Nadjaf, une ville-monde émergente ?

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne

Président de la revue Population & Avenir www.population-demographie.org


Se demander si Nadjaf est une ville-monde émergente peut paraître sur­prenant. D’abord, cette ville sainte demeure fort peu connue hors de cette branche de l’islam qu’est le chiisme. Ensuite, après des décennies d’une fer­meture relative contrainte par les choix géopolitiques de Saddam Hussein, elle ne parvient à pouvoir déployer ou redéployer son attractivité interna­tionale de ville sainte qu’au milieu des années 2000. En outre, les critères qui conduisent à désigner ville-monde une agglomération urbaine reposent essentiellement sur de forts attraits économiques qui ne caractérisent pas Nadjaf et ignorent le plus souvent la dimension religieuse. Pourtant, l’évo­lution du contexte géopolitique de Nadjaf, couplée avec la mondialisation des migrations et diverses initiatives économiques, rendent l’interrogation fondée.

Depuis plusieurs siècles, Nadjaf, située à 160 km au sud de Bagdad, as­sume une fonction internationale en raison de deux éléments complémen­taires. Le premier tient à la présence, au centre de la ville, du mausolée d’Ali, né vers 600 et assassiné en 661. Ali, gendre de Mahomet1, quatrième calife de l’islam (656-661), c’est-à-dire lieutenant de Dieu sur terre et chef des mu­sulmans, est le premier imam pour les chiites, puisque d’autres musulmans, à l’origine du sunnisme, imposèrent une autre règle de succession, se ralliant à l’autorité du calife ommeyade. En conséquence, Nadjaf est le troisième lieu saint de l’islam chiite, après La Mecque et Médine et devant Karbala, et donc un haut lieu de pèlerinage. Le second élément, lié au premier, tient à ce que Nadjaf est un centre très important de la théologie chiite, donc attirant étudiants et intellectuels soucieux de bénéficier des riches bibliothèques de la ville et des enseignements dispensés par de grands ayatollahs2 du chiisme.

Un contexte géopolitique défavorable pendant plusieurs décennies

Toutefois, pendant les décennies du pouvoir de Saddam Hussein3, Nadjaf ne peut guère remplir pleinement son rôle religieux et intellectuel4. Le dictateur irakien joue à la fois de l’oppression, par des menaces et des meurtres ciblés de religieux chiites, et de l’entrisme en tentant de noyauter le chiisme irakien par l’intrusion d’officiers de sécurité qui se disent étudiants en religion. Il joue aussi sur la rivalité entre les différents ayatollahs pour affaiblir le chiisme. Dans les années 1980, la guerre entre l’Irak et l’Iran rend quasiment impossible la venue à Nadjaf de pèlerins d’Iran et même d’autres pays. À la fin du XXe siècle, le mausolée subit de nouveau de graves dommages pendant la guerre du Golfe de 1991. Des opposants chiites au régime dictatorial s’étant retranchés dans l’enceinte du monument, Saddam Hussein donne l’ordre à la garde républicaine de le prendre d’assaut, provo­quant des morts et endommageant le mausolée. Ce dernier est ensuite fermé pendant deux ans, officiellement pour cause de réparations. Puis, durant les dernières années du règne de Saddam, le mausolée est en partie reconstruit par les autorités irakiennes elles-mêmes pour ne pas trop s’aliéner et perdre totalement le contrôle du sud du pays en majorité chiite.

Mais, durant sa dictature, s’appuyant essentiellement sur des sunnites, épaulé par son groupe, sa « tribu », constituée de sa proche famille, de ses nombreux cousins et alliés, et des natifs de sa ville de Tikrit, Saddam Hussein prend des mesures périodiques pour limiter la liberté religieuse des chiites, allant jusqu’à interdire le pèlerinage ou à faire assassiner quelques-uns des plus hauts théologiens. Par exemple, il faut noter l’assassinat de plusieurs grandes figures religieuses chiites dont Mohammad Sâdiq Al-Sadr, père de Moqtada Sadr, en 1999. Dans ce contexte, le rôle religieux de Nadjaf s’affai­blit d’autant que divers théologiens chiites s’en éloignent pour se réfugier en Iran, en Syrie ou à Londres et échapper au risque d’assassinat. L’impossibilité pour Nadjaf d’exercer pleinement sa fonction religieuse fait que son impor­tance comme ville sainte est largement méconnue et omise5.

Les années qui suivent l’invasion américaine de l’Irak en 2003 voient se desserrer l’étau du régime dictatorial de Saddam Hussein qui empêchait Nadjaf d’exercer sa mission religieuse pour l’ensemble du chiisme, mais elles n’apportent pas la paix. Le sanctuaire est pris pour cible à de nombreuses reprises. Le 10 avril 2003, le dignitaire chiite Abdul-Majid Al-Khoëi, consi­déré comme un chef chiite irakien « modéré », fils du Grand ayatollah Abu al-Qasim al-Khoëi, est assassiné à l’arme blanche aux abords du mausolée. Le 24 août de la même année 2003, un attentat à l’explosif vise à Nadjaf le domicile d’un autre haut dignitaire chiite, l’ayatollah Mohammad Saïd Hakeem, l’oncle de l’ayatollah Mohammad Baqer Al-Hakeem, tuant trois personnes de son entourage. Ses proches accusent alors les partisans d’un chef chiite rival, Moqtada as-Sadr, connu pour ses positions radicales sur la présence américaine en Irak, d’être à l’origine de cette attaque. Mais ce dernier nie catégoriquement toute implication dans la tentative d’assassinat du chef religieux.

Puis, le 29 août 2003, une voiture piégée explose sur le parvis du mausolée au moment de la prière du vendredi, causant la mort de 82 personnes, dont le Grand ayatollah Mohammed Baqir Al-Hakeem, chef du conseil suprême islamique irakien, dirigeant notamment l’Assemblée suprême de la révolu­tion islamique en Irak (ASRII). L’explosion engendre également quelque 230 blessées. L’attentat a été perpétré au moment où les fidèles, rassemblés en masse pour la prière du vendredi, quittaient la mosquée du mausolée d’Ali. La plupart étaient venue écouter le prêche de ce Grand ayatollah, le plus respecté des dignitaires religieux chiites. Ironie du sort, il avait blâmé les partisans de Saddam Hussein pour leurs attaques menées contre les troupes américaines et appelé les chiites à plus de modération. L’attentat visait donc directement, semble-t-il, ce vieil opposant à Saddam Hussein qui a vu une grande partie de sa famille décimée par le régime de l’ancien dictateur. La voiture piégée, une Volkswagen, était en effet placée à l’entrée sud du mausolée, non loin de la porte par laquelle le chef religieux avait pris l’habitude, depuis son retour d’exil en mai 2003, de quitter la mosquée après son prêche du vendredi. C’est alors l’attaque terroriste la plus meurtrière en Irak depuis la chute du régime de Saddam Hussein. « L’ayatollah Mohammad Baqer Al-Hakim est devenu un martyr », a affirmé depuis Téhéran, des sanglots dans la voix, le neveu de ce haut dignitaire chiite qui a vécu 23 ans en exil dans la capitale iranienne.

En l’absence de revendication, tous les regards se sont tournés vers les fidèles de l’ancien dictateur. Peu après l’attentat, des centaines d’Irakiens se sont rassemblés devant le mausolée d’Ali pour crier des slogans hostiles à Saddam Hussein et au parti Baas. Interrogé par la chaîne de télévision qatari al-Jazira, Ahmed Chalabi, dirigeant Conseil national irakien, a lui aussi accusé les partisans de l’ancien régime d’être à l’origine de cette attaque terroriste.

L’année suivante, le 24 mai 2004, un tir de mortier atteint le mausolée, causant d’importants dégâts. Le 5 août de la même année, dans un contexte tendu entre les différentes communautés irakiennes, Moqtada Al-Sadr et son armée du Mehdi se retranchent dans la mosquée, d’où ils lancent des attaques contre la police et les forces de la coalition. Deux ans plus tard, le 10 août 2006, un terroriste se fait exploser à proximité de la mosquée, tuant 40 personnes et blessant grièvement une cinquantaine d’autres. Puis, après les trois années d’insécurité 2003-2006, la ville de Nadjaf s’est trouvée relativement épargnée par la violence et le contexte géopolitique interne et externe a profondément changé par rapport à l’époque de Saddam Hussein et plutôt évolué favorablement pour Nadjaf, avec des effets structurants.

Une évolution globalement doublement favorable

D’une part, les gouvernements irakiens postérieurs à 2003 ne sont plus, comme le régime de Saddam Hussein, opposés à permettre à Nadjaf d’exer­cer son rôle de ville sainte, bien au contraire. D’autre part, les relations de l’Irak avec le pays au monde comptant le plus de chiites, l’Iran, se sont pro­fondément améliorées et la circulation transfrontalière est devenue possible, permettant aux Iraniens d’effectuer leur pèlerinage au mausolée d’Ali. En conséquence, 2003 a vu le début de nouvelles opérations de restauration du mausolée, voire d’embellissement, tout particulièrement grâce à des dons en nature ou financiers en provenance d’Iran. Par exemple, la réfection ou l’ajout de la grande majorité des mosaïques, décorations, ainsi que la façade dorée du tombeau ont ainsi été réalisées par des artisans iraniens. Des tapis indiquent de façon discrète « don de la ville d’Ispahan » ou « don de la ville de
Chirâz ».

En conséquence, Nadjaf remplit ses fonctions de haut lieu de pèlerinage, accueillant plusieurs millions de personnes par an, sans qu’il soit toutefois possible de donner un chiffre précis. Et il est vrai que voir la foule qui se presse d’abord pour passer le check point, puis pour confier, à l’entrée du mausolée, ses chaussures à la consigne et, ensuite, à l’intérieur, pour toucher le mausolée, l’embrasser, ou y frotter un morceau de tissu, est spectaculaire. Sans oublier ces pères qui portent à bout de bras leur enfant6 pour qu’il puisse toucher le mausolée. La cour du mausolée est également pleine de groupes de personnes, assises autour d’un guide qui raconte l’histoire d’Ali et de son assassinat. Les visages témoignent d’une profonde émotion et sou­vent, des larmes coulent sur les visages.

Cela peut-il faire de Nadjaf une ville monde ?

De la notion originelle de ville-monde

Pour répondre à cette question, examinons donc les critères habituel­lement utilisés pour définir une ville monde. Historiquement, cette for­mulation apparaît dans l’oeuvre de Fernand Braudel7, la ville-monde étant le centre d’une économie monde. Cette dernière est un « morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges confèrent une certaine unité organique ». C’est un espace borné, hiérarchisé avec un centre et une périphérie. L’économie-monde possède donc un centre, une ville-monde, ville dominante des échanges économiques et commerciaux.

Selon cette analyse, depuis la fin du XIVe siècle, l’économie-monde oc­cidentale a connu cinq changements de centre. Vers 1500, à la suite de la découverte du Nouveau Monde, la Méditerranée perd son influence au pro­fit de l’Atlantique : Venise doit céder le rôle dominant qu’elle exerçait de­puis plus d’un siècle au profit d’Anvers. Vers 1550-1560, l’argent des mines d’Amérique se met à transiter par Gênes, qui le redistribue ensuite dans l’Europe entière. Au début du XVIIe siècle, c’est Amsterdam qui parvient à éclipser définitivement le bassin méditerranéen grâce au dynamisme de ses marchands. Deux siècles plus tard, c’est Londres qui devient progressive­ment une ville monde. Enfin, la crise de 1929 finit par profiter à New York.

 

À l’essor de classements de villes mondiales

Il est clair que Nadjaf n’a jamais été, pour le Moyen-Orient ou l’Orient, une ville-monde au sens de Braudel. Mais, depuis la fin XXe siècle, se sont multipliées des études portant sur des villes mondiales, débouchant sur di­vers classements alignant des dizaines de villes en recourant à des critères variés. Ainsi, un premier classement, réalisé par l’Institut des stratégies ur­baines de la Mori Memorial Foundation8 (Tokyo), se fonde sur un indice composite qui regroupe six ensembles de données : l’économie, la recherche et le développement, la qualité de la vie, l’écologie et l’environnement natu­rel, la culture et l’accessibilité. Ce classement porte sur 35 villes majeures qui sont évaluées régulièrement. Un des intérêts de ce classement, dont la seule ville considérée du Moyen-orient est Le Caire, tient à son caractère pluriel, ce qui signifie que le classement diffère selon les critères considérés. Ainsi le Caire est 35e dans le classement général, selon les critères économiques et ceux de recherche-développement, mais 27e pour le critère culturel, 32e pour l’environnement, devant Shanghai, Pékin et Moscou, et 30e pour l’accessibi­lité. Sans surprise, Nadjaf ne figure pas parmi les 35 villes étudiées.

Un deuxième classement, celui du groupement bancaire MasterCard Worldwide, est fondé sur un indice composite qui regroupe sept ensembles de données : le cadre juridique et politique, la stabilité économique, les facilités offertes aux entreprises, les flux financiers et d’informations et la qualité de vie9. Dans son classement général, il traite 20 villes, dont Dubaï et Istanbul pour le Moyen-Orient. Dans son classement propre au Moyen-Orient et à l’Afrique sur le nombre de visiteurs, il classe 10 villes allant de Dubaï, avec 7 millions de visiteurs, à Tunis, avec 1,7 million. Il omet donc Nadjaf dont le nombre de visiteurs justifierait sans doute d’être dans ce clas­sement.

Un troisième classement, le GaWC, Globalization and World Cities Research Network (Réseau d’étude sur la mondialisation et les villes mon­diales), de l’Université de Loughborough (Royaume-Uni) se fonde sur l’insertion d’une ville dans le réseau des firmes de services supérieurs aux entreprises pour la considérer comme mondiale. Après un classement ini­tial présenté en 1998, le classement de 2011 distingue plusieurs catégories : 47 villes mondiales « alpha », une soixantaine de villes classée « bêta » et un nombre équivalent de villes classées « gamma », s’ajoute une trentaine de villes hautement signifiantes10, et donc signalées comme villes mondiales, et environ 80 villes considérées comme signifiantes11 pour leurs fonctions in­ternationales12. Le nom de Nadjaf ne figure pas parmi les près de trois cents villes considérées comme mondiales.

Ces classements, intéressants, peuvent être soumis à critique dans la me­sure où ils privilégient des analyses de géographie économique et laissent en partie de coté ce qui relève de la géographie historique ou culturelle. Nous proposons donc de passer Nadjaf au prisme d’un certain nombre de critères pouvant justifier l’appellation de ville-monde.

Population et ville-monde

Examinons d’abord celui de la population. À ce titre, Nadjaf, avec envi­ron 700 000 habitants en 2010, se classe au sixième rang en Irak, avec 8 fois moins d’habitants que la capitale Bagdad et 2 fois moins que la deuxième ville la plus peuplée, Mossoul. La révision 2011 du World Urbanization Prospects dénombre dans le monde 595 agglomérations comptant plus de 750 000 habitants et exclut en conséquence Nadjaf de cette liste. Nadjaf n’est donc pas une grande ville13 et, a fortiori, pas une mégapole. Elle ne pos­sède pas un poids démographique suffisant justifiant des capacités à assurer des fonctions de commandement sur un vaste territoire ou d’échanges dans les grands réseaux économiques.

Pourtant, des agglomérations de la taille démographique de Nadjaf, voire nettement inférieure, exercent un rôle régional significatif, voire planétaire, du fait des institutions internationales qui y sont installées. Ainsi la ville de Luxembourg, dont l’agglomération ne compte que 130 000 habitants, doit sa notoriété d’une part aux institutions européennes qu’elle abrite, comme la Cour de justice des communautés européennes, et d’autre part, à ses fonc­tions de place financière. Autre exemple, Strasbourg, une unité urbaine de 450 000 habitants selon le recensement français de 2007, connaît un im­portant rayonnement dû notamment au siège du Conseil de l’Europe, qui réunit 47 pays, soit le quart des pays du monde, et à la présence de Cour européenne des droits de l’homme.
Troisième exemple, l’agglomération de Genève, environ 500 000 habi­tants, et 700 000 en comptant la partie française due à l’étalement de l’ag­glomération sur les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie, exerce des fonctions planétaires comme siège principal d’importantes organisations internationales, comme l’OMC (Organisation mondiale du commerce), l’OIM (Organisation internationale des migrations) ou l’HCR (Haut com­missariat aux réfugiés), ou comme deuxième siège de l’Onu après New York. Genève est d’ailleurs à la 17e place dans le classement général mondial du Global Power City Index 2011 et vers la 88e place, dans la catégorie ap­pelée beta -, dans le classement Globalization and World Cities Research Network.

 

Les critères politiques et universitaires

Au plan politique, des villes au poids démographique réduit peuvent avoir une certaine importance comme lieu de décisions du fait de leur sta­tut de capitale nationale. C’est le cas d’Ottawa, dont l’agglomération, avec la cité la jouxtant de Gatineau, compte 1 182 000 habitants, seulement au 353e rang démographique dans le monde, ou de Berne, dont l’aggloméra­tion compte 350 000 habitants.

Au plan universitaire, plusieurs villes fort peu peuplées disposent d’une notoriété mondiale en raison d’une institution d’enseignement attirant des étudiants du monde entier. Par exemple, Fontainebleau, une unité urbaine de 37 000 habitants en 2007, abrite l’INSEAD (à l’origine, acronyme de « Institut Européen d’Administration des Affaires » et qui se définit désor­mais, dans sa base line14, comme « the business school for the World »), école privée de management considérée comme l’une des meilleures au monde. Saint-Gall, la septième ville de Suisse en nombre d’habitants, soit 72 959 habitants fin 2010, compte une université fort réputée bien au-delà des frontières de la Suisse. Créée en 1898, cette université de Saint-Gall est considérée comme l’une des les plus prestigieuses du monde en matière de commerce, d’économie et de gestion.

Selon ces exemples, des villes au nombre d’habitants réduit exercent dans le système mondial d’enseignement supérieur une place enviable et d’ailleurs enviée. Il en est de même au plan économique, avec des villes possédant une fonction significative en raison d’une activité remarquable lui valant des liens dans de nombreux pays du monde.

 

Le critère économique

Par exemple, en Lorraine, la petite ville française de Pont-à-Mousson, une unité urbaine de 23 000 habitants, à mi-distance entre Metz et Nancy, respectivement éloignées de 31 et 27 km, abrite une entreprise sidérurgique phare, Saint-Gobain PAM (ex Pont-à-Mousson SA), qui emploie 1 600 sala­riés. Cet établissement de Pont-à-Mousson de « la plus grosse affaire française de tuyaux en fonte »15 est le premier producteur mondial de ces tuyaux en fonte ductile qui équipent de nombreux réseaux d’eau et d’assainissement, en France et dans le monde. Son centre de démonstration reçoit chaque an­née à Pont-à-Mousson des clients d’environ 70 pays différents. Du fait de la notoriété, ancienne et mondiale, de l’entreprise, dont le sigle et le nom figu­rent sur des milliers de plaques d’égouts, le nom de la ville est fort connu16.

Concernant les sièges sociaux des entreprises mondiales, tous les pays ne s’alignent pas sur une organisation fort centralisée à la française qui engendre une très forte concentration des sièges sociaux dans la capitale. En Allemagne, la petite ville de Walldorf, située au nord du Bade-Wurtemberg, ne compte que 15 000 habitants. Mais elle exerce un rôle mondial en tant que siège social de l’entreprise SAP AG17, créée en 1972 par des anciens d’IBM, devenue l’un des plus importants fournisseurs mondiaux de logiciels d’entreprise dans tous les secteurs d’activité, et disposant de bureaux régionaux sur les cinq continents. SAP compte plus de 176 000 clients répartis dans le monde entier. En Suisse, sur la rive nord du lac Léman, la petite ville de Vevey compte moins de 20 000 habitants. Pourtant elle exerce aussi un rôle mondial en tant que siège social de l’entreprise Nestlé.

Nadjaf ne peut aujourd’hui prétendre à une place significative dans le concert économique mondial. Toutefois, sa capacité d’attractivité écono­mique s’accroît avec l’existence de la Chambre de commerce et la création, en 2011, d’une Chambre d’arbitrage.

Dans quelle mesure les éléments ci-dessous peuvent-ils conduire à ré­fléchir à la nature de la ville de Nadjaf dans l’armature urbaine planétaire ?
Une géopolitique s’étendant avec les migrations internationales

Nadjaf n’est pas seulement une ville irakienne. Elle est aussi une ville moyen-orientale où l’on peut rencontrer des chiites venues d’Irak, du Liban, ou de Turquie effectuer un pèlerinage dans la ville sainte. Mais c’est aussi une ville mondiale. En effet, au fil des décennies, sous l’effet des processus de globalisation, d’internationalisation et de mondialisation, la religion chiite, auparavant essentiellement presque exclusivement ancrée dans le « croissant chiite »18, donc au Moyen-Orient tel que définit par les Anglais, plus en Asie centrale du Sud, notamment en Afghanistan avec les Hazaras19, ou au Pakistan, s’est mondialisée sous l’effet des migrations. Des minorités chiites se sont constituées en Europe, en Amérique comme en Afrique, toutes mi­norités, entrant dans le processus de diasporisation20, qui vouent une dévo­tion au fondateur du chiisme dont le mausolée est à Nadjaf. Aussi peut-on croiser dans cette ville des chiites venus de nombreux pays du monde té­moigner de leur foi au mausolée d’Ali. Symbole, certes encore de dimen­sion modeste, de la place potentiellement mondiale de la ville, l’aéroport de Nadjaf se dénomme désormais « aéroport international ». À cela s’ajoute l’attractivité de Nadjaf due à son rayonnement intellectuel.

De multiples écoles théologiques et bibliothèques

Nadjaf n’est certes pas connu dans le monde pour son université, d’autant que l’université a comme dénomination la ville limitrophe de Koufa. Mais la ville dispose de nombreuses bibliothèques ouvertes au public, comme la Bibliothèque de l’Ayatollah Al-Hakeem, et de nombreuses écoles reli­gieuses qui attirent des étudiants parfois venus de loin. Les bibliothèques sont réparties dans des mosquées, dans des associations et des écoles ou dans les bâtiments privés. Elles contiennent non seulement des centaines de milliers de livres, mais aussi de nombreux livres rares et parfois des ma­nuscrits historiques uniques, soit écrits par les mains de leurs auteurs, soit résultant de prise de notes pendant des audiences de hauts personnages, soit des copies des textes d’auteurs appréciés.

 

Après le déclin subi sous le régime de Saddam, depuis 2003, Nadjaf, lieu de fondation de la première école religieuse chiite en 1056, est redeve­nue la principale hawza du monde chiite, terme qui désigne l’ensemble des séminaires de la ville, mais qui peut s’appliquer aussi à un seul séminaire. Les écoles religieuses de Nadjaf sont dirigées par des enseignants ayant le titre d’ayatollah ou des grands ayatollahs (ou marja). Le marja développe, notamment à partir de commentaires des textes coraniques, et en donnant des avis sur l’application des sources islamiques à la période actuelle, une doctrine qui fait référence pour ses disciples. Lorsque deux marjas professe une opinion différente, le disciple suit l’opinion de son propre marja. Le rôle politique du marja est un sujet de débat juridique intense. D’un côté, se trouvent les tenants du Velayat-e faqih, ce qui signifie les conservateurs de la jurisprudence ou encore gouvernement du docte, comme Rouhollah Mousavi Khomeini (1902-1989), qui souhaitent que les marjas gouvernent. En revanche, des partisans du grand Ayatollah Ali Sistani considèrent que le marja a autorité suprême pour fixer les grands principes politiques et so­ciaux, mais que c’est au gouvernement séculaire de gouverner. Quant aux quiétistes, ils ne souhaitent aucune implication des religieux dans la poli­tique séculaire. Par exemple, au fil des interventions d’Ali Sistani depuis 2003, transparaît une pensée plutôt quiétiste refusant notamment le gou­vernement des clercs, donc contraire à ce qui se passe en Iran depuis 1979 avec le guide suprême.

Enseignent donc à Nadjaf une dizaine de grands ayatollahs qui ont cha­cun leurs écoles, leurs réseaux et leurs partisans. On pense alors à Rome où les sièges de différentes ordres monastiques, des communautés ou de préla-tures, tout en professant une foi unique, se trouvent en émulation, voir dans une concurrence qui engendre des effets de synergie favorables à l’attracti-vité de la ville. À Nadjaf, c’est un phénomène semblable entre les différents grands ayatollahs.
La notoriété des écoles religieuses de Nadjaf se diffuse dans tout le monde chiite, avec ses grands maîtres, dont l’une des figures principales du chiisme citées ci-dessus, l’Ayatollah Sistani, d’origine iranienne. Aussi, en dépit de l’existence de la ville sainte de Qom en Iran, un nombre croissant d’étu­diants en théologie iraniens viennent étudier à Nadjaf.

Compte tenu de son attirance religieuse et intellectuelle, Nadjaf connaît depuis le milieu des années 2000 une hausse des résidences d’étudiants en religion. L’importance religieuse de Nadjaf se trouve reconnue et valorisée par sa désignation, comme capitale culturelle du monde de l’islam en 2012, avec Dacca et Niamey, par l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Isesco)21. L’attractivité de Nadjaf tient à un autre élé­ment, appelé la vallée de la paix.

La Vallée de la Paix, immense cimetière international

Un aspect extraordinaire de Nadjaf est en effet son immense cimetière, Wâdi as-Salâm, peut-être le plus grand du monde et sans aucun doute le plus grand cimetière musulman au monde. Selon les estimations, il abrite­rait entre 5 et 15 millions de tombes… « Dieu seul le sait », comme le dit un vieux fossoyeur. Quel que soit le pays où il a réellement vécu, tout chiite souhaiterait se faire enterrer près d’Ali. Mais la loi de l’offre et de la demande fait que les concessions se négocient à des prix fort élevés. On dit que cer­tains pèlerins âgés souhaitent décéder au cours de leur visite au sanctuaire de l’Imam Ali dans l’espoir que la présence d’une grande figure religieuse à leurs côtés permette d’atténuer les souffrances de la mort et d’intercéder en leur faveur.

Le cimetière reçoit chaque année la visite de centaines de milliers de pèlerins, venus honorer leurs ascendants ou les prophètes et les grands mys­tiques qui y sont enterrés. En parcourant la longue route qui le traverse, on aperçoit des tombes ocres à perte de vue dont les plus anciennes remonte­raient au VIIe siècle, des dômes turquoise et des petits mausolées, dont on peut se rapprocher par des allées poussiéreuses.

Au total, Nadjaf s’enrichit de ses pèlerins dont le nombre n’est pas exac­tement recensé mais dont le chiffre minimum journalier dépasse plusieurs milliers. Cette attractivité montante de Nadjaf se lit à travers le développe­ment des commerces, des restaurants ou des hôtels.

Une tête de réseau touristique effective et potentielle

Nadjaf est également tête de réseau pour d’autres pèlerinages religieux ou pour découvrir le patrimoine irakien. D’une part, Nadjaf compte à proxi­mité, à quelques kilomètres, la grande mosquée de Koufa, qui fait partie des étapes de tout pèlerinage. Selon les récits de la tradition chiite, cette mos­quée est le lieu où l’Imam Ali fut mortellement blessé par un coup d’épée en 661, alors qu’il était en train d’y prier. Puis, après avoir traversé Koufa, quelques kilomètres à l’est de la grande mosquée, se déploie l’Euphrate et ses rives enchanteresses.

Nadjaf est aussi le lieu de départ pour le pèlerinage dans la quatrième ville sainte du chiisme, Karbala, située à 74 km au nord de Nadjaf et 88 km au sud de Bagdad, où se trouvent deux importants mausolées séparées de deux cents mètres, celui d’Hussein22, fils d’Ali, et de son demi-frère Abbas23. En conséquence, la situation de Nadjaf est assez exceptionnelle. En effet, dans nombre de villes de pèlerinage, il est possible de le limiter à une jour­née, éventuellement sans nuitée. En revanche, la proximité entre les deux villes saintes de Nadjaf et de Karbala et la pluralité des lieux saints dont la vi­site est donc nécessaire signifie l’organisation d’un voyage de plusieurs jours, d’autant qu’il faut prévoir le temps passé aux check points, tant à l’intérieur des villes que sur les routes.

En outre, Nadjaf peut aussi être une tête de réseau touristique pour un lieu bien antérieur à la naissance du chiisme, mais qui se trouve être un héritage essentiel des civilisations, Babylone, à 61 km au nord de Nadjaf. Le site de Babylone pourrait d’ailleurs aisément accroître son attractivité en déployant des travaux archéologiques supplémentaires.

Une émergence possible

Certes, Nadjaf demeure une ville relativement pauvre au regard des stan­dards occidentaux, et d’ailleurs fort poussiéreuse. Le besoin d’infrastructures en matière de réseaux d’électricité, d’assainissement, de transports, de ser­vices de nettoyage. est évident et considérable. Et la couleur jaune des taxis, comme à New York, ne peut masquer ce besoin. Les difficultés de la construction d’un nouvel Irak s’y font sentir par la nécessité de passer des check points visant à prévenir tout attentat terroriste.

Ainsi, au regard des critères généralement utilisés, Nadjaf ne mérite pas le titre de ville-monde. Par le nombre d’habitants, elle est devancée par des centaines de villes dans le monde et plus de 14 fois moins peuplée que ces 21 mégapoles, agglomérations comptant plus de 10 millions d’habitants, qui dominent l’armature urbaine mondiale. Avec 700 000 habitants, Nadjaf compte la même population que Genève ou Abu Dhabi. Mais, comme le produit intérieur brut par habitant est encore faible, elle ne représente pas un marché très important. Mais Nadjaf se trouve relativement riche avec la présence temporaire de pèlerins d’étudiants en théologie ou de religieux qui engendre une population résidente moyenne24 nettement supérieure à sa population y résidant de façon permanente. La population présente dépasse même le million pendant le mois d’Achoura où est commémoré chaque année l’assassinat d’Ali et celui de son fils Hussein.

Nadjaf n’est pas non plus un centre commercial rayonnant sur un vaste territoire ou assumant, comme Anvers, de fortes relations réticulaires avec de nombreux pôles de la planète. Elle ne possède pas non plus ni une entreprise phare d’envergure mondiale par le type de produit ou de services qu’elle pro­pose. En dépit d’une Chambre de commerce et d’une chambre d’arbitrage, Nadjaf ne se caractérise pas par des activités tertiaires supérieures

Pourtant, Nadjaf est le centre incontournable de la deuxième branche de l’islam par le nombre de ses adeptes. Sa capacité à émerger comme ville-monde tient à la géographie de plus en plus diversifiée des chiites sous l’ef­fet des migrations internationales. En outre, Nadjaf n’est pas, comme La Mecque, fermée aux non-musulmans, ce qui signifie qu’à condition d’amé­liorer considérablement ses infrastructures, elle pourrait devenir une ville touristique pour des non-musulmans voulant découvrit la Mésopotamie. Le patrimoine religieux dont dispose Nadjaf et qui est le cœur non seulement de son identité, mais qui lui donne une identité unique au monde, et son positionnement géographique à proximité d’autres lieux historiques déjà très attractifs pour des raisons religieuses (Karbala) ou à fort potentiel touris­tique (Babylone) peut en faire une ville-monde émergente. La complétude d’une telle émergence appelle d’une part une amélioration des conditions géopolitiques, d’autre part une gouvernance permettant la réalisation des infrastructures indispensables pour renforcer l’attractivité de la ville.

Notes

  1. Mort en 632.
  2. Un ayatollah est l’un des titres les plus élevés décerné à un membre du clergé chiite. Les ayatollahs en sont les chefs et les docteurs et ils sont considérés comme des experts de l’islam dans les domaines de la jurisprudence, de l’éthique, de la philosophie ou du mysticisme. Ils enseignent la plupart du temps dans les écoles (hamza) islamiqu Les ayatollahs qui portent des turbans noirs sont considérés comme des descendants du prophète Mahomet, les autres portant des turbans blancs. Bien que leur descendance initiale tienne à une femme, Fatima, la fille de Mahomet, la reconnaissance de descendant postérieur du prophète ne vaut que par les hommes.
  3. Vice-président (1968-1979) puis président (1979-2003) de la République Irakienne, suite au renoncement « précipité » de son prédécesseur, officiellement pour « raison de santé ».
  4. Auparavant, Nadjaf a souffert d’autres vicissitudes de l’histoire, subissant dépravations ou pillages à la suite de batailles. Par exemple, au début du XIXe siècle, en 1801 ou 1802, le mausolée d’Ali a été endommagé au cours d’un raid mené par des tribus bédouines menées par le chef wahhabite Abdelaziz ben Mohammed ben Saoud. Mais le mausolée, après chaque dépravation, a chaque fois été remis en état.
  5. Ainsi, à la suite de mon article « L’Irak, géopolitique et populations », Population & Avenir, n° 660, novembre-décembre 2002, de nombreux lecteurs m’interrogent sur ces villes saintes (Nadjaf et Karbala) que je signale dans la carte accompagnant cet article que le quotidien Le Monde décide de reproduire dans son édition du 18 février 2003 (article d’Yves Mamou : « La course au pétrole irakien ne doit pas faire oublier … les Irakiens »). En outre, nombre d’occidentaux ont tendance à ne voir le chiisme qu’à travers le guide suprême de l’Iran.
  6. Il en est sans doute de même du côté des femmes, sachant que, après une dernière fouille, les hommes et les femmes se séparent, une partie du sanctuaire leur étant à chacun réservée.
  7. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, Tome III, Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979.
  8. Global Power City Index 2011.
  9. MasterCard Worldwide Insights, MasterCard Index of Global Destination Cities: Cross-Border Travel and Expenditures 2Q 2011,http://insights.mastercard.com/wp-content/up-loads/2011/06/Global_City_Travel_Connectivity_English.pdf
  10. « High sufficiency », dont Leipzig, Strasbourg ou Bilbao.
  11. « Sufficiency », dont Florence, Medellin, Winnipeg, Nantes ou Toulouse.
  12. http://www.lboro.ac.uk/gawc/world2010t.html
  13. Wackermann, Gabriel (direction), Les très grandes villes dans le monde, Paris, Ellipses, 2000.
  14. La base line, la phrase qui ponctue une annonce publicitaire, est dans ce cas, la signature permanente ou de moyen terme de la marque.
  15. Lallemand, Pierre, Un siècle de vie quotidienne. Pont-à-Mousson, Editions Pierron, Sarreguemines, 2001, p. 39.

 

  1. Même s’il est souvent ignoré que Pont-à-Mousson est aussi le nom d’une ville.
  2. Acronyme de « Systems, Applications, and Products in Data Processing ».
  3. Dumont, Gérard-François, « L’Iran et le « croissant chiite »: mythes, réalités et prospective », Géostratégiques, n° 18, 2008.
  4. Dumont, Gérard-François, Chalard, Laurent, « Afghanistan : une géopolitique des popula­tions « séculière » et régulière », Géostratégiques, n° 27, 2e trimestre 2010.
  5. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des popula­tions, Paris, Ellipses, 2007.
  6. Dont le siège permanent à Madinat Al Irfane, dans le quartier Hay Riyad de Rabat, donc à proximité du pôle qui regroupe les universités et les écoles les plus importantes de la capitale marocaine.
  7. En effet, en 680, 61 de l’Hégire, Hussein quitte La Mecque avec sa famille et un petit groupe de partisans et marche sur l’Irak, pour faire valoir ses droits à la succession califale ouverte après l’assassinat de son père Ali. Sur la route de Koufa, Hussein et ses partisans sont défaits par les troupes du calife Yazid 1er. La tradition rapporte qu’Hussein fut décapité et son corps mutilé à Karbala, où a été construit son mausolée, lieu saint des Chiites.
  8. Mort également lors de la bataille de Karbala en 680.
  9. Sur les notions différentes de population résidente et de population présente et leurs appli­cations à la France, Cf. Terrier, Christophe, « Aménagement des territoires et géographie de la population présente », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011, www. population-demographie.org/revue03.htm
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