Les contours du nouvel ordre Covidien et les enjeux de la géopolitique des clusters sanitaires

Jure Georges Vujic

Écrivain franco-coate et géopoliticien, Avocat au Barreau de Paris, il est diplômé de la Haute école de guerre des forces armées croates. Il dirige l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb (Croatie). Il est l’auteur de plusieurs livres dans les domaines de la géopolitique et de la politologie, parmi lesquels : Fragments de la pensée géopolitique (ITG, Zagreb),  La Croatie et la Méditerrannée, aspects géopolitiques (éditions de l’Académie diplomatique du Ministère des Affaires étrangères et des Affaires européennes, Zagreb, 2006), Eurasie contre Atlantisme (éditions Minerve, 2012), La modernité face à l’image – Essai sur l’obsession visuelle de l’Occident, (Ed. L’Harmattan, Paris, mai 2012). Il collabore à la revue Géostratégiques de l’Académie de géopolitique de Paris.

Résumé :

A  l’occasion de chaque  crise financière ou économiques, et surtout lors de l’émergence d’un phénomène extrême comme la pandémie mondiale du covid-19, les médias, les analystes et de nombreux futurologues parlent d’un possible «  basculement de civilisation », d’un « changement de paradigme », de la « fin du vieux monde ». Certes il s’agit d’ un terrain fertile pour réfléchir à l’avenir du monde de l’après Covid-19  et aux contours de l’ordre mondial post-corona. S’il est difficile de prédire quels seront les contours futurs de l’ordre international et de la mondialisation économique et politique après la pandémie, certains indicateurs majeurs mettent en lumière  les principales tendances géopolitiques, mais aussi l’épuisement et l’ inadaptation du système international actuel ā la crise sanitaire globale. Les projections possibles et les modèles alternatifs pour la période post-corona de l’ordre mondial  doivent également être perçus  avec prudence en raison de l’évolution constante de la situation sanitaire. On voit d’autre part, apparaitre les contours d’une nouvelle micro-géopolitique des clusters sanitaires, accompagnés de mesures de sécuritisation. En effet, afin d’enrayer la progression rapide de la pandémie, les Etats ont eu recours ā des méthodes similaires de clustersiation et de quadrillage des zones épidémiologiquement sensibles et  dangereuses en raison de leur intensité de contagion, ce qui a était accompagné par des de mesures de sécuritisation impliquants des mesures de quarantaine, de confinement et de traçage.

Summary

On the occasion of each financial or economic crisis, and especially during the emergence of an extreme phenomenon such as the global covid-19 pandemic, the media, analysts and many futurists speak of a possible « shift in civilization. « , of a » paradigm shift « , of the » end of the old world. « Certainly this is fertile ground for thinking about the future of the world after Covid-19 and the contours of the post-corona world order. While it is difficult to predict what will be the future contours of the international order and of economic and political globalization after the pandemic, some major indicators highlight the main geopolitical trends, but also the depletion and maladjustment of the current international system to the global health crisis. Possible projections and alternative models for the post-corona period of the world order must also be viewed with caution due to the constantly evolving nature of the world order. On the other hand, we see the outlines of a new micro-geopolitics of health clusters, accompanied by security measures. In fact, in order to halt the rapid progression of the pandemic, states have resorted to similar methods of clustering and squaring epidemiologically sensitive and dangerous areas due to their intensity of contagion, which was accompanied by securitisation measures involving quarantine, containment and tracing measures.

Key words : health, cluster, securitisation, geopolitics, crisis, biopolitics



Tendances globales


Les théoriciens et stratèges américains comme Kissinger, Huntington, Fukuyama ou Nye nous ont habitués à des thèses sophistiquées qui sortaient souvent de laboratoires d’idées dont les protagonistes se sont toujours souciés d’assurer la continuité de la domination militaire, politique, économique, scientifique et culturelle des États-Unis. Malgré une multitude d’analyses prospectives et d’études scientifiques futurologiques, personne ne pouvait prédire avec certitude il y a à peine six mois qu’une nouvelle forme virus pourrait tellement perturber les relations internationales , et malgré les prévisions catastrophiques d’une future récession, personne n’est en mesure d’ esquisser avec certitude les nouveaux contours du monde de demain. Cependant, la gestion sanitaire de cette pandémie a montré certaines tendances déjà visibles qui affecteront de manière significative la future reconfiguration de l’ordre international post-Corona.

Le manque de coordination et la faiblesse de l’UE pour fournir le matériel et l’assistance médicale nécessaires à ses populations les plus vulnérables, tels que l’Italie et l’Espagne, et ayant fait appel au corps médical de médecins d’un pays pauvre comme Cuba à faire face à la pandémie de coronavirus, est une démonstration de la faiblesse  de l’UE. Dans ce sens, une pandémie est un bon indicateur de la nature relative du pouvoir et de la réputation acquise dans les relations internationales. À mesure que la pandémie s’atténuera, de nouveaux instruments devront être envisagés pour mesurer la force et le pouvoir des États.
Inspirée par le  Prince de Machiavel et le Léviathan de Hobbes, la théorie du réalisme des relations internationales place le pouvoir, la force, l’équilibre des pouvoirs et la domination au centre des relations internationales. L’idéalisme est l’opposé du réalisme, car il est basé sur des principes moraux et éthiques devant guider un comportement responsable dans les relations internationales, avec des normes  universels qui engagent le monde entier. Aujourd’hui, dans le contexte de la crise sanitaire mondiale, on n’a jamais autant parlé de tolérance, de solidarité, d’humanisme, de compassion, de prière, d’amour. La sémantique elle-même révèle un tournant dans les «relations entre États», qui devraient de plus en plus céder la place aux «relations entre les peuples» comme nouveau paradigme de base de l’analyse des relations internationales. Il offre une nouvelle chance à l’ONU de retrouver sa crédibilité perdue en exploitant et en adaptant le mécanisme usé de la sécurité collective et du multilatéralisme.

D’un autre côté, la crise sanitaire globale a  mis en lumière la montée en force du softpower sanitaire chinois et le renforcement de la Chine dans les relations internationales
Aujourd’hui, la Chine est connue comme « l’usine du monde »,  » le « miracle économique », et il est vrai que «l’Empire chinois» étend son influence géopolitique à travers le monde. Le paradoxe est qu’il exporte non seulement ses biens et sa main-d’œuvre, mais investit également beaucoup dans son softpower, dans le discours politico-diplomatique. À cet égard, la Chine a utilisé une gestion efficace des crises sanitaires pour étendre son influence géopolitique à travers la nouvelle » diplomatie du masque » et la diplomatie de «solidarité sanitaire»: envoi d’une aide médicale et de fournitures de masques dans les pays de l’UE, en particulier en Italie, les semaines les plus touchées par la pandémie.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et en particulier  durant la guerre froide, il y a eu une forte course aux armements  et les États les plus forts se sont équipés d’armes de destruction massive et de dissuasion et ont accepté de surveiller d’autres pays plus faibles  afin de les empêcher d’acquérir des armes nucléaires qui les placeraient sur le même piédestal  que les Etats les plus forts. Les tensions américano-iraniennes sur le programme nucléaire iranien  illustrent bien le paradoxe de la situation actuelle. Néanmoins,  on constate combien cet impressionnant arsenal militaire nucléaire accumulé est impuissant aujourd’hui contre la pandémie globale du virus Covid-19.
Bien que la santé reste une compétence nationale des États, l’incapacité à contrôler la propagation rapide du virus indique toujours la nécessité d’un instrument d’assainissement et de gestion sanitaire mondial. Une approche globale commune et une coordination sanitaire pourrait faire preuve d’efficacité dans le cadre d’une mondialisation naturelle des menaces, comme on a pu le voir dans la lutte contre le réchauffement climatique. On pourrait imaginer qu’à l’avenir, en plus des institutions internationales classiques, des institutions d’experts ou des commissions d’experts seraient créées pour établir des mesures coordonnées avec les responsables politiques.
Les États-Unis sont en tête des pays développés les plus touchés par la propagation du coronavirus. Face à ce puissant «ennemi invisible», les cerveaux et les stratèges les plus sollicités aujourd’hui en termes de solutions possibles à la crise sanitaire ne sont plus ces  «génies» de l’informatique ou des experts du renseignement militaire du Pentagone. Les plus recherchés sont les virologues et autres infectologues, qui sont aujourd’hui devenus les principaux conseillers de la classe politique pour prendre les décisions appropriées en fonction du contexte sanitaire et épidémiologique..

Projections et perspectives


La crise sanitaire du coronavirus  constitue un «accélérateur de transformation» pour les pays émergents, comme les BRICS, avec un rythme accéléré de transformation et de réformes économiques. De fortes tendances indiquent également la possibilité d’ouvrir des opportunités incomparables pour renforcer le rôle politique, sanitaire et économique international de ces pays dans les relations régionales et internationales. A la sortie de la crise sanitaire, les investisseurs économiques mondiaux pourraient rechercher des projets d’investissement dans ces pays qui leur permettront d’obtenir des taux d’intérêt plus favorables qu’ils ne peuvent l’espérer aux États-Unis ou dans la zone euro. Cela signifie que les pays émergents, à condition qu’ils puissent offrir des opportunités d’investissement crédibles, seront dans une position favorable pour obtenir des lignes de crédit pour des prêts qui leur étaient auparavant offerts à des taux d’intérêt trop élevés. Les pays qui se positionneront comme des «hubs» régionaux devraient pouvoir évoluer rapidement et s’intégrer dans cette nouvelle dynamique mondiale. D’un autre côté, cette pandémie peut aussi jouer le rôle « d’accélérateur de conflits » et de facteur de déstabilisation dans les Etats fragiles, en déclenchant des perturbations des systèmes de gestion des crises  interrompant l’approvisionnement de l’aide humanitaire, les opérations de maintien de la paix, comme  au Moyen Orient, en Afrique, au  Maghreb ( en Lybie par exemple) Les populations des pays touchés par des conflits sont susceptibles d’être plus vulnérables à la propagation du virus. Dans de nombreux cas, la guerre ou les conflits prolongés, aggravés par une mauvaise gestion de crise, pourraient augmenter la corruption ou des sanctions internationales.

Vers un rétablissement de l’ancien ordre mondial libéral ?

La thèse de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, qui prône la restauration d’un ordre mondial libéral, est intéressante. S’il souligne que « le monde ne sera plus jamais le même après le coronavirus », il estime que les Etats-Unis doivent travailler rapidement pour trouver un remède, plaider pour la reprise de l’économie mondiale et protéger « l’ordre mondial libéral ». Selon lui, les États-Unis doivent coopérer avec le reste du monde et protéger les principes de l’ordre libéral mondial. Il  soutient que le gouvernement devrait insister sur « la sécurité, l’ordre, la prospérité économique et la justice ». «La pandémie a déclenché un anachronisme, une renaissance de la « ville fortifiée » à une époque où la prospérité dépend du commerce mondial et des mouvements humains. «Les démocraties mondiales doivent défendre et maintenir leurs valeurs universelles de l’ordre libéral. Un retrait global de l’équilibre des pouvoirs avec légitimité entraînera la désintégration du contrat social dans le pays et au niveau international. L’engagement de Kissinger à préserver l’ordre mondial libéral semble plutôt conservateur et est démenti par le fait que la crise sanitaire actuelle vient de montrer les faiblesses et les limites du système existant de gouvernance mondiale transnationale, qui est au cœur du modèle d’ordre mondial libéral.

Le scénario du monde a-polaire et l’ émergence d’un modèle néo-westphalien

Le désir de Kissinger de restaurer un ordre mondial libéral dans lequel les États-Unis joueraient un rôle de premier plan , est en contradiction avec la vision de Trumpienne des relations internationales. À savoir, la crise sanitaire de Covid-19 bien plus que la crise financière de 2008, avec toutes les conséquences économiques, sociales et politiques, menace les fondements de l’ordre mondial libéral depuis 1945. Cet ordre  affrontera avec succès le processus de transformation radicale au niveau global, ou il disparaîtra simplement. Avec le désengagement international de Trump, les États-Unis cessent de se tenir responsables du maintien de la paix mondiale. En conséquence, les États-Unis cessent d’être un promoteur et un exportateur mondial de modèles de démocratie de marché et de droits de l’homme. Ce diagnostic est fait par Robert Kagan dans son dernier livre, « The Jungle Grow Back: America and Our Imperiled World », dans lequel il déplore l’abandon de la mission historique mondiale fixée par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Selon Kagan, en abandonnant le leadership mondial américain, le monde devient beaucoup plus dangereux et peu sûr. De plus, dans son étude, il soulève directement la question de savoir qui, à part les États-Unis, aura désormais un leadership politique et moral pour empêcher le monde de revenir à des rivalités et tensions interethniques et interétatiques durables qui ont conduit au déclenchement de deux guerres mondiales.

Rompant avec la continuité de 70 ans de la politique étrangère américaine, la politique  de l’«Amérique d’abord» ( « American first ») du président D. Trump est basée sur une rhétorique populiste, une approche identitaire isolationniste, et par conséquent Kagan souligne que Trump propose un retour à un ordre mondial basé sur la «loi de la jungle». Pour Kagan, abandonner le leadership mondial américain n’est pas la solution. L’ordre mondial s’épanouit depuis des décennies grâce au parapluie politique et militaire protecteur des États-Unis. Toute retraite stratégique signifie un retour aux lois de la jungle dans les relations internationales. Sans le patronage et la protection mondiaux des États-Unis, le monde pourrait plonger dans le chaos, la tyrannie, les violations des droits de l’homme et la glorification d’un «État autoritaire illibéral». La thèse pessimiste de Kagan sur un possible chaos mondial et du triomphe de la « loi de la jungle » coïncide avec le modèle du monde a-polaire, qui se réfère à un monde sans pôles et axes centraux, un monde qui a perdu la cohésion au sein des relations internationales. Contrairement aux modèles de bipolarité et de multipolarité, l’a-polarité répond à un monde dans lequel des points chauds de crise, des tensions et des conflits surviennent soudainement et de manière imprévisible. C’est un monde sans « hegemon », dans lequel divers acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux cherchent à atteindre la suprématie, mais sans succès. L’ a-polarité est également assimilée à l’approche antipolaire, dans laquelle le désordre global empêche une seule force ou structure d’imposer son orientation dominante dans les relations internationales.
La pandémie de coronavirus a révélé un retour à la grande porte du rôle des États souverains pour faire face efficacement à la propagation de la pandémie. Les États ont adopté des mesures urgentes de quarantaine et de confinement pour protéger la communauté nationale,  tout en renforçant le rôle des frontières et la surveillance des citoyens. En raison du déficit de coordination et de solidarité mondiale dans le domaine de la politique sanitaire, certains prônent un retour au modèle de l’ordre westphalien, ou plutôt de l’ordre néo-westphalien équilibré des États souverains. Dans un tel ordre, les États souverains, qui auraient beaucoup plus de latitude pour prendre des décisions  en réponse aux menaces naturelles, sanitaires, pourraient utiliser, au lieu des mécanismes du multilatéralisme classique, des instruments plus souples et pragmatiques du minilatéralisme, sous la forme d’une coopération macro-régionale ad hoc limitée entre certains États partageant des configurations similaires et avec des problèmes similaires. Ce serait une nouvelle dynamique dans les relations internationales. Un tel minilatéralisme répondrait d’une certaine manière à la nécessité d’un multilatéralisme renouvelé, mais cette fois sous la forme d’un «multilatéralisme efficace». Ce terme fait référence à la notion d’efficacité, mais signifie aussi implicitement que le multilatéralisme ne sera utilisé que s’il est conforme aux intérêts nationaux. Dans ce sens, F. Cooper parle du « nouveau multilatéralisme » comme d’un courant  théorique diplomatique reposant sur différents niveaux et méthodes de coopération multilatérale appelés modèles « synergiques », « coopératifs » et « conflictuels ». Parallèlement au « nouveau multilatéralisme », un « nouveau régionalisme » se développe, et constituerait  alors les principaux processus de multipolarisation du monde. Le nouveau régionalisme est un « projet politique » visant à construire des régions dans différentes parties du monde, comme un moyen de résister et de s’adapter aux nouveaux défis et pressions de la mondialisation.

Il est encore tôt et incertain de parler d’un «changement de paradigme» par rapport à l’ordre international existant et à la mondialisation du marché capitaliste, mais géopolitiquement il est certain que la période de l’ordre mondial  dominé par  les États-Unis en tant qu’ »hegemon «  mondial appartient au passé. La crise sanitaire mondiale a mis en évidence la faiblesse de la gouvernance mondiale (en l’occurrence dans le domaine sanitaire), d’une part; et le déplacement du centre de gravité de l’équilibre des pouvoirs vers la Chine et l’Asie. À savoir, la crise sanitaire a montré que si tout au long de l’histoire, l’Amérique a toujours aidé l’Europe à se reconstruire +, par exemple avec le «plan Marshall» après la Seconde Guerre mondiale, la vision  Trumpienne de l’ordre international ne va pas dans cette direction. La Chine, en revanche, a fait preuve de leadership dans la gestion des crises sanitaires, mais aussi dans l’aide aux pays européens. La Chine et la Russie ont utilisé la crise sanitaire pour envoyer du matériel et de l’expertise à d’autres pays qui ne sont pas en mesure de les produire eux-mêmes. De nombreux pays occidentaux de l’UE perçoivent la Chine, l’Asie (Singapour, la Corée du Sud et Taïwan) comme des pays qui ont réussi à gérer avec succés,  la crise sanitaire et considèrent la Chine comme un rival sérieux des États-Unis en termes de leadership mondial. L’Amérique de Trump, qui a réagi relativement tard à la menace de propagation du virus Covid-19, pourrait encore s’enfermer dans une position isolationniste. Face au défi sanitaire, technologique et économique mondial, certains théoriciens évoquent la nécessité de renforcer la gestion mondiale de la crise sanitaire , tandis que d’autres prédisent le retour du modèle d’État-nation avec  le renforcement de la souveraineté nationale, et le renforcement des frontières. La plupart des grandes crises mondiales créent un fossé qui établit non seulement l’«avant» et l’«après», mais ouvre également la possibilité d’un « basculement» et constituent  un changement des règles du jeu ( Game Changer). Les crises agissent souvent comme un accélérateur de transformations multiples, qui redistribuent les cartes internationales, établissent de nouvelles positions de pouvoir et bouleversent le statu quo de l’équilibre mondial. Les crises économiques de 1998 et 2008 ont certainement mis en lumière les vulnérabilités de l’Occident et des États-Unis et ont montré une augmentation de la force économique et financière de la Chine. Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, souligne la signification ambiguë de la crise sanitaire dans le contexte de la nécessité d’un « État supérieur », c’est-à-dire la restauration de l’État-providence, le rôle social de l’État qui a été grandement détruit par la révolution néolibérale. D’un autre côté, cette crise accroît l’importance de l’interdépendance et de l’interaction de la crise sanitaire, environnementale et économique. Badie souligne qu’en plus de réhabiliter le rôle de l’État souverain, la gouvernance mondiale reste un instrument nécessaire pour relever efficacement ces nouveaux défis. Cela signifie que la communauté internationale devra trouver des mécanismes de régulation et une réponse commune aux nouveaux défis.

L’impératif de lutte contre la crise sanitaire a légitimé la rigidification sociétale des modes de vie habituels, une « autoritarisation » du mode de gouvernement, une restriction toujours plus grande de nos libertés, avec bien sûr le risque de profiter de cette crise sanitaire pour faire passer en douce de nombreux dispositifs normatifs spéciaux, voire des décisions ou réformes pas très populaires. On est en plein dans le cauchemar du régime de la biopolitique de contrôle des populations sous prétexte d’épidémies, développé par Michel Foucault. Il s’agit d’un régime d’exception qui s’exerce sur le corps et sur la « vie nue » ( Agamben parle de » vie nue » dans Homo sacer), à la différence du plus ancien qui s’appliquait, selon le modèle juridique, sur les sujets, alors que Foucault voyait dans la quarantaine, les débuts de ce qu’il va appeler la « biopolitique « . L’apparition soudaine du virus corona démontre une fois de plus la vulnérabilité de notre «société du risque» dont parle Ulrich Beck, qui, parallèlement aux progrès scientifiques et technologiques, génère de nouveaux dangers et dangers et risques, y compris les risques environnementaux et sanitaires de propagation d’épidémies, risques et menaces dimensions et conséquences. Beck souligne « qu’il n’y a plus de réserve dans laquelle nous pouvons déposer les » dommages collatéraux de nos actions. » En revanche, l’apparition de virus inhérents à l’expérimentation scientifique en laboratoire de biologie pose la question de la possibilité de prendre des distances. L’introduction d’un « état d’urgence » sous prétexte d’une prévention efficace des pandémies et des crises sanitaires précède l’apparition d’experts, de médecins spécialistes et de conseillers technocratiques en coulisse qui constituent la nouvelle « expertocratie ». En déclarant des territoires ciblés infectés ou potentiellement vulnérables une zone de gestion d’un état d’urgence médicalement assisté, il coïncide en fait avec le dispositif classique de biopolitique de gestion des populations mais en plaçant les individus (auto-isolement, quarantaine) sous tutelle et en perdant leur autonomie. À cet égard, Giorgio Agamben met en garde contre la possibilité que « l’état d’exception » devienne progressivement le paradigme normal du gouvernement, et souligne que dans le contexte de la construction de nouveaux ennemis visibles et invisibles, la pandémie actuelle pourrait servir de prétexte à l’élargissement des mesures d’urgence, avec de nouvelles restrictions aux libertés civiles fondamentales. D’autre part, les médias entretiennent et génèrent une panique et une psychose collectives qui permettent une acceptation passive des restrictions à la liberté de mouvement, de réunion et d’autonomie personnelle au nom du besoin et du désir de sécurité. Cette exigence de sécurité est au cœur du contrat social de Hobbes, au nom duquel le Prince(Machiavel) doit produire et maintenir un certain niveau de peur collective afin de légitimer une mesure extraordinaire pour la sécurité des citoyens et la stabilité de l’État.

On note aussi parallèlement ā ce raidissement autoritaire des démocraties, la montée du Big Data comme source de puissance et de revenus au XXIe siècle pourrait aussi prendre les couleurs étatiques du siècle précédent. C’est déjà le cas en Chine, où l’Etat dicte sa ligne. Mais face à la pandémie, les démocraties  occidentales se sont plus ou moins alignées sur le modèle chinois de gestion autoritaire,  avec une surveillance et le traçage accrus de ses citoyens. L’accroissement du rôle e l’intelligence artificielle du Big Data, dans la cybersphère,  seront dans le contexte de la gestion sanitaire les principaux leviers du la reconfiguration  géopolitique au XXIe siècle. Certains analystes prévoient que ce processus va s’accélérer, mais par le biais des Etats, démocratique ou  ou autoritaires , alors que d’autres estiment que cela se fera  plutôt  par le biais des GAFA.

Clusterisation géopolitique

Alors que la géopolitique classique s’est habituée ā penser l’espace sous formes de blocs continentaux voir de macro-régions ā grande échelle, la pandémie du Covid 19 constitue un puissant révélateur d une nouvelle forme d’ organisation  sanitaire et épidémiologique de l’espace géographique. En effet la micro-clusterisation du territoire national et mondial,  met en évidence les interactions multiples entre les territoires  et les échelles de  traitement médicale, sanitaire, et sécuritaire. Le terme cluster désigne un ensemble d’objets reliés entre eux  alors qu’en géographie économique, un cluster est une concentration d’activités regroupées autour d’un secteur ou d’une filière. On parle aussi de grappe d’entreprises. En géographie de la santé et en épidémiologie, un cluster représente  un regroupement de personnes touchées par une maladie contagieuse. Le développement d’une épidémie ou d’une pandémie dépend de sa capacité à se transmettre d’un individu à l’autre. 

Ainsi, parallèlement au flux d’informations reçu au quotidien, une nouvelle grille de lecture s’ est imposée  au raisonnement géographique classique , ou la notion de vie commune, la sociabilité  ont été profondément bouleversées par des phénomènes de quadrillage, de quarantaine , de confinement et de distanciation sociale : plus de 4 milliards d’habitants en confinement, renforcement des frontières étatiques, réduction des mobilités humaines et en même temps circulation rapide d’un virus qui témoigne du bouclage du monde, révélateur brutal des inégalités sociales à l’intérieur des sociétés et des limites politiques. Cette nouvelle cartographie en cluster rend compte d’une nouvelle grille de lecture de l’état médical et épidémoliogique et  sécuritaire des lieux en temps réel , de façon synchronique dans l’espace-temps.

Processus de sécuritisation

Afin d’enrayer la progression rapide de la pandémie, les Etats ont eu recours ā des méthodes similaires de clustersiation et de quadrillage des zones épidémiologiquement sensibles et  dangereuse en raison de leur intensité de contagion, ce qui a était accompagné par des de mesures de sécuritisation impliquants des mesures de quarantaine, de confinement et de traçage. En effet le virus covid-19 a été déclaré et indentifié comme étant une grave menace pour la sante publique,  ā la fois menace sanitaire  et existentielle ,  légitimant des mesures rapides de sécuritisation. Ce concept de sécuritisation qui met l’accent sur l’ émergence , l’évolution et la résolution des problèmes de sécurité, est un processus social dans lequel une question, un phénomène ou un problème prend une importance sécuritaire. Lorsque les agents sociaux (gouvernement) parlent de menaces majeurs existentielles et sociales afin de convaincre l’opinion publique sur la nécessité de tolérer des mesures extraordinaires qui ne sont pas acceptables dans une situation ordinaire, il y a alors un contexte de sécuritisation.

L’ école de Copenhague en matière de sécurité, élargira le concept traditionnel de la sécurité pensé en terme de menace militaire physique et materielle, mais en  élargissant la dynamique sécuritaire qui ne peut se réduire aux seules relations entre deux ou plusieurs superpuissances vers le domaine sociétal et sanitaire, et les référents et acteurs asymétriques. Selon Beri Buzan, un des représentants de cette école, la question sécuritaire est une question de survie, un état de menace existentielle pour l’objet référrent qui justifie l’emploi de mesures extraodinaires et exceptionnelles qui sortent du domaine de la procédure politique habituelle .Rens van Munster évoque la structure d’un acte de  sécuritisation, qu’ il décompose en trois éléments: a) menace existentielle à la survie d’un objet, b) exigence des mesures spéciales pour protéger et sécuriser l’objet exposé à la menace, c) justifier et légitimer la « violation » des procédures régulières de décision démocratiques. En bref, la sécuritisation consiste à déclarer un événement ou un processus particulier comme une menace d’importance existentielle, dont l’élimination nécessite la prise de mesures exceptionnelles en dehors des procédures juridico-politiques habituelles.Sur le plan théorique,  et dans la mesure ou ce concept peut recouvrir plusieurs formes et s’adresser ā de nombreux domaines d’études, la littérature sur la sécuritisation s’est considérablement développée, passant d’explications linguistiques réductrices (Buzan et Waever,) à des processus pragmatiques, sociologiques (Balzacq, Bigo,), dynamiques et itératifs (Salter). Bien que sous-théorisés, les facteurs psycho-affectifs sont présents dans ce corpus théorique, notamment chez Balzacq qui considère que les émotions interviennent en amont du processus de sécuritisation en tant qu’artefacts heuristiques mais également en aval, au niveau de leur implication pour l’audience (Balzacq ). Le concept de « pratiques sécuritaires » implique la présence d’états émotionnels mais aussi de motivations inconscientes .

La pandémie mondiale de coronavirus a également des dimensions méta-géopolitiques. A savoir, l’expert américaine Alanna Shaikh a déclaré que « le coronavirus est l’avenir de l’homme ». Cela signifie que cette pandémie est un symptôme et un bon indicateur du mode de vie actuel et des limites mêmes de la mondialisation – consommation excessive, urbanisation, hypermobilité, pollution, etc. – qui est finalement à l’origine de crises sanitaires et de catastrophes climatiques de plus en plus graves (la pandémie du Covid-19 se produit après que de grands incendies ont frappé l’Australie), qui sont étroitement interconnectés. Dans les deux cas, la même leçon: un changement de cap non seulement géopolitique mais aussi civilisationnel ne peut que sauver l’humanité. La crise sanitaire survient à un moment où le monde cherche un nouvel équilibre géopolitique et géoéconomique entre le fondamentalisme de marché et l’isolationnisme étatique. Certains analystes, comme Dominique Moisi, estiment que la pandémie de Covid-19 a révélé mais aussi renforcé une nouvelle «géopolitique de la peur», mais en plus de la psychose collective, cette peur pourrait réhabiliter l’expertise et l’expertise du gouvernement mondial pour éviter l’enfermement national. l’égoïsme et le protectionnisme. Ce qui est certain, c’est qu’une telle géopolitique d’incertitude impose à tous les pays la nécessité d’une coopération et d’une coordination accrues, le renforcement de la capacité de résistance et de résilience des sociétés après un choc ou une catastrophe naturelle, climatique et sanitaire, et la nécessité de construire une nouvelle approche de la gouvernance ( » adaptation-résilience »), qui met l’accent sur l’adaptation réactive et proactive aux catastrophes naturelles et sanitaires.

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