Karabakh : point de solution hormis la reconnaissance internationale

Philippe Kalfayan

Philippe Kalfayan est juriste et consultant en droit international public, et expert accrédité auprès du Conseil de l’Europe pour les affaires juridiques et les droits de l’homme. Chercheur associé au Centre de Recherche des Droits de l’Homme de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, son sujet de recherche actuel est la question de la réparation des crimes de masse du passé. Il vient de publier une monographie sur La France et l’imprescriptibilité des crimes internationaux (Ed. Pedone, 2015). Membre du Bureau International de la FIDH depuis 1995, il en a été le Secrétaire Général de 2001 à 2007. Spécialiste des pays d’Europe Orientale et d’Asie Centrale post-soviétiques et de la Turquie, il a réalisé de nombreuses missions d’enquête ou d’observation judiciaire dans cette région. Il s’est notamment intéressé à la question et aux droits des minorités dans la Turquie moderne.

 

La guerre qui fait rage entre les forces armées de la République auto-proclamée du Haut-Karabakh (rebaptisée « Artsakh ») et l’Azerbaïdjan était annoncée tant par les manœuvres militaires que les discours martiaux, doublées de campagnes d’intoxication médiatiques sur les réseaux et d’attaques de hackers sur des sites de media ou des institutions. Les ambassades des États-Unis à Erevan et à Bakou ont demandé à tous leurs ressortissants de s’éloigner des frontières entre les deux entités 36 heures avant le déclenchement des hostilités. La partie arménienne n’avait aucun intérêt à provoquer cette escalade militaire (le statu quo lui est favorable) sachant que la Turquie devenait agressive. Les déclarations renvoient dos à dos les deux parties. Il y a clairement un agresseur et un agressé, même si au regard du droit international la République auto-proclamée du Haut Karabakh n’est reconnue par aucun État, ni par l’Arménie, et qu’il existe des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies pour la restitution de certains territoires entourant celui historique de l’ex-République autonome du Nagorno-Karabakh.

La question principale qu’il convient de se poser est celle de la raison pour laquelle cette guerre intervient maintenant alors que le cessez le feu n’a jamais été totalement respecté depuis 1994 et que les négociations dans le cadre du processus de Minsk sous l’égide des trois pays médiateurs (États-Unis, Russie, France) sont enlisées depuis de nombreuses années, car reposant sur des principes irréconciliables en l’espèce dans ce différend.

Alors que l’urgence est bien entendu de faire cesser l’effusion de sang et épargner les vies des deux camps, il convient aussi de prévoir et de discuter de la solution politico-diplomatique, sinon la paix ne sera que de courte durée. Les principes qui ont été négociés jusqu’à présent ne sont plus viables et créent une impasse totale.

Les facteurs générateurs de l’affrontement militaire

L’Azerbaïdjan était excédé du piétinement des pourparlers, de la nouvelle condition imposée par Erevan, à savoir l’inclusion des représentants de la République auto-proclamée d’Artsakh dans les négociations, et de certaines déclarations provocatrices. Comment discuter de l’autodétermination d’un peuple en l’excluant des négociations ?

La situation économique et politique instable en Azerbaïdjan et en Arménie, à l’instar de celle prévalant dans de nombreux États à travers le monde est aussi un facteur favorisant les aventures militaires.

Toutefois, ce qui a changé radicalement la donne c’est le facteur turc. La Turquie a poussé l’Azerbaïdjan à la guerre, lui assurant un soutien diplomatique et militaire sans réserves. Le laxisme occidental persistant vis-à-vis de la Turquie, ne serait-ce que sur les atteintes graves aux droits et libertés sur ses propres citoyens, a atteint un tel degré que les ambitions personnelles du Président Erdogan s’expriment sans retenue et menacent la paix régionale voire mondiale. Néo-ottomanes ou impérialistes, les ambitions affichées en Méditerranée, tout comme en direction de l’Asie Centrale sont gênées par l’Arménie, qui représente un obstacle à l’expansion vers l’est et la jonction avec le frère Azerbaïdjan (« Une nation, deux États ») et les peuples turcophones et musulmans.

L’autre élément remarquable est la politique totalement décomplexée d’Erdogan et du MHP, son allié politique, vis-à-vis des Arméniens. Le ton a été donné le 24 avril 2019 : le Président Erdogan a affirmé que la « relocation » des Arméniens en 1915 était « la solution la plus raisonnable qui pouvait être décidée à cette époque ». Il n’y a plus ni tabou, ni négation, mais une justification des massacres et déportations de 1,5 millions de personnes entre 1915 et 1923, tous qualifiés pour l’occasion de « terroristes ». La teneur de ce discours est inédite dans les annales des relations internationales. La négation d’État a rarement atteint un tel degré de mépris vis-à-vis des victimes d’un crime contre l’humanité aussi notoire. Elle est aussi une menace à l’intégrité du foyer national arménien. Les commentateurs arméniens s’inquiètent d’une répétition d’un génocide. Tous les instruments juridiques internationaux modernes reconnaissent que les crimes historiques impunis, niés et non réparés sont un encouragement à répéter l’acte, mais aucune norme contraignante interdit la négation d’État ; une option régulièrement rejetée par les commissions onusiennes.

Les enjeux et les acteurs géopolitiques

Parmi les médiateurs du Groupe de Minsk, la France et la Russie ont été les premiers à demander la cessation des hostilités. Les États-Unis se sont exprimés 24 heures plus tard avec une communication ambiguë du Président Trump. Ambiguïté qui persiste lorsqu’ils demandent aux parties tierces de ne pas s’ingérer dans le conflit. Alors que seule la Turquie est pointée du doigt par les autres pays, les États-Unis emploient à dessein le pluriel, pour désigner aussi sans les nommer la Russie et l’Iran. Ces derniers sont conscients du piège tendu par les États-Unis au travers de la Turquie, allié de toujours contre la Russie. Le contrôle de l’ensemble de la région est en jeu mais aussi la tentative d’isolement diplomatique de l’Iran (l’Arménie est un pays ami de ce dernier). La fourniture d’équipements militaires par Israël à l’Azerbaïdjan est publique (voir Haaretz et le Jerusalem Post). Cette stratégie américano-israélienne est redoutable. La Russie et l’Iran sont en grande difficulté économique et souhaitent par ailleurs conserver leurs bonnes relations avec les deux pays belligérants et évitent de s’engager dans le conflit. Des raisons de politique intérieure peuvent aussi expliquer aussi leur attitude de neutralité (notamment la forte présence d’une minorité azérie dans le Nord-Ouest de l’Iran). La frilosité et la retenue de la Russie pour s’engager plus massivement aux côtés de son allié stratégique et militaire arménien est l’objectif recherché des occidentaux, et notamment des États-Unis. Un lien distendu entre Moscou et Erevan ferait coup double : une influence occidentale totale dans le Caucase et un encerclement de l’Iran. Ce jeu géopolitique se fait au détriment des vies humaines et menace l’existence des Arméniens dans la région. Une répétition de l’Histoire, qui a sacrifié les Arméniens en 1915 et à Lausanne en 1923 ?

« L’importation » par la Turquie de mercenaires djihadistes sur le territoire azéri pour combattre les Arméniens, au départ suspectée aujourd’hui établie, ajoute une nouvelle dimension au conflit et certainement une source d’inquiétude pour tous les pays de la région, y compris pour l’Azerbaïdjan laïc, mais au-delà pour toute l’Europe. Non seulement on introduit des foyers d’Islam radical dans une région qui n’en avait pas, mais de plus, et c’est l’objectif de la Turquie, on fait de ce conflit purement territorial un conflit religieux. Ce facteur religieux avait été utilisé par l’Empire Ottoman lors de sa campagne génocidaire de 1915 pour galvaniser la population ottomane et musulmane.

Les principes négociés par les médiateurs sont une impasse

Tous les États appellent à la cessation des hostilités et au retour à la table des négociations. Il est soutenu ici que le contenu du plan arrêté n’est plus viable. Il repose sur les principes introduits par les médiateurs du Groupe de Minsk de l’OSCE à Madrid en novembre 2007 et « ils reflètent un compromis raisonnable basé sur les principes de l’Acte final d’Helsinki (Conférence de la CSCE en 1975). Adaptés au Haut-Karabakh ils sont : (1) la remise sous contrôle azerbaïdjanais des territoires entourant le Haut-Karabakh ; (2) un statut provisoire pour le Haut-Karabakh offrant des garanties de sécurité et d’auto-gouvernance ; (3) un couloir reliant l’Arménie au Haut-Karabakh ; (4) la détermination ultérieure du statut juridique final du Haut-Karabakh ; (5) le droit de toutes les personnes déplacées à l’intérieur du pays et des réfugiés de retourner dans leurs anciens lieux de résidence ; (6) et des garanties de sécurité internationales qui comprendraient une opération de maintien de la paix.

Ces principes sont soutenus par toutes les organisations intergouvernementales : Nations Unies, Union européenne et Conseil de l’Europe. Ni l’Arménie ni l’Azerbaïdjan ne les avaient rejetés mais ils en ont une interprétation différente. Sur le plan du droit international, l’autodétermination des peuples est conçue comme un processus purement interne aux États et respectant leur intégrité territoriale. Sa mise en œuvre n’est pas possible sans le consentement de l’État souverain. L’autodétermination externe, appelée sécession, n’est pas prévue par le droit. Cependant, elle est ni interdite ni autorisée. Même lorsque la volonté des peuples est déterminée par un referendum populaire (cas du Québec ou de la Catalogne). La seule possibilité envisageable pour que soit reconnue une « sécession-remède » (cf. https://mirrorspectator.com/2019/03/07/the-minsk-process-behind-the-words-and-principles/​) est de démontrer que la sécession est l’ultime recours pour la survie du peuple concerné. Trois conditions ont été définies par la Cour suprême du Canada (Sécession du Québec) pour apprécier l’opportunité de cet « ultime recours » : (i) le manquement au respect des principes de représentativité du « peuple dans son entièreté » ; (ii) des violations flagrantes des droits fondamentaux de l’homme, en particulier les menaces contre l’intégrité physique des personnes ; (iii) aucune possibilité de solution pacifique au sein de la structure étatique existante.

Les conditions sont-elles réunies pour la reconnaissance de la sécession du Haut-Karabakh ?

Toute réponse catégorique à cette question serait subjective. Par ailleurs, cela fait 26 ans que la République auto-proclamée du Haut-Karabakh vit de manière indépendante et a tous les attributs d’un État. Les trois critères sont donc décalés par rapport à la réalité politique actuelle. La République d’Azerbaïdjan a développé un tel discours de haine officielle contre les Arméniens durant ces trente dernières années que l’on imagine mal comment cela serait possible, malgré la promesse « d’un haut degré d’autonomie » pour le territoire enclavé et la garantie annoncée de sécurité pour les Arméniens du Haut-Karabakh. Ce discours haineux est régulièrement dénoncé par les instances européennes ou onusiennes. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) dans son rapport sur l’Azerbaïdjan (mars 2016) observe que : « la quasi-totalité des 196 propos haineux traitant de conflits ethniques visaient des Arméniens. Les politiciens et les fonctionnaires étaient les principaux diffuseurs de discours de haine, suivis des journalistes. » Le Comité consultatif européen de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales a par exemple noté « un discours public persistant autour du conflit du Haut-Karabakh identifiant invariablement l’Arménie ou les Arméniens comme ‘l’ennemi’ et diffusant ouvertement des messages de haine ». (cf. https://mirrorspectator.com/2018/01/18/make-hate-speech-asset-inherent-evil/)​

Ce discours de haine se traduit par des crimes atroces.

Lors de la « guerre d’avril 2016 » (2-6 avril). Trois soldats arméniens ont été décapités et des photos de soldats azerbaïdjanais posant avec le chef de l’un d’entre eux ont été partagées sur les réseaux sociaux. Les corps de dix-huit autres militaires, portés disparus, restitués sous les auspices du CICR présentaient des signes de torture et de mutilation. Une plainte pour crimes de guerre a été déposée à Strasbourg. La pratique de la torture à mort sur les captifs arméniens est systématique et a déjà été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme (jugement du 30 janvier 2020 dans l’affaire Saribekyan et Balyan c. Azerbaïdjan).

Il y a une incitation de fait à assassiner des Arméniens. Gurgen Margaryan, un lieutenant des forces armées arméniennes, a été décapité à la hache dans son sommeil par le lieutenant azerbaïdjanais Ramil Safarov à Budapest en février 2004. Les deux hommes participaient à un cours de formation en anglais parrainé par l’OTAN dans le cadre du programme « Partenariat pour la paix ». Condamné à la réclusion à perpétuité par les tribunaux hongrois, il a été extradé vers l’Azerbaïdjan en 2012. Au lieu de purger sa peine, il a été accueilli en héros. Il fut libéré, gracié, et promu lors d’une cérémonie publique, et se vit octroyer des arriérés de salaires pour la période qu’il avait passée en prison ainsi que la jouissance d’un appartement à Bakou. La Cour européenne des droits de l’homme a rendu un jugement le 26 mai 2020 qui reconnait que les mesures prises par les autorités azerbaïdjanaises vis-à-vis de Safarov, ont abouti à son impunité, qui conjuguées à la glorification d’un crime de haine extrêmement cruel, avaient un lien de cause à effet avec l’origine ethnique arménienne des victimes et étaient donc motivées par des considérations raciales. Le gouvernement azerbaïdjanais s’est défendu de sa responsabilité directe, mais n’a pas réfuté l’allégation de discrimination faite par les requérants.

Enfin, les menaces d’anéantissement total sont clairement formulées par les politiciens. Elman Mammadov, un député, avait déclaré : « On ne sait pas pourquoi la Turquie tolère le peuple arménien sur ses terres […] Si la Turquie et l’Azerbaïdjan s’unissent, ils pourraient rayer l’Arménie de la carte du monde. Les Arméniens devraient s’en méfier […]. » Hafiz Hajiyev, un dirigeant du nouveau parti Musavat, avait déclaré : « Nos fils vont faire exploser la centrale nucléaire en Arménie pour qu’aucun Arménien ne soit laissé sur ce territoire ». Cette menace a été réitérée le 17 juillet 2020 par le porte-parole du ministère de la défense d’Azerbaïdjan.

La guerre déclenchée récemment, avec des pertes humaines désastreuses ne va faire que se prolonger une haine réciproque pendant plusieurs générations.

Très objectivement, que reste-t-il des chances de mettre en œuvre le principe d’autodétermination interne dans ces conditions ? De plus, les trois belligérants (cela inclut la Turquie) s’opposeront dorénavant à un retour au statu quo antérieur.

Les Nations doivent prendre leurs responsabilités et reconnaître que l’ultime recours est l’indépendance de la République du Haut-Karabakh. Cette solution est inéluctable et le Groupe de Minsk doit l’acter et conduire des négociations sur les échanges de territoires pour le désenclavement, sinon la menace pesant sur l’intégrité physique de la population arménienne de cette région persisterait.

La formation des États-nations est un mouvement permanent. Trente États ont été créés depuis la désintégration du bloc de l’Europe de l’Est en 1990, 60 États en 50 ans, et 129 depuis 1941 (décolonisation et sécessions-remèdes). Rien ne peut justifier que la volonté des Arméniens du Haut-Karabakh de faire reconnaître leur indépendance, alors que leur existence est menacée, soit ignorée.

Philippe Kalfayan
3 octobre 2020

par Ara Toranian le dimanche 4 octobre 2020
© armenews.com 2020

 

 

 

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