Les contentieux insulaires du Japon et de ses voisins

Patrick Dombrowsky

Directeur de l’Observatoire d’Analyses des Relations Internationales Contemporaines

Membre du groupe de réflexion prospective Asie21-Futuribles

2eme trimestre 2012

Le Japon se trouve aujourd’hui largement favorisé par rapport à ses voisins, en ce qui concerne le contrôle des espaces maritimes de l’Asie du Nord Est. D’où la tentation de ces États de lui contester certaines de ses possessions maritimes. Un Japon économiquement dominant et poli­tiquement minoré ne représentait pas un danger géopolitique inquiétant dans la région. Mais la fragilisation de l’économie, la radicalisation de certaines catégories de sa société, le nationa­lisme résurgent d’une partie de sa classe politique, créent un climat d’inquiétude chez les voisins asiatiques du Japon. L’existence, parfois ancienne, de contentieux insulaires pas ou mal réglés constitue dès lors le point de fixation rêvé pour une rivalité que les États semblent parfois avoir du mal à empêcher qu’elles débouchent sur de véritables confrontations. Dans une Asie du Nord Est marquée par la présence de quatre puissances nucléaires, ces contentieux pourraient consti­tuer, durant les décennies à venir, l’un des principaux sujets d’inquiétude des observateurs et des chancelleries.

PARMI LES GRANDES PUISSANCES MONDIALES, s’il est un État dont les posi­tionnements géopolitiques, depuis 1945, semblent le tenir à jamais éloigné de toute aventure militaire, c’est bien le Japon. Principal acteur des phénomènes guerriers qui, à partir des années 1930, ont marqué l’histoire de l’Asie extrême-orientale, le pays a par ailleurs le tragique privilège d’avoir été le seul destinataire de l’arme ato­mique, lorsque les décideurs américains n’ont plus vu que ce moyen pour stopper la résistance japonaise durant le printemps et l’été 1945. Placé par la suite sous un semi protectorat par les autorités militaires des États-Unis, et dans une surveillance constante par la communauté internationale, et singulièrement ses voisins asia­tiques, le Japon est régulièrement perçu comme un État pacifique, à défaut d’être pacifiste, privilégiant la négociation et le financement des opérations de maintien de la paix, plutôt que l’interventionnisme et les gesticulations guerrières qui lui ont donné par le passé une fâcheuse réputation régionale.

Pourtant, depuis quelques années, la diplomatie du pays est de plus en plus fréquemment entraînée dans des montées de tension (jusqu’à présent exclusivement verbales) avec certains de ses voisins asiatiques. Dans le même temps, le consensus politique qui unissait la société japonaise autour du primat du redressement et du rayonnement économiques, et qui a offert à l’État japonais une réelle stabilité politique depuis le milieu des années 1950[1], se fissure et pousse les gouvernants à renouer avec les accents nationalistes pour remobiliser une population de plus en plus désenchantée par un modèle socio-économique en crise. C’est ainsi que les relations avec les États voisins, déjà lourdes de contentieux historiques anciens, s’en­veniment désormais régulièrement autour de querelles territoriales qui se focalisent sur le contrôle de terres et d’espaces maritimes épars dans les divers voisinages du Japon : mer d’Okhotsk, mer du Japon, mer de Chine orientale et Océan pacifique. Dans chacune de ces aires, des contentieux insulaires perdurent et s’aggravent, qui démontrent à la fois l’importance constante du milieu maritime dans l’affirmation de puissance du Japon, et l’attention de tous vis-à-vis des nombreux enjeux géoéco­nomiques recélés par ces zones disputées.

L’élément marin dans la puissance japonaise

À force de ne voir le Japon que par le prisme économique et commercial, l’ob­servateur de ce début de xxie siècle a tendance à oublier que la vision géopoli­tique de cet État est fortement façonnée par la dimension maritime. La géographie, certes, l’impose puisque le pays est avant tout un archipel de plus de 3 000 îles dont le cœur, constitué des quatre îles principales rassemblant la majeure partie de la population[2], se prolonge loin dans les océans par des chaînes insulaires volcaniques souvent inhabitées, mais augmentant la présence océanique japonaise de façon si­gnificative. L’histoire géopolitique confirme par ailleurs l’importance du voisinage maritime dans l’affirmation de la puissance japonaise. À la fin du XIIIe siècle, lors de l’invasion mongole, les seuls succès des armées japonaises dans leur résistance se produisirent sur la mer, par la prise de contrôle (même provisoire) de quelques navires de la flotte ennemie. Dès le XVIe siècle, les marines mises sur pied par les sei­gneurs féodaux totalisaient plusieurs centaines de bâtiments, dont certains étaient de véritables forteresses flottantes. Au début du siècle suivant, le Japon commença à se doter de navires océaniques, mais cet élan fut stoppé net en 1641, lorsque fut instaurée la politique isolationniste qui referma le pays sur lui-même pendant plus de deux siècles. Au terme de cette période, à partir de 1854, la reconstruction d’une marine (commerçante et militaire) de forte puissance fut un des axes majeurs de la réouverture du Japon sur le monde extérieur : dès 1869 fut créée la Marine impériale japonaise, dans le but non seulement de développer la puissance de la flotte, mais aussi de mettre au point les moyens maritimes de l’expansion militaire du pays. Ce fut un remarquable et rapide succès. Dès 1894, la marine du Japon écrasa son homologue chinoise[3], et dix ans plus tard, en 1905, ce fut au tour de la marine russe d’être anéantie[4]. Pour la première fois, un État européen était vaincu sur les mers par un État d’un autre continent. Et le Japon pouvait commencer le considérable expansionnisme qui fut le sien pendant les cinq décennies suivantes.

Vaincu au terme de la Deuxième Guerre Mondiale, malgré (ou à cause de) l’étendue considérable de la domination qu’il avait acquise sur toute la façade maritime du continent asiatique, le Japon dut renoncer à l’usage de la force. Il dut donc accepter le démantèlement de l’essentiel de sa considérable marine, et être désormais placé sous l’étroit contrôle politique et surtout militaire des États-Unis. Ces derniers toutefois, en raison des tensions nées de la guerre froide avec les Soviétiques, laissèrent le pays se rééquiper progressivement d’une flotte, bapti­sée pudiquement Force maritime d’autodéfense. Son rôle n’était néanmoins plus de soutenir les visées expansionnistes du pays mais de contribuer, pour le compte des Occidentaux, à la protection stratégique de tout le Nord de l’Océan pacifique. Le Japon dispose pour ce faire d’un atout considérable : l’étendue et la disposition de ses eaux territoriales et des zones économiques maritimes qui leur sont liées. Grâce aux centaines d’îlots et rochers émergés qu’il contrôle, le pays est de très loin la pre­mière puissance de la région, en terme de territoire marin. Son aire de domination présente un continuum qui longe le continent asiatique, des Kouriles russes jusqu’à Taiwan, et qui s’enfonce profondément[5] au Sud dans la mer des Philippines, et à l’Est dans l’Océan pacifique.

Cette omniprésence japonaise n’a guère soulevé d’autres problèmes que quelques rhétoriques diplomatiques durant les décennies de l’affrontement Est-Ouest. L’indéfectible soutien américain, et l’absence de concurrence asiatique dans le domaine militaire, garantissaient en l’occurrence le maintien d’un statu quo d’autant plus stable que le Japon se gardait bien d’en faire le socle d’un nouvel aventurisme géopolitique. Mais la chute du système socialiste, et surtout la montée en puissance de la Chine, ont fortement changé le contexte régional. Depuis le début du xxIe siècle, les points de friction s’enveniment, aggravés par la multiplication des enjeux géoéconomiques en terme de ressources énergétiques, de gisements miniers sous-marins, de contrôle des routes maritimes, et de maîtrise de leurs débouchés marins par plusieurs États de la région. Dans le même temps, la crise de la société japonaise a rendu moins impensables les manifestations de fermeté diplomatique sur la maîtrise des vastes territoires maritimes du pays. Sur tout le pourtour du vaste espace maritime japonais, désormais, les sujets de contentieux s’accumulent qui sont loin d’être négligeables pour la stabilité régionale de l’Extrême orient, et donc pour la stabilité mondiale dans son ensemble.

Les contentieux autour des espaces insulaires du Japon

La structure géographique très particulière de l’archipel nippon favorise incon­testablement l’apparition de nombreux contentieux avec les États voisins. En effet, la considérable domination maritime exercée par le pays est essentiellement due au contrôle d’innombrables rochers et îlots émergeant à peine des flots, dont la succession sur plusieurs centaines de kilomètres prolongent les eaux territoriales japonaises. Toute contestation portant sur quelques uns de ces fragments de terre émergée aboutit à contester au Japon plusieurs centaines de kilomètres carrés d’es­pace économique.

Les plus anciens de ces contentieux, et pourtant les moins fréquemment évo­qués dans l’actualité régionale actuelle, se situent au Nord de l’archipel, et opposent le Japon à son voisin russe. Les îles Kouriles sont un long chapelet volcanique sépa­rant, sur plus de 1200 kilomètres, l’île japonaise d’Hokkaido et la péninsule russe du Kamtchatka. Les deux États se sont plusieurs fois partagé par traité le contrôle sur cet archipel : notamment en 1855, où le Japon obtint le contrôle des quatre îles les plus proches d’Hokkaido[6], et en 1875, où il annexa l’ensemble de l’archipel. À la fin de la Seconde Guerre Mondiale toutefois, profitant de la défaite japonaise, ce fut au tour de l’Union soviétique de se saisir de la totalité des îles Kouriles, que la Russie contrôle encore entièrement. Le Japon, régulièrement, rappelle qu’il ne reconnaît pas la validité de l’annexion de 1945, et réclame que lui soient rétrocédées les quatre îles qui lui avaient été reconnues par le traité de 1855, au motif qu’elles seraient le prolongement géographique d’Hokkaido. La Russie, elle, s’appuie sur le Traité nippo-américain de San Francisco, bien qu’elle n’en soit pas signataire, qui consi­dère les Kouriles comme un tout, auquel le Japon affaibli déclarait alors renoncer. C’est en 2009 que l’affrontement diplomatique entre les deux États a pris un tour nouveau, avec le vote par la Diète japonaise d’une loi réaffirmant la souveraineté du Japon sur les quatre îles méridionales de l’archipel. Quelques mois plus tard, à la veille de se rendre à Tokyo pour un sommet régional de l’APEC, le Président russe Medvedev effectua un voyage sur l’archipel, très défavorablement ressenti au Japon. L’enjeu du contrôle des quatre îles disputées est certes essentiel pour des raisons économiques (les ressources halieutiques y sont considérables), mais aussi pour des raisons stratégiques : elles se situent à la limite de la partie de la mer d’Okhotsk susceptible de geler en hiver, et donc leur contrôle permet de désenclaver le port stratégique de Vladivostok.

Le contentieux, également russo-japonais, sur l’île Sakhaline est légèrement dif­férent, mais il est lui aussi aujourd’hui figé dans une situation favorable à la Russie. Cette longue bande de terre, d’une superficie légèrement supérieure à celle de l’Ir-lande[7], fait l’objet de revendications concurrentes de la part des deux États. Pour les Russes, le fait que l’île longe (parfois de fort près) les côtes de la région adminis­trative de Khabarovsk prouve incontestablement son appartenance à l’ensemble de la Russie. Pour les Japonais, Sakhaline est une extension, aussi bien géographique qu’ethnique et culturelle, de l’aire japonaise. À plusieurs reprises[8] les deux États se sont partagé la domination sur l’île, le Japon en possédant les deux cinquièmes méridionaux. Mais la défaite de 1945 permit là aussi à l’Union soviétique d’annexer la totalité du territoire, et d’en expulser toutes les populations japonaises ou autoch­tones. Le Japon se contente depuis de rappeler l’illégalité internationale de cette annexion, mais sans grande illusion.

Plus au Sud, l’aire maritime japonaise est aux prises avec un triple contentieux avec ses voisins coréens. Paradoxalement, compte tenu de la nature belliqueuse de son régime politique, la Corée du Nord n’entretient pas de revendication territo­riale à l’encontre du Japon, y compris dans son aire maritime. Outre le vieux litige (partagé avec la Corée du Sud) sur les réparations pour les décennies d’occupa­tion et le drame dit des « femmes de réconfort » livrées alors à l’armée japonaise, le contentieux est ici d’une double nature : une opposition idéologique, le Japon n’étant considéré que comme un État vassal des États-Unis, forcément hostile donc au régime de la dynastie des Kim ; et par ailleurs une opposition militaire glo­bale : le potentiel nucléaire nord-coréen est une menace stratégique majeure pour le Japon, d’autant plus perceptible que des intrusions dans sa zone économique exclusive (ZEE) se sont déjà produites[9], par des navires probablement espions.

C’est en revanche avec la Corée du Sud qu’existent deux litiges de type territorial. Le premier est d’ordre sémantique. La querelle peut paraître anecdotique mais en Extrême-Orient, même les symboles revêtent parfois une importance es­sentielle. L’espace maritime qui est situé entre le Japon et la péninsule coréenne est appelé « mer du Japon » par la communauté internationale depuis une décision de l’Organisation hydrographique internationale prise en 1928. À l’époque, l’Empire japonais était le riverain quasi exclusif, à l’exception de la région russe de Vladivostok, de cette zone, et ce nom apparaissait parfaitement logique. Mais, prenant précisément prétexte du fait que l’État coréen était illégalement colonisé à cette époque, les deux Corées rejettent l’utilisation de ce nom, qui leur paraît reconnaître une suprématie de facto du Japon sur l’ensemble de la zone. Le prétexte du nom de cette mer est donc souvent un moyen détourné, pour la classe politique coréenne, de contester à bon compte la prééminence japonaise, sur un sujet somme toute peu belligène.

Il n’en est pas de même avec le contentieux des rochers Liancourt[10]. Ces minuscules rocs volcaniques sont situés dans la partie méridionale de la mer du Japon, quasiment à équidistance entre les côtes japonaise et sud-coréenne. Les tribulations juridiques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, qui ont redéfini le territoire japonais sur les décombres de son empire, ont laissé dans le flou le sort de ces rochers inhabités : attribués à aucun des deux États, ces quelques quatre-vingt-dix îlots sont depuis lors l’enjeu de revendications contradictoires de la part de chacun d’entre eux, la Corée du Sud ayant réussi à prendre le contrôle physique de leur administration. Depuis quelques années, les gesticulations diplomatiques se sont faites plus virulentes, même si la volonté d’apaisement a toujours permis d’éviter que des actes irrémédiables soient commis. Il reste que devant le renforcement des prétentions japonaises, conformes au renouveau nationaliste nippon perceptible depuis les gouvernements de M. Koizumi, la Corée du Sud a multiplié les gestes spectaculaires. C’est ainsi qu’en 2006, le gouvernement a soutenu et financé l’installation d’un couple de pêcheurs civils sur l’un des rochers, jusqu’alors réservé aux implantations militaires provisoires. De plus, le 10 août 2012, le Président Lee Myung-Bak s’est rendu sur les rochers, ce qui a vivement irrité le Japon. Là encore les enjeux dépassent largement la possession de ces quelques cailloux isolés au milieu des flots. Leur possession détermine le tracé des ZEE des deux États, dans des eaux à la fois particulièrement poissonneuses et aux sous-sols riches de ressources.

C’est aussi cette question de la délimitation des espaces maritimes qui est sous-jacente dans les contentieux que le Japon doit affronter autour des innombrables îlots, rochers émergés et atolls qu’il possède dans les eaux océaniques. La séparation géologique entre la mer des Philippines et l’Océan pacifique est en effet constituée de chaînes volcaniques sous-marines, dont certains fragments émergent, constituant autant de territoires susceptibles d’appropriation. Or, presque tous ces territoires, parfois regroupés sous le nom collectif d’îles Nanpo, sont aujourd’hui propriété du Japon. Ils recouvrent une très vaste étendue, dont les points les plus éloignés sont distants de plusieurs centaines de kilomètres d’autres territoires japonais. Trop isolés au milieu des immensités maritimes, et sans voisins incontestables, ces îlots ne font pas l’objet de revendications contradictoires visant à les ôter du contrôle japonais. En revanche, les litiges portent sur leur qualification juridique internationale. En effet, si ces poussières de terre sont assimilées à des îles, le Japon est fondé à disposer, sur leur pourtour, de ZEE à l’intérieur desquelles il est seul en mesure d’en exploiter les ressources. En revanche, si le statut insulaire ne peut pas leur être géographique-ment appliqué, le droit maritime tel que défini par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer[11] ne s’applique pas, et les seules règles juridiques applicables sont celles de la haute mer, bien moins favorables en l’occurrence au Japon.

Dans ce cadre général, le cas de l’atoll d’Okinotorishima, situé au Sud Ouest du Japon dans la mer des Philippines, se révèle particulièrement épineux parce que la rivalité avec la Chine y revêt un aspect militaire préoccupant. Si la Chine y conteste en effet le droit pour le Japon de considérer cet atoll comme une île, c’est parce que le maintien d’une ZEE autour d’Okinotorishima[12] aboutirait à fermer l’ouverture maritime de la Chine sur l’Océan pacifique. Même si les ZEE ne s’opposent juri­diquement pas aux activités militaires, c’est là un handicap dont la Chine refuse de courir le risque.

D’autant plus que les deux États sont engagés dans un bras de fer bien plus viru­lent, et militairement bien plus dangereux, autour d’un petit ensemble d’îlots situés au Sud de la mer de Chine orientale. Les Japonais les baptisent les îles Senkaku ; les Chinois préfèrent parler des îles Diaoyu. Ce groupe de cinq îles et trois ro­chers appartient administrativement au Japon auquel les États-Unis (qui en avaient conservé le contrôle après 1945) les ont rendus en 1972. Toutefois, cette possession présente la particularité d’avoir été privatisée depuis le XIXe siècle. Dès 1896 en effet, le gouvernement impérial a prêté, puis vendu, les îles à une riche famille d’indus­triels de la pêche. Celle-ci les a revendues après avoir fait faillite à une autre famille, durant les années 1940. Du côté chinois, la situation est également complexe. En effet, les Senkaku/Diaoyu se situent à proximité de l’île de Taïwan, indépendante de facto de la République populaire de Chine. Les deux entités politiques reven­diquent séparément le petit archipel, qui se trouve donc au centre des visées de trois concurrents directs. Une nouvelle crise a débuté en 2012, et s’envenime depuis, lorsque la famille Kuzihara (l’actuelle propriétaire) a décidé de mettre en vente l’archipel. Successivement, le gouvernorat de Tokyo puis le gouvernement japonais se sont portés acquéreurs. Si la rivalité foncière entre les deux autorités politiques japonaises n’a aucune importance géopolitique, il n’en est pas de même de la réac­tion des acteurs chinois, qui a entraîné une véritable escalade verbale entre les trois États. En effet, tous trois se trouvent au début d’une séquence politique nouvelle de leur histoire[13], qui les pousse plus à la surenchère qu’à la conciliation. Même s’il est toujours difficile, notamment face au régime politique de Pékin, d’apprécier quelle est la part de bluff7 et la part de vérité dans les déclarations publiques, plusieurs hauts gradés de l’armée ont ouvertement évoqué l’hypothèse d’un conflit contre le Japon, si son gouvernement persistait dans sa volonté d’acquérir les îles contestées[14]. Quant à Taïwan, si les mots guerriers sont évidemment absents du répertoire, et si le président appelle à une cogestion des ressources des îles, il n’en reste pas moins que lui-même s’est rendu, le 7 septembre 2012, sur l’îlot voisin de Pengjia, et qu’il a donné son aval, trois semaines plus tard, au spectaculaire déploiement de dizaines de chalutiers et de patrouilleurs garde-côtes taïwanais dans les eaux contestées.

Kouriles, Sakhaline, rochers Liancourt, archipels Nanpo, Okinotorishima, Senkaku/Diaoyu… La liste des contentieux insulaires que doit gérer le Japon dans son espace maritime est longue et complexe. Elle s’insère dans un processus de concurrence géopolitique particulièrement révélateur des enjeux géopolitiques et surtout géoéconomiques traversant l’ensemble de l’Extrême-Orient asiatique, et dont l’apaisement ou au contraire l’aggravation, pèseront lourd sur les équilibres régionaux et mondiaux.

Des contentieux révélateurs des enjeux de demain

Derrière les prétextes juridiques, plus ou moins pertinents, soulevés par les pro­tagonistes de ces litiges, se cachent en fait la défense d’intérêts concrets et singuliè­rement plus matériels. Le plus souvent, dans les contentieux insulaires impliquant le Japon et ses voisins, ces enjeux sont d’ordre géoéconomiques. Ils relèvent, en fait, des trois problématiques principales qui, sur le plan des équilibres économiques, vont réguler les affaires internationales durant les prochaines décennies : l’accès aux ressources rares, la sécurisation des voies d’approvisionnement, et le contrôle des routes maritimes.

L’Océan pacifique et les espaces maritimes qui le bordent sont un réservoir jusqu’à présent relativement préservé de ressources halieutiques, minières et éner­gétiques. Or, tous les États du Nord de l’Extrême-Orient asiatique sont en déficit d’approvisionnement dans ces trois domaines. Même la Chine, qui est un produc­teur considérable, tant pour les hydrocarbures que pour les terres rares[15], cherche à étendre ses approvisionnements en la matière, tant ses besoins sont considérables. Dans tous les espaces où la possession juridique du Japon est aujourd’hui contestée, les fonds sous-marins se révèlent particulièrement riches en ressources rares. Dès lors, l’objectif de tous les riverains est d’empêcher l’appropriation par l’un d’entre eux d’étendues océaniques par trop vastes, susceptibles de lui donner un avantage trop significatif dans les rivalités régionales de puissance.

À l’exception de la Corée du Nord, pour des raisons idéologiques évidentes, tous les voisins maritimes du Japon ont fait le choix d’un modèle de développe­ment fondé sur une insertion maximale dans les réseaux d’échanges commerciaux internationaux. Leurs économies sont de grosses exportatrices, mais en contrepartie importent également beaucoup en provenance du reste de l’Asie, des Amériques, ou de l’Europe. Afin de ne pas handicaper son économie, chaque État cherche légitimement à sécuriser les voies par lesquelles transitent les flux d’échange qui l’irriguent. Dans ce contexte, la position géographique du Japon, et surtout des innombrables îlots qu’il possède dans le Pacifique septentrional, est un handicap sérieux pour ses voisins. La Russie, dans l’hypothèse d’une récupération japonaise de certaines des îles des Kouriles, verrait son port de Vladivostok perdre sa liber­té d’accès à l’océan. La péninsule coréenne est de facto enfermée par les quatre îles principales japonaises, prolongées par l’archipel des Ryukyu. Même la Chine, malgré l’immensité de son territoire continental, est largement soumise aux eaux contrôlées par le Japon en mer de Chine orientale, et donc obligée de contester sa position, afin de conserver son accès aux étendues océaniques. Là encore, pour les États voisins du Japon, la diminution de son omniprésence maritime est un impé­ratif géoéconomique essentiel.

Cela passe pour eux par un contrôle accru sur les routes maritimes, tant com­merciales que militaires. Seule la Chine, en fait, peut agir dans ce domaine. La Russie n’est que marginalement concernée, car pour la plupart les routes qui la concernent ne passent pas par cette zone[16]. Et les Corées n’ont pas les moyens suf­fisants pour un tel contrôle. Sa position de relative faiblesse vis-à-vis des eaux de la mer de Chine orientale est à cet égard une des explications, parmi beaucoup d’autres, à la position diplomatiquement radicale de la Chine dans ses revendica­tions en mer de Chine méridionale. Si elle y parvient à son objectif ou au moins à obtenir un véritable droit de regard sur les routes maritimes qui y passent, elle disposera d’un atout considérable dans son face-à-face avec le Japon. En effet, si ce­lui-ci apparaît relativement inexpugnable au voisinage immédiat de ses côtes, il est tributaire de la liberté de circulation maritime dans les étapes antérieures du voyage, et notamment en mer de Chine méridionale. Les bases d’un grand marchandage géoéconomique sont là présentes.

En guise de conclusion…

Bénéficiant, de par les conséquences de son expansion asiatique de l’entre-deux-guerres et de par les nécessités de la rivalité Est-Ouest, d’un avantage de départ considérable, le Japon se trouve aujourd’hui largement favorisé par rapport à ses voisins, en ce qui concerne le contrôle des espaces maritimes de l’Asie du Nord Est. D’où la tentation de ces États de lui contester certaines de ses possessions mari-times[17]. Cette tentation, la plupart du temps ancienne, est longtemps restée sur­tout rhétorique, voire symbolique, tant qu’un Japon économiquement dominant et politiquement minoré ne représentait pas un danger géopolitique inquiétant dans la région. Mais la fragilisation de l’économie japonaise, la radicalisation de certaines catégories de sa société, le nationalisme résurgent (même s’il n’a rien à voir, pour le moment, avec celui du passé) d’une partie de sa classe politique, créent un climat d’inquiétude chez les voisins asiatiques du Japon. Ceux-ci traversant eux-mêmes des situations de crise sociale et économique, sont également tentés par une certaine radicalisation de leurs postures diplomatiques, et par la volonté de contrecarrer l’hégémonie de leur voisin. L’existence, parfois ancienne, de contentieux insulaires pas ou mal réglés constitue dès lors le point de fixation rêvé pour une rivalité que les États semblent parfois avoir du mal à empêcher qu’elles débouchent sur de véri­tables confrontations.

Dans une Asie du Nord Est marquée par la présence de quatre puissances nu-cléaires[18], ces contentieux pourraient constituer, durant les décennies à venir, l’un des principaux sujets d’inquiétude des observateurs et des chancelleries.

[1]Hormis une brève période de quelques mois entre 1993 et 1994, le Parti Libéral Démocrate a continûment exercé le pouvoir, sauf durant la législature de 2009 à 2012.

[2]Du Nord au Sud : Hokkaido, Honshu (la plus grande), Shikoku et Kyushu. Elles représentent 97,5 % de la superficie totale de l’État japonais.

[3]Bataille de Yalou, le 17 septembre 1894.

[4]Bataille de Tsushima, les 27 et 28 mai 1905.

[5]Presque 2000 km dans les deux cas.

[6]Kounachir, Iturup, Chikotan, ainsi que l’ensemble archipélagique des Habomai. Le tout représente le tiers de la surface totale de toutes les Kouriles.

[7]Mais peuplée de moins de 700 000 habitants.

[8]Traité de Shimoda en 1855, traité de Portsmouth en 1905.

[9]Plus au Sud, en mer de Chine, un affrontement armé s’est même déroulé en décembre 2001 entre une flottille japonaise et un chalutier armé nord-coréen, qui s’est soldé par la destruction de ce dernier.

[10]Ils furent découverts en 1849 par des pêcheurs français, d’où leur nom initial. Celui-ci perdure de nos jours encore, ne serait-ce que dans tous les documents qui ne souhaitent pas prendre partie dans la querelle nippo-coréenne. Les Coréens les désignent sous l’appellation Dokdo ; les Japonais Takeshima.

[11]Signée à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982, et ratifiée à ce jour par 165 des 193 États membres des Nations unies. La Chine et le Japon l’ont tous deux ratifiée en 1996, la première le 7 juin et le deuxième le 20 juin.

[12]Alors que l’atoll n’excède pas les 8 km2 de superficie, la ZEE dont il permettrait la création par le Japon serait d’environ 400 000 km2

[13]À Taiwan, le Président Ma Ying-jéou entame depuis janvier 2012 un deuxième mandat présidentiel après une élection très serrée. Au Japon, le Parti Libéral Démocrate de Shinzo Abe vient de revenir au pouvoir en décembre 2012, après trois années d’opposition. Et en Chine, M. Xi Jinping contrôle désormais à la fois (depuis novembre 2012) le secrétariat général du Parti Communiste, et la Présidence de la République depuis mars 2013.

[14]Les lecteurs pourront utilement se référer à la Lettre d’Asie21, mensuel d’analyse prospective, dont de nombreux articles suivent régulièrement les événements de la crise des Senkaku/ Diaoyu. Voir : http://www.asie21.com

[15]On rappellera ici que les terres rares sont un groupe de métaux aux propriétés particulièrement utiles dans les industries de haute technologie, notamment électroniques ou militaires. La Chine possède sur son territoire 50 % des réserves découvertes à ce jour, mais elle fournit 95 % des quantités vendues dans le monde.

[16]Cette tendance va s’accroître durant les prochaines décennies, avec l’ouverture des routes maritimes arctiques, presque entièrement contrôlées par la Russie.

[17]Les arrière-pensées géopolitiques n’ôtent rien au fait que certaines de ces contestations reposent sur des fondements juridiques parfois pertinents.

[18]Russie, Chine, Corée du Nord et, par l’intermédiaire de leurs bases, États-Unis.

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