La politique de défense du Japon

Général (2S) Henri PARIS

Président de DÉMOCRATIES

2eme trimestre 2013

L’obtention de la majorité par le Parti libéral démocratique conduit par Shinzo Abé signifie un bouleversement majeur dans la politique de Défense japonaise.

Shinzo Abé n’a jamais caché ses préférences pour l’énergie nucléaire au plan civil et a poursuivi l’engagement des forces armées dans l’aide et la reconstruction consécutives au séisme suivi du raz de marée de Fukushima.

Cela a permis la mise en question de l’intitulé même des forces armées, renforcées et modernisées en permanence, passant de « forces d’auto-défense » à « armée conventionnelle ». Parallèlement, le Premier ministre vise le retour à la sacralisation de la personnalité impériale, expression vivante de l’Empire du Soleil levant.

Le Japon reste un allié fidèle des États-Unis, mais abandonne le statut de partenariat servile. Désormais, Washington en faisant pivoter l’axe de sa stratégie sur l’Extrême-Orient va devoir compter avec son allié majeur qu’est le Japon, sans espérer un alignement automatique.

Au DÉBUT DE 2013, la politique de Défense du Japon marque un tournant spec­taculaire. Certes, l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abé, nationaliste patenté, n’est pas étrangère à ce retournement capital. Mais ne considérer que cette arrivée au pouvoir comme cause de ce véritable coup de théâtre politique serait singulièrement réduc­teur. De fait, le Premier ministre Shinzo Abé se retrouve tête de file d’un courant populaire majoritaire qui remet en question la position politique interne et externe imposée au Japon au lendemain immédiat de sa défaite de 1945. Cette position politique avait d’ailleurs été parfaitement acceptée en son temps. Le changement, une véritable révolution, provient de la convergence de trois facteurs majeurs qu’il convient d’examiner soigneusement pour en comprendre la résultante.

Avant de se pencher sur la relation particulière qui lie le Japon aux États-Unis et donc à leur politique asiatique, il y a lieu de bien prendre en compte les impératifs qui dictent le système conditionnant encore le mode de vie des Japonais. Ensuite, l’examen s’attache à leur environnement extérieur et aux dangers qu’il représente.

La politique intérieure nippone et ses impératifs

En 1853 et en 1854, le Japon a subi un traumatisme brutal auquel il s’est plié avec une remarquable faculté d’adaptation, à nulle autre pareille. Cette plasticité intellectuelle suivie d’effets matériels concrets est une donnée permanente inhé­rente à l’âme du peuple nippon.

Le traumatisme a consisté en l’irruption inattendue d’une flottille américaine forçant l’entrée des eaux japonaises et assujettissant le pays au diktat américain. De prime abord, la flotte américaine de guerre et de commerce avait besoin de charbonner, puis dans une deuxième prétention, d’ouvrir un marché. Les Japonais ont saisi qu’ils n’avaient comme seule possibilité que de s’incliner. Et ils l’ont fait avec une remarquable maîtrise. En quelques décennies, le Japon a été modernisé à l’instar des plus grandes nations industrialisées et développées occidentales. Ce faisant, l’« Empire du Soleil levant » n’a pas abdiqué ses spécificités. Cette faculté d’adaptation demande à être mise en exergue car elle va se retrouver au fil des âges et notamment en 2013.

Les Japonais accepteront de signer le traité de Washington en 1922 limitant les armements navals. Le sacrifice est faible, car comme les Allemands, les Japonais ont bien conscience que la limitation portant sur le tonnage autorisant les gigantesques cuirassés de bataille est révolue.

En 1945, les bombardements atomiques hâtent la capitulation japonaise qui entraîne un traumatisme égal à celui de 1853. Il a fallu admettre l’inadmissible et capituler sans condition. Seule, la souveraineté de l’empereur est sauvegardée, mais au prix de la perte de son caractère sacré. Il est devenu un souverain constitutionnel, sans plus de signification.

Les Japonais vont donner une preuve supplémentaire de leur remarquable fa­culté d’adaptation. Une Constitution est élaborée et a été adoptée le 3 novembre 1946. On peut la caractériser en soulignant que la main qui l’écrivit était peut-être nippone, mais que l’esprit qui dirigeait la main était purement américain.

L’article IX de la Constitution spécifie que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ». En conséquence, très logique­ment, le Japon se prive de tout potentiel de défense, même au sens de l’article 51 de la Charte de l’ONU, autorisant l’emploi de la force armée en cas de légitime défense. Afin de verrouiller le système, une révision de la Constitution est rendue difficile. En effet, aux termes des articles 92 et 96, il est nécessaire de rassembler une majorité favorable des deux tiers dans chacune des deux chambres, puis de soumettre ces votes à un referendum populaire, avant d’introduire l’amendement constitutionnel.

La guerre de Corée éclatant en 1950 pour se clore en 1953 avec l’armistice de Pan-Mun Jon allait précipiter les évènements. Le Japon servait de base arrière aux troupes américaines opérant en Corée, tandis que des commandes massives lan­çaient l’économie japonaise avec un taux de croissance atteignant 8 % et bientôt même 10 %. La conséquence en fut la signature en 1951 d’un traité de paix conclu à San Francisco. Le Japon recouvrait sa pleine souveraineté. Parallèlement, l’alliance militaire de fait avec les États-Unis s’affermissait et prenait une forme achevée en 1961 par un traité en bonne et due forme. Auparavant, en 1952, le statut d’occu­pation avait pris fin.

Le Japon retrouvait non seulement son entière souveraineté, mais sa place pleine et entière dans le concert des nations, y compris à l’ONU. Son économie florissante lui donna la deuxième place au monde, derrière les États-Unis jusqu’à ce que la Chine lui ravit la place en 2010.

Sous pression des États-Unis, contournant la lettre et le fond du traité de San Francisco comme de leur Constitution, les Japonais érigèrent une force d’auto-dé­fense qui véritablement ne leur permettait pas de se livrer à une quelconque velléité offensive.

La totale carence des Japonais en matière énergétique explique partiellement leur politique expansionniste dans les années 1930 et 1940 ainsi que leur entrée en guerre contre les États-Unis. Or, cette carence reste tout autant d’actualité et impose au Japon la maîtrise de leurs communications maritimes. L’absence de ma­tières premières renforce le même impératif.

La diplomatie japonaise obéit à la même nécessité primordiale et trouve là ses limites avec l’impossibilité d’être appuyée par une force militaire conséquente.

Dans les années 2010, le Japon perd sa prééminence économique, tandis que le taux de chômage s’alourdit, passant à 4,3 % de la population active en 2013.

La catastrophe de Fukushima en 2011, un séisme suivi d’un raz-de-marée, endommage gravement la centrale nucléaire et pose la question du maintien de la production électrique à partir des centrales nucléaires. C’est sur cette question, entre autres, comme sur celle de la signification stratégique et d’une expansion de l’appareil de défense que Shinzo Abé fait campagne. Shinzo Abé n’a jamais caché sa position pro-nucléaire. Par ailleurs, il milite pour restituer à l’empereur son caractère sacré, en tant que représentation vivante de l’Empire du Soleil levant. L’électorat se prononce principalement sur ces sujets, en décembre 2012, en donnant la majorité au Parti libéral démocrate (PLD) que dirige Shinzo Abé.

Longtemps, les Japonais, dominés par leur PLD pro-américain ont accepté d’être l’ombre portée des États-Unis. Au début du troisième millénaire, la politique extérieure japonaise s’infléchit jusqu’au tournant de 2013.

L’alliance nippo-américaine en souffrance

Les Japonais, au lendemain de leur défaite de 1945, ont accepté sans bargui­gner le diktat américain, notamment en matière militaire. Ce point les intéressait d’autant plus que le parti militariste était ainsi résolument écarté de la vie publique, en sus de sa désaffection procurée par la défaite. Autre point et non des moindres, partagé avec l’Allemagne, les dépenses militaires inexistantes ne grevaient pas un budget résolument tourné vers l’expansion industrielle et l’importation de matières premières et énergétiques, cruelle carence dont souffre l’économie japonaise. Les Américains prenaient à leur charge la défense de l’archipel. L’option allait quelque peu évoluer au fil des dernières décennies du xxe siècle.

En décembre 2012, le PLD revient au pouvoir avec sa personnalité marquante qu’est Shinzo Abé qui se détache de son concurrent, le Parti démocrate du Japon (PDJ), plus à gauche mais pas pour autant rejetant une alliance indéfectible avec les États-Unis.

Lors de sa campagne électorale, Shinzo Abé, personnellement, avait été accusé de pratiquer un double jeu en mettant en cause l’alliance américaine, pivot de la politique extérieure nippone tout en la prônant. De fait, cette attitude correspond bien à la réalité mais demande une explication que l’opposition comprend bien mais occulte. Les Américains en font autant pour les besoins de la cause. C’est que les conditions ont évolué : de géant économique et de nain politique et militaire, le Japon a changé de stature. Ses troupes d’auto-défense s’équipent de matériels et d’armement de conception et de fabrication japonaise à l’exception de quelques secteurs tels l’aéronautique de pointe et la défense antimissile. Et encore, sur ce dernier point, il y a coopération entre Américains et Japonais pour la construction des systèmes PAC-3 et de frégates AEGIS.

L’implantation des bases américaines pose problème car, véritable constante américaine, ces bases jouissent d’un véritable statut d’extraterritorialité, ce qui froisse désormais la fierté nationale japonaise sourcilleuse de sa souveraineté, alors que le fait était encore admissible dans le courant des années 1980.

Au plan technologique, les Japonais ont mené à bonne fin toutes les études nécessaires à l’obtention d’une capacité militaire nucléaire. Ils n’ont cessé ces études que juste avant la dernière phase qu’était l’expérimentation d’une explosion nu­cléaire, de manière à ne pas contrevenir, tant à leur Constitution qu’aux traités de San Francisco de 1951, ainsi qu’au traité de non-prolifération de 1968 (TNP) comme au traité d’alliance de 1961. Cependant, cette capacité potentielle dénote non un revirement mais un principe de précaution. Comme les Japonais détiennent en propre des lanceurs qui leur permettent des mises sur orbites de satellites, il est bien clair qu’ils sont en possession de moyens de lancement d’ogives nucléaires, aptes à être mis en œuvre à la demande, sous faible préavis, en terme stratégique.

Autre donnée et non des moindres, l’affaiblissement relatif des États-Unis, à la suite des échecs patents subis en Irak et en Afghanistan, au cours des décennies 2000 et 2010, les met en position de faiblesse générale. Or, le 5 janvier 2012, les États-Unis, par une déclaration très officielle de leur président, annoncent la bascule de leur stratégie vers l’Extrême-Orient et le Pacifique. De ce fait, ils concentrent leurs forces dans la région. Plus qu’avant, ils ont besoin du Japon qui ne peut l’ignorer.

Il en découle que très logiquement, le Japon ne peut plus admettre d’être consi­déré comme un Etat colonisé par le traité de San Francisco, datant d’un demi-siècle, et de ses suites. Le Japon se hausse à une pointure internationale. Sous l’influence de Shinzo Abé, il est très fermement question d’un revirement constitutionnel mettant en cause l’article IX. Très effectivement, la force d’auto-défense japonaise n’a plus lieu de l’être au sens de l’hypocrisie de sa dénomination. Il y a lieu de lui reconnaître le statut d’« armée conventionnelle », d’autant plus que le budget de la défense passe de 45,4 milliards d’euros en 2012 à 46,3 milliards d’euros en 2013, ce qui en fait le sixième budget de défense de la planète. À remarquer qu’au même moment, en France, on débat d’un budget compris entre 28 et 31 milliards d’euros ! Le terme de « conventionnelle » souligne que les Forces armées japonaises ne sont pas dotées de l’arme nucléaire.

Pour faire passer sa révision constitutionnelle, Shinzo Abé a besoin de l’appro­bation de la Chambre basse, il l’a ! Reste la chambre haute. Il peut l’avoir. Quant au referendum, il sera positif, sans nul doute !

Cette révision constitutionnelle paraît un jeu parlementaire. Il n’en est rien. Pour que le Japon redevienne une grande puissance internationale, il faut d’abord qu’il le veuille et c’est ce qui résulte bien du culte « Shinto ». La Constitution de 1946 a été « un acte de contrition du vaincu envers les vainqueurs », il n’en est plus de même en 2013.

Ce fait est d’autant plus mis en exergue que Shinto Abé est un membre actif de l’Union politique Shinto, l’expression politique de l’Association des sanctuaires shin­to qui ambitionne la reconnaissance à nouveau du caractère national de la religion shinto, de même que le caractère sacré de la personnalité de l’empereur, infirmé par le vainqueur américain en 1945 et la Constitution qui a suivi. Déjà en 2006, Shinzo Abé, lors de sa première mandature, avait fait voter des amendements à la loi fondamentale visant la restauration d’une éducation patriotique dans le système scolaire. Il n’y avait là que des prémisses.

L’alliance nippo-américaine évolue donc vers un partenariat égalitaire exempt de paternalisme.

Le 23 septembre 1997, il y a eu révision de l’alliance américano-japonaise concrétisée par le « Guideline for US-Japan défense coopération, Principes directeurs pour la coopération américain japonaise en matière de défense » qui resserrait les liens entre les forces armées, en plaçant en pratique plus étroitement, si cela est pos­sible, les Forces d’auto-défense (FAD) nippones sous commandement américain. Une très large zone de défense commune est circonscrite, incluant naturellement l’archipel nippon, mais aussi le détroit de Taïwan. Cette dernière clause est confir­mée par la déclaration commune américano-japonaise en février 2005. L’alliance est donc clairement dirigée contre la Chine.

Parallèlement, le commandement des forces japonaises évolue vers une autono­mie que marque, en 2007, la création d’un ministère de la défense, ce que doivent bien accepter les Américains. Néanmoins, ils conservent une mainmise opération­nelle sur les FAD. Les réformes proposées par Shinzo Abé en 2013 franchissent un pas de plus en constituant un commandement opérationnel japonais propre.

La question des bases américaines implantées au Japon est appelée à évoluer dans le sens de ce partenariat, mais leur disparition n’est pas à l’ordre du jour. Les Américains entretiennent quelque 40.000 hommes dans l’archipel dont la plus importante portion tient garnison dans l’île d’Okinawa.

Un fait tangible, en 2010, passé inaperçu, est la formation d’un état-major central combiné, ayant autorité sur les trois composantes des Forces d’auto-défense, Terre, Air, Mer. Désormais, les Américains vont devoir compter avec cet état-major et l’englober dans leur planification, plutôt que d’exercer un commandement opérationnel direct sur les unités japonaises des trois composantes. Peu à peu, doucereusement même, les Japonais reconquièrent leur souveraineté militaire et quittent le giron américain.

Shinzo Abé n’en est qu’un artisan. Il profite d’une conjoncture favorable issue du désastre de Fukushima. Ainsi va être aplanie la route faisant des FAD les forces armées nationales, puissance composante de la souveraineté japonaise.

L’aide très réelle des FAD aux victimes de la catastrophe de Fukushima comme à l’atténuation des conséquences matérielles, est d’un appoint sérieux à la résorption du désastre et du drame. Plus de 100 000 militaires ont été mobilisés à cet effet. L’aide fait acquérir aux FAD une renommée redoublée dans l’opinion publique en termes d’efficacité et de civisme. Les dernières obstructions à une reconnaissance des FAD comme bras armé de la nation japonaise disparaissent.

Il n’en demeure pas moins que la Défense armée japonaise s’inscrit dans une entité commune avec les États-Unis. Cependant, désormais, pas à l’état d’un par­tenariat servile.

L’antagonisme entre le Japon et son environnement extrême oriental

Ne serait-ce qu’en raison de son alliance avec les États-Unis, le Japon nourrit un antagonisme sans ambages avec la Chine et la Corée du Nord. Cet antagonisme très clair ne fait qu’entretenir, voire raviver, des haines ancestrales marquées par les guerres de 1894-1895, comme par la Deuxième Guerre mondiale qui commença par un conflit armé sino-japonais en 1937, ainsi que par la guerre de Corée de 1950 à 1953. De fait, historiquement et en 2013 tout autant qu’avant, Chinois et Nord-Coréens ont toujours été des adversaires.

Il eut pu en être différent des relations entretenues avec la Corée du Sud : son alliance avec les États-Unis est de nature à établir des relations cordiales avec le Japon, lui aussi allié tout aussi indéfectible des États-Unis. Or, il n’en est rien, le souvenir lancinant et constamment ravivé de la Deuxième Guerre mondiale vient gâter les relations pour peu qu’elles évoluent dans un sens positif.

La politique de défense du Japon a donc un aliment à sa mise en œuvre. Cependant, elle ne va pas trouver dans les États-Unis le soutien espéré. C’est ce qui va encore la conduire vers une autonomie plus prononcée tout en préservant l’alliance américaine.

L’application de cette politique de défense ne tarde pas à être mise à l’épreuve tant à l’égard de la Chine que de la Corée du Nord au premier chef.

Le Japon s’oppose à la Chine très précisément sur la possession d’îles en mer de Chine australe, qui pourrait n’être que des symboles si, à ces îles, ne s’attachait une zone d’intérêt économique susceptible de receler du pétrole et du gaz, ressources autant indispensables à la Chine qu’au Japon.

Les dissensions se focalisent sur les îles de Senkaku, selon la dénomination japonaise ou Diaoyou selon la dénomination chinoise. Un îlot rocheux, celui de Scarborough, uniquement découvert à marée basse est également disputé avec acharnement, mais entre Philippins et Chinois. La raison d’être du conflit réside dans la zone d’intérêt économique que l’îlot commande. Or, cette zone est suscep­tible de renfermer des gisements pétrolifères et gaziers sous-marins très importants, soupçonne-t-on. En outre, l’ensemble de ces îles font partie d’un premier cordon qui s’étend de Singapour aux Sakhalines, interdisant aux Chinois un libre accès à l’océan Pacifique. En cela, les Chinois accusent non sans raisons, les Japonais d’avoir partie liée aux Américains.

L’autre accès aux mers pourvoyeuses de ressources économiques, le détroit de Malacca, fournit un sujet futur de discorde. Le contrôle de ce détroit amène déjà Américains et Chinois à s’affronter à fleurets mouchetés en soutenant, de part et d’autres, les pays riverains du détroit ou en cherchant à déstabiliser leurs régimes, en fonction du sens dans lequel sont orientés les régimes politiques. Les Japonais ne tarderont pas à se mêler à ce « Grand jeu ».

Les Américains jouent un rôle modérateur dans le conflit opposant Japonais et Chinois au sujet des îles. Ils ne soutiennent que peu les Japonais en la matière, esti­mant que leurs intérêts principaux ne sont pas en jeu, à la différence des Japonais. Le conflit avec la Chine a ainsi l’effet paradoxal d’introduire un ferment de scis­sion dans l’alliance américano-nippone. En revanche, les Japonais n’interviennent que peu dans la question du détroit de Malacca. Ce n’est pas par désintérêt, mais par manque de moyens. Ils ne possèdent pas la flotte de haute mer adéquate et répugnent à mettre aux ordres des Américains les quelques forces navales aptes à jouer un rôle. Quant à intervenir dans la lutte feutrée à laquelle se livrent les Etats riverains du détroit de Malacca, ils s’en défient, ne voulant pas raviver les reproches et incriminations d’impérialisme datant de la Seconde Guerre mondiale. Ils laissent faire donc les Américains, alors que cette voie de communication maritime est vi­tale pour leurs approvisionnements.

Les relations entre le Japon et la Corée du Nord sont encore plus mauvaises qu’avec la Chine.

Malgré une sérieuse mise en garde chinoise, la Corée du Nord a procédé, le 12 février 2013, à son troisième essai nucléaire réussi, après ceux de 2006 et de

  1. Auparavant, au début de décembre 2012, les Nord-Coréens avaient placé sur
    orbite un satellite par le tir d’une fusée Unha-3. Ainsi, avec les tirs des missiles de la
    famille Taepo Dong, était démontré les capacités nucléaire et balistique de la Corée
    du Nord. Reste encore à miniaturiser une arme nucléaire à la taille d’une ogive sus-
    ceptible d’être emportée par un missile opérationnel. Le délai s’étage de quelques
    semaines à quelques mois dans un laboratoire suivi d’un essai souterrain en modèle
    réduit. La conclusion opérationnelle est imminente.

Le Japon est désormais directement menacé. L’état-major nippon de même que Shinzo Abé en tirent comme conclusion la nécessité de renforcer le potentiel mili­taire et l’autonomie des forces armées, ce qui ne peut que raffermir leur alliance avec les Américains. Déjà, les Américains avaient installé des batteries de systèmes antimissiles Patriot-3. Ils renforcent ces systèmes dès l’annonce de l’expérimenta­tion nucléaire coréenne. Parallèlement, ils en font autant en accélérant la cession aux Japonais des systèmes AEGIS antimissiles équipant des bâtiments spécialement conçus à cet effet.

Les Japonais estimèrent indispensable, en réponse à la menace surgie le 12 fé­vrier 2013, d’établir une batterie de défense antimissile Patriot 3, en plein Tokyo. On ne pouvait mieux afficher sa volonté défensive.

Cependant, il y a lieu de considérer que quelles que soient les condamnations portées à l’encontre de la Corée du Nord, aussi bien par le Conseil de sécurité de l’ONU que par les Occidentaux en général, désormais, la Corée du Nord possède le statut particulier que lui confère sa capacité nucléaire. Une attaque, quelle qu’en soit la modalité, s’expose à une rétorsion nucléaire. Aucune invasion n’est possible sans exposer les forces attaquantes à une riposte nucléaire. Par ailleurs, les Nord-Coréens pourraient prendre pour cible les implantations américaines en Corée du Sud comme au Japon. Les relations entre les deux Corée n’ont pas tardé à se gâter. En mars 2013, la ligne du « téléphone rouge », liant Pyongyang à Séoul, censée permettre de régler directement un incident sérieux, a été rompue par les Nord-Coréens.

Forts de leur toute nouvelle capacité nucléaire, les Nord-Coréens se lancent dans une politique de surenchère provocatrice. Après avoir été fortement soupçonnés non sans raisons prouvées d’avoir torpillé un bâtiment de guerre sud-coréen en 2010,  ils multiplient les rodomontades belliqueuses. À des manœuvres conjointes américano-sud-coréennes en mars 2013, le président Kim Jong-un réplique par une déclaration proclamant la Corée du Nord en état de guerre avec la Corée du Sud, en rompant l’armistice de Pan-Mun Jon de 1953. Les Sud-Coréens évacuent leurs installations de Kaesong, la zone industrielle spéciale administrée par les deux Corée. Les Nord-Coréens avertissent les Etats occidentaux de ne plus pouvoir assurer la sécurité de leurs ambassades à Pyongyang.

Cet ensemble de manifestations donne à la région de la mer de Chine septen­trionale une atmosphère de guerre larvée.

Ces rodomontades doivent être prises pour ce qu’elles sont, si ce n’est que ce n’est pas en vain que l’on joue avec les foudres de Jupiter. L’assassinat d’un banal archiduc, successeur à une couronne certes, en juillet 1914, précipita la terre entière dans la Première Guerre mondiale. Il convient donc d’être prudent à l’égard d’un incident a priori sans suite !

La rigidité des Nord-Coréens s’explique par leurs relations avec les Américains. Washington n’a jamais reconnu la partition de la péninsule coréenne. L’armistice de Pan-Mun-Jon de 1953, mettant fin à la guerre de Corée, n’est pas un traité de paix. C’est en vain que les Nord-Coréens ont tenté de se faire reconnaître par les Américains et qu’ils leur ont proposé un accord de non-agression. De plus, les deux Corées sont devenues membres à part entière de l’ONU. Le refus de la reconnais­sance de la Corée du Nord ne pouvait qu’induire des craintes d’invasion. Le rejet multiple des propositions nord-coréennes d’un traité de non-agression ne pouvait également que nourrir la même méfiance. Les Américains n’ont jamais répondu que par un silence hautain et se sont même opposés aux tentatives de rapprochement entre les deux Corée.

A bien analyser la situation de la Corée du Nord et ses ambitions nucléaires, il est loisible d’établir un parallèle avec celle du Japon. La Corée du Nord entretient avec la Chine des relations semblables à celles du Japon à l’égard des États-Unis : une alliance qui ne se départit pas d’une certaine inquiétude quant à sa fermeté, d’où découle de la méfiance.

Parallèlement, la Chine et les États-Unis exercent sur leurs alliés respectifs, Corée du Nord et japon, des pressions diverses pour les amener à plus de retenue. Washington ne souhaite pas être entrainé dans une guerre contre la Chine par le Japon poursuivant un contentieux serré sur les îles contestées. De son côté, Pékin n’a aucun désir d’être acculé à un conflit armé avec les États-Unis, causé par les tur­bulences nord-coréennes. Il n’en demeure pas moins que les pourparlers à six menés en 2003 sous l’égide de la Chine et mêlant les deux Corée, la Russie, le Japon et les États-Unis n’ont abouti qu’à des discussions académiques vides de sens concret.

En vertu de l’alliance liant la Corée du Sud aux États-Unis et du souvenir de la guerre de Corée ainsi que de la menace chinoise et nord-coréenne, la Corée du Sud était normalement portée à entretenir avec le Japon des relations cordiales et à nouer avec lui une indissoluble alliance, cimentée de plus par les ennemis communs que sont la Chine et la Corée du Nord ; or, il n’en est pas ainsi : il y a bien alliance, mais empreinte de méfiance.

La raison tient à l’indéfectible souvenir de la Seconde Guerre mondiale. L’antagonisme entre Sud-Coréens, Américains et Japonais n’est pas dû et entretenu que par des raisons économiques comme le pèsent bien des analystes occidentaux. Les Japonais ne peuvent chasser de leur esprit les massacres causés par les bom­bardements atomiques sur Hiroshima et Nagazaki en 1945. Pas plus la résistance héroïque de leurs armées à la reconquête opérée par les forces américaines ! À me­sure que s’éloigne dans le temps les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et que monte leur puissance, les Japonais retrouvent non seulement le shintoïsme mais aussi le culte de leurs ancêtres tombés au combat. C’est ainsi que de nombreux res­ponsables politiques, dont des Premiers ministres et d’éminents chefs militaires, se sont rendus au sanctuaire qu’est le temple de Yasukuni, où sont inhumés et honorés les héros japonais tués au combat. Parmi eux, se trouvent des criminels de guerre, comme des chefs militaires ayant ordonné des atrocités en Corée du Sud comme en Chine.

Les Sud-Coréens, pas plus que les Chinois ne peuvent supporter ce genre de pèlerinage. Le Japon n’a reconnu ses crimes qu’en termes très étudiés, de même qu’il n’a présenté ses excuses pour les torts infligés qu’avec une réticence certaine.

Les Sud-Coréens ont de quoi se plaindre en sus des atrocités et des rigueurs de la guerre. Entre autres, des dizaines de milliers de Coréennes ont été vouées à une prostitution organisée afin de satisfaire les troupes japonaises d’occupation.

Un vieux contentieux réapparaît entre alliés japonais et sud-coréens. Est encore en question la possession d’îles sans intérêt intrinsèque mais d’une valeur impor­tante quant à la zone maritime d’intérêt économique, à savoir des gisements pétro­liers et gaziers qu’elle englobe. Il s’agit des îles Dokdo, dénomination japonaise, ou Takeshima, dénomination coréenne. Ces îles ont été annexées par le Japon en 1905 et le traité de paix de San Francisco est muet sur leur sort. En 1973, les îles sont occupées par les Sud-Coréens et la présidente Park Gieun-hye, nouvellement élue, tout comme ses prédécesseurs, en revendique hautement la souveraineté. Les Chinois, comble de l’ironie, ont proposé leur médiation. En vain !

Les Américains encore plus qu’en ce qui concerne les îles Senkaku, objet de dis­corde entre les Chinois et les Japonais, se gardent d’intervenir dans le contentieux nippo-sud-coréen.

Ces facteurs conduisent à des dissensions au sein d’une alliance, sous tutelle américaine, mais qu’à Washington, on aurait voulu un bloc soudé.

Problème presque tout aussi récent, les Japonais reprochent aux Nord-Coréens l’enlèvement d’une vingtaine de leurs ressortissants dans les années 1990 et 2000. Le but poursuivi par les Nord-Coréens aurait été d’utiliser ces otages dans leur système d’espionnage. Quoi qu’il en soit, en 2012, Shinzo Abé en a fait une affaire d’Etat et un argument électoral qu’il ne lui reste plus qu’à tenir.

L’arrivée au pouvoir de Shinzo Abé devenu le personnage marquant du PLD et d’un Japon renaissant n’est pas un épiphénomène. Elle marque la montée en puis­sance du Japon sur la scène internationale. Sa politique de défense traduit bien le fait. À la différence notoire des Occidentaux et notamment de la France, le Japon augmente son effort de défense, de même que tous les Etats d’Extrême-Orient.

Cette politique de défense prend en compte des capacités nouvelles que le Japon peut consacrer à ses forces armées.

Il est bien inutile de penser qu’une défaite militaire, aussi terrible qu’elle ait pu être, soit reconduite à perpétuité. En 2013, on en est à plus d’un demi-siècle de distance temporelle avec cette défaite.

Un raisonnement semblable peut être tenu à l’égard de l’Allemagne, encore qu’elle ait suivi un destin différent et qu’elle ait repris la trajectoire d’une démo­cratie à la mode occidentale, à la différence du Japon qui appartient à la sphère extrême-orientale.

Cela ne veut pas exprimer que le Japon rejette la démocratie qu’il a adoptée, certes, sous la pression américaine. Mais de retour à la sacralisation de la fonction impériale, du Soleil levant qu’est le vivant empereur, indique bien une tendance irréversible.

Pour bien souligner cette tendance, le gouvernement Shinzo Abé a donné un lustre particulier à la commémoration de la cessation du régime d’occupation en 1952 et au retour donc du Japon à sa pleine souveraineté. Une cérémonie a été or­ganisée en grande pompe à Tokyo, le 28 avril 2013, célébrant le soixante et unième anniversaire de l’événement, en présence de l’empereur.

Par la même occasion, Shinzo Abé a déclaré vouloir revoir les termes de la décla­ration prononcée par le Premier ministre Murayama en 1995. Cette déclaration présentait les excuses du Japon pour les souffrances infligées par l’agression japo­naise. Il s’agit de tempérer ces excuses. Il a également annoncé son satisfecit au pèle­rinage accompli, les 22 et 23 avril 2013, au temple de Yasukuni, par les membres de son cabinet et par 168 parlementaires. À Washington, on s’est muré dans un profond silence, mais pas à Pékin et pas plus à Séoul qu’à Pyongyang.

Il va falloir que le langage occidental reprenne l’appellation de « l’Empire du Soleil levant », trop souvent oubliée. Par ailleurs, la coalition que mènent les États-Unis, avec le Japon en pièce maîtresse, n’est pas aussi solide qu’ils l’auraient vou­lue. Son ciment est la perception d’un ennemi commun, la coalition sino-nord-coréenne, non exempt de lézarde, notamment due aux ambitions nucléaires de Pyongyang. Cependant, l’assise de la coalition ne comporte pas d’autre ciment, les fondations n’ont pas étouffé les multiples contentieux qu’a semés l’histoire.

Plus que jamais, le Japon se veut sur la voie du Soleil levant, ce que traduit bien sa politique de défense. Les contentieux sur les îles contestées le conforte dans l’accession à une flotte océanique, la deuxième ambition inavouée de Tokyo !

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