PARADOXE : UNE PAIX DURABLE EST-ELLE SOUHAITABLE ? Dossier complémentaire

Jean Paul CHARNAY

Avril 2008

REQUIESCANT IN PAGE « Qu’ils reposent en paix ». Sombre formule liturgique par laquelle l’Eglise honore les défunts. La paix « durable » (le mot est à la mode « dé­veloppement durable… ») n’est-elle que la paix des cimetières ? Mais les cimetières sont profanés et sont insoutenables, les charniers aux cadavres humiliés. Poignants sont les grands cimetières militaires ou rangés à perte de vue-à perte de vie, figés pour une ultime parade des milliers de jeunes hommes exilés de leur terre natale, de leurs tombes familiales. Autre acception pour une paix durable : le néant de l’au- delà ? Ou la paix éternelle du paradis des croyants ? Mais l’enfer leur est guerre éternelle. La mort donc ne peut offrir une paix durable ; ou l’on n’existe plus; ou se poursuit l’opposition entre la justice de Dieu et la colère des hommes.

Aussi bien la notion de « durable » renvoie à une vision étriquée :à la théorie grise de Hegel, immobilisée dans des plans rationnels sans l’imagination de la vie, se heurte à l’aporie fondamentale : le monde est changement, le monde est souci, le processus de génération / dissolution emporte les personnes et les idées, les nations et les espèces, et celles-ci disparaissent après avoir alternés sans une trêve les âges, de paix, d’ouverture, de culture, et les âges de fer, de guerre, de destruction.

Or la paix est reconnaissance de l’Autre au double sens : admission du fait qu’il existe, et souhait qu’il continue à exister. A l’inverse la guerre est négation de l’autre, mais aussi affirmation de son identité, de sa propre persévérance dans l’être. Car après les massacres nationalistes engendrés par la grande guerre manufacturière et les révolutions idéologiques, après les génocides ethnocidaires ou sociaux (liqui­dation de classes sociales, Koulaks ; Khmers rouges…) l’humanité fatiguée rêve de transcender le passager, d’atteindre à la continuité, à une paix universelle dans le temps et l’espace. C’est la paix céleste pour les croyants, la paix avenir pour des millénaires, la paix perpétuelle pour les utopistes, la paix planétaire dans un monde fini pour les humanistes post- modernes.

Mais sur quel fondement ?

Aux limites du cynique et de l’absurde, la paix par le génocide. Quand l’Autre n’existe plus, il n’y a plus d’ennemi. Limite de la stratégie réaliste ; la guerre préven­tive : les causes du conflit sont liquidées avant qu’elles s’exacerbent.

Aux limites des affirmations géopolitiques la paix par le magistère impérial : pax romana mongolica, soviatica, américana… Au prix d’évidentes contraintes militaires et policières, fiscales et bureautiques culturelles et linguistiques, un pouvoir non central mais supérieur fait régner la paix entre les composants de l’empire et assure leur protection à l’encontre de l’extérieur. Le risque demeurant l’unilatéralisme po­litique et idéologique de l’ethnie, de la classe dominantes.

Aux limites de la candeur militaire : la paix par le désarmement (Limitation s en volume, en nature, sur zones…) des armements : « arrière les mitrailleuses ». Ce sont les éventuelles propositions sur la primauté des armes défensives, sur l’interdic­tion de fabrication des armes de destruction massive (résolution du conseil de sécu­rité 15-40 de 2005, sur la prohibition des mines anti-personnel, des armes à sous munition, sur la non prolifération du commerce des armes légères. Propositions en partie fallacieuses, car en tactique toute arme peut être offensive ou défensive, et leur judicieuse répartition sur le terrain (éloignement des armes lourdes, comme sur le Golan entre la Syrie et Israël) peut diminuer les risques de déclenchement de nouvelles hostilités.

Aux limites de l’obligation normative : la paix par le droit, c’est-a-dire l’éta­blissement de règle antérieures prévoyant un système de solution des conflits. Mais il se heurte à la force vitale des Etats en devenir. Qui à la suprématie a tendance à l’exercer sans penser en abuser : « Ego nominor leo découle de saltus populi suprema lex et débouche sur Wrongor right, my Country. Le droit s’en lit dans l’aporie pas-calienne si l’en ne peut faire que le juste soit fort, il faut que le fort soit juste mais comment ?

Aux limites de la diplomatie : la paix par l’équilibre des puissances, par la balance des forces. Renonçant à la neutralité et à l’indifférentisme se référant à une sorte de démocratie internationale de parlementarisme transnational, un groupe de puissances se constitue en un directoire compensant les insultes et les prétentions, répartissant avec plus ou moins d’équité les influences et les richesses. Le directoire collégial repose soit sur la proportionnalité relative des forces et la prise en compte des intérêts vitaux en présence : C’est du XVII au XVIIIe siècle la « balance des puissance » : Grand Dessein de Henri IV et Sully en ses économies royales (1631), la guerre de la France contre l’Espagne aurait permis d’établir en Europe quelques puissances principales qui eussent maintenues l’ordre entre les puissances secon­daire et auraient fait front commun contre le Turc. Le couteau de Ravaillac (fut-il téléguidé ?) détruisit ce projet de guerre réorganisatrice sur cette balance des puis­sances reposait aussi le Projet de paix perpétuelle entre les potentats de l’Europe (1713) de l’abbé de Saint-Pierre prévoyant une cour d’arbitrage jouant à la fois comme une assurance mutuelle et une dissuasion réciproque, projet dont se gaussa Voltaire dans son poème sur la Tactique (1773).

Au XIVe siècle, en convergence idéologique se structure, le « concert des na­tions » pouvant atteindre à la rénovation spirituelle, la pentarchie chrétienne rê­vée par Alexandre Ier et Chateaubriant, la Société des Nations solidaires de Léon Bourgeois, la Déclaration universelle des droits de l’homme (René Cassin) de l’Or­ganisation des nations unies. Mais auparavant les grandes religions avaient élaborés leur mode de pacification : Empire du Milieu pour la Chine, pax Christiana pour le chrétien bousculé par la querelle du temporel et du spirituel (le Sacerdoce et l’Empire ; le césaro papisme…), la pax islamica de la Umma. L’inconvénient majeur étant d’aviver la différence avec l’allogène, l’infidèle.

Aux limites des élaborations de l’histoire : la paix par les (ré) interpréta­tions adoucissant les amertumes des anciens ennemis. C’est le jeu des repentances cultivant les anachronismes

Aux limites de la biologie, de l’éthologie, et de la psychologie : la paix par la maîtrise de la nature humaine toujours encline à raviver l’ardeur combattante. Contre les saignées des guerres industrielles, les féministes radicales avaient prêché la grève des ventres… En fait l’accroissement démographique finit par l’emporter sur la technique des armes : ainsi pour la décolonisation hier, pour les Palestiniens aujourd’hui. Et quel que soit l’état des combattants, le combat se reconduit. En 1928 le pacte Brian Kellog déclare la guerre hors la loi. En 1935, dans la guerre de Troie n’aura pas lieu Hector le héros troyen qui rêve de paix constate sans joie « Si toutes les mères coupent l’index droit de leur fils, les armées de l’univers se feront la guerre sans index-Et si elles leur coupent la jambe droite, les armées seront unijam­bistes.   Et si elles leurs crèvent les yeux, les armées seront aveugles, mais il y aura des armées, et dans la mêlée, elles se chercheront le défaut de l’aine, ou la gorge, à tâtons (I,3).

Ironie de l’histoire ? Après 1991 en dépit de dizaines de milliers de morts ira­kiens, le philosophe Jean Baudrillard évalue : La guerre d’Irak n’a pas eu lieu. Elle devait avoir vraiment lieu en 2002. Mais de quelle essence fut-elle, action de police menée par une force internationale à l’encontre d’un dirigeant délinquant « voyou », ou guerre menée contre un Etat souverain par une coalition ?

La paix par une juste guerre

Doctrinaire d’une guerre limitée ultra mécanisée, Liddell Hart estime que l’idée de mettre la guerre « hors la loi » en la traitant comme « un mal isolé» nie le fait qu’elle « n’est que le stade éruptif auquel aboutit une maladie de la paix .Elle est la fièvre non le microbe »-D’ou sa condamnation de la formule clausewitzienne « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » ; car c’est une folie d’employer un tel instrument alors que personne n’est capable de le manier intelligemment1.

En dialectique Mazarin avait déjà répondu ; de bello pax : « de la guerre sort la paix ». Mais laquelle ? Paix de compromis ou diktat du vainqueur ? Condition impérative : le maintien de la paix ne peut être assuré que par la menace dissua-sive d’une guerre « juste », ou l’effectivité d’une guerre rétablissant un équilibre « juste » : traité de Paris, 1259, par lequel Saint Louis victorieux rend à Henri III d’Angleterre certaines provinces reconquises.

En Occident la notion de guerre juste mise en rapport avec la condition hu­maine se précise avec le stoïcisme universalisant de l’Antiquité tardive. Elle avait commencée à s’affirmer avec Cicéron. (Jus gentium, jus naturale) dans la chaleur des guerres civiles marquant le passage de la république sénatoriale et consulaire à l’institution du principat impérial, mais se heurta à une nouvelle contradiction lorsque le christianisme se répondit dans les couches populaires puis devint religion officielle, soulevant un problème politique et moral : pour la défense de l’Empire, le chrétien peut-il porter les armes, a fortiori se rendre « coupable »d’homicide en tuant un ennemi ? Au Ie /IIe siècle même les plus radicaux des premiers grands théologiens cantonnent au plan personnel et éthique la « non violence » absolue du Sermon sur la montagne (« si l’on te frappe sur une joue. ») en considération du maintien de l’ordre social.

Tertullien le montaniste souhaite que le soldat chrétien apprécie les ordres se­lon sa conscience (De corona). Origène l’émasculé estime que pour la défense de l’empire le chrétien doit être un « combattant spirituel » (Contre Celse). Ces esprits extrêmes furent considérés comme non orthodoxes, mais au IVe siècle encore re­connu père et docteur de l’Eglise, Saint Basile de Césarée admet la légitimité du service militaire mais refoule pour trois ans l’admission de son exécutant au sacrifice de l’Eucharistie (la Communion).

La poussée des Barbares se poursuit à la charnière des IVe et Ve siècles : le « doc­teur de la grâce » Saint Augustin, énonce les principes classiques de la guerre juste. En 398 dans son « Contre Faustum », manichéen reconnaissant la puissance du Prince des ténèbres, il affirme l’existence dans la Bible et la nécessité historique des « genres de Iaveh », Roi auctore, Dieu agissant. La Cité de Dieu parait en 422 après la prise de Rome (410) par les Goths d’Alaric arien, mais dont Augustin reconnaît quand même la relative modération par rapport à certains épisodes inhumains de l’histoire romaine.

Les conditions de la guerre juste sont telles : Que la cause soit légitime, que la violence soit proportionnée au dommage subi, que la contrainte soit effectuée par une autorité légale, que la violence exercée ne soit pas supérieure à celle subie. D’où la double conséquence : les croisades seront argumentées comme une légitime re­conquête, et au XIIIe siècle Saint Thomas d’Aquin « le docteur angélique » énonce ses opinions sur la guerre dans son traité sur la vertu théogale, la charité, qui estime le châtiment infligé à l’Autre pour son propre bien comme une sorte de correction fraternelle.

Alors surgissent les ambigùités de la guerre juste. Les Grecs déjà, Platon comme Aristote avaient distingué entre la guerre « policée », ordonnée opposant des cités hellènes, et les guerres déréglées contre les Barbares. En d’autres termes les pratiques – et les lois – de la guerre varient selon l’appartenance ou non à telle système de civilisation. La distinction réapparait au fil des siècles pour certains d’entre eux an­ciens soldats des guerres de la révolution et de l’empire, les généraux de la conquête de l’Algérie (Bugeaud, Randon, Valée.) reconnurent l’impossibilité de maintenir des règles du droit de la guerre et du droit des gens européens contre les guerres des tribus. L’intensité de la violence exercée contre l’ennemi, varie en fonction de l’ap­partenance à telle civilisation. Phénomène évoquant la situation contemporaine : contre les Talibans, contre le terrorisme extrême d’Al-Qaïda les Etats-Unis ont ins-trumentalisé la catégorie des « combattants hors droit » les vieux out-laws du Far Ouest. Et les Occidentaux renforcent juridiquement et matériellement les contrôles sur les agissements individuels.

Les nécessités opérationnelles imposent à la guerre juste des mesures restrictives des libertés que supposaient la philosophie politique et les valeurs fondant la paix que l’on souhaitait durablement implantée.

A la limite on passe du « devoir d’ingérence » pour soutenir une population, au « droit de la protéger » contre ses gouvernants, puis à l’obligation de la mener à un régime affirmé meilleurs et à une morale supérieure. Ainsi se justifièrent la révolu­tion française pour les nations sœurs, et la révolution bolchévique pour les peuples opprimés, démocraties populaires. Ainsi se justifie l’actuel universalisme des droits de l’homme.

Dés lors des causes et modalités de la guerre juste sont subjectivisées, puisque c’est l’actant lui-même qui évalue leur définition et leur mise en œuvre. Comment dès lors statuer sur la légitimité de l’autorité belligérante ? Selon le droit internatio­nal abriant, le gouvernement français au début de la rébellion du FLN était « légal » et reconnu. Quand le GPRA acquit-il sa propre légitimité, et l’action « policière » des forces de l’ordre se mutât-elle en opération de guerre, en guerre ressentie comme juste par un nombre considérable d’Algériens revendiquant leur indépendance ?

Ainsi, la notion de guerre juste recèle une antinomie. D’une part, elle tend à modérer des conflits à l’intérieur d’une civilisation : trêve olympique suspendant les conflits entre cités grecques durant la période des jeux, trêve, «paix de Dieu pro­gressivement imposés par l’Eglise médiévale restreignant l’époque (temps des fêtes liturgiques chrétiennes) et la durée (jour de la semaine) pendant lesquels les hostili­tés demeurent autorisées. En revanche, cette notion tend à accentuer l’intensité des conflits, des chocs entre civilisations, s’idéologisant, elle tend à prendre les caractè­res de la guerre sainte. Elle s’argumente sur les fois et les passions, elle a suscité les notions modernes dans leurs formulations, de guerre préemptive ou préventive, de crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, de guerre d’agression et d’atteintes à la sécurité collective. Elle repose sur des séries de conventions internationales et

régionales (la Haye, Genève, Nations unies.) et de jurisprudence de tribunaux (Nuremberg, Tokyo, la Haye, Arusha. Cour pénale internationale.), massifs juridiques souvent mal « emboités » les uns avec les autres, mais qui tous tentent de réduire l’inhumain de la guerre, dans la guerre. Ainsi la guerre juste qui devait mener aux rééquilibrages des intérêts lésés, soutenir toute légitimité de défense, ris­que toujours de retomber dans l’appel à la conversion, ou dans la violence extrême de la négation de l’Autre. Au-delà des instruments juridiques les tables de valeurs « psychologisent » les comportements ; les théologies et les philosophies politiques durcissent les affrontements, sont de systèmes vivants capables d’engendrer la mort. Non sans paradoxe les pays de l’Union européenne ayant aboli la peine de mort, il n’existe plus qu’une façon de tuer ou d’être tué, de commettre légalement un homicide : dans une mission, un combat internationalement reconnu comme une action policière contre un agissement criminel. Au-delà se dresse l’aporie suprême : la dégradation du présumé terroriste par la torture2.

La paix durable peut elle reposer sur une vision anthropologique profonde ?

Le nouveau Cynée ouDiscours des occasions et moyens d’établir une paix générale, et la liberté du commerce par tout le monde, telle fut l’après les guerres de religion, l’espoir apporté par Emeri Cruce à « l’Hercule français, Louis le juste », le jeune Louis XIII .Plus qu’une organisation des relations internationales Cruce tente de consolider la paix dans en morigénant la nature humaine. Il dénonce la vanité de l’honneur des armes, « vaillance vulgaire » qui doit être borné à combattre les fainéants, les dissidents hérétiques trop éloquents (Arius et Mahomet, Luther et Calvin) et les « sauvages » démunis de raisons. Chaque prince étant institué en sa souveraineté par la divine Providence doit se garder de soutenir les révoltes qui s’envoyèrent contre d’autres princes, et renoncer à convertir à sa foi ses divers peu­ples. Il donne en exemple le Grand Seigneur (ottoman) qui accorde sa protection aux quatre religions : musulmane, chrétienne, juive, païenne. Il estime que si le sultan turc imposait la paix entre les principaux souverains voisins (rois de Perse, de Tartarie.) et que fassent de même les deux grands souverains chrétiens, l’Em­pereur et le roi de France, alors eux-mêmes pourraient s’accorder, et se perpétuerait une « Paix universelle », base d’un commerce élargi et d’une libre circulation favo­risée par l’aménagement des voies navigables : rivières et nouveaux canaux. Cette bonne gouvernance serait contrôlée par un Conseil des ambassadeurs qui siègerait à Venise, cette grande république étant équidistante entre les diverses parties de l’Europe et le Levant. Mais 1621 commence l’une des plus sanglantes guerres euro­péennes la guerre de Trente ans.

En 1795, au début des guerres révolutionnaires et impériales, dans son Projet de paix perpétuelle, Kant argumente aux limites de la morale et de l’anthropologie. Du-dessus du droit civil propre à chaque nation, puis du droit des gens garant du libre arbitre de chacun par respect de celui de tous, un droit cosmopolite interdisant les traités captieux et les armées permanentes, régira les rapports entre les nations « républicaines ». Par considération des souffrances physiques et des destructions commerciales les citoyens abandonneront toute ardeur guerrière. Par le jeu de « l’hospitalité universelle »chacun pourra s’établir en un pays quelconque. Les Welt bùrger (citoyens du monde) seront guidés non par la morale politique, mais par la politique morale : « Tu peux car tu dois ». Cosmopolitik secrètement orientée non par les juristes, mais par les philosophes. Mais en 1795 la première coalition se dis­loque, et les armées révolutionnaires ont débordé sur tous les pays limitrophes : cer­tains commentateurs ont crus saisir une ironise cachée dans le projet de Kant.

Débridée avait été l’ironie d’Aristophane pour stopper la guerre de Péloponnèse. Sa Lysistrata la guerre du (litt. « Celle qui disloque les rangs des armées) persuade – non sans mal les femmes athéniennes et spartiates de se refuser à leurs maris tant qu’ils ne concluront pas la paix (412 av.J.C.).

L’ironie était-elle sous-jacente lorsque Staline lors de la victoire de 1944 estime que la guerre provient du fait que « le groupe de pays capitalistique qui se considère comme le moins pourvu en matières premières et en débauchés tente habituelle­ment de procéder par l’emploi de la force armée à un nouveau partage de système d’influence à son profit. Dès lors « peut-être pourrait-on éviter les catastrophes guerrières s’il était possible de procéder périodiquement à de nouvelles répartitions de matières premières et des débouchés entre les pays suivant leur poids économi­ques. d’après des décisions prises d’un commun accord ». Mais cela est impossible à réaliser dans les conditions capitalistes actuelles du développement de l’économie mondiale3.

La mesure évoquait elle la règle talmudique selon laquelle les propriétés fonciè­res doivent être redistribuées tous les cinquante ans ? La guerre froide se mettait en place -mais qu’était-il survenu par la Seconde Guerre mondiale ?

Soit la mise en perspective de deux philosophes allemandes, après les défaites traumatisantes de 1918 et 1944. En 1927 ; dans une conférence prononcée aux officiers de la Reichwehr l’éthicien Max Scheler raisonne encore en terme de paix perpétuelle. Il rend hommage aux pacifistes héroïques (Bouddha, Ashoka, Jésus Akbar, Ghandi) mais constate que les tentions belligènes subsistent, et que leur sur­veillance éviterait que la paix ne soit cause de la guerre « il faut tenir l’équilibre entre le militarisme romantique (sirène d’une Allemagne vaincue) et l’harmonisation de celle-ci avec l’humanité de sa destinée divinement octroyée4.

Pendant la guerre Hermann Hesse devenu citoyen pendant la Seconde Guerre mondiale, le pacifiste Hermann Hesse devenu citoyen suisse rêve dans son Jeu des perles de verre (1943) d’une entité intellectuelle apollinienne, qui élaborerait une pensée orientatrice et synthétique des plus hauts efforts de l’esprit humain philoso­phique, mathématique, esthétique, échec. Une sorte de sur-esprit passant de la sur­vie à la sapience, et de la sapience à la sagesse : utopie de la Castalie non coïncidente avec le démocratisme international.

Démocratie internationale que veut également dépasser Ernest Jùnger. Officier nationaliste durant les deux guerres mondiales, il rêve d’un Etat universel qui rem­placerait les « Etats baroques » (les empires multiethniques éclatés) comme les « Etats historiques » (nationaux) qui se sont ruinés. D’une manière tellurique il invoque les forces profondes du conservatisme et de l’anarchisme conjugués, force vitale évoquant la Mère toujours féconde.

Mais après la reddition sans condition de l’Allemagne en 1944 et Hiroshima en 1945 l’existentialiste Karl Jaspers constate que la paix perpétuelle devrait devenir universelle puisque l’humanité loin de sa destinée divine peut s’autosacrifier. Le vieux mythe de la fin du monde se concrétise par l’horreur nucléaire, et l’immor­talité (de l’humanité) ne peut s’appuyer que sur la raison : la raison de l’être ne se justifie que par la continuation de sa fin, donc dans l’aménagement des tentions entre conflits locaux par la « la conscience politique » générale. Mais dans la guerre froide, la dissuasion atomique appuyait-elle cette conscience ?

La paix par la dissuasion matérielle

1962 : c’est l’année des deux K : le cas américain, Kennedy, contraint le K sovié­tique, Khrouchtchev à rapatrier ses missiles hors de Cuba. Ces deux K paraissaient plus intelligents que le K de Kafka, et Herman Kahn le grand stratégiste de l’Hud-son Institute publiait son ouvrage Thinking about the unthinapable, « penser l’im­pensable » suffisait à muter une éventuelle troisème guerre mondiale en une Guerre froide mâtinée de coexistence pacifique, ou inversement, en fonction de l’équilibre de la terreur nucléaire – s’il a vraiment été opérant les mille soleils d’Hiroshima avaient-ils tué la
guerre ?

Ainsi à l’espoir d’une paix durable établie par raison éthique se superpose, ou s’oppose, la paix durable établie par équivalence matérielle, par l’équilibre de la terreur, la MAD, la Destruction mutuelle assurée. Certes la guerre froide ne fut pas sanglante en affrontement central des deux Grands, mais elle ne contrôla pas les guerres locales dans les zones grises « aux marges ». Enfin, la coexistence pacifique entre les deux Blocs fut-elle effectivement due à la peur réciproque engendrée par la certitude de l’apocalypse, ou par le jeu contingent de la classique balance des puissances entre l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie ? On ne saurait prouver que la paix qui en Europe a été durable depuis 1944 est due uniquement à l’exis­tence des arsenaux nucléaires. A-t-elle au moins interdit l’intervention de l’Ouest dans les insurrections des démocraties populaires : Berlin, Budapest, Prague ? Il a fallu attendre l’essoufflement de l’URSS dans la guerre soviético-afghane face à la contestation polonaise et à la course au perfectionnement des missiles balistiques « la guerre des étoiles » pour entrainer l’implosion de l’URSS et le retour violent des guerres des Balkans dans leurs fragmentations ethniques.

Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté constatait Spinoza. Mais si la volonté était contrainte, orientée par la nature des choses ? C’est le problème de la dégradation de la dissuasion par le progrès technique de l’opérativité des ABM(Anti-Balistic-Missiles) contre les ABN(l’Arme Balistico-Nucléaire). Mais aussi celui du retournement de croyances envers la dissuasion psychologique et la prolifération matérielle. Un pays est-il plus en sécurité parce que ses voisins n’ont pas l’arme atomique : tendance anti-prolifération scandinave. Ou parce que lui-même dispose d’une arme de telle puissance et portée, le désir d’atome est profond dans de nombreux pays émergents.

La paix par la substitution des fonctions de la guerre

La paix peut-elle se substituer aux fonctions de la guerre ? Les grandes conquê­tes extérieures détruisent-elles les souverainetés en les dissolvant de leur cohésion intérieure ? Ainsi firent malencontreusement selon Toynbee, et Alexandre le ma­cédonien, Charlemagne le franc et Tamerlan l’ouzbek. Certes la dégradation des dynasties et la fragmentation des empires montrent bien comment le « sauveur au bras armé » se transforme en « cadavre cuirassé » après avoir entrainé les misères, les désastres, de la guerre. Toynbee dénonciateur de tout militarisme destructeur, ne croyait pas à l’autre face de l’empire calmant au prix de certaines contraintes les dissensions ethniques et sociales. Il ne croit ni au « bonheur » par l’empire, ni au « rêve d’Alexandre »5. C’est le rêve avorté de l’Etat universel, de la Pax Augusta qui ne parvient jamais à s’instaurer par raison, laquelle se replie alors sur la raison du démocratisme international, SDN ou ONU. En fait c’est le retour au jeu de l’équi­libre des forces, les puissants coagulant leurs clientèles.

Dès lors la guerre jouerait comme un coagulant social et patriotique. Alors sur­git un doute : l’éviction de la guerre ne perturberait-elle pas les fonctions qu’elle remplit pour le « bien » des sociétés ? L’espèce humaine étant (avec les rats) l’une des très rares espèces animales à s’entretuer, la « paix totale » après les « guerres totales », est*elle vraiment désirable ?

D’où la recherche critique de l’essence de la guerre. Elle n’est pas, en déflation, la contrainte sociale et morale qui aboutit au contrat social (Hobbes), elle n’est pas en escalade, la continuation de la politique par d’autres moyens (Clausewitz). Elle n’a pour but premier la défense des intérêts nationaux contre les nations extérieures, ni le maintien de la balance des puissances, de s équilibres internationaux. Elle a pour objet le maintien de soi-même, le « persévéré dans l’être » de Spinoza. Elle réa­lise, par postulat, la structuration, la cohésion des sociétés organisées, « civilisées ».

Dès lors la paix, pourquoi pas ? Mais à condition de trouver les processus qui remplaceront les fonctions que remplit la guerre.

Autrement dit, comment compenser les dégâts collatéraux de la paix ? Les sociétés postmodernes peuvent-elles être post-guerrières ? Et ce ne sont pas de simples « jeux de paix » remplaçant les kriegspils, mais de vastes substitutions nécessitant de longues et difficiles transitions. D’où les innombrables controverses sur les possibilités techni­ques et financières du passage d’un état de lutte de classes à un état de bien être social (social welfare) ; du passage d’un état de « paix armé » à des « armées sans armes » ; du transfert des budhets militaires vers ceux de la conquête spatiale et de l’écologie, du remplacement de la fonction malthusienne de l’affrontement sanglant éliminant les jeunes mâles en surnombre selon le polémologue Gaston Bouthoul par la contra­ception et l’avortement, ou à l’inverse par des procréation in vitro maintenant des op­tions démographiques, ; du maintien des balances commerciales et du plein emploi non plus par les « marchands de canon » ou le « complexe militaro-industriel » mais par des transferts de technologie ; de l’accélération des connaissances scientifiques par les savants patriotes durant les guerres et leur mise en garde (la lettre d’Einstein à Roosevelt sur les enjeux de l’explosion atomique), des progrès chirurgicaux- avec à la limite la tentation satanique, la chosification de l’être humain pour accélérer le pro­grès de la médecine : le docteur nazi Mengele où l’unité japonaise expérimentant des prisonniers vivants. Enfin par le replacement des jeux de sang des stratégies de mort par des compétitions sportives. Vespasien a t’il édifié le Colisée pour, par les combats de gladiateur, rappeler aux citoyens légionnaires l’inexorabilité de la lutte, ou pour combler la populace « de pain et de jeux » ? Asservissement lent du citoyen de dé­mocratie représentative dans l’uniformisation du citoyen selon Tocqueville envers le consommateur plongé dans un état stationnaire ténacité, un esclavage subtil. Mais est ce la guerre elle-même qui est en cause, ou sa propre préparation, sa virtualité ne serait elle pas déjà un moyen de sa substitution aux « dangers » de la paix ? Celle-ci suppose que l’on peut relâcher l’effort d’armement car les impératifs de la défense exigent la continuité, la surenchère perpétuelle en matière d’innovation scientifique et technique, hors considération d’utilité sociale immédiate, et de rentabilité à long terme. D’autre part, cette perpétuelle « recherche et développement » en faveur des forces armées permet une projection géopolitique sur la planète. Enfin, à l’heure où la mondialisation commerciale tend à accroitre la contradiction majeure bloquant le citoyen entre ses deux fonctions : salarié voulant gagner plus, consommateur vou­lant payer moins, les dépenses publiques peuvent servir de palliatif au libre jeu de la concurrence, donc aux risques de délocalisation. Or aucun des moyens précités ne semble être apte à réaliser de tels rééquilibrages sociaux, scientifiques et budgétaires.

En fait aucun de ces processus de substitution aux fonctions de la guerre n’ap­paraît opératoire. Dès lors un rapport américain (authentique ?) préfacé par le théo­ricien de la technostructure et de l’ère de l’opulence, J.F. Galbraith, déclare la paix indésirable6 .

 

La paix par la prolifération institutionnelle

Horrifié par le massacre de Solferino (1846) Henri Dunant inverse le drapeau suisse, signe de neutralité pour inciter les puissances à créer un organisme interna­tional portant secours aux soldats blessés ou prisonniers, et aux populations victi­mes de la guerre : la Croix Rouge (1863). Son but n’était pas d’empêcher la guerre mais d’humaniser son déroulement. Il reçut le premier Nobel de la paix en 1901. A l’initiative de Nicolas II se mettait en place les conventions de la Haye. Depuis 1945, ont fleuri d’innombrables Centres et Instituts de recherche sur la paix, face à la détresse de la personne humaine et à la massification de la mort. Ils ont engendré des processus censés s’opposer, et même prévenir la progression stratégique « nor­male », c’est-à-dire l’escalade de la violence décrite par Pufendorf et Clausewitz.

  • Avant le conflit : prévenir : détection précoce, alerte rapide, protection des minorités exposées.
  • Durant le conflit : réagir par militaire, humanitaire, mercenaire.
  • En fin de conflit : apaiser : administration internationale, justice réorganisée, policiers « civils » pour réinstaurer les flux commerciaux et l’ordre public évite que la guerre ne se dissocie pas en criminalité : désœuvrement des jeunes, corruption des p Donc, désarmer les forces locales, préparer le désengagement des forces internationales. Mais en de nombreuses régions s’impose leur maintien ou l’impossibilité de s’extraire.
  • A l’échelle géopolitique : reconstruire : réintroduire le perturbateur dans l’équi­libre des nations le retour des Bourbon à la chute de Napoléon. Cas particulier : en 1945, l’Allemagne et le Japon et leur capitulation sans conditions. Donc leur vacuum juris autorisaient une substitution de philosophie politique et de mécanis­mes constitutionnels, et la poursuite des dirigeants de guerre devant des juridictions internationales (Milosevic le Serbe) ou nationales (Saddam l’Irakien).
  • A l’échelle psychologique et morale : oublier ? Non en histoire mais en ressen­timent : réconciliation, réintégration. Au-delà des feuilles de routes éphémères et des agendas pour la paix des secrétaires généraux de l’ONU se mettent en place de plus lourdes institutions tentant d’articuler ces aspects contradictoires. Le « parte­nariat mondial »pour la prévention des conflits armés faisait déjà appel à la société civile affirme le rôle de la « Genève internationale » (Croix Rouge, Bureau Quaker, ONG ». Au-delà de New York latérale à l’ONU. une commission indépendante in­ternationale d’intervention et de souveraineté des Etats(CIISE) a été créé en 2001. Une « commission de la consolidation de la paix » a été créé en 2005, mais elle n’est que consultative et ne réunit encore que 31 Etats. La tâche de ces commis­sions est d’œuvrer en faveur de la restructuration et de la transition vers un régime démocratique de pays sortant de guerre et contraints de passer par des périodes de transition : Sierre Leone, Libéria, Burundi.

Le Guide du maintien de la paix, (ed.2005 du rapport Brahimi à l’Onu de 1999, éd.Outrement. Athéna) analyse les seize missions pour la paix patronnés par l’ONU. À cette date, mettant en jeu plus de 80 personnes civiles et militaires et dénonce « le manque de volonté politique des Etats membres ». Certes, mais les « recettes » préconisées sont-elles suffisantes ? Elles sont d’essence plus institution­nelle que psychologique. Or le problème se pose de savoir si la compétence des organisations sous-continentales ou interrégionales ne serait pas plus efficaces que celles de l’ONU et de ses lourdeurs dans la protection des Etats émergents par les grandes nations « vertueuses » soucieuses de la population de ces Etats contre les dits Etats. Mais la paix peut-elle être équilibrée entre les pays riches dont les opinions publiques ne supportent pas les prises d’otages menacés de mort, parfois exécutés, et les organisations de combattants sacrificiels ou les Etats voyous qui pratiquent ces prises ? Castro a-t-il vraiment incité Khrouchtchev à utiliser ses fusées durant la crise des missiles à Cuba ? De par la revendication des populations laissées pour compte, le « prix » l’évaluation – de la personne humaine n’est pas homologue dans le choc des hétérogénéités et des non-équivalences. Et comment passer du respect de la souveraineté régalienne d’une nation, d’un peuple, d’une ethnie, au respect de la sécurité existentielle des personnes ?

Rétablir une paix durable entre ennemis héréditaires

Des siècles d’affrontements engendrent parfois des habitudes qui orientent les politiques. Les Grecs et les Perses, Sparte et Athènes, Rome et Carthage, la France et l’Angleterre, la France et l’Allemagne : en ce cas la paix ne revient qu’au chan­gement de système géopolitique, la Perse n’a pas conquis la Grèce, la puissance terrestre, Sparte, a battu la puissance maritime, Athènes, Rome a détruit Carthage, la France n’a pas été absorbée par la royauté anglaise mais n’a pu lui disputer l’em­pire des mers, la France a résisté aux Habsbourg puis s’est heurté à l’expansion des Hohenzollern jusqu’à l’effondrement réciproque des deux puissances en 1945. C’est donc au niveau de la philosophie de l’histoire que se situe l’apaisement des adversaires inexpiables parce qu’ils constituent des machines politiques et guerrières et reposent sur des sociétés homogènes et organisées, étatisées, patrie contre patrie, front contre front. Aussi bien, en real politik, une paix durable entre nations ne s’établit qu’en deux hypothèses.

  • La paix par renonciation de l’un des adversaires : un pays abandonne ses ambi­tions, moyennant certaines compensations. Ainsi, après les guerres révolutionnaires et impériales, la France renonce à disputer l’empire des mers à l’Angleterre, et accep­te de ne plus poursuivre ses frontières naturelles, la rive gauche du Rhin. Mais elle se lance dans la conquête de son second empire colonial en pactisant avec son ancien ennemi, l’Angleterre (Fachoda) et son nouvel ennemi, l’Allemagne (Agadir).
  • La paix par la réconciliation. Mais celle-ci ne peut guère intervenir que lors­que les deux adversaires ont déjà atteint le fond de la déréliction. La France et l’Allemagne en 1945. La proposition peut-elle être transposée dans l’actuel Proche-Orient ?

 

Rétablir le vouloir-vivre ensemble, la cohésion sociale

Qu’advient-il lorsque un affrontement inexpiable scinde une société en deux blocs haineux et sanglants. Comment rétablir l’unité nationale ? Si la mémoire est l’instrument qui assure le maintien de l’identité, l’oubli est la fonction qui permet la projection dans l’avenir. D’où les interrogations sur l’amnistie.

 

Illustre exemple historique et psychologique : à la fin de la Guerre du Péloponnèse. Athènes vaincue par Lacédémone tombe sous la dictature oligarchi­que des Trente Tyrans (405 av. J.C.) qui lancent de rudes proscriptions. La guerre civile flamba avec ses massacres mais après la destruction des Trente par Thrasybule, ci-imposa l’oubli aux deux partis : « Je vous conseille de vous connaître vous-mêmes et de vous demander sur quoi se fonde la haute opinion que vous avez de vous-mê­mes… Je vous demande de ne rien violer de vos serments, mais de montrer qu’outre vos autres vertus, vous êtes encore fidèles à votre parole et que vous craignez les dieux ». Quand il eut dit cela puis qu’il fallait répudier tout désordre et se gouver­ner selon les anciennes lois, il renvoya l’assemblée (Xénophon, Helléniques, II, IV, 42). Mais la dissension ne favorise t’elle pas les indispensables mutations ? Après des déchirements sanglants naît l’instauration d’un pouvoir renforcé. Les terribles proscriptions intervenues au cours des guerres civilo-romaines (premier siècle avant l’ère chrétienne) : Marius, Sylla, Pompée, César, Brutus, Marc Antoine, Octane, s’impose le passage de la république désunie à l’ordre augustéen.

Et que vos conjurés entendent publier Qu’Auguste a tout appris, et veut tout oublier.

C’est la fin du Cinna de Corneille. Mais la magnanimité dénote t’elle la confi­guration de la victoire, ou sera-t-elle oubliée dans le retour à un état apaisé : le pardon accordé aux principaux frondeurs (1648-1652) par Louis XIV renforça son absolutisme ; l’amnistie des Communards appelée par Victor Hugo quelques an­nées après la « Semaine sanglante « (22-28 mai 1871) démontre l’implantation de la république parlementaire.

Après les guerres de religion et la Saint Barthélémy, après la révolution française et la Grande Terreur, après la collaboration et l’épuration, Henri IV, Bonaparte Premier Consul, De Gaulle avaient choisi l’amnistie, le retour des émigrés, l’unité nationale, non le rétablissement historique de la vérité, mais l’oubli dans la vie quotidienne et la reconstruction du pays, Chateaubriand décrit ces salons sous le Consulat où conversaient ensemble anciens terroristes et fils de guillotinés.

Ainsi se monte un schéma historique, une brève et dure période de juridiction d’exception, une marche vers l’apaisement politique, un devoir de mémoire diversifié. Mais une trop grande amnistie favorise t’elle les réactions extrémistes ? L’insuffisante dénazification a-t-elle suscité les attentats de la Fraction Armée Rouge ? Celle du leader communiste italien Togliatti en 1946, la dérive des Brigades Rouges ?

La découverte en 1945 de l’extermination génocidaire détermina une mutation. Napoléon avait été relégué à Sainte Hélène. Les dignitaires nazis furent poursuivis pour conspiration contre la paix (mondiale) et condamnés pour crime contre l’hu­manité. Le rééquilibrage géopolitique cède le pas à la sanction pénale, à l’impres-criptibilité des actes, au refus de l’oubli, et au caractère volontaire et personnel, et non plus collectif et social, du pardon. Mais l’impardonnable suscite t’il le non-ef­facement, donc établit une rhétorique du temps passé réagissant sur l’avenir ?

Donc : nécessité sociale de l’oubli contre devoir de mémoire, de vérité histori­que ? Ou de non disparition du souvenir des anciennes souffrances ? Toute com­mémoration est créatrice de récit au-delà de l’écriture de l’histoire, donc engendre la glorification et la sacralisation des victimes, qui suppose une articulation entre l’histoire générale et les histoires communautaires.

D’où le passage de l’impérialisme des sociologues et des politologues à l’impé­rialisme des historiens abandonnant la longue durée pour porter des jugements de valeur sur des faits particuliers, donc deviennent des petits experts. Alors se mettent en place des arbitrages basés sur l’aveu proféré par les oppresseurs de la vérité de leurs actes d’oppression, de torture, qui leur évitera une sanction, mais permettra aux vic­times et à leur famille d’être reconnue dans leur dignité. Ce sont les comités Vérité et Réconciliation institués par l’évêque Desmond Tutu à la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud, ou après la dictature militaire en Argentine. Au-delà apparaît la juri­diction : tribunaux pénaux internationaux consacrés aux conflits de l’ex-Yougoslavie (la Haye), du Rwanda (Arusha Houtu – Tutsi) et de la Sierra Léone (La Haye).

L’apaisement de la vindicte communautaire résulte de la socialisation et psycho-logisme des enquêtes, donc du recours à l’histoire conte la mémoire, et de la mo­dération des peines éventuellement prononcées. Mais en quelle mesure le désir de châtiment, donc le droit à la vengeance, ne l’emporte t’il pas sur la cicatrisation de la plaie sociale ? Alors se noue une relation entre le pardon, personnel et gracieux, et la repentance, collective et institutionnelle. Mais surgit une dénivellation dans l’histoire, comment pardonnez au nom de personnes qui ne sont plus ? Comment se repentir au nom de personnes qui ne sont plus ?

 

Les commissions de réconciliation subissent mais n’articulent pas cette contra­diction.

Enfin, le pardon psychologique et spirituel se transfère t’il sur le bourreau qui aurait lui-même été victime d’un choc post-traumatique ? D’où à l’inverse le silence de nombreux déportés générant l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Mais la repentance n’entraine t’elle pas une nouvelle division : pour satisfaire une communauté, ne risque- t’on pas d’aggraver le refus d’une partie de l’opinion pu­blique refusant d’adhérer à la nouvelle vérité ? On assiste dès lors à la qualification pénale des actes, qualification d’actes d’abord postérieurs à la commission de ces actes (procès de Nuremberg), puis à la définition « législative » pour les actes nou­veaux. D’où le statut ambiguë des lois mémorielles.

Lois déclaratoires, stipulant que tel fait s’est objectivement produit : (loi affir­mant la réalité d’un génocide arménien pour l’Etat ottoman en 1915, disparition, loi Tobira déclarant la traite atlantique crime contre l’humanité, refus de la loi sur les éventuels aspects bénéfiques de la colonisation).

Loi criminalisante : assortissant de sanctions, l’assertion contraire à l’énonciation légale : (ainsi de la loi Gaissot pour la négation de la Shoah, ou sa relativisation).

Ainsi parvient-on a posteriori à une juriciarisation des opinions par la suprématie du législatif sur le critique historique.

Loi réconciliatrice : organisant le pardon contre l’aveu des violences commi­ses, Afrique du Sud après l’Apartheid, Maroc après la mort d’Hassan II, Algérie, Libéria.

Loi indemnisatrice : ainsi pour la loi espagnole de mémoire en faveur des vic­times du franquisme et de toute la guerre civile. L’indemnisation doit-elle être la marque objective de la reconnaissance de la victimisation ?

On remarquera les soubassements religieux de la plupart des lois : l’imprescrip-tibilité évoque le refus de toute rédemption ; la repentance, pour des faits antérieurs évoque la transmission de la responsabilité du péché originel aux générations fu­tures, la reconnaissance de la victimisation évoque la procédure de canonisation, l’indemnisation évoque le sacrement de pénitence, la confession par l’aveu de la faute maintenant appelée réconciliation. Ainsi se superposent au triple sens théo­logique, idéologique et juridique, la grâce, personnelle et aléatoire, et l’amnistie politique et collective, mais négatrice du passé.

Alois à l’opposé du génocide : la paix par la non violence : ne pas se laisser entrainer par le jeu, l’ardeur de la lutte qui débouche sur la violence extrême, mais s’offrir à la prise de l’Autre qui, peut être, sera psychologiquement atteint- attendri, converti ?

Une paix durable est-elle voulue ? Elle se heurte aux prémisses de l’anthropologie négative ; tout être vivant doit s’affirmer par rapport aux autres même s’il réduit ses intérêts prédateurs. Les humains vivent en communauté, de la famille à la na­tion, qui ne peuvent pas ne pas être en permanente compétition. Donc, au-delà des non-violents purs postulant l’amélioration indéfinie dans le futur, de la psychologie, de la physiologie humaines, les réalistes ne croient pas à une paix perpétuelle qui engourdirait le dynamisme humain. Certes, ils rejettent la volonté de puissance, la sélection eugéniste, la glorification de la violence génératrice des vertus morales et des expressions géopolitiques prônée par les révolutionnaires armés ou les généraux pangermanistes du IIe Reich. Mais ils estiment que la possibilité d’un conflit favorise la tonicité et le dépassement de l’esprit humain. Selon eux, l’éventualité d’une guerre réelle, si elle ne se réalise pas, maintient la diversité des groupes, des sociétés et des valeurs contre l’idéalisme wilsonien comme contre la robotisation ornellienne et établit un état de non de bien, non de mal, mais de moindre mal, qui est déjà non le bien, mais du mal supportable. L’humanité peut-elle espérer mieux que des coexis­tences pacifiques cantonnant les visées impérialistes ? Et est-il avéré que Churchill exaspéré par une grève de la faim de Gandhi, se serait exclamé « s’il veut mourir, qu’il meurt » ? La non-violence gandhienne n’a pas empêché la sanglante partition de l’Inde.

En ces temps de fragmentation tactique de la guerre, de dissémination technolo­gique de la violence, de mercenaires vigiles « Corporate soldiers » sans frontières et de terroristes transnationaux, peut-on rêver d’une « réforme intellectuelle et morale » ? Ou devrait-on s’en remettre aux neurosciences (Orange mécanique de Kubrick) pour pacifier les disciples exacerbés des grands « révolutionnaires » qui ont rêvé de dévoiler un « homme nouveau » : Saint Paul, Mahomet, Luther, Saint Just, Lénine, Guevara, Pol Pot ? Avec en contrepoint, ironie, drame, de l’histoire, les fallacieux prix Nobel de la paix trop tôt décernés, si douloureusement démentis Kissinger pour le Vietnam, Sadate et Begin, Rabin-Peres-Arafat pour le conflit israélo-palestinien…

Plus terrestrement on prévoit l’installation des couloirs de sécurité, pour ravi­tailler les populations déplacées en danger ou même externes, de camps d’asile gérés par des ONG filtrant et retenant les immigrations, mais où les femmes pourraient avoir des militants pour éviter la disparition de leur ethnie.

Alors surgit l’espoir ultime, la paix résulterait-elle de l’accord d’individus de plus en plus conscients, donc réformables, « hominisables » contre leurs pul­sions ? Ou seront-ils dépassés par les vastes mouvements, mutations, déséquilibres démographiques, économiques, culturels, dont ils ne s’aperçoivent qu’avec retard, lorsque les tensions ont engendré de nouveaux conflits ? Une paix trop durable sclé­rose les structures, freine la perception des ruptures : c’est la tyrannie des viscosités sociales. Peut être est-ce par une multitude de petits agencements toujours renou­velés que la paix, ou plutôt la non-trop-grande tension pourra être aménagée ? Une paix durable doit demeurer souple, car une rigidité, sociale ou corporelle, devient cadavérique. Donc, comment établir une paix durable, mais malléable, une paix non machiavélienne qui ne prendrait pas l’Autre en embuscade.

Ainsi se présente le couple guerre et paix. Au point de vue microsociologique la paix évoque le bonheur des humains, la guerre la destruction des liens affectifs et familiaux, la souffrance humaine : les Misères de la guerre selon Callot, les Désastres de la guerre selon Goya. Mais au point de vue macro-politique, contre une agression totale, le maintien à tout prix de la paix peut n’être qu’une reculade qui rendra plus dure la lutte pour éviter l’asservissement. La dialectique est sans fin…

Dès lors comment croire les invocations à la paix devant les mouvements pa­cifistes Si vis pacem, para bellim, proclament les réalistes, Si vis pacem, para pacem, rétorquant les non-violents, les hippies « faites l’amour, pas la guerre », les citoyens du monde, « Si tous les gars du monde voulaient se donner la main ». Et commente le poète philosophe Valéry « il n’y aurait de paix véritable que si tout le monde était satisfait ». Dans ses Regards sur le monde actuel (grandeur et déclin de l’Europe). Réflexion profonde, ironie facile ou lamentable lapalissade ?

Le sociétés post-modernes sont elles anti-guerrières ? Les sociétés émergentes dénouent leur rapacité économiques et les condamnent à dénaturer leurs valeurs en se gardant de leurs offensives terroristes. Un monde hétéronyme ne peut être un monde en dormition.

Une paix « non durable » ne serait certes pas souhaitable, mais on peut rêver d’une paix dynamique mêlant des variables d’ajustement (du style : rebus sic stanti-bus, clause de révision.) et la sincérité palliative des sous-entendus : la diplomatie transparente de Wilson face à l’absurde souvent de l’Onu. ce qui débouche sur les trois anciennes dialectiques. Anticiper les mutations en période calme, aménager les transitions en période de faibles tensions, aux fins de prévenir les catastrophes qui emplissent les cimetières.

*Islamologue et Directeur de recherche au CNRS – Paris-Sorbonne, auteur de plusieurs publica­tions sur les doctrines et les conduites stratégiques, sur le droit musulman, l’Islam et la pensée po­litique arabe contemporaine, notamment l’ouvrage, Technique et geosociologie, Le nucleaire en Orient. Paris : Anthopos, Economica, 1984. Actuellement, Président du Centre de Philosophie de la Stratégie- Paris-Sorbonne.

Notes

  1. Lettres de Basil Liddell Hart à Lloyd George d’avril 1929, cité en ses Mémoires, Fayard, 1970, p. 277. Il reproche à Lloyd George un acharnement à la guerre, que Churchill pousserait jusqu’à l’inconditionnel surrender.

 

  1. Voir nos ouvrages collectifs, De la Dégradation du Droit des Gens dans le Monde Contemporain, Paris : Anthropos Economica, 1981. Terrorisme et Culture, Paris : Cahier de la Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, 1981. Extraits en « Terrorisme et politique », Revue Politique et parlementaire, N°87, mars-avril 1982, p.75 ; Défense et Histoire, Lettre du CEHD, N°21, septembre 2004.
  2. Discours aux électeurs de la circonscription Staline à Moscou, 9 février 1946 dans l’après victoire pour une « paix durable », éd sociales, 1949, p13.
  3. Scheler, L’idée de paix et le pacifisme, Aubier, 1953. La bombe atomique et l’avenir de l’Homme, 1958, Buchet Chastel, 1963. Hesse, Le Jeu des perles de verre, 1963, Jùrgen, l’Etat universel.,
  4. Jean Paul Charnay, éd., ouvrage collectif, Le Bonheur par l’empire ou le Rêve d’Alexandre, Anthropos Economica, 1982.
  5. La Paix indésirable, Rapport sur l’utilité des guerres, 1967, trad française, Calman Levy, 1968.

 

 

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