires du mouvement comme une trahison, qui conduisit à la créa­tion du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO).

Ce deuxième temps de la menace islamiste sur l’Asie centrale ex-soviétique fut marqué par sa militarisation. En plus de reprendre le flambeau de la rectitude mo­rale et religieuse d’un islam voué à être rassemblé dans un seul califat planétaire, les dirigeants du MIO ont transformé leur mouvement en bras armé visant à la désta­bilisation des régimes politiques régionaux. En 1999, puis à nouveau en 2000, de puissantes incursions furent menées à partir du Nord afghan et des vallées centrales du Tadjikistan jusqu’au Kirghizstan et en Ouzbékistan. Le symbole fut fort, même si aucun des régimes centrasiatiques ne fut suffisamment ébranlé par ces opérations. Paradoxalement, cette puissance militaire finit par se retourner contre le MIO, dès lors qu’il devint un allié des réseaux d’Al-Qaïda, contrôlant pour lui une partie du Nord afghan : les combattants et certains dirigeants du mouvement moururent sous les bombardements américains d’octobre et novembre 2001[9].

Il est dès lors logique que le troisième temps de la menace islamiste en Asie centrale ait résolument tourné le dos à l’option armée, se consacrant exclusivement à gagner en influence au sein des populations. Longtemps méconnu, chargé de tous les péchés par les autorités, extrêmement efficace à la fois dans son recrutement, dans son organisation très cloisonnée et dans les réseaux d’entraide qu’il met en place au sein des populations en butte aux excès des pouvoirs, le Hizb ut-Tahrir (HT) est devenu une menace sérieuse pour la solidité des régimes politiques en place[10]. Sa singularité repose notamment sur le rejet de toute action violente. Le mouvement estime en effet que la violence ne fait que développer le cycle de ré­pression dont souffre la population, sans réellement menacer la survie de régimes fortement militarisés et policiers. Plutôt que la confrontation directe que prônait le MIO, retranché hors des territoires nationaux, le HT développe son influence au sein même des sociétés centrasiatiques, dans une semi-clandestinité particulière­ment efficace. L’incapacité des régimes concernés à maîtriser son expansion prouve aisément sa force politique, qui pâtit uniquement du refus constamment réaffirmé de s’engager sur le terrain institutionnel.

Malgré l’hostilité internationale dans laquelle les ont plongés les excès des groupes liés au réseau Al-Qaïda, les mouvements prônant l’islam radical sont dé­sormais devenus des acteurs non négligeables du paysage politique centrasiatique. La force de la répression, souvent excessive, et l’absence d’amélioration concrète des conditions socio-économiques dans chaque pays renforcent leur aura, d’autant plus que leur refus de participer au jeu institutionnel (et notamment électoral) leur évite la compromission affectant tous les acteurs politiques centrasiatiques, y compris parmi les oppositions nationales. Le défi est particulièrement difficile à relever pour les États. L’opposition de l’islam radical n’est pas, en effet, une hostilité politique traditionnelle, constituée du rejet réciproque de la vision programma­tique exprimée par l’autre, mais une négation de la légitimité à exercer la direction des affaires du pays. Ce n’est pas la politique menée par les gouvernements qui est contestée, mais l’existence même de l’organisation étatique et du système po­litique qui la structure. L’objectif des islamistes, qu’ils appartiennent au HT ou à un autre groupe, n’est pas l’accession au pouvoir au sens occidental du terme, mais l’élimination des institutions en place au profit d’un système authentiquement is­lamique et dépassant largement les frontières étatiques existantes[11]. Ce qui d’une part complexifie considérablement les possibilités de réaction des autorités, dont toute action (y compris des réformes politiques et économiques en profondeur) sera illégitime par nature, mais en plus inscrit l’affrontement dans une échelle de durée largement supérieure aux temps politiques traditionnels. D’où la nécessité, pour des systèmes politiques centrasiatiques vieillissants, de préparer l’accession au pouvoir d’une deuxième, voire d’une troisième génération de dirigeants.

 

Amorcer la relève des générations au sommet du pouvoir

Lors de leurs indépendances, en 1991, la plupart des États centrasiatiques se sont dits intéressés par le système de gouvernance développé par le voisin chinois.

Ce dernier se caractérise par la coexistence d’une large autonomie concédée à la sphère économique, productrice de richesses et de croissance, et par un autori­tarisme politique sans faille, pourvoyeur de stabilité. Avec les années, toutefois, les régimes centrasiatiques ont de plus en plus évolué vers un système dictatorial traditionnel, beaucoup plus proche du modèle soviétique de type brejnévien[12], où tous les leviers de commande sont monopolisés par un petit groupe d’individus dont l’ambition principale est de se maintenir dans la durée et avec le minimum de bouleversements sociaux. Pourtant, même cette version hémiplégique du modèle chinois se révèle insuffisamment inspirée du système revitalisé par Deng Xiaoping et ses successeurs. Il est en effet un domaine dans lequel les dirigeants de Pékin sont passés maîtres dans leur gestion du pouvoir : celui de la succession maîtrisée des dirigeants. Celle-ci est longuement préparée dans les coulisses des instances diri­geantes du Parti avant d’être officialisée lors d’un Congrès. Et même si la succession des générations de dirigeants ne s’accompagne pas forcément d’un rajeunissement significatif de ceux-ci, le procédé a l’avantage de scander la vie politique du pays en périodes bien délimitées. L’édification de plans de carrières politiques devient pos­sible au plus haut niveau ; la stabilité et la cohésion de l’ensemble sont renforcées.

Rien de tel dans les cinq régimes politiques issus de l’Asie centrale soviétique. En presque vingt années d’indépendance, seuls quatre changements de présidents y ont eu lieu, et aucun ne s’est produit selon un système de passation de pouvoir prévu à l’avance. La question ne s’est pas posée au Kazakhstan et en Ouzbékistan, qui sont encore dirigés par les présidents qui étaient en place lors des indépen-dances[13]. Au Turkménistan, le décès soudain de Saparmourat Nyazov, en décembre 2006, a donné lieu à un véritable tour de passe-passe pour évincer le président du Parlement, successeur constitutionnel, au profit de M. Berdymukhammedov, obscur ministre de la Santé, mais représentant du clan familial le plus proche du président défunt[14]. Au Tadjikistan, les circonstances de la guerre civile, durant la­quelle est décédé le président Nabiev, ont forcément interrompu tout processus ins­titutionnel normal, et le pouvoir de fait acquis par M. Rakhmonov a été confirmé par les accords de 1997 imposés par la Russie. Quant au Kirghizstan, ce sont deux coups d’État successifs, précédés de suffisamment d’agitation populaire pour qu’on croie à d’authentiques soulèvements révolutionnaires, qui ont mis fin aux régimes de MM. Akaev puis Bakiev. Dans les deux cas, leurs successeurs ne furent en aucune façon désignés selon un processus constitutionnel. C’est ainsi que c’est un simple décret du gouvernement intérimaire qui a fait de Mme Otoumbaeva le troisième chef d’État en titre du pays, au moins jusqu’à la fin 2011[15].

Dans ce contexte, il est patent que la nécessaire préparation des générations fu­tures de dirigeants n’est pas une priorité dans les systèmes centrasiatiques. Le risque est donc réel de voir se développer trois écueils devant les pouvoirs en place, au fur et à mesure que les années passent : l’immobilisme croissant des élites installées, ex­clusivement focalisées sur les signes annonciateurs de changement dans les rapports de force au sommet ; la désaffection de plus en plus grande des populations vis-à-vis de systèmes politiques fonctionnant en vase clos autour des luttes entre clans ; et, plus gravement, le départ à l’étranger des élites les plus brillantes, peu soucieuses de gâcher leurs espoirs de carrière dans des systèmes sclérosés. Trois écueils qui risquent de devenir, à l’horizon de la prochaine décennie, des menaces majeures pour la sta­bilité de l’ensemble de la région.

 

En guise de conclusion…

Bordée par un Afghanistan impossible à stabiliser, par un Pakistan qui voit s’ac­cumuler les tensions internes centrifuges, par un Iran trop marginalisé sur la scène internationale pour ne pas être potentiellement instable, la partie anciennement soviétique de l’Asie médiane paraît jusqu’à présent relativement épargnée par les troubles majeurs que lui promettaient certains observateurs il y a vingt ans. Mais, au fur et à mesure que les années passent, sans apporter les nécessaires réformes de gou­vernance exigées par la situation de ce vaste espace enclavé, potentiellement riche, mais très fragile économiquement et socialement, les inquiétudes ressurgissent. Faute d’avoir su, ou plus simplement voulu, se préoccuper du devenir de ces cinq États autrement qu’en courtisant leurs richesses en hydrocarbures, la communauté internationale a pris le risque d’un partenariat à courte vue, laissant s’accumuler des tensions déstabilisatrices que la seule force répressive des appareils d’État pourrait ne pas contenir durablement. Les récents événements du Kirghizstan pourraient dès lors n’avoir été qu’une simple répétition d’embrasements autrement plus graves.

[1]Seul le Kirghiz Askar Akaev n’avait pas de passé politique dans les instances dirigeantes du Parti communiste de sa république, même si sa profession de physicien de haut niveau l’avait forcément amené à être membre du Parti.

[2]Les données fiables sur ces massacres sont évidemment rares ; mais il semble que le bilan se chiffre plutôt en milliers de morts et blessés qu’en centaines, comme voudraient le faire croire les autorités.

[3]Dans un pays où la population est de plus en plus apolitisée, le résultat de plus de 90 % de votes favorables à la nouvelle Constitution n’a aucune crédibilité.

[4]Il n’est pas anodin de rappeler que le Tadjikistan a été le seul des douze États issus de l’Union soviétique (hors États baltes) dans lequel la première élection présidentielle suivant l’indépendance a été relativement libre et équitable, le président Nabiev n’étant élu qu’avec 62 % des suffrages.

[5]    L’Aga Khan est le chef spirituel des ismaéliens, religion hégémonique au Pamir.

[6]Le Kazakhstan bénéficie d’un avantage dû à sa faible population : seulement le quart de celle de la France, pour un territoire qui fait cinq fois celui de la France.

[7]Réticences qui sont certainement la cause de la publicité faite aux scandales récurrents liés aux intérêts économiques de la famille Karimov, en Ouzbékistan comme à l’étranger.

[8]Le livre désormais un peu ancien (2002) de Laurent VINATIER fait toujours autorité :

L’Islamisme en AAsie centrale. Géopolitique et implantation des réseaux religieux radicaux dans les républiques d’AAsie centrale, Armand Colin.

[9]RASHID (Ahmed), AAsie Centrale, champ de guerres. Cinq républiques face à l’islam radical, Autrement, 2002.

[10]Les meilleures études sur ce mouvement sont celles publiées sur son site Internet par VInternational Crisis Group : http://www.crisisgroup.org/fr.aspx.

[11]Ce désintérêt envers les tâches gouvernementales et la gestion de l’État n’est pas sans rappeler l’attitude des taleban durant leur contrôle de l’Afghanistan, entre 1996 et 2001.

[12]Duquel ils ne diffèrent que par le rôle minimal dévolu aux partis politiques présidentiels, comparé à l’omniprésence du PCUS dans la société soviétique.

[13]Eux-mêmes d’ailleurs, de même que leurs collègues tadjik et turkmène, s’étaient succédé à eux-mêmes lors de l’accession à l’indépendance.

[14]Une rumeur tenace, quoique non démontrée, voudrait que le nouveau président soit un fils naturel de son prédécesseur… En l’absence d’informations fiables, les supputations sont légion.

[15]Cette désignation a été très discrètement annoncée le 19 mai 2010, en dépit des promesses initiales d’élection présidentielle libre avant la fin de l’année en cours.

Article précédentLe Grand Jeu en Asie occidentale de l’AMÉRIQUE-MONDE
Article suivantLe Pakistan de Barack Obama

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.