ÉDITORIAL, La francophonie : une géopolitique

Jacques BARRAT

Professeur émérite (Université de Paris II Panthéon-Assas). Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer.

La francophonie doit beaucoup à l’ancien Secrétaire perpétuel de l’Aca­démie française et ancien ministre de la Culture, Maurice Druon. Non seulement il fut le premier à proposer, pour définir la francophonie, les termes densemble de ceux qui ont le français en partage, mais il fut surtout le premier à déclarer : la fran­cophonie est une géopolitique.

De fait, ce grand défenseur de la langue française donna ainsi ses lettres de no­blesse à un concept, tout à la fois, mal connu, assez récent puisque réapparu seule­ment dans les années soixante et malheureusement encore trop flou pour l’immense majorité des francophones en ce début du XXIe siècle.

En réalité, ce sont deux concepts qui se doivent en effet d’être précisés : franco­phonie et Francophonie.

De manière fort simple, francophonie avec un f «minuscule» désigne au­jourd’hui l’ensemble de ceux qui à des degrés divers utilisent la langue française.

Avec un F «majuscule», Francophonie évoque l’ensemble des institutions inter­gouvernementales ou gouvernementales qui utilisent le français dans leurs travaux et qui sont destinées à promouvoir l’usage du français tout comme la propagation de la culture francophone dans le monde.

Pour plus de précisions, il est utile de rappeler qu’avant la définition de ces deux concepts par Maurice Druon, la première définition de la francophonie avait été l’œuvre d’Onésime Reclus, frère du célèbre géographe Elisée Reclus. Ce dernier fut un homme très fortement marqué à gauche et très actif lors de la Commune de Paris, qui publia beaucoup en particulier à la fin du XIXe siècle. Onésime, son frère, de tempérament beaucoup plus libéral, géographe lui aussi, écrivit dans les années 1880 de nombreux ouvrages traitant de la France et de son empire colonial : Le plus beau royaume sous le ciel, La Terre à vol d’oiseau, Le partage du monde, Un grand des­tin commence, France, Algérie et colonies ou encore Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique : où renaître ? et comment durer ? Sous le terme de « francophonie », il y regroupait l’ensemble des pays et des populations utilisant à un titre ou à un autre la langue française en déclarant plus précisément : « Nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue. »

Chantre de l’impérialisme colonial, Onésime Reclus refusa néanmoins toute mise en exergue du mercantilisme ou des approches raciales. Bien au contraire, persuadé du bien fondé de l’œuvre civilisatrice de la France, comme son contempo­rain de gauche Jules Ferry, il tenta de prouver que les langues étaient les socles des empires et des liens entre les civilisations. Pour lui, en effet, les langues vouées à un avenir international, comme l’anglais et le français, se révélaient être des facteurs ca­pables d’influencer durablement en matière culturelle les «milieux humains». Elles permettraient donc ainsi de faire profiter le plus grand nombre d’êtres humains, des avancées politiques, techniques, économiques et culturelles des nations les plus développées.

Dans un deuxième temps, à partir de 1930, seul l’adjectif «francophone» appa­rut assez régulièrement dans les dictionnaires. On entendait par-là «ceux dont le français était la langue maternelle». En effet, le mot francophonie avait peu à peu sombré dans l’oubli, en même temps que son inventeur. Le terme de «francité», inventé par le Président du Sénégal Léopold Sedar Senghor et compris comme «l’ensemble des caractères propres à la civilisation française» (Grand Larousse) lui fut substitué pendant quelques temps, jusqu’à ce que la revue Esprit, en novembre 1962, publie un numéro, devenu aujourd’hui référence. Le mot «francophonie» y était cité à nouveau, recevant là une consécration définitive, reléguant peu à peu au second rang les termes qui foisonnaient pour désigner cette idée comme : «franci-tude», «communauté francophone», «communauté de langue française» et même, «Commonwealth (!) francophone» ou «Commonwealth à la française».

Aujourd’hui, et cela depuis l’institutionnalisation du fait francophone, à la demande expresse d’Habib Bourguiba, de Léopold Sédar Senghor, de Norodom (maternelle, officielle, courante ou administrative) est le français ;

  • un sens spirituel et mystique : le sentiment d’appartenir à une même commu­nauté, cette solidarité naissant du partage de valeurs communes aux divers individus et communautés francophones ;
  • un sens institutionnel : l’ensemble des organisations publiques et privées œuvrant dans l’espace francophone.

Les pays qui se réclament de la Francophonie ont en commun une triple diversité, qu’ils soient membres à part entière ou simples observateurs de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie).

  • Diversité géographique : Maghreb, Afrique noire, océan Indien, Proche et Moyen-Orient, Amérique, Asie, Europe, Pacifique… ;
  • Diversité politique: tous les types de régimes politiques, tous les niveaux de liberté, tous les degrés de laïcité ;
  • Diversité culturelle enfin : de cette dernière procède une richesse que mettent en avant les institutions de la Francophonie parce que cette dernière veut favoriser le dialogue des cultures et éviter ainsi une globalisation qui serait par trop réductrice.

ceux qui sont devenus francophones du fait du processus de colonisation engagé par la France depuis l’époque de Jacques Cartier ;En réalité, France, Belgique et Suisse mises à part, trois types de pays composent l’espace francophone :

  • ceux qui sont devenus peu ou prou francophones par adhésion, que celle-ci soit le fruit d’une démarche volontariste de leurs élites ou le résultat d’une politique culturelle développée par les gouvernements français par le biais d’établissements d’enseignements, de centres culturels ou au travers des mé­dias ;

– ceux qui sont redevenus francophones comme le Vietnam ou la Guinée parce qu’ils avaient décidé de reprendre contact avec les structures de la Francophonie après que les aléas de l’histoire les en eurent éloignés.

Phénomène particulièrement révélateur en ce début du mois de mai 2012, aucun des candidats à l’élection présidentielle n’a cru bon de prononcer le mot de « francophonie » et de parler de l’importance de celle-ci pour le rayonnement de notre pays dans le monde. Chacun sait que les élites francophones, comme la classe politique française, font preuve d’un réel désintérêt pour la francophonie et la Francophonie. Or, le fait que le phénomène francophone et son institutionnalisa­tion soient rarement évoqués ou mis en avant par les médias et qu’ils soient incon­nus des programmes universitaires et scolaires, ne constitue pas une explication suffisante. Sans doute Monsieur Tout le monde ne voit en eux qu’une série de struc­tures et de réunions coûteuses qui ne servent à rien. Pis que cela, chez les Français peu cultivés, l’image est même négative : « Les Sommets de la Francophonie ne servent à rien. On y distribue de l’argent à des pays pauvres, et lorsqu’on y prend des décisions, elles sont rarement appliquées, soit parce qu’elles sont inapplicables, soit plus simplement parce que la France n’a plus les moyens financiers de les mettre en œuvre ! »

Pour combattre ces approches inexactes et par trop pessimistes, il faut rappeler que la francophonie et la Francophonie sont à la fois des concepts, un espace habité par ceux qui ont le français en partage et une organisation internationale. Mais, ce sont aussi des manières d’appréhender, de comprendre, d’écouter, de commu­niquer, d’agir, bref un comportement, un humanisme. Plus encore, l’OIF est un outil de communication interculturelle et le seul espace politique fédérateur de ceux qui veulent reconnaître, accepter et valoriser les différences entre les hommes. Par « Francophonie », il nous faut certes entendre des institutions, des réunions, des échanges culturels, mais aussi, et de plus en plus souvent, des réalités scientifiques et commerciales, comme en témoigne le poids économique et technologique de l’ensemble francophone.

La francophonie est aussi un conservatoire. C’est celui de notre belle langue française. C’est un patrimoine dont nous devrions être plus fiers et qu’il faudrait défendre avec plus de courage, de ténacité et de lucidité. La francophonie en vaut la peine. Elle est plurielle, généreuse, respectueuse des autres et porteuse de mes­sages universels. En cela elle est capable d’accepter la mondialisation tout en refu­sant une globalisation réductrice et par-là même peut favoriser dans des nombreux domaines le dialogue des cultures. Comme le disait le Président Jacques Chirac :

« La Francophonie a vocation à appeler toutes les autres langues du monde à se rassem­bler pour faire en sorte que la diversité culturelle qui résulte de la diversité linguistique soit sauvegardée. Au-delà du français, au-delà de la Francophonie, il nous faut être des militants du multiculturalisme dans le monde, pour lutter contre l’étouffementpar une langue unique, des diverses cultures qui font la richesse et la dignité de l’humanité. »

De l’avenir de la francophonie et de la Francophonie dépendra immanquable­ment celui de nos descendants, tant en matière culturelle, qu’économique et poli­tique. De son sort dépendront les destinées de nombreux pays pauvres, mais aussi la place et le rayonnement de la France, tout comme la dilution ou non de notre Hexagone et de ses spécificités.

Si par malheur, la francophonie venait à se déliter, cela signifierait pour les Français en premier puis pour les francophones, comme pour une bonne part du reste de l’humanité aussi, une inéluctable soumission à une culture unique. Nous Français, nous ne sommes qu’une nation de 65 millions d’habitants noyés dans un univers de plusieurs milliards d’êtres humains. La France est certes encore une grande nation mais son avenir et son rayonnement dépendent en premier lieu du destin de la francophonie, pour peu que notre pays ait encore quelque chose à dire au monde.

Heureusement, la Francophonie, figure emblématique de la francophonie est aujourd’hui devenue une réalité géopolitique incontournable. Le Sommet d’Hanoï en 1996 lui avait donné les moyens d’avoir une politique, de faire de la politique et mieux encore de faire sa politique. Les sommets qui ont suivi ont permis à la Francophonie d’être un cadre digne des ambitions et des attentes des francophones du monde entier. Malheureusement, comme le dénonçait si bien Margie Sudre : « L’élite française fait preuve parfois d’une grande légèreté et d’une incompréhensible cécité. Cette remarque vaut pour la Francophonie, comme pour la langue française. Certains considèrent notre langue et son rayonnement dans le monde comme un héritage désuet et encombrant. »

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la France devra se réveiller et ac­cepter de changer d’attitude. C’est l’avenir de la culture française qui est en jeu. Il serait sain d’en prendre conscience, ne serait-ce qu’en rappelant aux irresponsables de Bruxelles que l’obligation de l’usage du « globish » n’est pas particulièrement por­teuse d’humanisme et nuit tout autant à la langue de Shakespeare qu’à la nécessaire diversité culturelle européenne.

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