PRENDRE UN RISQUE STRATEGIQUE EN IRAN

Jean-Francois CUIGNET

Janvier 2008

Le 16 SEPTEMBRE DERNIER, lors d’une interview, et après avoir rappelé qu’il fallait tout tenter pour empêcher l’Iran d’acquérir la bombe nucléaire, le minis­tre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner, a évoqué l’éventualité de la guerre.

Pourtant, des voix s’élèvent aujourd’hui pour exprimer leur désaccord avec la position de la France et des Etats-Unis sur le sujet du nucléaire iranien. Certes, le choix des modes d’enrichissement, conjugué au rejet de l’aide russe, ne fait plus guère de doute sur la volonté de l’Iran de se doter de l’arme nucléaire. La question se pose toujours de savoir si l’intérêt de la France ne serait pas de laisser faire ou de ten­ter de persuader plutôt que de jouer la carte de la force et des sanctions promises.

Il convient de se la reposer car les enjeux stratégiques sont nombreux dans cette crise. En outre, une victoire s’obtient rarement sans prendre de risque et il faut dans le cas iranien prendre un risque stratégique.

En effet, une brève étude géostratégique montre que l’Iran n’est pas le pays voyou que l’on décrit souvent, et que d’autres options stratégiques existent, qui seraient sans doute plus pacifiques.

 

L’Iran, un Etat isolé et menacé

L’Iran n’est pas un pays comme les autres : perse, chiite, théocratique et dispo­sant de réserves pétrolières considérables, il est unique.

Les caractéristiques propres à cet Etat chiite – dont le nom signifie « pays des aryens » – dans la crise qui nous intéresse sont les suivantes. La République Islamique d’Iran est un Etat de 1 648 000 km2, soit trois fois la surface de la France et dont la population est de 68 millions de personnes. Cette population jeune a réduit son taux de natalité1 au niveau des pays occidentaux mais la population continue de croître en raison de la jeunesse de sa population conjuguée à un faible taux de mortalité. L’accroissement de la population s’accompagne donc de besoins énergétiques, motif officiel du besoin de l’accès au nucléaire et à sa technologie. Ce besoin est avéré selon les études les plus sérieuses. Le nucléaire est une des options possibles. Il présente l’avantage de ne pas obérer les réserves de gaz du pays qui constituent une source essentielle de la richesse du pays.

 

La jeune république perse connaît un système politique original fondé sur un pouvoir exécutif puissant mais tricéphale, avec notamment un président élu dé­mocratiquement et un conseil de religieux qui veillent sur la pérennité de la révo­lution islamique et les intérêts stratégiques du pays. Il demeure difficile de savoir quelle part de cet Etat théocratique est réellement démocratique. Cela importe peu dans la question nucléaire, tant le consensus est national sur le sujet. Le président Ahmadinejad a été élu sur un programme patriotique et son élection est bien le fruit des urnes. Bien qu’imparfaite, la démocratie, si précieuse pour l’idéologie amé­ricaine est déjà présente en Iran. Son instauration ne peut devenir un des arguments des Etats-Unis.

 

L’Iran est-il un pays belliqueux ? La question est délicate. Un rappel historique montre que jusqu’à la fin du XXème siècle, l’Occident a connu peu de troubles avec la Perse ; l’histoire contemporaine rappelle aussi que l’Iran s’est fait envahir par l’Irak à deux reprises depuis 1979. Les pays occidentaux, dont la France et les Etats-Unis avaient en 1979 soutenu l’Irak. On comprend alors mieux la permanence de la haine de la révolution iranienne pour les Etats-Unis et l’Occident en général. Il n’est cependant pas possible d’écarter le soutien de l’Iran à divers mouvements terroristes chiites dans le monde, même si ce mode d’action est courant au Moyen Orient. Il ne peut en soi avoir de lien direct avec la question de l’acquisition de l’arme atomique.

L’Iran demeure un pays impérialiste dans la mesure où il cherche avec plus ou moins de succès à étendre son influence, en se fondant sur le panisme chiite vers la Syrie et l’Irak, et sur le panisme perse vers l’Afghanistan en particulier. Pour autant le réalisme des dirigeants iraniens prévaut et les panismes ne se sont jamais traduits par un affrontement direct.

Se placer du point de vue iranien est une urgence

Il est nécessaire de se mettre à la place des gouvernants iraniens pour apprécier de façon pertinente les risques et menaces.

Géographiquement, le pays est encerclé par des ennemis potentiels, plus ou moins menaçants. Les pays arabes sunnites n’ont jamais compté l’Iran parmi leurs amis, et même si les pays de la péninsule arabique n’ont pas de frontière commune, ils ne sont séparés que par le Golfe Persique. Arménie, Azerbaïdjan et Turkménistan ont une frontière avec le Nord de l’Iran. En revanche, la Turquie, l’Irak et l’Afgha­nistan sont des pays accueillant des bases américaines. Si le Pakistan n’en a pas encore, l’aide militaire américaine y est substantielle et dépassait les 1,3 milliards d’euros en 2002. On dénombre ainsi quinze pays relativement proches de l’Iran qui comptent une présence militaire américaine.

Sur le plan nucléaire militaire, l’Iran est voisin du Pakistan, allié inconditionnel des Etats-Unis et qui dispose de l’arme nucléaire, comme Israël. Ce dernier n’est pas le moindre ennemi de la région. Allié des Etats-Unis, pivot de la politique américaine au Proche-Orient, Israël est -on le comprend- formellement opposé à l’obtention de l’arme nucléaire par l’Iran.

En étudiant l’Iran et les risques qui pèsent sur cet Etat et en y appliquant les critères occidentaux, il ne fait aucun doute que l’Amérique constitue littéralement une menace2 pour l’Iran. Il faut donc prendre conscience que dans le contexte stratégique, les Etats-Unis sont trop présents dans la région pour ne pas représenter de menace. Les discours des dirigeants américains sont sans ambiguïté et l’Iran fait partie des « rogue states3 » depuis 2002.

Des frappes préemptives ne suffiront pas à épuiser la volonté des dirigeants ira­niens à se doter d’un arsenal nucléaire. Une guerre ouverte aurait pour conséquence le même chaos que celui que connaît aujourd’hui l’Irak.

Dans cette situation la France doit avoir une position claire fondée sur un ob­jectif stratégique défini.

Les différentes options stratégiques possibles

Diverses attitudes existent fondées sur une recherche d’équilibre mondial ou sur la recherche de puissance, théorie remise au goût du jour par les Américains depuis les attentats de 2001. L’enjeu est de savoir ou se placent les priorités pour la France dans cet enjeu mondial.

 

Maintenir à tout prix la puissance de l’Occident…

La première option consisterait pour la France à condamner fermement toute acquisition en technologie nucléaire qui ne soit pas entièrement rassurante. Il fau­drait donc que le processus d’enrichissement ne soit pas susceptible de produire un uranium d’armement, et que l’AIEA puisse effectuer tous les contrôles souhaités.

Cette option serait celle de l’opposition de la puissance au plus faible, pour préserver un niveau de différence élevé. C’est l’option anglo-saxonne, fondée sur la menace d’action préemptive et plus en amont sur une stratégie nucléaire héritée du passé. Celle-ci consiste à limiter le nombre des pays détenteurs de l’arme atomique en convaincant les pays potentiellement acquéreurs ou en les dissuadant. Le traité de non-prolifération (TNP), signé en 1968, a dépassé toutes les espérances de ses créateurs.

Cependant, ce traité est par nature idéaliste et ne repose que sur la bonne vo­lonté des signataires. Historiquement, on peut même s’interroger sur le droit qui pourrait exister d’interdire un pays d’acquérir une arme ou un système de protec­tion. Les Etats-Unis eux-mêmes n’ont pas renoncé à l’acquisition d’un bouclier anti-missiles, lequel avait été interdit par le traité Anti-ballistic missiles (ABM) de 1972. En dénonçant ce traité, les Etats-Unis adoptent la même attitude que l’Iran quand il dénoncera le traité de non-prolifération.

Même si l’Iran en est signataire, les ambitions nucléaires ne sont pas récentes et datent d’avant le régime des mollahs. Il est vrai qu’il est toujours plus facile de si­gner ce type de traité quand on ne peut techniquement acquérir l’arme nucléaire.

Ce traité ne peut pourtant satisfaire l’Iran et donnera lieu à un affrontement diplomatique. Le processus industriel est engagé pour l’Iran.

L’Occident peut donc choisir l’option de dire non au nucléaire militaire iranien. Mais il serait souhaitable que cette position diplomatique ait la franchise de dire son nom : rapport du fort au faible pour un maintien de la situation actuelle, dans l’intérêt de l’équilibre mondial, dans le respect du droit international.

La deuxième possibilité est de suivre la position actuelle des Etats-Unis afin de limiter l’expansion nucléaire autant que possible, même si cela parait impossible sauf à entrer en conflit armé. Cette hypothèse permettrait de rétablir les liens fran­co-américains après le douloureux épisode irakien. Le bénéfice serait double mais il engagerait la France à suivre les États-Unis dans l’hypothèse d’une guerre ouverte. Celle-ci se prépare déjà dans les états-majors américains et si la logique unipolaire est réitérée, ce conflit ne manquera pas de survenir, non que les États-Unis veuillent la guerre à tout prix, mais que leur « hyperpuissance » souffre mal d’être contestée surtout par un pays détenteur de ressources pétrolières et en conflit larvé depuis la révolution islamique, la crise des otages et le soutien en 1980 des Etats-Unis à Saddam Hussein lors de son invasion de l’Iran.

Nul doute donc que l’Iran sera grandement menacé dès que la crise irakienne sera résolue. Dans la logique préemptive des Etats-Unis, on peut même redouter des frappes aériennes ciblées à n’importe quel moment, simplement pour éviter toute éventualité de risque supplémentaire. L’Iran dispose de lanceurs4, se dote d’une technologie nucléaire militaire, et le gouvernement américain ne le souhaite pas… .ou ouvrir des portes à un allié potentiel

La dernière option stratégique peut être soucieuse de prendre en compte les spé­cificités perses sans pour autant approuver la voie nucléaire militaire ni approuver les tergiversations et mensonges. Elle consisterait à rétablir ce pays dans son rôle de puissance moyenne régionale, avec ses atouts et ses faiblesses, afin de la faire pro­gresser sur une voie qu’elle s’est choisie et qui permet d’avoir un taux d’alphabétisa­tion de 80%. Cela laisserait espérer des perspectives d’avenir rapides et pacifiques. Ces développements inévitables doivent être accompagnés plutôt que combattus, car la puissance démographique et économique de l’Iran est incontournable.

Si l’Iran dans son immédiat après-révolution, a encouragé des mouvements ter­roristes, il n’est pas le seul ; l’Occident lui-même a soutenu les mouvements rebelles en Afghanistan ; l’Iran n’a envahi personne depuis sa création. La jeune république islamique a droit de cité sur la scène mondiale et l’y faire progresser est sans doute la seule voie sage à long terme.

L’acquisition de l’arme nucléaire lui garantirait de ne pas être envahi par les Etats-Unis. Cela constitue-t-il un
danger ? Non, sauf pour Israël.

L’Iran disposerait d’une arme capable de frapper Israël. Cela constitue-t-il un risque ? Oui assurément, mais avec une probabilité d’usage tellement faible en rai­son de la détention de l’arme nucléaire par Israël. Ce risque serait moindre que les conséquences prévisibles en cas d’usage des armes pour stopper l’Iran dans son accession au nucléaire militaire. En outre, comme le soulignent MM. Mearsheimer et Walt5, la confusion sur la volonté prêtée à l’Iran de vouloir « rayer Israël de la carte » est née d’une mauvaise traduction reprise par les faucons de l’administration Bush.

La capacité vertueuse de l’arme nucléaire a été démontrée par le Général Gallois. Elle contraint son détenteur à la paix. C’est dans ce cas précis que l’on doit parler de prendre un risque stratégique en Iran.

Rompre l’isolement traditionnel de l’Iran pendant le processus de mondialisa­tion est nécessaire. La reconnaissance du bien-fondé de la démocratie par ce pays, le niveau d’études de sa population et ses ressources pétrolières lui donnent des atouts pour accéder à sa place de puissance moyenne régionale. Tenter de lutter contre cette détermination est une erreur.

Y renoncer serait une maladresse de plus pour l’Occident dans sa vison dirigiste du monde. Pour l’avenir de l’Iran, mieux vaut un accompagnement sans concession plutôt que la guerre. Que l’Iran ait signé ou pas le traité de non-prolifération des armes nucléaires ne change rien à la donne réelle. Si ce traité, pour être respecté doit donner lieu à un embrasement supplémentaire de la région, il est un échec par nature. Il ne s’agit par ce traité que de convaincre et pas de contraindre. Le traité ne prévoit d’ailleurs pas de sanctions.

Sur un plan d’étude géopolitique ce traité constitue une utopie. Sur un plan historique, il est aussi opposé à la nécessité d’un Etat d’accéder à un armement dès lors que sa survie en dépend.

Montrer un souci du respect de la nation iranienne sera plus efficient. Dans ce cas précis, il est vain de lutter contre l’acquisition de l’arme nucléaire. En outre, cette arme du non-emploi annihilera toute agressivité iranienne. En revanche, cette position inclut une notion de risque stratégique évident ; il s’agit de considérer -ou de parier- que l’Iran nucléaire sera contraint à la paix avec ses voisins.

 

La nécessaire prise en compte d’un allié

L’avenir est incertain ; si l’Occident n’arrête pas alors qu’il en a les moyens une puissance qui deviendrait source de déstabilisation, les générations futures pour­raient le lui reprocher ; mais le processus engagé aujourd’hui conduit aussi à un échec prévisible, comme le furent les conséquences de l’invasion de l’Irak. Un autre avenir est possible pour la région, passant par la mondialisation et l’intégration de l’Iran dans celle-ci, voire par la création d’une union régionale à l’image de l’Union européenne.

Quoi qu’il en soit, la paix peut être préservée au Moyen Orient et l’escalade nu­cléaire de l’Iran ne constitue qu’un risque stratégique de plus à assumer, de la même façon que la guerre froide en a comporté. Ce risque est important, mais l’histoire de l’arme nucléaire -arme du non-emploi par nature- a démontré sa qualité vertueuse dans le cas du Pakistan et de l’Inde. Le doute qui subsiste sur la capacité à repro­duire ce processus est faible. Il serait sage de prendre en compte cet élément plus factuel que les tergiversations dialectiques des dirigeants iraniens qui constituent le fondement de l’action offensive de l’Occident contre l’Iran.

Benjamin Franklin écrivait : « il y a bien des manières de ne pas réussir, mais la plus sûre est de ne pas prendre de risque. » Il est à espérer que l’Occident saura prendre les bons risques.

* Chef d’escadron et officier de l’armée de terre depuis 20 ans, spécialisé en logistique. Breveté de l’enseignement militaire supérieur (scolarité anciennement appelée «école de guerre»), ses expé­riences opérationnelles l’on conduit au Kosovo en 1999 et en Afghanistan en 2006.

 

Notes

  1. 1,8 enfant/femme en 2006
  2. Menace au sens de risque ajoutée à la volonté de nuisance.
  3. Etat voyou.
  4. missiles de longue portée Ghadr-1 capables de parcourir 1800 km, selon Les Echos du 24 septembre

2007.

  1. Le Figaro, 9 novembre 2007.
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