Quelle place pour quel rêve américain au Troisième millénaire ?

Laurent LADÛUCE

Directeur de recherches à la Fédération pour la paix universelle

Mai 2009

Huit ans après le début du troisième millénaire, les Etats-Unis ont donc leur premier président métis. Lobamania planétaire y a vu le triomphe du « rêve » de Martin Luther King1, voire du « rêve américain ». Mais quelle place pour les rêves dans les relations internationales au vingt-et-unième siècle ? Aucune, répond Robert Kagan. Son dernier livre parle d’un nouveau siècle marqué par la fin des rêves, et le retour vers l’histoire.2 Ce réaliste néoconservateur le dit sans triom­phalisme mais avec un soupçon d’idéalisme déçu : « Les années qui suivirent la fin de la guerre froide offrirent un aperçu alléchant d’une sorte de nouvel ordre inter­national : les conflits idéologiques s’évanouiraient et la liberté de communiquer et de commercer allait mélanger les cultures. Cet espoir en un monde libéral et démo­cratique (…) affranchi de tout conflit idéologique et stratégique était un mirage. »

Qui donc y croyait ? Kagan vise peut-être « La fin de l’histoire » où Francis Fukuyama prédisait en 1992 un triomphe du rêve américain et un « point final de l’évolution idéologique de l’humanité avec l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement. » 3 On songe aussi au président George H. Bush et à sa foi en « un monde transformé » 5 au début des années 1990. Pour Kagan, le troisième millénaire qui commence ne va pas vers un monde transformé, mais vers un monde qui est « redevenu normal ». Par retour à l’histoire, Kagan entend un retour aux histoires classiques de conflits et de rivalités entre les nations. Pour être plus précis, il voit le début du nouveau siècle comme un retour … aux pratiques du 19e siècle.

Retour aux confrontations ou coopération balbutiante ?

Deux histoires s’opposent donc chez Kagan : l’histoire véridique, mue par des rapports de force et des rivalités de puissances et d’intérêts, et l’histoire inventée aux « rêves » de paix perpétuelle et de concorde universelle, euphorisants mais il­lusoires.

Depuis dix ans, les « rêves » hantent le vocabulaire des relations internationales. Kagan se distingue en y voyant des « sorties de l’histoire » oniriques. Plusieurs auteurs verraient plutôt un retour de l’histoire dans les nouveaux rêves. L’activité géopolitique la plus friande du mot « rêve », ce sont les projets d’union régionale, en vogue sur tous les continents. En 2002, M. Amara Essy, secrétaire général de l’Union africaine, évoquait « la construction, passionnante et exaltante de l’Union africaine, rêve, depuis des lustres, des peuples africains »6. En juillet 2008, Bernard Kouchner voit en l’Union Pour la Méditerranée « un rêve en train de se réaliser ». Dans la chanson « le rêve arabe », l’arabe de la rue retrouve une dignité qu’il juge bafouée. Le prince saoudien al-Wahid ibn Talal qui la fit enregistrer par de grandes voix la voulait porteuse des espoirs palestiniens :

Génération après génération vivra ce rêve/Mais ce que nous disons aujourd’hui/ Nous devrons en rendre compte par notre vie / C’est notre rêve, toute notre vie.

Le rêve comme refuge des humiliés, alors ? Pas sûr. M. Taro Aso, actuel premier ministre japonais, vante en toutes les occasions le « rêve asiatique », pour le com­parer au rêve américain et l’en différencier7. M. Walter Schwimmer, président du Conseil de l’Europe à l’entrée dans le nouveau millénaire (1999-2004), publiait « le rêve européen » en 2004 8 au moment où l’UE passait de 15 à 25 membres. Dans un livre au titre identique, l’Américain Jeremy Rifkin9 présenta ensuite le « rêve européen » comme le challenger du « rêve américain ».

Le « bonheur régional »

Qu’ont en commun ces « rêves d’union régionale » en Europe, en Afrique, en Asie ? Loin de mépriser l’histoire, ils visent plutôt la réappropriation d’une his­toire collective ancienne, souvent occultée par l’abstraction idéologique. Les rêves d’union régionale servent aussi de pont entre le sentiment national et une mondia­lisation encore impersonnelle. Les « rêves d’union régionale » commencent comme des lunes de miel, leur concrétisation demande des sacrifices collectifs. Le nouveau millénaire pourrait donc hésiter quelque temps entre une culture de confronta­tion classique dont Kagan prédit le retour et une culture de coopération encore balbutiante. En outre, les « rêves régionaux » n’impliquent probablement pas un triomphe planétaire de la démocratie libérale, mais plutôt le renouveau des grandes aires culturelles. D’où la crainte de voir ces « rêves d’union régionale » virer au cau­chemar d’un « choc des civilisation ». Le rêve américain lui-même devra muer pour conjurer cette peur.

Les années 1990 stimulèrent les rêves d’union régionale. Porté par un « rêve panaméricain », Bill Clinton exalta une « Amérique de l’Alaska à la Terre de Feu ». L’ASEAN réussit aussi son apothéose. Partie de Bangkok en 1967 avec 5 pays fon­dateurs (Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour et Thaïlande), l’association intégra le Brunei en 1984, le Vietnam en 1995, le Laos et la Birmanie en 1997 et le Cambodge en 1999. La première unification pacifique de l’Asie du Sud-est était achevée. Eloignant les présences militaires américaine, soviétique et chinoise, la région a fédéré dix pays aux régimes politiques et économiques, mais aussi aux cultures très différents. Un chef-d’œuvre dans ce qui fut le deuxième théâtre mi­litaire de la deuxième guerre mondiale puis de la guerre froide, le premier étant l’Europe.

L’Europe, justement ! 1989 : le Mur de Berlin tombe sans violence, le rideau de fer disparaît. Ces évènements catalyseurs hâtent la création d’une monnaie com­mune, l’abolition des frontières, l’élargissement aux ennemis d’hier. Comme dans le rêve, l’espace et le temps rétrécissent. 40 ans de gel de l’Europe, mais 15 ans après la Chute du Mur, une unification sans précédent : en mai 2004, l’Union européenne intègre dix nouveaux venus, dont plusieurs anciens pays du Pacte de Varsovie. Le comble est l’adhésion des trois Etats baltes, qui faisaient jadis partie de l’URSS. Pour Schwimmer, un vieux rêve européen remontant à l’an 1000 et même à Charlemagne se réalise enfin. Deux épouvantables tragédies ont précédé l’avène­ment du rêve : le nazisme et le communisme. Mais alors que dans les Apocalypses, le mal est vaincu par des puissances surnaturelles, Schwimmer rappelle que les ci­toyens européens eux-mêmes ont vaincu, par leur vie quotidienne, les derniers dé­mons d’Europe.

 

Rêves régionaux ou choc des civilisations

Prophétisée par Victor Hugo, cette liesse européenne retombe pourtant vite : la culture de la paix passionne encore peu, le nouveau « vivre ensemble » laisse les citoyens européens circonspects. Surtout, si une Europe heureuse rêvait, une autre renouait avec le cauchemar, dans les Balkans : inégalables pour s’unir, ces Européens le sont aussi pour s’entretuer. Au début du 20e siècle, en plein rêve de paix perpétuelle, la grande boucherie européenne commença à Sarajevo. Là aussi se joua l’ultime carnage.

Les autres rêves régionaux aussi s’érodaient. Après le 11 septembre 2001, la priorité du combat antiterroriste ajourna le rêve régional panaméricain. Sous l’administration Bush, maints dirigeants latino-américains reprirent la rengaine antiyankee. Barack Obama devra mobiliser l’expérience de sa Secrétaire d’État, Madame Clinton, pour renouer le dialogue interaméricain. En Asie, l’ascension de l’ASEAN culmina en 1997 avec le document Vision 2020. Aussitôt commença la descente aux enfers. La crise financière dévasta plusieurs pays, l’Indonésie entama une crise politique durable, des incendies gigantesques ravagèrent les forêts, suivies par des épidémies à répétition et le Tsunami en 2004. Le mauvais sort s’acharnait.

Le bonheur régional est-il donc impossible ? En 2005, le magazine Time explora la place du bonheur en psychologie10, notant judicieusement : « Toute l’histoire de la psychologie, ou presque, a trait aux maux de l’esprit humain : angoisse, dépres­sion, névrose, obsessions, paranoïa, illusions. L’objectif des praticiens était d’amener les patients d’un état négatif et défaillant à un état normal neutre, ou plutôt, pour reprendre les termes du psychologue Martin Seligman, de moins cinq à zéro. » Pour ce docteur Seligman, « la santé mentale doit être plus qu’une absence de désordre mental. » Et de suggérer que la psychologie ne peut se contenter d’amener les gens de moins cinq à zéro, mais doit étudier le trajet de zéro à plus cinq. Cette difficulté des psychologues à trouver le bonheur intéressant, on l’observe aussi à propos de la paix. La polémologie est plus « sexy » que l’irénologie.

Et si nous appliquions les sages conseils de Seligman au discours sur les relations internationales ? « La fin de l’histoire » de Francis Fukuyama promettait l’horizon zéro, un triomphe banal et insipide du modèle occidental. Samuel Huntington prédit un « moins cinq », à savoir « le choc des civilisations ». Robert Kagan se contenterait d’un moins trois, avec un retour aux rivalités d’antan. Peut-on s’élever et tendre vers un plus cinq ? Les « rêve régionaux » y mèneront-ils ? Quelle place y aurait un « rêve américain » redéfini ?

 

Politique des Rêves

Le rêve est un langage du psychisme, son discours « poétique ». Le chaos inco­hérent y côtoie de sublimes intuitions, l’obscénité se mêle aux cris d’amour désin­téressés.

Les fondements d’une science admirable

Plusieurs théories ou d’œuvres d’art furent révélées en songes, et des systèmes philosophiques ont un « prélude » surnaturel. Une nuit de novembre 1619, René Descartes connaît « une sorte d’enthousiasme » et reçoit trois songes. Cet état « de transe » lui révéla « les fondements d’une science admirable » et les bases se son œuvre.

A 37 ans, Jean-Jacques Rousseau, rend visite à Diderot, prisonnier à Vincennes, et connaît un moment « qui me sera toujours présent quand je vivrais éternelle­ment. » L’été 1749 est brûlant. « J’avais un Mercure de France que je me mis à feuilleter. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; je me sens l’esprit ébloui de mille lu­mières ; des foules d’idées vives s’y présentèrent ; je sens ma tête prise par un étour-dissement semblable à l’ivresse. Je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes. Si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti … » Induite par la canicule et l’agitation émotionnelle, la transe de Rousseau lui inspirera le génial Contrat Social, évangile politique moderne.

Et la politique, justement ? Dans l’antiquité, le songe de portée nationale avait un sens politique ; cette « politique des rêves » resurgit à l’ère chrétienne, avec le cas célèbre de l’Empereur Constantin. A la bataille de Milvius en 312, le signe de la croix lui apparut en vision. La nuit suivante, un rêve lui en dévoila le sens chrétien, lui faisant adopter la devise « Par ce signe, tu vaincras ». La Bible et le Coran pullu­lent de songes à connotation collective. Certains sont des signes célestes marquant le destin des nations. Les songes de Joseph et ses dons divinatoires11 décideront du destin d’Israël. En 620, l’ange ailé Buraq porte le prophète Muhammad en « voyage nocturne » (al isra), vers « la mosquée la plus éloignée » (Le Mont du Temple à Jérusalem). Là, il connut l’ascension (miraj où Dieu lui ordonna les cinq prières quotidiennes12. C’est ce songe divin qui fit édifier la Mosquée Al Aqsa à Jérusalem, devenu troisième lieu saint de l’Islam.

Le rationalisme moderne tend à reléguer le rêve dans la sphère intime, psycholo­gique, voire médicale. Sigmund Freud déchiffrait les rêves, mais l’onirisme collectif l’intéressait peu. Chez Jung, le rêve a des connotations sociales, mais pas politiques. Le Dr Burkhard Schnepel étudie la « politique des rêves ». Chercheur de terrain et « anthropologue de la nuit », il mesure l’impact des activités psychiques nocturnes sur le comportement public. 14 « Que se passe-t-il, demande Schnepel, si une personne, après un rêve, s’aperçoit au réveil de son sort pitoyable ? Elle peut se désespérer ou voir au contraire dans le rêve un message concernant sa vocation et un appel pour la traduire dans les faits. Chez certains rêveurs, les rêves sont porteurs d’un sens pour toute la communauté. »15

Professeur à Berkeley, Kelly Bulkeley estime que le contenu des rêves ne ren­voie pas uniquement au monde intérieur des rêveurs. Il reflète aussi leur milieu culturel, social et politique et influence ce milieu. Le désintérêt des psychologues pour l’aspect social et politique des rêves traduirait un trait du monde moderne : le cloisonnement entre les sphères publique et privée. La science politique doit étudier l’inconscient collectif politique auquel le rêve donne accès. Les politiciens touchant aux émotions intimes de la population, il faut davantage explorer le pay­sage onirique de la cité. « La politique apparaît dans les rêves, et les gens rêvent des sujets politiques de leurs communautés »16 déclare Bulkeley, auteur d’une étude des rêves pendant les élections présidentielles américaines. Ainsi les conservateurs et les progressistes rêveraient différemment. Les premiers ont des rêves plus tragiques et solitaires, les deuxièmes semblent rêver de façon plus optimiste et solidaire17. Ensuite, affirme Bulkeley, « la recherche scientifique moderne valide l’idée que les rêves ont un sens spirituel ».18 Pour le meilleur et pour le pire, d’ailleurs. Bulkeley et d’autres chercheurs ont étudié la portée des rêves de Bin Laden évoqués dans une vidéocassette datée du 13 décembre 2001 et authentifiée par les services secrets américains. Les non spécialistes jugèrent ces rêves insignifiants. Les replaçant dans leur contexte, Bulkeley en souligna l’importance. Lui et d’autres chercheurs ont aussi compris que les rêves prémonitoires de nombreux américains avant les atten­tats du 11 septembre et l’activité onirique qui suivit la tragédie avaient un intérêt spirituel et politique et pas seulement psychologique. 19


Il s’agit là toutefois de rêves démoniaques. Pour Amitav Acharya, la vision ou le rêve véhiculent un sens positif pour le futur. Il voit dans les unions régionales les nouvelles « communautés imaginées » qui peuplent les rêves des dirigeants actuels : « Maintes transformations importantes de l’histoire commencent avec une vision, laquelle est essentiellement un résultat qu’on imagine. Certains actes de l’imagina­tion comportent des vœux pieux destinés à ne jamais s’accomplir. La communauté d’Asie orientale pourrait n’être rien d’autre. La clé de son succès ou de son échec n’est pas dans le caractère imaginaire de son point de départ, mais dans l’aptitude à le traduire en une réalité. »20

Pour Acharya, la différence entre idée régionale et rêve régional tient à des fac­teurs émotionnels, qui peuvent être soit positifs soit négatifs. Il distingue ainsi un régionalisme impulsif21 et une vision saine et authentique de l’avenir régional. Les « rêves régionaux » étant susceptibles d’enflammer toutes sortes de niveaux d’imagi­nation, le discernement s’impose. Alors, comment discerner l’illusion dangereuse, l’oracle fumeux ou l’authentique vision ?

Vengeurs, utopistes, oracles et prophètes : les rêveurs américains

Macrobe, au 5e siècle de notre ère, dressa une liste des rêves ; elle peut éclai­rer l’analyse de certaines attitudes politiques. Pour Macrobe, le premier type de rêve est insomnium, l’agitation nocturne. Les tourments du monde réel harcèlent l’insomniaque : l’esprit, faute de digérer les scènes pénibles de la vie diurne, les ru­mine inlassablement. L’insomnie existe aussi en politique. La collectivité rétive au changement nourrira des hantises insomniaques, les uns récriminant leur rancœur, les autres cherchant à se justifier. Des cassandres noircissent à l’excès le tableau de la situation, on leur répond en niant la gravité des maux : tout est repeint en rose.

La Bible évoque la culpabilité collective ; des visions lugubres obsèdent Israël quand elle sort du droit chemin. La terreur culmine chez le prophète Ezékiel. Paul E. Dutton, professeur à l’Université Simon Fraser, a étudié la « politique des rêves » après la scission de L’Empire de Charlemagne au Traité de Verdun (843)22. Cet Empire éphémère passa pour un « âge d’or », un rêve éveillé. Or le rêve se brisa, l’Empire recula, accablé de partout. Dutton analyse les insomnies des élites carolin­giennes. Dans le monde réel, l’autorité politique se délite, l’ordre social éclate, les envahisseurs pullulent. Les hallucinations nocturnes des clercs carolingiens mon­trent leur hantise d’avoir échoué dans leur mission, mais aussi leur supplication de pouvoir réformer le pouvoir royal.

Dutton étudie l’insomnie après un rêve de grandeur inabouti. Véronique Nahoum-Grappe évoque les « rêves de vengeance »8 chez les collectivités d’exclus, attisant leur haine. Sous prétexte d’une violence subie, un groupe fabriquera une détestation fantastique. Diabolisant l’adversaire par lequel on est humilié, le rêve de vengeance est l’antithèse du rêve de réconciliation que prône Martin Luther King. Dans Je fais un rêve, King déclare qu’un jour blancs et noirs communieront dans le rêve américain. Le rêve de vengeance voit au contraire le répit dans la ségrégation perpétuelle, maudissant les valeurs de l’ennemi, exultant de son extermination.

Plus complexe est le rêve de grandeur frustrée et de vengeance par procuration, comme chez Sun Yat Sen (1866-1925). Dans son éloge du grand asiatisme (Da Yaxiyazhuyi), il affirme : « la bienveillance et la vertu sont les fondements du pa-nasiatisme ». Une noble définition qui cache mal un « régionalisme impulsif ». Mortifié par le sort de la Chine, Sun Yat Sen admet la supériorité de l’Occident, mais extérieurement seulement. La supériorité intérieure de la culture chinoise sur une culture occidentale « matérialiste » lui semble intacte. Frustré de ne pouvoir frapper les blancs pour venger la grandeur asiatique, Sun Yat Sen couvre d’éloges le Japon et ses deux exploits : l’abolition des Traités inégaux avec l’Occident, l’écrase­ment des Russes à Tsushima. L’asiatisme devient le rêve absolu. La Chine devait en être la patrie, le Japon en sera le bras séculier. Or le panasiatisme nippon serait le pire cauchemars pour l’Asie, Sun Yat Sen ne le vit pas. Aujourd’hui encore, le Japon sur qui toutes les fiertés asiatiques s’étaient tournées jadis, peine à présenter des excuses à ses voisins d’Asie, excuses pourtant utiles pour définir un rêve asiatique serein.

Les traditions spirituelles aident à conjurer les rêves de vengeance. La plupart enseignent la loi de cause à effet, ou karma, où le sujet est l’ultime responsable de ses actes. Répondre au mal par le bien est autant une loi spirituelle qu’une hygiène mentale. D’où une double exhortation des traditions spirituelles :

  • se repentir pour le mal en soi et en dehors de soi, et donc combattre deux démons : la culpabilité qui obsède le sujet ou l’indifférence qui, sous prétexte de protéger, endurcit le cœur.
  • Pardonner les offenses et humiliations tout en continuant à combattre l’injustice.

 

Cet élan spirituel demande d’agir en être libre et responsable, en dépassant l’hu­miliation. Se voir en jouet de forces externes, c’est attirer les rêves de violence ou d’autodestruction.

Mais le rêve de vengeance frappe aussi des communautés religieuses dont le fanatisme attise les pulsions identitaires, touchant aux lieux saints ou à des mo­nopoles dogmatiques. Dans son « histoire du ressentiment », Marc Ferro présente plusieurs études de cas où des ressentiments collectifs archaïques refont surface et rouvrent des conflits. « Lors des attentats islamistes de Ben Laden, rappelle-t-il, les terroristes disaient que leur ‘humiliation’ datait de leur expulsion d’Espagne au moment de la Reconquista (achevée en 1492) ! » Les États-Unis ont eux aussi caressé des « rêves de vengeance » après les attentats du 11 septembre. Si une grande partie du monde approuvait une réaction contre Bin Laden, le report de la vengeance du géant blessé sur Saddam Hussein laissa perplexe. Les « armes de destruction mas­sives » irakiennes devinrent l’hallucination collective. L’Amérique rationnelle ne retrouva sa lucidité que sous le deuxième mandat de George Bush. Pendant cette période, le rêve de Grand Moyen Orient s’évanouit aussi vite qu’il avait surgi. Les hallucinations des milieux néoconservateurs américains retombèrent aussi. David Gelernter, brillant professeur d’informatique de Yale était allé jusqu’à exalter l’Amé­ricanisme comme une véritable religion nouvelle. a Des monothéistes plus sages lui rappelèrent qu’une telle confusion entre le nationalisme et la foi relevait de l’idolâ­trie pure et simple. Les mauvais rêves prennent souvent la partie pour le tout.

Phantasma (rêverie), c’est le deuxième type de rêve pour Macrobe. Si le psy­chisme insomniaque récrimine contre le réel, la rêverie s’en évade. Lassé de haïr le réel, l’esprit adule l’irréalisable. La collectivité aussi sécrète des rêveries, ou paradis artificiels. La version réaliste du rêve américain lie la richesse aux vertus du travail. Sa version magique exalte les crédits illimités, les loteries, l’argent facile, la chance, notions suspectes pour les pères fondateurs. La société américaine a aussi des ten­dances à l’utopie, version marginale et parfois psychotique du mythe américain de la Nouvelle Frontière. David Thoreau (1817-1862), transcendantaliste et explora­teur des « provinces de l’imaginaire » représente un courant récurrent qui hante à différentes époques les mentalités américaines : anarchisme, non-violence, contre-culture. Le courant utopique dépasse rarement les groupuscules américains, mais le mouvement hippie des années 60 et 70 fit passer plusieurs « rêveries » utopiennes dans la culture officielle américaine puis mondiale. La Guerre en Irak aurait pu raviver ce courant, mais la jeunesse américaine des années Bush n’a pas ressuscité ce rêve.

Souvent, l’utopie singe le véritable idéal. Ce mimétisme est souligné par l’his­torien américain Jay Winter dans son livre sur les rêves de paix et de liberté au vingtième siècle23, âge de toutes les utopies. Winter distingue deux types d’utopies : les utopies majeures ou totalitaires – nazisme et communisme – voulaient changer la condition humaine du dehors, par la révolution violente ; les utopies mineures sol­licitèrent un changement intérieur, par la conscience et le libre-arbitre. Jean Jaurès, Woodrow Wilson, Dietrich Bonhoeffer, René Cassin, Martin Luther King, furent des « utopistes mineurs », ce dernier prônant la révolution non-violente. Leur hé­ritage modeste constitue toutefois le legs du vingtième siècle, alors que le totalita­risme a disparu. Winter reconnaît avoir été obsédé, « fasciné » comme d’autres, par l’ampleur apocalyptique du mal au 20e siècle. Or ce siècle a fini par privilégier les utopies mineures, dont le triomphe discret est un gage d’authenticité. Le 20e siècle européen, marqué par deux tentations d’unification totalitaires (nazisme, puis com­munisme), s’est achevée sur la percée des idées de Jean Monnet, Robert Schumann et des tenants du « rêve européen ».

L’Asie du Sud-est eut aussi des utopies majeures et mineures : Tokyo en réalisa l’unification guerrière sous l’idéologie de la « sphère de coprospérité asiatique ». Puis le marxisme-léninisme prétendit résoudre la question sud-est asiatique, et l’ex Indochine française bascula en 1975 dans le communisme révolutionnaire, avec une forme suraiguë au Cambodge. Cependant, l’ASEAN amorça timidement son ascension vers l’apothéose de 1999, première unification pacifique de la région. Si l’on prend l’Asie du Sud-est comme un tout, le mal qui a frappé sa partie fragile et vulnérable, a amené une réaction saine de l’organisme. L’Asie du Sud-est réalisé enfin son rêve d’unification et de rejet des ingérences extérieures. Utopie mineure en 1967, l’ASEAN triompha en 30 ans.

L’absence d’utopies mineures (au sens où les entend Jay Winter) dans la pensée américaine depuis la fin de la guerre froide peut être préoccupante. Alors que l’Eu­rope et l’ASEAN ont su répondre aux forces du mal par de puissants rêves d’union régionale, le risque est réel de voir les intellectuels américains s’en tenir au seul réalisme pessimiste d’un Samuel Huntington ou d’un Robert Kagan.

Macrobe aborde ensuite l’oracle. Le rêve oraculaire s’adresse à une collectivité par un medium auquel un bon génie souffle les réponses. L’oracle tient souvent un langage de vérité salutaire mais déplaisant à entendre. Loin de fuir le réel, il avertit la collectivité : le verdict du réel doit être accepté, et l’attitude devra changer pour surmonter la situation. Le rêve oraculaire est souvent laconique.

Le génie qui souffle les réponses au medium ne veut pas exciter la peur des foules contre ce dernier ni alarmer ceux à qui l’oracle s’adresse. On parle alors de rêve codé, d’interprétation subtile. En Grèce antique, les oracles de Delphes avaient un impact politique. Nos dirigeants actuels ne consultent pas officiellement les devins ; mais en démocratie la « parole d’expert » tient lieu d’oracle. Consulter l’expert, c’est dire au peuple : « vos angoisses sont prises en compte, des solutions existent ». Sollicité par le pouvoir indécis, l’expert émet souvent des oracles abscons que d’autres déchiffrent ou contestent. On ménage ainsi le dirigeant et le peuple pour savoir si certaines vérités passeront.

Aux États-Unis, la « vérité qui dérange » est devenu un phénomène oraculaire de masse avec Al Gore en héraut d’abord national puis planétaire. Certains évoquent la similarité entre ses sombres visions climatiques et l’esprit des oracles de Delphes. Réviser le rêve dominant de grandeur et de toute-puissance prométhéenne sur la nature est certes lucide. Faut-il pour autant devenir l’extra-lucide « Goracle » ? Une caricature le montre en Maharadjah tenant une boule de cristal, avec cette légende : « Goracle voit tout, connaît tout : grand prêtre de l’église du réchauffement clima­tique. » 26 Son show hollywoodien du désastre écologique qui menacerait l’huma­nité mêle des thèses scientifiques complexes et des émotions d’ordre apocalyptique. On ressent une certaine gêne car Gore joue sur deux tableaux : celui du Roi qu’il ne pu être puis ne voulut pas devenir et celui du prophète en chef des sombres verdicts. L’ambiguïté de la démarche oraculaire est là. Celui qui aurait pu être le 43e président des États-Unis à la place du président Bush s’est situé sur un terrain qui faisait diversion par rapport aux grands enjeux américains. En bonne logique, il au­rait pu répondre aux sollicitations et accepter la course présidentielle pour tester sa nouvelle croisade écologique à l’épreuve des faits et du pouvoir ; trop d’incantation, peu d’incarnation.

Le mode ultime de rêve pour Macrobe est la prophétie. Réveillé en plein som­meil, ou saisi par une transe, le sujet voit en prescience son destin individuel et sa responsabilité collective. Secouant la conscience morale, mobilisant des vertus élevées, le rêve prophétique ne nécessite aucun medium mais « élit » son héraut. Explicite et précis, ce rêve ne travestit pas le réel mais presse le sujet d’agir vite, avec zèle. L’oracle extrapole à partir des données du présent : « tel événement aura eu lieu ». On est au futur antérieur. La prophétie écrit l’histoire au futur perpétuel ou éternel. Renouant avec d’autres grands rêves de l’histoire, Il inscrit le sujet dans une temporalité « d’anthologie » où son action marquera un « avant » et un « après », instaurant une nouvelle ère. Les voix de Jeanne d’Arc sont un cas célèbre de prophé­tisme politique. Pour Jean Jaurès le Rêve de Jeanne était authentique : « Ce n’est pas une révolte de paysanne qui montait en elle ; c’est toute une grande France qu’elle voulait délivrer, pour la mettre dans le monde au service de Dieu et de la justice. Son dessein lui paraît si grand qu’elle aura le courage de se réclamer d’une révélation supérieure à toute révélation. Elle dira aux docteurs qui la pressent de justifier par les livres saints ses miracles et sa mission : ‘Il y a plus de choses dans le livre de Dieu que dans tous vos livres.’ » 28

Crise de l’Etat-nation et réveil des civilisations

Avec cet éclairage sur le rôle des rêves, deux interprétations des courants ac­tuels sont possibles : le rationalisme redoutera les « rêves de vengeance » annonçant le choc de civilisations. Un regard spiritualiste pressentira au contraire un éventuel retour du rêve prophétique.

L’éclosion d’unions régionales est un signe fort. Notre époque perturbe les te­nants du rationalisme des Lumières, pour qui la dignité humaine est raison, liberté, autonomie. Nés du divorce entre la Cité de Dieu et les cités humaines, les Etats-nations modernes sont devenus leurs propres soleils, détachés des empires que les galaxies surnaturelles avaient fondés sur terre. Ils se sacralisent et se couronnent eux-mêmes, tels des Napoléons. Chaque Etat « invente sa tradition »29, chaque citoyen donne à sa vie le sens qu’il choisit. Soumis à sa seule conscience, cet être humain veut vivre sur terre dans une société civile, où seuls en imposent le savoir, le pouvoir et l’avoir acquis de façon prométhéenne. Seul l’Etat-nation garantit que cette nature humaine sera comblée.

Le retour du religieux passe alors pour une gifle à l’Occident, champion de l’autonomie, qu’il croit désirable par tous. L’hétéronomie du religieux menacerait la liberté et la dignité de l’homme. Les réveils spirituels seraient des crises identitaires, nourrissant ressentiment et rêves de vengeance : les peuples rebelles aux bienfaits de la raison occidentale ou qui l’ont mal assimilée, flirteraient avec le fantasme religieux. Incapables de voir leur échec en face, ils haïraient le monde occidental, faute de savoir rivaliser avec lui. Ne trouvant pas leur place ici-bas dans des Etats-nations civiques où ils soient maîtres chez eux, ils flatteraient la chimère religieuse. Les valeurs islamiques, les valeurs asiatiques seraient de mauvais augure. Sous cet angle, la tentation d’une croisade chrétienne américaine oppose un mauvais rêve à d’autres mauvais rêves.

 

Pour le courant spiritualiste au contraire, le désenchantement rationaliste bat de l’aile. Pour cacher son malaise, l’Occident noircit à dessein la virulence de l’ennemi religieux. Agiter le péril terroriste, voir le fanatisme partout, c’est éviter l’examen de conscience. Des signes montrent pourtant une lassitude de l’ivresse prométhéenne et de son cadre politique : l’Etat-nation assurant à chacun le savoir, le pouvoir et l’avoir. On avait promis à l’individu le souverain bien dans l’autonomie politique, économique et sociale, un triomphe de la vie privée et de la religion du moi, où chacun est son dieu. Chaque peuple d’Occident avait bâti son Etat-nation laïque, et l’avait sacralisé. C’était bien le paradoxe : on riait de l’archaïsme des civilisations traditionnelles tout en adorant religieusement l’idole nouvelle – l’Etat nation, avec hymne, drapeau, panthéon et sang versé pour lui.

Or l’Europe, jadis champion de ce modèle, lui préfère une utopie inédite, où la citoyenneté n’est plus liée à un Etat, mais à des valeurs universelles. Chaque Etat eu­ropéen subit une blessure narcissique : sur plusieurs points, il n’a pas fait le bonheur du peuple et apprend du dehors. L’Etat joue moins à Dieu le père, les citoyens pré­fèrent un cocktail de valeurs métissées prises « ailleurs » au lieu d’adorer le seul génie national. On découvre que son pays n’est pas la civilisation en soi mais un échan­tillon d’une civilisation dont il fait partie. L’élection du président Obama est peut-être le premier signe d’un nouveau chapitre du « rêve américain ». Les Américains ont élu « un type qui ne ressemble pas aux présidents qu’on voit sur les billets de banque » selon l’humour caustique d’Obama, mais un vrai métis, de père Kenyan noir et musulman, de mère américaine blanche et chrétienne, et frotté d’Asie après ses séjours d’enfance à Hawaï et en Indonésie ; le président cosmopolite porte le même nom qu’une ville du Japon ; le premier président « global et « délocalisé ».

L’Occident ne doit pas craindre le réveil des civilisations. Une partie de l’Asie l’a prouvé : elle se modernise et rivalise avec lui sans le haïr … ni singer ses valeurs. Sa réussite est un hybride de civilisation asiatique et d’autres apports, notamment occidentaux. En découvrant qu’il n’a pas la panacée universelle, qu’il n’est pas la civilisation, mais une civilisation, l’Occident devra lui aussi réfléchir à son identité, à sa composante spirituelle.

Effervescences collectives, kairos et âge axial

Au lieu de brandir sans cesse son seul héritage rationaliste et laïque, qui manque de prophétisme et tourne à l’insomnie, l’Occident peut, à l’instar des autres conti­nents jouer ses rêves d’union régionale. S’il faut aller vers une seule civilisation, le préalable est une entente des ensembles culturels ; qui devront d’abord se regrouper autour de leurs valeurs, au sein d’unions régionales.

A l’aube du troisième millénaire, ces régions sont des lieux d’effervescences collec­tives. Emile Durkheim appelait ainsi des forces puissantes, qui « éprouvent le besoin de se répandre pour se répandre, par jeu, sans but, sous forme, ici, de violences stupidement destructrices, là, de folies héroïques ». Curieuses forces collectives qui « éprouvent des besoins » : par rationalisme, Durkheim aurait pu s’autocensurer et minimiser des faits d’apparence aberrante qui dérèglent la mécanique sociale. Or il admet que ces faits existent, leur prêtant des intentions de stupidité et de folie. La chute du mur de Berlin et l’unification rapide du continent européen, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud sont des moments de « folie héroïque », alors que les massacres des Balkans et la tragédie du 11 septembre 2001 sont des moments de « violence stupidement destructrices ». Ces faits que les oracles ne devinent point et qui bouleversent l’histoire, quel sens ont-ils ?

Pour Durkheim le mouvement scolastique au Moyen Âge, la Réforme et la Renaissance, puis les révolutions furent des effervescences collectives. « A ces mo­ments, cette vie plus haute est vécue avec une telle intensité et d’une manière telle­ment exclusive qu’elle tient presque toute la place dans les consciences. L’idéal tend alors à ne faire qu’un avec le réel ; c’est pourquoi les hommes ont l’impression que les temps sont tout proches où il deviendra la réalité elle-même et où le Royaume de Dieu se réalisera sur cette terre. »30

Aux limites de la sociologie, l’effervescence collective se passe en société sans être de la société, laquelle est plus la résonance du phénomène que sa raison. L’effervescence agite simultanément de nombreux esprits, saisis d’une transe créa­trice. Parfois, la société manque l’occasion d’évoluer, ou préfère l’effervescence trouble à la bonne, comme le notait Durkheim. Il voyait dans les effervescences collectives des moments fabuleux qui hantent longtemps les sociétés, et resurgissent plus tard, ailleurs, autrement. Ici, Durkheim, issu d’une lignée de rabbins, envisage l’intervention d’une Providence divine, mais se ravise, comme effrayé : « Il faudrait donc admettre que Dieu, lui aussi, varie dans l’espace comme dans le temps, et à quoi pourrait tenir cette surprenante diversité ? Le devenir divin ne serait intelli­gible que si Dieu lui-même avait pour tâche de réaliser un idéal qui le dépasse, et le problème, alors, ne serait que déplacé. »

Scrutateur d’effervescences collectives, Durkheim ébaucha une vision escha-tologique de l’histoire. Celle-ci est jalonnée d’élans collectifs annonçant une fin universelle heureuse. « C’est dans les moments d’effervescence que se sont, de tout temps, constitués les grands idéaux sur lesquels reposent les civilisations ». Karl Jaspers et Arnold Toynbee virent aussi dans le mouvement des civilisations l’axe du développement historique. Là où certains définissent la civilisation par son com­ment (organisation sociale complexe, développement technique et urbain, culture écrite), Durkheim, Toynbee ou Jaspers voulurent en sonder le pourquoi et le vers quoi. La civilisation naît d’un grand idéal remontant à un moment fondateur d’ef­fervescence collective d’ampleur universelle, qui dessine ensuite une aire géocultu­relle précise. Renan définissait la nation comme « une âme, un principe spirituel ». Durkheim définissait la civilisation par ses « grands idéaux » fondateurs. Les « rêves d’union régionale » peuvent manifester le retour de ces « grands idéaux » culturels, après deux siècles d’élans nationalistes et libéraux qui permirent aux continents de progresser extérieurement tout en s’éloignant de leurs grands axes fondateurs.

Karl Jaspers introduisit la notion d’âge axial. Dans les empires universels de l’antiquité, les plus grands esprits surgiront : « Entre les années 800 et 200 et surtout vers 500 avant Jésus-Christ, les fondements spirituels de l’humanité furent posés simultanément en Chine, en Inde, en Perse, en Palestine et en Grèce. C’est sur ces fondations que l’humanité se maintient encore aujourd’hui. S’il y a un axe dans l’histoire, on doit en trouver des traces dans l’histoire profane, comme un faisceau de circonstances intéressant tous les êtres humains. Il doit emporter l’adhésion des occidentaux, des asiatiques, de tous les hommes, sans le soutien d’une dénomination particulière, et donner ainsi à tous un cadre historique commun de référence. »K

Dans « le choc des civilisations » les grandes aires culturelles divergent et s’affrontent. Jaspers voir au contraire une convergence des grandes spiritualités vers un avenir, à partir de feux allumés simultanément en divers lieux : en Chine, Confucius et Lao Tseu, en Inde les Upanishads et le Bouddha, en Iran Zoroastre, en Palestine, les grands prophètes d’Israël, en Grèce Homère puis les philosophes et les poètes. Pour Jaspers, l’âge axial s’articule autour de deux notions :

  • Kairos, le temps providentiel, distinct du chronos, le temps profane.
  • Les individus ou personnalités paradigmatiques.

Brève géopolitique du rêve américain dans l’espace et dans le temps

« On assiste à l’émergence de deux Etats semi-universels, disait Samuel Huntington en 1997. L’UE d’un côté et la zone de libre-échange nord-américaine comprenant le Canada, les États-Unis et le Mexique. »8 Autrement dit, les deux « hémisphères » de l’Occident, de part et d’autre de l’Atlantique, poursuivraient un vaste projet d’unification au service de deux rêves : un rêve panaméricain et un « rêve européen ».

Rêves canadien, australien et américain

Simplement interprété, le « rêve américain » est un optimisme, une adhésion aux grandes institutions américaines perçues comme exemplaires. L’adhésion jaillit de vertus individuelles que Tocqueville appelait « habitudes du cœur ». Pour Alain Peyrefitte, le lien entre les vertus individuelles et les saines institutions américaines caractérise la société de confiance.8 Confiants dans la perfectibilité humaine, les Américains se sont unis pour un projet de cité idéale. Le rêve américain combine donc des vertus morales individuelles, une Constitution vénérée comme un texte sacré, des rapports sociaux de confiance.

Extérieurement, ce rêve promet la prospérité dans un climat de liberté d’en­treprendre, de récompense du travail, de facilités pour investir. Le rêve, c’est aussi Y American Way ofLife : innovation, promotion, efficacité, mobilité. Parfois pro­saïque, ce rêve n’est pourtant pas le pays de cocagne, à l’abondance facile, ni l’Eldo­rado, pays de l’or fabuleux promis aux aventuriers. D’ailleurs, la rupture avec l’ordre ancien, l’esprit pionnier, la quête d’un nouveau monde, éléments du rêve américain, ne lui sont pas propres. On les retrouve chez l’immense voisin pionnier : le Canada. En 1945 débute l’ère dite du « rêve canadien ». Après la grande dépression de 1929 et la deuxième guerre mondiale, le pays connut l’effervescence : la prospérité était là, le Canada exportait ses produits vers l’Europe, le pétrole jaillissait en Alberta. Le niveau de vie s’éleva, créant une vaste classe moyenne. Le rêve canadien attira les immigrants. Les rêve australien et néo-zélandais sont jumeaux. Véritable continent, autre « nouveau monde », l’Australie partage avec les Etats-Unis le culte de la pro­priété privée, symbole de réussite, de confort, de sécurité. Image d’Epinal du rêve australien : la maison d’un seul étage, en banlieue, regorgeant d’électroménager, où le maître de maison tond la pelouse le samedi matin puis lave sa voiture. Typique des classes laborieuses, ce rêve est aussi celui du voisin néo-zélandais. Dans ces pays de social-démocratie, réfractaires aux sirènes révolutionnaires ou contestataires, le consensus social est puissant. La qualité des institutions, le niveau de vie élevé, le brassage d’immigrants du monde entier, tout montre une greffe réussie de culture anglo-saxonne sous d’autres cieux.

Le rêve américain est pourtant plus ; James T. Adams fut le premier à parler de « Rêve américain » en 1931 dans L’épopée des Etats-Unis. « S’il fallait s’en tenir aux contributions, dit-il, les Etats-Unis n’auraient rien de particulier à offrir au genre humain. Mais il y a le Rêve Américain, ce rêve d’une terre où la vie serait meilleure, plus riche et plus remplie pour chaque homme, avec des opportunités pour chacun selon ses capacités ou ses prouesses. » Dans l’esprit protestant nord-américain, la prospérité dénote l’alliance du peuple américain avec Dieu. John Winthrop évoqua ce thème biblique en 1630. Le nouveau monde offert aux puritains est une cité sur la colline, et le gouverneur du Massachusetts ajoute : « les yeux de tous les peuples seront fixés sur nous ». Ce rêve premier est le volet puritain du rêve américain : le Créateur met à part son peuple élu sur une terre promise. L’isolationnisme voit en la terre promise un sanctuaire privilégié. Les États-Unis doivent parfaire chez eux la culture des pères fondateurs et ne peuvent rien pour le reste du monde.31 A l’opposé, un universalisme messianique voit en la terre promise la « locomotive de l’humanité » (Dean Acheson). Le poète Archibald Mac Leish le proclame en 1960 : « Il en est pour qui la libération de l’humanité, la liberté de l’homme et de l’esprit, ne sont qu’un rêve. C’est bien cela le rêve américain. » L’Américain pieux et intérieur invoquera la Bible et Jérusalem, l’Américain profane et extérieur (celui des côtes est et ouest) rêve de classicisme athénien, de vertu romaine, d’alliance entre la force et la raison : l’Amérique est l’Empire universel aux réserves illimitées, elle est la civilisation avec sa langue universelle (l’anglais) sa monnaie universelle (le dollar), ses produits standards.

Du rêve américain atlantique vers un rêve panaméricainpacifique ?

Chez Martin Luther King, la Cité sur la colline est autant Jérusalem que l’Acro­pole. Sa confiance en l’universalisme américain imprègne son ultime discours à Memphis le 3 avril 1968. 32 On n’en retient souvent que la fameuse phrase : « J’ai vu la Terre Promise, je ne vais peut-être pas y entrer avec vous. » Pourtant, le plus saisissant est l’ampleur de sa méditation. Dans une rhétorique splendide, il répond à la question : « Si je me tenais à l’aube des temps, avec la possibilité d’une vue géné­rale et panoramique de l’histoire humaine de ses débuts jusqu’à nos jours, et que le Tout-Puissant me disait : ‘Martin Luther King, à quelle époque voudrais-tu vivre ? » Et King, pressentant alors peut-être qu’il ne lui reste plus que quelques heures à vivre se remémore avec nostalgie tous les âges d’or, toutes les effervescences collec­tives qui ont jalonné l’histoire des civilisations, de l’Egypte antique à Jérusalem, d’Athènes à Rome. Il aurait aimé vivre tous ces grands moments et leur lendemain immédiat. Chaque haut lieu du globe évoque pour lui des temps de grâce marqués par les rêves toujours vivants de grands personnages. Et le « rêve américain » est la somme totale de ces rêves. Cette méditation nous place au cœur de la géopolitique du « rêve américain » : né en Afrique méditerranéenne, mûri en Europe atlantique, triomphant en Amérique de l’Atlantique au Pacifique. Les Etats-Unis, tout en étant le Nouveau Monde surgi quasiment de nulle part, et le sanctuaire d’une sorte de peuple élu, se veulent l’aboutissement des rêves de toutes les civilisations. C’est ce symbole que les djihadistes du 11 septembre voulurent flétrir à New York. Peut-être est-ce l’émotion de voir la soudaine vulnérabilité de la civilisation américaine rattrapée par le mal jusque chez elle qui fit dire au quotidien Le Monde : « Nous sommes tous américains. »

La deuxième phase du rêve américain est la Destinée Manifeste. Fondée à l’Est par les Pères Pèlerins, la Cité sur la Colline dotée d’une souveraineté politique pro­jette sa flamme vers l’ouest ; John O’Sullivan parle alors de « Destinée Manifeste » pour justifier l’expansion américaine et l’annexion de territoires pris aux Indiens, et aux voisins canadien et mexicain. Cette Amérique de conquête, vite industriali­sée, attire les déshérités d’Europe et du monde venus tenter leur chance et guidés par la bonne fée américaine Columbia33. Parvenue en Californie, cette Amérique s’empare ensuite d’Hawaï et annexera les Philippines, prises à l’Espagnol. Né à l’Est du monde, le « rêve américain » regarde vers l’ouest. Les romans d’Horatio Alger populariseront le slogan : from rags to riches, partir de rien et s’enrichir, à force de persévérance, de confiance en soi, de discipline. La révolution industrielle fait des Etats-Unis le pays du futurisme architectural et urbain.34 C’est la troisième phase du rêve américain, la bénédiction économique qu’exaltera Adams. Le cycle du rêve évolua ensuite vers des conquêtes sociales (New Deal), puis sociétales (féminisme, droits civiques). Le discours de Martin Luther King I have a dream exprime cette soif de fonder la société juste voulue originellement par les pères fondateurs.

 

Quel est l’avenir du rêve américain ? Une vision holiste lui donnera un nouvel élan. L’expérience privilégiée des États-Unis est une partie d’un tout dans l’espace et un moment dans le temps avec sa genèse et son avenir. L’Amérique est le continent médiateur entre le rêve d’hier né en Europe (au contact de l’Afrique et de l’Asie via la Méditerranée) et le rêve de demain naissant à l’Est de l’Asie. Né d’une rupture révolutionnaire avec le premier rêve européen, le rêve américain en reprit toutefois les idéaux judéo-chrétiens et gréco-romains. Puis le rêve prit son essor grâce à l’afflux massif d’immigrants d’Europe, et par l’épreuve qu’imposèrent les blancs à des peuples sacrifiés : millions de noirs d’Afrique réduits en esclavage d’une part, indiens d’Amérique d’autre part, aux lointains ancêtres mongols venus d’Asie par le Détroit de Béring. Il ne s’agit pas de réduire le rêve américain, mais de lui donner tout son sens. A l’heure de la mondialisation, il doit devenir vraiment panaméricain, tout en établissant un partenariat stratégique avec les riverains du Pacifique, en particulier les peuples d’Asie de l’Est.

L’élection du président Obama peut être un tournant : 4 ans après son discours d’anthologie de juillet 2004, qui le fit connaître, 40 ans après la mort de Martin Luther King, 400 ans après la fondation de Jamestown en 1607 (début de l’histoire des Etats-Unis), Obama incarne le rêve de toujours des Américains, sauf que son géniteur est né en Afrique et que son enfance se déroula en Asie. Peut-être est-ce le président idoine pour écrire le prochain chapitre du rêve américain : celui d’ un partenariat plus chaleureux avec d’autres rêves.

Plus que la politique ou l’économie, un rêve de civilisation soudera les deux Amériques. Les États-Unis naquirent du deuxième schisme européen. Le premier vit la rupture entre la Rome catholique et la Byzance orthodoxe ; le deuxième la rupture entre l’Europe protestante et l’Europe catholique. Phare du protestantisme, les États-Unis bâtirent un modèle d’intégration, là où l’Europe succombait aux démons de ses divisions. Mais le schisme a poursuivi le géant américain et l’encercle au dehors comme au-dedans. Du Rio Grande à la terre de feu s’étend l’autre Amérique, latine et amérindienne d’héritage papal, mauvaise conscience permanente du rêve américain depuis 1492. Emiettée en plus de trente Etats, cette autre Amérique cherche sa place dans la civilisation. Les deux Amériques sont vouées à s’unir, pour bâtir une civilisation commune dépassant les fossés culturel, politique, économique. De l’Alaska à la Terre de Feu vivent presque un milliard d’êtres humains à mi-chemin de l’Eurafrique et de l’Eurasie : la seule région du globe où un projet de civilisation peut unir les descendants de Sem, de Japhet et de Ham35 dans une nouvelle alliance. Des vieilles histoires pour un rêve moderne.

Notes

 

  1. Célèbre discours de Martin Luther Ling à Washington, « I have a dream », en 1963.
  1. End of Dreams, Return of History, d’abord publié comme article pour la Hoover Institution en septembre 2007, a été publié en 2008.
  2. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire Champs Flammarion, 1992.
  3. Expression de George Bush et de son conseiller à la sécurité extérieure Ben Scowcroft.
  4. Ouverture du troisième forum pour le développement africain (FDA III), Addis-Abeba, le

4 mars 2002

  1. Ainsi à l’occasion da la douzième conférence internationale Nikkei sur « l’avenir de l’Asie », «A Networked Asia»: Conceptualizing a Future, 26 mai 2006
  2. Walter Schwimmer, The European Dream, Continuum, Londres, 2004, 231 pages
  3. Jeremy Rifkin, Le rêve européen : Ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, Fayard, 2005
  4. Time Magazine, 17 janvier 2005, « La science du bonheur »
  5. Gn 37. 5-11, Gn 40, 41
  6. Le Coran, Sourate 17 évoque cet épisode décisif
  7. Burkhard SCHNEPEL The politics of dreams: Sleepwalking ways topower in Eastern India
  8. Schnepel le 5 mai 2003, La politique du rêve dans une optique interculturelle – Institut fur Ethnologie, Martin-Luther-Universitât Halle-Wittenberg.
  9. Kelly Bulkely, Political Dreaming:Dreams of the 1992 Presidential Election
  10. Le dernier ouvrage de Kelly Bulkely, American dreamers, compare les rêves des Républicains et des Démocrates
  11. Kelly Bulkeley, The Wilderness of Dreams: Exploring the Religious Meanings of Dreams in Modern Western Culture, Albany, NY: State University of New York Press
  12. kellybulkeley.com
  13. Amitav Acharya, The Imagined Community of East Asia? 48th Annual Convention of the International Studies Association, Chicago
  14. Terme emprunté à Gilbert Rozman
  15. Paul Edward Dutton, the Politics of dreaming in the Carolingian Empire, University of Nebraska Press, 392 pages, Mars 2004
  16. 2003, Du rêve de vengeance à la haine collective, Paris, Buchet/Chastel, 179 p.
  17. David Gelernter, Americanism: The Fourth Great Western Religion, Doubleday books, 2007, 240 pages
  18. Jay Wnter, Dreams of Peace and Freedom in the Twentieth Century Yale University Press New Haven & London, 2008
  19. freakingnews.com/Al-Gore-Oracle-Pics
  20. Jean Jaurès — Internationalisme et patriotisme
  21. L’historien anglais Eric Hobsbawm appelle « invention de tradition » le processus par lequel un pays tisse sa symbolique et ses mythes afin de créer un sacré patriotique
  22. Emile Durkheim, jugements de valeur et jugements de réalité, 1911
  23. Karl Jaspers, l’origine et le but de l’histoire
  24. Sciences Humaines N°75, août septembre 1997, p. 43
  1. Alain Peyrefitte, « la société de confiance », Odile Jacob, 1995, Paris
  2. Tendance qui transparaît dans le « Testament » de George Washington en 1796 : « Notre Grande règle de conduite envers les nations étrangères est d’étendre nos relations commerciales afin de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques qu’il est possible. L’Europe a un ensemble d’intérêts primordiaux, qui avec nous n’ont aucun rapport, ou alors très lointain. Elle est donc engagée dans de fréquentes polémiques, dont les causes sont étrangères à nos soucis. »
  3. Martin Luther King, « Je vois la Terre Promise » discours prononcé à Memphis le 3 avril 1968
  1. Columbia, personnage imaginaire symbole du génie américain, équivalent de la Marianne française. Un tableau de John Gast en 1872 montre Columbia guidant les pionniers
  2. Illustré dans le film Fountainhead de King Vidor
  3. Récit biblique des origines des peuples blancs, noirs et jaunes, dont on peut retenir la symbolique.

 

 

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