LES SIX ENJEUX DE L’EVOLUTION DEMOGRAPHIQUE CHINOISE

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne Président de la revue Population & Avenir *

4eme trimestre 2011

  • Depuis le début du xxie siècle, la Chine semble voler de succès en succès : progrès économiques, réussite des Jeux olympiques d’août 2008, accession au titre de troisième puissance spatiale, en septembre 2008, avec l’envoi de trois taïkonautes accueillis à leur retour par des manifestations de triomphe, achat d’entreprises européennes, accession depuis 2010 à la deuxième place au monde en terme de production même si, par habitant, c’est plus de six fois moins que les États-Unis, part importante dans le financement du déficit budgétaire des États-Unis…

Dans ce contexte, la Chine est devenue une puissance incontournable dans le monde, tellement incontournable que le quotidien français du soir Le Monde n’a pas hésité à titrer un hors série « Le siècle chinois » sans point d’interrogation. L’avenir des rapports de force du xxie siècle serait-il donc écrit ? La Chine, qui prend une place croissante dans le concert des nations, n’aurait-elle aucun talon d’Achille ? Or un talon d’Achille potentiel relève de données mesurables, en partie héritées de sa politique démographique coercitive, celles proposées par l’analyse de l’évolution démographique chinoise. En effet, cette analyse met en évidence des enjeux pouvant avoir des conséquences géopolitiques, certains plutôt de géopolitique interne, d’autres plutôt de géopoli­tique externe.

  • Since the beginning of the XXIst century, China seems to steal from strength to strength : économiepro-gress, successful Olympic games in August 2008, accession to the title of thirdspacepower in September 2008, sending three astronauts and greeting their return in triumph, buying European companies, accession since 2010 to second place in the world in terms of production, even though per capita, more than six times less than the U.S., and an important part of United States budget deficit….

In this context, China has become an unavoidably powerful force in the world, so essential that the French evening daily Le Monde did not hesitate to launch a special « The Chinese Century » without a question mark. Is the future of the power balance in the XXIst already written? China, who is taking a growingplace in the concert of nations, would have no Achilles’ heel? On the other hand, a potential Achilles’ heel arises from measurable data, partly inheritedfrom its coercitive population policy those proposed by the analysis of Chinese demographic evolution. Indeed this analysis highlights issues that may have geopolitical consequences, some of internal geopolitics, others more from external geopolitics.

DEPUIS LE DÉBUT DU XXIe SIÈCLE, la Chine apparaît dans une position privi­légiée en raison de sa croissance économique, de son capitalisme d’État régi par un parti unique, de sa puissance militaire montante, de ses positions diplomatiques soutenant souvent des pays fort peu démocratiques ou de son avancée, sans les états d’âme de l’Occident, dans toute l’Afrique dont elle souhaite profiter du considé­rable potentiel. La Chine semble voler de succès en succès : progrès économiques, réussite des Jeux olympiques d’août 2008, accession au titre de troisième puissance spatiale, en septembre 2008, avec l’envoi de trois taïkonautes accueillis à leur retour par des manifestations de triomphe, achat d’entreprises européennes comme Volvo signifiant surtout l’achat de brevets et de technologies, accession depuis 2010 à la deuxième place au monde en terme de production même si, par habitant, c’est plus de six fois moins que les États-Unis1, part importante dans le financement du déficit budgétaire des États-Unis, proposition de contribution au Fonds européen de stabilité financière de la zone euro…

Dans ce contexte, la Chine est devenue une puissance incontournable dans le monde, tellement incontournable que le quotidien français du soir Le Monde n’a pas hésité à titrer un hors série, publié en octobre 2011, « Le siècle chinois » sans point d’interrogation. L’avenir des rapports de force du xxie siècle serait-il donc écrit ? La Chine, qui prend une place croissante dans le concert des nations, n’au­rait-elle aucun talon d’Achille ? Rien n’est moins sûr.

D’abord, pour répondre à cette seconde question, il serait possible de s’interro­ger sur les incertitudes institutionnelles qui pèsent sur ce pays par comparaison avec d’autres régimes politiques dont l’équilibre apparaît pérenne, au moins à vue hu­maine. Un autre talon d’Achille potentiel relève de données mesurables, celles pro­posées par l’analyse de l’évolution démographique chinoise. En effet, cette analyse met en évidence des enjeux pouvant avoir des conséquences géopolitiques, certains plutôt de géopolitique interne, d’autres plutôt de géopolitique externe. Mais il est impossible de comprendre ces enjeux sans rappeler les spécificités de la politique démographique de ce pays, explicative de l’importance de plusieurs d’entre eux.

Une politique démographique coercitive

À l’origine de cette politique, il faut rappeler les décisions mises en œuvre de 1958 à 1960 sous l’intitulé « Grand bond en avant ». Ce dernier se traduit par une industrialisation à outrance et une collectivisation agricole accentuée qui détourne les paysans de leurs tâches agricoles. Il s’ensuit une catastrophe alimentaire qui engendre une grave crise démographique. Compte tenu d’une importante sous-alimentation, les « années noires » 1959-1961 (découvertes ex post car la famine avait été masquée par l’absence de liberté de l’information) sont marquées par un fort abaissement des naissances dû à une moindre fertilité (aménorrhée notam­ment), par une nette hausse des décès et par une stagnation, voire une baisse de la population dans certaines provinces. Elles ont un coût démographique équivalant en valeur relative à la Première Guerre mondiale pour la France. Les années qui suivent enregistrent une remontée de la natalité comme il peut s’en produire après une guerre une fois la paix revenue.

Dix-huit ans plus tard, en 1979, devant l’arrivée à l’âge fécond des générations nombreuses nées après la famine des années noires, le Parti communiste chinois juge insuffisante la baisse en cours de la fécondité ; il radicalise sa politique de po­pulation et instaure des normes démographiques contraignantes pour les couples et les familles. Et, dans le cadre de la politique des Quatre modernisations (de l’agri­culture, de l’industrie, de la science et des techniques, et de la défense), il révise à la baisse ses objectifs démographiques, appelant de ses vœux 1,2 milliard d’habitants en l’an 2000 et un taux d’accroissement nul. Au plan des familles, cela signifie la quasi-absence des naissances de rang trois ou plus et des proportions très élevées de couples à enfant unique, d’où la dénomination courante de politique de « l’enfant unique ». Cette limitation des naissances, qui devient une obligation légale des époux (texte de 1980, Constitution de 1982), est mise en œuvre avec toute une pa­noplie d’avantages pour ceux qui la respectent et des sanctions pour les autres. Son application se déploie par le recours à des méthodes coercitives, avec notamment la campagne de stérilisations et d’avortements forcés de la fin 1982.

Les gouvernements des provinces sont chargés d’édicter les conditions et contraintes, plus ou moins strictes selon les régions, de son application. En milieu rural, la résistance est forte. Dans les provinces les plus prospères, les « lignées » familiales puissantes rappellent les grands principes : « Le manque de piété filiale se manifeste sous trois formes et ne pas avoir de descendant est la plus blâmable ». On défie directement le pouvoir sachant que l’enjeu pour les familles est de s’assurer d’un descendant mâle : yang’er fang lao (« élever un fils pour préparer sa vieillesse »), d’autant que ces familles ne disposent d’aucun système de retraite. Dans ce contexte, le gouvernement manie le bâton mais aussi la carotte, en allégeant légèrement sa politique. D’une part, pour les minorités ethniques, qui avaient réalisé que le res­pect du principe de l’enfant unique pouvait engendrer un effondrement démogra­phique en trois générations2, un régime moins exigeant est instauré. Et, pour les campagnes, il est décidé qu’une deuxième naissance peut être autorisée au cas où le premier enfant serait une fille.

Toutefois, la politique dite de l’enfant unique suscite nombre de troubles par la violence de son application à l’égard de femmes n’ayant pas respecté les réglemen­tations. Une vingtaine d’années plus tard, en 2002, une loi « sur la population et la limitation des naissances » que vote l’Assemblée nationale populaire réaffirme le principe d’un enfant par couple. Mais elle allège les obligations démographiques des familles. Les couples sont désormais autorisés à avoir plusieurs enfants à condi­tion de payer une sorte d’impôt, pudiquement baptisé « taxe sociale de compen­sation ». Il s’ensuit un sentiment d’inégalité puisque les pauvres et la plupart des paysans restent financièrement incapables de débourser une telle taxe, qui peut constituer jusqu’à plusieurs fois leurs revenus mensuels.

Et cet allègement n’efface pas le caractère coercitif de la politique démogra­phique chinoise qui se trouve à nouveau mis en évidence lorsque des informations sur ses excès filtrent. Par exemple entre mars et juillet 2005, dans un canton de la province du Shandong, dans l’Est de la Chine, quelque 7 000 Chinoises sont stéri­lisées de force par des agents de l’organisation de la planification familiale. D’autres accouchent de bébés mort-nés après avoir reçu des injections de poison. L’une des victimes raconte que le cadavre de son enfant a été, dès l’accouchement, plongé par les infirmières dans une bassine d’eau pour bien s’assurer de son décès. Des villa­geois du canton ont été battus à mort pour avoir essayé de protéger des membres de leurs familles qui se cachaient dans le dessein d’échapper à la stérilisation ou aux avortements forcés. La raison de telles méthodes serait due au fait que les respon­sables de cette région de Linyi avaient été tancés pour n’avoir pas su empêcher un nombre trop important de naissances, contrevenant à la politique dite de l’enfant unique. Il leur fallait réagir pour rétablir l’équilibre…

Comme cette information a filtré à l’étranger en étant publiée par le magazine américain Time du 19 septembre 2005, les autorités de la Commission de la popu­lation nationale et de la planification familiale (NPFPC) se sont senties obligées de les confirmer avec une surprenante rapidité. Toutefois, la presse chinoise destinée à des lecteurs chinois n’a nullement relaté ces évènements violents. En revanche, à l’attention des étrangers, l’agence de presse Chine nouvelle a publié des com­muniqués officiels dans son service en anglais. Le porte-parole de la NPFPC, Yu Xuejun, a précisé que l’enquête ouverte dans la province du Shandong a révélé que « les affirmations au sujet de cas d’avortements et de stérilisations forcées se sont avérées ». Il a ajouté que « les coupables ont été démis de leurs fonctions. Certains sont l’objet d’une enquête, d’autres sont en détention ». Il a promis que des séances de sensibilisation « aux questions juridiques » vont être organisées pour le personnel de l’administration locale de la planification familiale afin d’empêcher que de tels abus ne se reproduisent3.

Autre exemple d’attitude répressive ayant fait l’objet d’une information qui a filtré : en 2006 et 2007, un militant chinois aveugle, Chen Guangcheng, a été condamné à quatre ans et trois mois de prison, officiellement pour avoir endom­magé des biens appartenant à l’État et pour incitation à perturber la circulation, se­lon le Matin de Chine du Sud du 1er Décembre 2007. En réalité Chen avait dénoncé les violations des droits commises par la politique démographique coercitive dans la ville de Linyi et ses environs, mais les charges retenues contre lui ne font aucune référence à sa dénonciation des abus de la politique de l’enfant unique.

Surtout depuis 2007, cette politique fait débat au sein des instances décision­nelles, mais aussi de plaidoyers pour la justifier. Ainsi, en 2007, Zhang Weiqing, directeur du Comité national chinois de la population et de la planification fami­liale, affirme que la politique obligatoire de limitation à un seul enfant ne concerne que 35,9 % de la population. 52,9 % de la population auraient droit à un deuxième enfant si le premier est une fille. Et 9,6 % de la population, correspondant aux agriculteurs les plus pauvres, seraient autorisés à avoir deux enfants. Enfin, certaines minorités ethniques, représentant 1,6 % de la population, seraient autorisées à avoir au moins deux enfants.

Quoi qu’il en soit, bien que la politique dite de l’enfant unique ait connu des allègements, et même dans l’hypothèse ou elle serait arrêtée dans les années 2010, elle a déjà exercé des effets pendant une trentaine d’années. Elle a et aura donc des conséquences directes sur la pyramide des âges de la Chine durant la majeure partie du xxie siècle, voire sa totalité. Quant à ses conséquences indirectes, elles s’exerceront même au delà, compte tenu de la logique sur la très longue durée des phénomènes démographiques.

Une première de ces conséquences directes est le vieillissement de la population ou plutôt le survieillissement de cette population.

Le vieillissement rapide de la population

Certes, le vieillissement de la population n’est pas propre à la Chine : c’est un phénomène général, notamment dans les pays en période post-transitionnelle qui cumulent un vieillissement « par le bas »4, résultant d’une faible fécondité, et un vieillissement « par le haut », dû à l’augmentation de l’espérance de vie des per­sonnes âgées.

D’ailleurs, l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance en Chine, passée de 45 ans en 1950 à plus de 71 ans pour les hommes et de 74 pour les femmes en 2010, illustre un aspect positif de l’évolution démographique de la Chine, soit d’importantes améliorations dans la santé et l’hygiène. Mais la politique démogra­phique coercitive chinoise explique l’intensité particulièrement forte du vieillisse­ment de la population.

Ce dernier, mesuré par exemple par l’évolution de l’âge médian, connaît en effet un rythme particulièrement rapide et, par exemple, plus rapide que celui des États-Unis, conséquence de la politique chinoise de stricte planification familiale. L’intensité du vieillissement par le bas engendre une proportion de personnes âgées particulièrement élevée. Les 65 ans ou plus pourraient représenter 22,2 % de la population de la Chine en 2040 contre 8,4 %> en 2010 et devenir plus nombreux que les moins de 15 ans au début des années 2030. Selon la projection moyenne, la pyramide des âges de la Chine prendrait en 2040 la forme d’une toupie sous l’effet de la forte proportion des personnes âgées, corrélative de la faible proportion des jeunes. Le problème n’est pas tant que les personnes âgées pourraient connaître une forte gérontocroissance, passant de 115 millions en 2010 à 317 en 2040, mais surtout que, sauf changement structurel, il est à craindre que la plupart ne puissent bénéficier ni d’une solidarité familiale suffisante ni de retraites et d’une assurance-maladie à la hauteur des besoins.

Effectivement, la plupart des Chinois âgés ont peu d’économies et de maigres retraites, parfois même inexistantes. La volonté de l’État d’offrir une certaine forme d’aide publique aux personnes âgées semble insuffisante. D’ores et déjà, notamment compte tenu de la faiblesse du système de retraite, l’incidence des phénomènes de dépression dans la population âgée est en croissance. S’y ajoute une hausse des cas de négligence à l’égard des personnes âgées dans les hôpitaux. Pour l’instant, la Chine n’a mis en place qu’un dispositif social rudimentaire et lacunaire en matière de retraites et de dépenses de santé. Certes, le gouvernement chinois commence à s’en préoccuper mais cela demande non seulement l’instauration de mécanismes de financement mais aussi du temps Aussi le vieillissement se présente-t-il comme un facteur de déséquilibre social et financier.

Le système de retraite, basé sur trois piliers, est bien en cours de réforme. Le pre­mier pilier, le seul obligatoire, fonctionne avec un fond public et un compte person­nel ; le deuxième pilier est alimenté par les cotisations des employeurs ; le troisième par les cotisations des employés. Mais, en 2011, seulement 40 % des employés ur­bains font partie de ce système et la population rurale n’est quasiment pas couverte.

En outre, il faut rappeler que les retraites ne sont pas seulement une question d’argent et que toute l’épargne imaginable ne peut tout résoudre. Pouvoir rému­nérer des infirmières garantit la question ponctuelle de la régularité des soins né­cessaires aux personnes âgées, mais ne suffit pas à permettre la complétude de leur place dans la société. Il faut aussi assez d’individus jeunes, physiquement ou intel­lectuellement actifs, pour assurer les besoins des personnes âgées, y compris en ma­tière de solidarité familiale ou de voisinage. Or « L’effritement rapide des solidarités familiales, locales et communautaires au sein d’une trop grande société, dont les repères sont bouleversés par le progrès économique et technique, est un leitmotiv chez tous les
publics »5.

La Chine doit donc faire face à un vieillissement accéléré de sa population qui peut être un obstacle au maintien du rythme relativement élevé de sa croissance économique et qui, pour le moins, exige des forts changements dans les politiques conduites, pour ne pas avoir d’effets ralentisseurs sur une économie dont le niveau moyen par habitant est encore bas. Il faut par exemple améliorer la qualité de la croissance économique par le développement du capital humain et le soutien à l’innovation alors que les dépenses en recherche et développement (R&D) restent encore faibles. L’avantage démographique qui a bénéficié à la Chine, c’est-à-dire une population active jeune, va s’estomper, au risque de remettre en question le po­tentiel de croissance de son économie. Autrement dit, la Chine pourra-t-elle conti­nuer à réaliser une croissance économique élevée tout en vieillissant rapidement ? La Chine ne risque-t-elle pas d’être vieillie avant d’avoir été riche ? La question du vieillissement en Chine est d’autant plus sérieuse qu’elle survient très tôt par rap­port au processus constaté dans d’autres pays.

La politique dite de l’enfant unique n’est pas seulement responsable d’un sur­vieillissement de la population, mais elle annonce aussi une baisse de la population active.

La fin d’une population active jeune et abondante

En effet, le modèle économique chinois affirmé depuis les années 1990, assu­rant une forte croissance économique et dégageant les moyens nécessaires d’une politique de puissance, peut être remis en cause. Il repose sur une population jeune et un nombre toujours croissant d’actifs. La Chine des années 1990 et 2000 a donc pu devenir « l’atelier du monde » en proposant une nombreuse – et, donc, bon marché – main-d’œuvre, face à une Russie en dépeuplement, à une Europe vieillissante, et aux États-Unis qui, malgré une meilleure fécondité que l’Europe et des apports migratoires, compte une base d’actifs qui a beaucoup moins progressé que celle de la Chine.

Considérant l’importance du taux de croissance économique chinois, en moyenne 10 % par an au cours des années 1990 et 2000, est évoqué un « mi­racle économique chinois ». En réalité, il s’agit de la combinaison d’une politique d’ouverture et, dans ce pays le plus peuplé du monde, d’une abondance de main-d’œuvre souffrant de pauvreté, notamment grâce aux flux de migration des tra­vailleurs ruraux vers des zones urbaines, le tout aboutissant à un coût du travail très faible. Selon Marianne Bastid-Bruguière, « Les travailleurs irréguliers, migrants ru­raux, représentent plus de 60 % de la main-d’œuvre urbaine et travaillent dans des entreprises dont beaucoup échappent aux règles publiques, avec un statut qui leur interdit l’accès aux services sociaux dont jouissent les résidents urbains (éducation, santé, indemnités de chômage, pension) »6. La Chine a pleinement joué la carte de cet avantage comparatif pour se spécialiser dans la production de biens intensifs en travail. Comme le confirme un spécialiste, « l’abondance du facteur travail est une des explications importantes du miracle chinois7 ».

La Chine des années 2010 détient encore un atout important, désigné parfois sous le nom de « fenêtre d’opportunité », sur ses principaux rivaux : plus de 70 % de sa population sont d’âge actif, pourcentage supérieur à celui de l’Inde, du Brésil, du Japon, de l’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique du Nord. Son rapport de dépen­dance de la population active, mesuré par l’addition des enfants et des personnes âgées, donc des 0-14 ans et des 65 ans ou plus, rapportée à la population active potentielle (15-64 ans), est faible. Et la Chine compte une faible proportion de personnes âgées dépendantes.

Or, la projection moyenne annonce non seulement un vieillissement de la po­pulation active mais aussi une baisse projetée, à compter de 2020, en valeur absolue comme en proportion, de la population totale. En considérant la tranche d’âge 15­64 ans comme la population active potentielle, ses effectifs pourraient commencer à diminuer à partir de 2015. Cette projection moyenne indique une population active potentielle qui s’abaisserait de 200 millions en 2050, soit dix points de moins dans le pourcentage de la population totale. Même si la Chine dispose de marges en améliorant la productivité et en formant les actifs issus des campagnes, l’effet quantitatif pourrait finir par exercer des effets sur son économie. Un déficit de main-d’oeuvre pourrait se profiler dans certains secteurs, puis s’accentuer.

Outre une diminution de sa population active, la Chine pourrait, malgré l’aug­mentation projetée de l’espérance de vie, connaître une baisse de sa population, lui faisant perdre le premier rang démographique dans le monde.

La perte du premier rang démographique dans le monde ?

Effectivement, les évolutions démographiques de la Chine pourraient se tra­duire par un dépeuplement, soit à compter des années 2030 selon la projection moyenne, soit dès après 2025 selon une hypothèse basse. En conséquence, la Chine pourrait se retrouver moins peuplée que l’Inde8. La diminution de la population de la Chine pourrait aussi modifier certaines données géopolitiques internes, ne se­rait-ce que parce que cette diminution pourrait être très inégale selon les territoires chinois.

Dans cette hypothèse, la Chine ne pourrait plus arguer de son premier rang démographique dans le monde pour se montrer plus exigeante dans le concert géopolitique9, par exemple en souhaitant toujours une meilleure place au sein des instances de l’ONU. En revanche, si l’Inde sait utiliser sa masse démographique à des fins géopolitiques, il lui sera possible de demander avec encore davantage d’insistance une meilleure reconnaissance internationale, à commencer au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Déjà différents pays, dont la France, en soutenant la demande de l’Inde d’une place permanente à ce Conseil de sécurité de l’ONU, montre combien le premier rang démographique actuel de la Chine doit être re­lativisé en tenant compte d’un autre pays milliardaire dont la croissance démogra­phique est nettement supérieure à celle de la Chine et le potentiel de population active plus important.

La rapidité du vieillissement de la population de la Chine, sa baisse projetée de population active comme de population totale sont des conséquences directes de sa politique démographique coercitive ; c’est également vrai pour son déséquilibre tout à fait anormal entre les sexes.

Les conséquences géopolitiques du déséquilibre entre les sexes

Un autre enjeu démographique de la Chine est le déséquilibre croissant entre les sexes, au détriment des femmes, qui limite, pour un même niveau de fécondité, le nombre réel de naissances. Depuis toujours, pour des raisons biologiques, le taux de masculinité à la naissance est normalement de 105 garçons pour 100 filles et, dans les années 1950, 1960 ou 1970, ce même rapport de masculinité à la naissance se constate en Chine.

Puis la politique de l’enfant unique engendre partout des effets pervers, en rai­son de la préférence traditionnelle pour les garçons, justifiée par l’absence générali­sée de retraite et par le fait que les filles, en se mariant, quittent la famille. Certes, le patrimoine familial n’est plus légalement transmis uniquement aux fils, mais le mariage patrilocal demeure la règle10. Lorsqu’elle se marie, une fille quitte toujours sa famille biologique. Dévouée à sa belle-famille, elle ne doit plus rien à ses propres parents, pas même de s’occuper d’eux quand ils sont devenus vieux, cette charge incombant aux fils et aux belles-filles. Tout particulièrement dans les campagnes, on considère qu’en l’absence de pension de retraite, il faut « élever un fils pour préparer sa vieillesse ». Pour des centaines de millions de paysans, un fils est la seule assurance vieillesse, l’unique garantie contre la maladie ou l’invalidité. Diverses pratiques se développent, comme l’avortement sélectif des fœtus féminins après identification de leur sexe au moyen de l’échographie, l’infanticide de bébés de sexe féminin, l’abandon préférentiel des filles.

Les autorités ont bien tenté d’enrayer ces comportements. Dans les années 1990, diverses lois ont interdit tout mauvais traitement ou discrimination à l’en-contre des filles (infanticide, abandon), ainsi que la détermination prénatale du sexe et la pratique d’avortements sélectifs. En 2001, une campagne « Plus de considéra­tion pour les filles » a cherché à promouvoir l’idée d’égalité des sexes, notamment dans les manuels scolaires, et à améliorer les conditions de vie des familles n’ayant que des filles. Dans certaines régions, par exemple, les couples concernés ont bé­néficié d’un fonds de soutien et ont été exemptés d’impôts agricoles et de frais de scolarité obligatoire pour leurs filles, jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier. L’enjeu est notamment de pouvoir mettre un terme à la pratique, encore très ancrée, de l’avortement sélectif au détriment des filles. Le gouvernement chinois a espéré que sa politique allait permettre de ramener le rapport de masculinité des naissances à un niveau normal en 2010. Mais l’objectif n’a pas été atteint. Aussi, en 2007, La Commission nationale de la population nationale et de la planification familiale s’est prononcée en faveur de mesures visant à criminaliser l’avortement effectué en raison d’une sélection du sexe. Mais, en juin 2007, le Congrès national du peuple a rejeté cette proposition qui aurait pu conduire à l’arrestation des coupables de ce type d’avortement sélectif, sans doute parce leur nombre est très élevé.

Depuis toujours, pour des raisons biologiques, le taux est normalement de 105 garçons pour cent filles. Mais, en Chine, la politique de l’enfant unique rompt ce constat universel car elle induit une préférence dans le sexe des enfants en recourant à l’avortement ou à l’infanticide.

 

Les conséquences démographiques des effets des avortements et infanticides féminins se mesurent donc : les rapports de masculinité à la naissance sont parti­culièrement élevés, allant jusqu’à 122 pour les naissances de rang deux, et à 132 pour les naissances de rang 3, dernières tentatives pour avoir un fils. En outre, le déficit de filles semble accentué par une politique sanitaire qui profite aujourd’hui davantage aux garçons qu’aux filles. Contrairement à la norme assez générale dans le monde, le taux de mortalité infantile, qui a baissé chez les garçons dans les années 1980 et 1990, aurait augmenté pour les filles, notamment en raison d’une moindre attention portée à leur alimentation comme à leur santé11.

Au début des années 2010, la composition par sexe de la Chine se trouve donc particulièrement heurtée du fait de la politique démographique du pays. Elle met en évidence des écarts considérables entre les sexes, nettement supérieurs à ce que l’on constate généralement. À l’exception des pays du Golfe comprenant une forte population masculine immigrée, la Chine compte la plus importante majorité d’hommes de tous les pays, soit 108,0 pour 100 femmes en 2010. Dans la tranche d’âge 0-4 ans, la Chine compte, en 2010, un nombre de garçons supérieur de 5,6 millions à celui des filles, soit 116 garçons pour 100 filles ; dans la tranche 5-9 ans, l’écart est de 6,2 millions, soit 118 garçons pour 100 filles ; dans la tranche 10-14 ans, l’écart est aussi de 6,5 millions, avec une proportion de 116 ; dans la tranche 15-19 ans, l’écart est de 5,7 millions, soit une proportion de 112. Si la Chine avait, en 2010, la même proportion d’hommes et de femmes que la moyenne de la planète, soit 101,7 hommes pour cent femmes, on devrait y dénombrer 20 millions de femmes en plus. Si la Chine avait la même proportion que les pays développés12, soit 94,6 hommes pour 100 femmes, elle aurait 44 millions de femmes en plus.

Au plan démographique, le niveau de simple remplacement des générations se trouve majoré puisque, dans une population où le taux de masculinité est élevé en raison d’un déficit de filles, il nécessite pour être atteint une fécondité plus élevée. Or, la fécondité est estimée en Chine à 1,5 enfant par femme en 2011 alors que le seuil de remplacement nécessiterait dans ce pays une fécondité de 2,24 enfants par femme13.

Il résulte aussi d’un vieillissement par le bas inégal selon les sexes des dizaines de millions d’enfants uniques. Sur chaque enfant unique (« petit roi », « petit soleil ») se concentrent les espoirs et les soucis des parents, des oncles et tantes sans enfant, des grands-parents. Beaucoup d’enfants uniques apparaissent trop nourris, trop gâ­tés, trop « forcés » en classe comme des plantes de serre, pour réussir à tout prix. En revanche, les grands-parents, naguère si respectés, sont réduits à vivre de maigres pensions, ou sans pension du tout quand l’entreprise d’État qui les employait a fait faillite. Et de plus en plus de femmes âgées veuves sont isolées, formant une gran­dissante population très vulnérable.

L’État, qui ne parvient pas encore à organiser une digne prise en charge des vieillards en situation de précarité, en dépit de la construction d’institutions, a promulgué en 1996 la « Loi sur la protection des droits et intérêts des personnes âgées », qui fait obligation aux enfants de subvenir aux besoins de leurs parents âgés, sous peine de sanctions. Ainsi l’affaiblissement du respect envers les anciens et le tarissement de l’assistance familiale traditionnelle touchent la Chine au point le plus sensible précisé ci-dessus : le vieillissement.

Le lien entre la politique démographique coercitive et le déficit de femmes a longtemps été nié. Mais, en février 2007, il a été officiellement reconnu que les programmes nationaux de planification familiale expliquent le déficit de femmes. Zhang Weiqing, directeur de la Commission nationale de la population et de la pla­nification familiale de Chine, a admis dans une déclaration, rapportée par le South China MorningPost du 24 janvier 2007, que « sans doute », « le déséquilibre entre les sexes a à voir avec la politique de planification familiale stricte de la Chine ». Zhang a précisé que les parents font souvent usage de l’échographie pour identifier les embryons femelles et ensuite avorter.

En outre, selon la formule utilisée par Le Monde14, « le mariage vire au casse-tête » puisque plus de 20 millions d’hommes en âge de se marier pourraient ne pas trouver d’épouses. En conséquence, les enlèvements semblent nombreux. D’ailleurs, à l’approche de l’Exposition universelle 2010 de Shanghaï, le ministère chinois de la sécurité publique a mis en alerte la police locale, lui demandant de « réprimer sans faiblesse les activités illégales comme l’utilisation illégale d’armes à feu et d’explosifs, les enlèvements de femmes et d’enfants, le crime organisé et la pornographie en ligne », selon l’agence Chine nouvelle. Le déficit de femmes aggrave ainsi la condition féminine. Il y aurait un lien entre le déséquilibre entre les sexes et la hausse du trafic et des enlèvements de fillettes à des fins de prostitution.

Les conséquences géopolitiques interne et externe du déficit de filles peuvent être importantes, comme nous l’avons déjà analysé15. Ce déficit pose une autre question : celle de la qualité sanitaire de la population chinoise

 

Des risques sanitaires

En effet, des auteurs considèrent que le déficit des filles est susceptible d’en­traîner des risques sanitaires, dont un accroissement de la propagation du VIH/ SIDA. Pour fonder leur analyse, ils ont employé un modèle de macrosimulation bio-comportementale de la propagation hétérosexuelle du VIH/SIDA afin d’éva­luer les effets des conditions démographiques chinoises – le taux élevé de masculi­nité à la naissance et une structure d’âge de population qui reflète le déclin rapide de la fécondité depuis les années 1970 – dans l’altération du « marché » des parte­naires sexuels, ce qui pourrait alimenter une hausse des comportements associés à un risque accru d’infection par le VIH. Dans ce dessein, ils ont d’abord simulé la contribution relative du taux élevé de masculinité à la naissance et de la structure par âge de la population à l’offre excédentaire d’hommes sur le marché des parte­naires sexuels. Le déficit de femmes dès la naissance signifie une surproduction des hommes, avec des conséquences tout au long de la pyramide des âges.

Ensuite, ils ont examiné les conséquences potentielles de cette distorsion démo­graphique pour la propagation de l’infection par le VIH. Leur conclusion est que, dans la mesure où les hommes cherchent à réagir à la pénurie de partenaires fémi­nins en cherchant des contacts sexuels non protégés avec des prostituées, l’impact de la surabondance de mâles dans le marché du partenariat sexuel sur la propagation du VIH sera élevé16. Ainsi, la politique démographique coercitive chinoise pourrait-elle causer des dommages sur le plan de la situation sanitaire de la population.

Par ailleurs, l’importance relative donnée au facteur travail par rapport au fac­teur capital dans la croissance économique a nui à des investissements propices au développement durable. Par exemple, les médias ont relaté, ces dernières années, des problèmes de sécurité alimentaire, le drame des écoles défectueuses dans le Sichuan, ou les personnes ensevelies à la suite de la rupture de la digue d’un étang de stockage de minerai de fer. Diverses sources, dont un rapport de la Commission de la population nationale et de la planification familiale, soulignent par exemple que, dans les zones très polluées de Chine, les malformations congénitales17 ont augmenté en valeurs absolues et relatives. Les anomalies affecteraient 1,2 million de bébés sur les 20 millions nés chaque année. Selon le Centre national pour la santé des femmes et des enfants, les principales raisons de l’accroissement du taux de nais­sance d’enfants déficients sont la pollution, une mauvaise hygiène de vie ainsi que des grossesses tardives. Or, la productivité moyenne d’une population, et donc la création de richesses d’un pays, est notamment corrélée à la santé de la population.

Les éléments affectant cette santé affectent donc l’économie et les moyens écono­miques disponibles pour une politique de puissance, donc la géopolitique externe.

En outre, de telles conséquences sanitaires sont de nature à créer du méconten­tement vis-à-vis des dirigeants, donc des éléments de contestation portant atteinte à la situation géopolitique interne.

Un sixième enjeu géopolitique de la Chine tient à la nécessité de prendre en compte l’existence de groupes humains minoritaires dont le poids démographique relatif, même s’il est faible, augmente.

 

Le poids démographique relatif des groupes minoritaires

Outre les considérables inégalités démographiques de la Chine, qu’il s’agisse des différences de peuplement ou de niveau de vie selon les provinces, se pose la question de l’attitude du pouvoir face aux groupes humains minoritaires18, comme les Ouïgours, les Mandchous, les Mongols ou les Tibétains19.

Officiellement, la Chine est un État pluriethnique qui reconnaît constitution-nellement l’existence de 55 « minorités ethniques » ou groupes sociolinguistiques, chacun se caractérisant donc par une langue et des traditions plus ou moins com­munes. La République populaire de Chine distingue donc la « Nation chinoise », regroupant l’ensemble des 56 ethnies, et le « peuple Han », correspondant aux Chinois au sens étroit. Et, parmi les 56 ethnies de Chine, les Han sont large­ment majoritaires, représentant, selon les chiffres officiels, 91 % de la population. Toutefois, les Hans se diversifient en une pluralité de pratiques linguistiques dont le mandarin et le cantonais. Entre préservation de la diversité et assimilation forcée, les autorités chinoises mènent des programmes de politiques publiques : discrimi­nation positive, accès à l’éducation, construction d’infrastructures… Mais, de fait, les différentes ethnies subissent de fortes inégalités et certaines, refusant la sinisa-tion, ont de puissantes revendications portant sur davantage d’autonomie cultu­relle, voire politique.

Au début des années 2010, les Han constituent la majorité de la population dans toutes les provinces, à l’exception du Tibet. Mais une politique de « coloni­sation » a été pratiquée depuis des décennies par la Chine au moyen de transferts massifs de populations du peuple chinois. Au Tibet20, ces émigrations devraient être facilitées par le désenclavement ferroviaire du territoire avec la réalisation du chemin de fer qui relie Lhassa au reste de la Chine depuis 2006. Pour les dirigeants chinois, il s’agit, selon le vocabulaire consacré, d’« ajouter du sable », autrement dit d’« épaissir le ciment », une façon subtile de pratiquer la sinisation et la réduction de l’importance des minorités. Ainsi, dans la région autonome de la Mongolie in­térieure, les Han représentent désormais 84,5 % de la population. En 1949, dans le Xinjiang, les Han formaient à peine 5,5 % de la population. En 2010, ils en constituent plus de 40 %. Le poids démographique relatif des Ouïghours aurait diminué de 75% en 1949 à 40% en 2010. Pour la même raison, les Tibétains sont devenus minoritaires dans leur territoire historique, soit six millions de Tibétains contre sept millions de Chinois dans le Grand Tibet ou Tibet historique. Mais, dans la région autonome du Tibet, les Tibétains sont encore largement majoritaires, avec 90 % de la population de « nationalité »21 tibétaine. S’ajoute un nombre semblable de Tibétains, donc environ 2,5 millions dans les provinces voisines du Yunnan, du Sichuan, du Gansu, du Qinghai, ainsi qu’au Xinjiang.

Or, la politique de sinisation trouve des limites lorsque localement, les mino­rités sont majoritaires ou représentent encore une proportion importante. C’est particulièrement le cas pour les Tibétains et les Ouïghours. Le Tibet a connu plusieurs phases de soulèvement, notamment en 2008 dans la région autonome du Tibet, « maté par une répression féroce »22. Tout se passe comme si le gouvernement chinois considérait que l’existence culturelle du groupe humain tibétain pouvait nuire. En octobre 2011, la spécificité tibétaine est à nouveau apparue avec des immolations par le feu de moines et d’anciens moines, souvent très jeunes, dans l’ancien Kham, la région de peuplement tibétain du nord du Sichuan. Au Xinjiang, la diminution du poids démographique relatif des Ouïghours n’a pas effacé les re­vendications de leur spécificité culturelle liée à leur islam sunnite.

La question des Tibétains et celle des Ouïghours, relèvent à la fois de la géopo­litique interne et externe. D’une part, les incidents périodiques démontrent que les politiques coercitives ne parviennent pas à acculturer les minorités. D’autre part, certaines minorités ont des relais à l’étranger qui renforcent leur poids géopolitiques interne. Ainsi le Dalaï Lama et la diaspora tibétaine exercent un rôle important, ce qui a pour conséquence de nuire à la bonne image de la Chine dans le monde. Quant aux Ouïghours, ils bénéficient notamment de l’écoute de la Turquie parce qu’ils font partie de la famille turcophone. Aussi la répression chinoise de juillet 2009 dans le Xinjuang, provoquant la mort d’au moins 140 personnes, a-t-elle donné lieu à des échanges diplomatiques peu cordiaux entre la Turquie et la Chine.

En outre, le gouvernement chinois exerce également un contrôle étroit sur les religions chrétiennes, ayant mis en tutelle les Églises catholiques et protestantes officielles, dites « patriotiques », c’est-à-dire reconnues et contrôlées par les auto­rités chinoises, qui réuniraient environ le tiers d’un nombre de chrétiens estimé à 70 millions. Il exerce de fortes pressions sur les Églises non autorisées, dites « clan­destines »23. Là aussi la question relève à la fois de géopolitique interne et externe. La vie des Églises protestantes chinoises, les « clandestines » comme les « patrio­tiques », est suivie par les Églises protestantes des autres pays, tout particulièrement en Amérique du Nord. Et l’Église catholique, dont l’histoire, démentant Staline, a montré que le pouvoir diplomatique était important, suit de près l’évolution de l’Église catholique « patriotique »24 et cherche à soutenir l’Église catholique « clan­destine », sachant d’ailleurs que la frontière entre les deux n’est pas hermértique, puisque certains évèques de l’Église patriotique sont reconnus par le Saint-Siège.

Conformément aux enseignements de la « loi des groupes humains »25, la ques­tion des minorités en Chine présente donc un double enjeu géopolitique, interne et externe, qui appelle un choix entre des politiques fondées sur l’inclusion ou l’exclusion.

« Siècle chinois » ou « sinomania » ?

Comme l’avait annoncé Alain Peyrefitte26, la Chine s’est réveillée. Mais cela ne signifie nullement, notamment en raison des enjeux de son évolution démogra­phique, que son avenir soit un long fleuve tranquille ni pour elle-même ni pour les autres peuples de l’humanité qui aspirent à vivre en paix avec ce grand pays.

Rappelons que les années 1980 ont été marquées en Occident par une véritable « nipponmania », tant la réussite de ce pays était une référence constante dans les médias comme dans la littérature. Effectivement, dans les dernières décennies du xxe siècle, le Japon a fasciné comme l’atteste la lecture des médias et de livres de cette période. Éblouis par la puissance économique du Japon, nombre de commen­tateurs ne voyaient pas que sa situation était en réalité moins enviable. Et le Japon s’est transformé en une nation très vieillie en un temps record. Depuis, même si le Japon demeure une puissance significative, ce pays a rencontré bien des difficultés et il se trouve confronté à un « soleil démographique couchant »27.

Ceterisparibus, les années 2000 et le début des années 2010 marquent ce que nous pourrions appeler une « sinomania » face aux succès économiques permis par l’ouverture de ce pays à la globalisation. En fait, dans l’histoire plurimillénaire de la Chine, la situation atypique de ce pays ne tient pas à l’importance qu’il a prise depuis les années 2000 mais, au contraire, à la politique autarcique de Mao Tsé Toung qui, non seulement l’avait coupé du monde, mais s’était traduite par des catastrophes économiques et humaines, comme le « grand bond en avant » dé­bouchant sur la terrible surmortalité des années noires. Certes, les terribles échecs internes de Mao ont été en partie masqués par des succès géopolitiques externes permettant d’user d’une propagande nationaliste. Ainsi Mao a-t-il pu se glorifier de la présence de la Chine à la conférence de Bandung de 1955, de l’extension du ter­ritoire chinois jusqu’au Tibet, du coup d’arrêt porté à l’Occident en Corée, même si ce coup d’arrêt s’explique par le sacrifice de dizaines de milliers de Chinois « vo­lontaires ». Mao a pu ensuite se glorifier du rejet de l’URSS, de l’entrée de la Chine dans le club nucléaire en 1964 et la reconnaissance par de Gaulle, puis par Nixon.

Mais, en fait, les avantages géopolitiques externes obtenus sous Mao ont plutôt été le résultat de ce que les Chinois appellent shi, c’est-à-dire la configuration des forces dans le monde. Ils s’expliquent davantage par l’effet de ce que j’ai appelé « la loi du nombre »28 dont la Chine, pays le plus peuplé de la planète, peut bénéfi­cier, que par une politique extérieure particulièrement avisée. Toutefois, Mao, qui meurt en 1976, laisse en héritage une propagande de fierté nationale qui dispose d’arguments, rendant impossible à ses successeurs une démarche du type de la dés-talinisation qui reviendrait à critiquer le patriotisme chinois. Mais le pays est alors économiquement exsangue. Pour le faire renaître, la nouvelle direction chinoise se lance, à partir de la fin des années 1970, dans une politique d’ouverture, à com­mencer par l’institution en 1984 des premières zones économiques spéciales, qui lui ouvre enfin les portes d’une croissance économique continue. Son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce en 2002 est comme le point d’orgue de cette évolution de la Chine nouvelle.

Comme précisé ci-dessus, le hors série d’octobre 2011 du journal Le Monde publié s’intitule « le siècle chinois ». Mais il s’ouvre en même temps sur la citation suivante de Confucius : « Qui ne se préoccupe pas de l’avenir lointain se condamne aux soucis immédiats ». Souhaitons donc que la Chine se préoccupe de ses perspec­tives démographiques lointaines, en grande partie dues aux effets directs et indirects de sa politique démographique coercitive, pour mettre en place les réformes qui l’empêcheront d’être condamnée dans le futur à des soucis immédiats.

 

 

Notes

  1. En Chine, un produit national brut de 6 890 dollars américains en parité de pouvoir d’achat et aux États-Unis, 45 640. Cf. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011, population-demographie.org/revue03.htm.
  2. Nous avions montré que, si la politique avait été appliquée à la lettre, soit une fécondité d’1 enfant par femme, la Chine n’aurait plus, en 2080, que 260 millions d’habitants dont 43 % seraient âgés de 60 ans ou plus, avec un peu plus d’un million de naissances par an pour 8 millions de décès. Cf. Dumont, Gérard-François, Legrand, Jean, « La population chinoise peut-elle s’effondrer ? », dans : Démographie politique, Paris, Economica, 1982,
  3. 93-95.
  4. Philip, Bruno, « En Chine, le planning familial du Shandong a imposé une violente campagne de stérilisation et d’avortement », Le Monde, 24 septembre 2005.
  5. Concernant les concepts du vieillissement, cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Paris, Ellipses, 2006.
  6. Bastid-Bruguière, Marianne, « Le débat intellectuel aujourd’hui en Chine », Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 30 mai 2011.
  7. « Le débat intellectuel aujourd’hui en Chine », Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 30 mai 2011.

 

  1. Bei Xu, « La Chine pourra-t-elle poursuivre son miracle en vieillissant ? », dans : Artus, Patrick, Mistral, Jacques, Plagnol, Valérie, L’émergence de la Chine : impact économique et implications de politique économique, Rapport CAE n° 98, juin 2011.
  2. Dumont, Gérard-François, « L’Inde, le nouveau milliardaire », Population & Avenir, n° 677, mars-avril 2006.
  3. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations,

Paris, Ellipses, 2007.

  1. Attané Isabelle (direction), La Chine au seuil du XXIe siècle, Paris, Ined, 2002 ; Au Pays Des Enfants Rares – La Chine Vers Une Crise Démographique, Paris, Fayard, 2011.
  2. Sullerot, Evelyne, « La Chine : géographie ethnique et mutations démographiques », Population & Avenir, n° 671, janvier-février 2005,population-demographie.org.
  3. C’est-à-dire l’ensemble comportant l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon.
  4. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011,population-demographie.org/revue03.htm.
  5. 15 avril 2010.
  6. Dumont, Gérard-François, « Chine : vers un nouvel enlèvement des Sabines », Géostratégiques, n° 17, 2007.http://www.strategicsinternational.com/17_06.pdf
  7. Merli, Giovanna, Hertog, Sara, « Masculine sex ratios, population age structure and the potential spread of HIV in China », Demographic Research: Volume 22, Article 3 14 janvier 2010, Research Article, http://www.demographic-research.org 63
  8. Le Monde, 31 octobre 2007.
  9. Qui représentent environ 8 % de la population contre 92 % pour l’ethnie Han.
  10. Monde chinois, n° 31.
  11. Lu, Xuan, La question tibétaine et ses deux principales solutions depuis les années 1980, thèse de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 16 décembre 2010.
  12. Au sens culturel, non au sens juridique.
  13. Le Monde, 28 octobre 2011, p. 3.
  14. Par exemple, lors des Jeux Olympiques de 2008, le gouvernement chinois a imposé des restrictions aux prêtres de l’Église catholique « clandestine ». Un certain nombre de prêtres et d’évêques de la région de Pékin, non affiliés à l’Église catholique patriotique, ont reçu l’interdiction de célébrer les sacrements ou de mener des activités pastorales. La plupart des prêtres non reconnus qui travaillaient dans la capitale ont été priés de retourner dans leurs villes ou villages d’origine jusqu’à la fin des Jeux. Des évêques non officiels ont été mis aux arrêts domiciliaires et soumis à une stricte surveillance, tout en étant interdits de contact avec leurs prêtres.
  15. Par exemple, le 29 juin 2011, le Vatican a déclaré illégitime l’ordination épiscopale d’un prêtre chinois. Ce prêtre a été choisi par l’Église catholique patriotique de Chine alors que le Vatican s’opposait à sa candidature. Ce prêtre a été excommunié.
  16. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007, chapitre III.
  1. Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera, Le livre de poche, Paris, 1980.
  2. Dumont, Gérard-François, « Japon : les enjeux géopolitiques d’un « soleil démographique couchant », Géostratégiques, n° 26, 1er trimestre 2010.
  3. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007, chapitre II.
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