Les effets géostratégiques des sanctions

L’Amiral Jean Dufourcq

Rédacteur en chef de la Revue Défense nationale, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire

3eme trimestre 2013

The call for a new kind of negotiations is particularly realistic and worth considering inasmuch as the Iranian regime appears today ready to what I would call minimal cold cooperation with all the negotiators.

Il semble que la question centrale difficile, irritante, intrigante même qui nous est posée, c’est de savoir comment faire renoncer un acteur récalcitrant, l’Iran, à son projet nucléaire ; un projet qui, en l’occurrence, ne semble pas violer le TNP mais qui provoque la suspicion générale, notamment celle des puissances nucléaires déclarées, dotées dites légitimes. Voilà en réalité la question.

Aussi pour tenter d’y répondre, je vais vous proposer quelques idées générales un peu redondantes, une courte dissertation, celles d’un stratégiste extérieur à ce dossier qui n’a pas les compétences des personnalités qui se sont exprimées à ce sujet, mais qui l’observe attentivement pour l’impact qu’il a sur l’ensemble de la gouvernance internationale et qui donc, de ce point de vue là, est un dossier exem­plaire.

Les idées que j’émets constituent le socle de la thèse suivante, que je livre d’em­blée.

Au plan intérieur : il semble qu’au les sanctions qui prennent en otage les peuples dans l’espoir qu’ils se retourneront contre leurs dirigeants, et bien ces sanctions-là sont des sanctions qui créent des difficultés. Car les dirigeants visés en profitent généralement pour développer une forme de nationalisme rassembleur qui facilite le regroupement de la société autour d’eux. Mais ces sanctions peuvent aussi les pousser alors à des réformes qu’ils n’auraient peut être pas faits d’eux même. C’est

 

qu’au fond, ces sanctions rassemblent toute une communauté de résistants autour d’un rejet de la pression extérieure et favorisent un projet collectif.

Au plan géostratégique : les sanctions qui sont présentées comme l’expression d’un ordre collectif dont l’application est déléguée à quelques uns, et bien ces sanc­tions minent d’une certaine façon l’ordre international, car elles contribuent alors au statu quo ante. Et alors elles mettent à mal l’ensemble des puissances en expan­sion qui voient ce statu quo s’opposer à leurs projets de développement en figeant la scène et en les privant des évolutions auxquelles ils aspirent. Et on a aujourd’hui une assez grande suspicion vis-à-vis de ces sanctions dans les pays qu’on qualifie de BRICS et donc au fond, cet appareil de sanctions au plan géostratégique fragilise d’une certaine façon l’ordre et la solidarité internationale.

Pour illustrer cette thèse, je voudrais développer trois pistes de réflexion :

  • La première pour dire que le jeu apparaît généralement comme biaisé.
  • La seconde que la pression collective est une stratégie qui peut être contour­née.
  • La troisième que les sanctions contre l’Iran posent un réel problème général de gouvernance et d’équilibre régional.

La première idée donc : les sanctions internationales sont souvent le fruit d’un jeu biaisé.

En effet, comment atteindre les vulnérabilités du futur sanctionné pour le faire renoncer, tout en favorisant une sortie de crise plus coopérative que confronta-tionnelle et en ménageant d’une certaine manière les intérêts des sanctionneurs ? Il y a une équation là qui est extrêmement difficile à résoudre car il faut trouver les éléments d’une contrainte qui atteigne des fragilités réelles chez le sanctionné, faire en sorte que la contrainte ne conduise pas à une situation de confrontation directe mais amène celui-ci à une forme de coopération froide. Et faire en sorte aussi que ces sanctions ne soient pas contraires aux intérêts directs de ceux qui vont les impo­ser aux sanctionnés. C’est une perspective extrêmement délicate et on ne trouve en général que des solutions imparfaites qui privilégient l’un de ces trois facteurs au détriment des autres et de ce fait on met presque toujours en difficulté le régime de sanctions. Le jeu est le plus part du temps biaisé.

Deuxième idée : la question de la pression collective est une problématique extrêmement complexe et souvent infructueuse. Car pour que cette problématique de la pression collective soit aujourd’hui efficace, pour qu’elle puisse produire un résultat, il faut d’abord faire en sorte qu’il y ait un accord minimal de la commu­nauté internationale sur l’enjeu et la méthode.

C’est le premier point d’achoppement. Car cette communauté internationale doit d’abord décider comment aborder au fond la vraie question, celle de savoir com­ment qualifier les contrevenants : des « délinquants », des « criminels » ? Ce vocabu­laire « délinquants » « criminels » renvoie à une sorte d’ordre qui a plus de références morales et éthiques que de supports juridiques. Il y a là donc une grande difficulté à avoir un accord sur cette rupture effective d’un contrat de confiance souvent impli­cite, vu par une société internationale qui ne dit pas son nom et avec les éléments que contient la Charte qui ne sont pas suffisants pour faciliter cette qualification. Dans le domaine qui touche à la prolifération, le TNP et la résolution de l’Assemblée générale de 1992 qui parle d’une atteinte au « droit et à la sécurité internationale » ont un petit peu de difficultés à coexister dans le corpus juridique international. Et cette coexistence ambiguë est aussi la base de cette qualification difficile.

Deuxième point d’achoppement de cette pression collective : il est bien difficile de se mettre d’accord sur la nature du régime des sanctions, à la fois leur intensité mais également sur leurs instruments. Et donc du fait de cette réalité-là, nous avons autant de difficultés à définir une position collective qu’il y a de possibilité de gra­duer et d’administrer ces sanctions. Et donc la difficulté est grande de trouver un accord pour la communauté internationale au nom de laquelle cette pression col­lective s’exerce, avec un régime qui soit suffisamment intelligent au plan politique, suffisamment efficace au plan de la contrainte matérielle et suffisamment fondé en droit pour être valide ; on l’a vu à plusieurs reprises.

Enfin dernier point sur cette pression collective : ce qui apparaît le plus com­plexe, c’est que le débat sur les sanctions se fait au grand jour du sanctionné qui à toute la capacité de manœuvre pour pratiquer la « contre -sanction », pour parer ses effets. Et la contre-sanction, c’est du mouvement, c’est de la manœuvre. On peut « acheter » la bonne volonté de telle ou tel des acteurs qui sont dans le club de ceux qui vont sanctionner, les diviser, leur faire apparaître des convergences d’intérêt lo­cales ou thématiques, prendre des gages chez eux. On peut exercer des contre pres­sions mais également compenser les effets de ces sanctions ; on sait que si on prend un autre régime que celui du blocus, si on établit par exemple l’isolement, l’étan-chéité des systèmes, comme pendant la Guerre froide, entre le monde soviétique et le monde atlantique, il y avait alors toute une série de possibilités compensatoires qui on été mises en oeuvres de part et d’autre, pour peser l’un sur l’autre par des biais conformes à leurs intérêts et qui prenaient en compte des barrières imposées.

Il y a donc toujours des possibilités de manœuvrer et de contrer ces sanctions, tout un jeu de possibilités pour en atténuer les effets, l’histoire l’enseigne.

La troisième idée : c’est qu’aujourd’hui la réalité des sanctions et leurs effets géostratégiques sont très forts sur la gouvernance globale et sur la gouvernance régionale qu’ils détériorent. Sur la gouvernance globale : il y a une sorte de disqua­lification qui s’est opérée lentement dans la manœuvre occidentale par une dyna­mique d’accusations de mauvaise foi sur la façon dont se prenaient les décisions et sur l’absence de volonté des parties de négocier à un certain nombre d’étapes clés qui sont des étapes tactiques certes, mais aussi des moments où on pourrait trouver un canal d’intérêts communs. Cette disqualification potentielle de la manœuvre de ceux qui sont chargés d’établir une forme d’ordre international est un point important. Mais également, et on n’en parle pas assez, à la racine du projet straté­gique iranien dont on sait bien quelles étaient les raisons de l’interdire et bien, il ya la faiblesse des garanties de sécurité que donne la communauté internationale à un pays récalcitrant, rebelle, qui n’est pas dans le centre de gravité commun de la communauté internationale ; ces garanties de sécurité ne sont pas suffisantes. Et ce pays se sent en droit de développer des programmes divers et variés pour garantir sa souveraineté par ses propres moyens sans s’en remettre au soutien potentiel du droit international et à l’arbitrage des Grands, ceux du conseil de sécurité. Et donc cette réalité-là reste tout à fait cachée mais tout à fait centrale dans la question des sanctions. Quand on n’a pas confiance dans le droit international, quand on n’a pas confiance dans les garanties de sécurité, quand on n’a pas confiance dans le point d’équilibre du conseil de sécurité et bien on développe l’ensemble de ces pro­grammes interdits, on agit avec l’ensemble de ces réactions. Nous devrions réfléchir un peu plus à cette réalité objective, celle de la confiance.

Au plan régional : en réfléchissant à tout ce qui se passe dans l’Asie de l’Ouest, dans le Proche et le moyen Orient, on voit qu’il y a là, avec les sanctions iraniennes toute une série de décalages qui sont introduits par des pressions inégales sur les différentes anomalies de résolution de conflits, anomalies qui sont l’objet de réso­lutions du Conseil de sécurité. On ne peut pas aujourd’hui résoudre la question de la « récalcitrance » iranienne sans résoudre d’autres questions tout aussi centrales, vous voyez à quoi je pense. Il est évident aussi qu’il y a dans cette application des sanctions un problème général de gouvernance puisqu’il y a d’autres méthodes pour éradiquer cette réalité gênante, ces dynamiques d’attaques préemptives plus ou moins clandestines qui ont émaillé toute l’histoire de la région et qui montrent qu’au fond les sanctions ne sont que l’un des deux volets d’une pièce stratégique.

Quand les sanctions sont d’une efficacité relative, on peut en venir en place de sanctions validées, à légitimer de facto des opérations de destruction préemptive qui ne disent pas leur nom et dont on a aujourd’hui toute une série d’exemples.

Ajoutons enfin sur ce thème de la gouvernance qui est sollicitée par les sanc­tions, le durcissement de la guerre de l’information qui est en général globale établie en complément de la politique de sanctions et qui sévit actuellement sur tout le Proche et Moyen-Orient. Cette infoguerre est devenue générale ; c’est une guerre de communication, une guerre dans laquelle on a beaucoup de mal à retrouver la logique du droit, la logique du rapport de force. On est dans un système qui a perdu une certaine partie de sa rationalité visible, ce qui inquiète et peut inquiéter tout le monde. Il y a dans toute cette problématique de gouvernance, des effets boomerang auxquels on n’a pas été assez attentifs, car en développant ces instruments, on s’est mis en position de subir sans pouvoir les parer des effets indirects dont on ne maî­trise pas nécessairement la réalité.

Je voudrai conclure pour dire que pour que les sanctions soient efficaces, il faut que deux conditions au moins soient réunies.

D’abord, elles doivent affecter véritablement les intérêts personnels des diri­geants, cibler leurs pouvoirs. Et la plupart du temps, les intérêts personnels des dirigeants différent des intérêts généraux de la population. S’agissant de la question nucléaire, je ne pense pas que ce soit le cas en Iran aujourd’hui. Les intérêts des dirigeants coïncident en matière nucléaire avec ceux de la majorité de l’opinion publique iranienne.

Il faut aussi que les sanctions conduisent par la contrainte, les États récalcitrants à une forme de coopération froide minimale. Et là, on peut penser qu’avec Rohani l’Iran est prêt à une sorte de coopération froide minimale avec l’ensemble des inter­locuteurs de la communauté internationale.

Enfin, si l’on veut dissocier la population de ses dirigeants, il faut que les sanc­tions offrent la perspective de la satisfaction rapide des besoins de la population et si possible que cette satisfaction passe par des intérêts communs à établir avec la communauté internationale, avec ceux qui se sentent liés à la stabilité, à la sécu­rité et la prospérité du Pays. Je crois que la population iranienne aspire comme toutes les populations de cette région et comme toutes les populations du monde aujourd’hui à une détente économique, à la prospérité et à une forme de stabilité qui permettent l’accroissement général du bien vivre de tous, il y a donc là des facteurs sur lesquels il faut fonder une relation potentielle saine avec l’ensemble de la structure iranienne.

Alors pour être décisif, je crois qu’il faut être intimidant, et pour être intimidant, il faut être ouvert et il faut aussi être légitime. Il y a un an, un stratégiste américain bien connu, Kenneth Walz disait dans le numéro de juillet/août du Foreign affairs, et je le cite, « why Iran should get the bomb ». Il expliquait que le temps était venu de se demander si la meilleure solution n’était pas de « relaxer » cette situation en se posant la question de savoir si l’Iran ferait de la bombe autre chose que le point d’équilibre de sa politique dans la région.

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