LENEOSOLDAT

Jean-Paul CHARNAY

klamologueet directeur de recherche au CNRS. Il estle fondateur etprésident du Centre de philosophie de la stratégie °la Sorbonnc, directeur de la coUection « Clcssiquee de la stratégie » aux éditions de L’Hernc

2eme trimestre 2011

« Les huit ou dix mille hommes perdus sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une vi ctoire : s’il fait qu’il lui en coûte moins, s’il épargne les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connaît mieux qu’un autre le prix de l’argent. »

(La Bruyère, Caractères, X, 25).

Ainsi La Bruyère, gentilhomme en l’hôtel du Grand Condé, le vainqueur de Rocroy, évaluait le coût d’une bataille. Clausewitz renchérit : la guerre s’ap­parente à un commerce : par destruction immédiate de richesses, le combat réalise une traite sur l’adversaire et celui qui estime avoir perdu le plus par rap­port à sa capacité de reconstitution préfère s’avouer vaincu : passer à la caisse. D’où en pratique, conclut Engels (Lettre à Marx, 1857), l’inéluctabilité non de telle guerre, mais de la perpétuation du phénomène « guerre » où le soldat n’est qu’une monnaie d’échange par sa valeur aux deux sens du terme : il est un symbole à honorer et une ressource à économiser.

Dans la dialectique de l’armée que théorise le général hégélien von Willisen (Théorie de la grande guerre, 1840), « l’armée est un ventre », par sa fonction de conservation du corps social par lui-même, et par nature car, non productrice, elle est consommatrice. D’où son action stratégiquement défensive, tactiquement offensive. La fonction des armées consiste essentiellement dans le fait qu’elles assurent la sauvegarde contre une attaque « sans provoquer de suicide » (Liddell Hart, Deterrent or Defense, 1966, p. 77). Une consommation permanente en vue d’une action violente virtuelle maintenant la survie nationale : tel apparaît le schéma sociologique de l’armée au sens classique européen des temps modernes. Ce schéma subit actuellement de redoutables dissociations.

Prendre les armes désigne le guerrier : hoplite grec ou cataphracte perse, légion­naire romain ou titan germanique, chevalier chrétien en armure ou guerrier chinois en capote de feutre, peuples au corps couverts de peintures de guerre ou régiments aux signes distinctifs colorés : le soldat en ses apparences souffre d’une ambiguïté : être en uniforme pour être reconnu comme tel selon le droit de la guerre, et se fondre dans la nature : feldgrau, bleu horizon, kaki ou sable, tenue léopard ou com­mandos cagoulés, le soldat oscille entre le camouflage tactique, la désidentification personnelle, son appartenance à une « unité de combat », à un « corps » doté de traditions et son identification par rattachement à une autorité légitime.

Il y eut les soldats-citoyens et les soldats de l’ombre, les mercenaires et les par­tisans, les agents spéciaux et les espions. La technique et l’éthique engendrent-elles un nouveau soldat ? L’évolution des mœurs et des mentalités (« faites l’amour, pas la guerre » – si cruellement démenti), la conception et le coût des systèmes d’armes entraîneront une accentuation de la professionnalisation aux dépens de la conscrip­tion : passe-t-on du devoir civique à l’expertise ? Vers l’armée de métier affirmait de Gaulle en 1934 : la mécanisation du champ de bataille exige des spécialistes, leur coût exige la rentabilité de leur emploi.

L’évolution du « métier des armes » conduit-elle au désenchantement de l’« hon­neur des armes » ? Que devient la vieille devise : « Plus d’honneur que d’hon­neurs » ? Profession : militaire. Métier : soldat. Soldat de métier : vocation militaire. À une époque d’intense mutation économique et sociale, pour quelle raison rejoint-on l’Armée : échapper au chômage, obtenir une formation, faire carrière, acquérir un savoir technique, assouvir un espoir d’aventure, ou bien encore par patriotisme ? Quand le guerrier est-il devenu soldat ? Le soldat est-il fait pour faire ou pour éviter la guerre ?

L’homme de la défense

Toutes les sociétés assurent une fonction guerrière. Toutes n’ont pas une institu­tion militaire. La plupart des grands empires, l’État-nation issu de la féodalité euro­péenne ont privilégié une telle institution. À tel point que l’armée, le soldat parais­saient l’instrument essentiel de la défense, mais remplissaient d’autres fonctions :

– Une fonction extérieure visible : assurer la survie de cet État-Nation dans l’ordre international en lui procurant la principale source de puissance alors concevable, l’extension territoriale : les nationalités regroupant géopolitiquement et géoculturellement les provinces marches-frontières puis les empires coloniaux.

  • Une fonction interne sous-jacente : conforter le cas échéant par la violence l’armature sociale existante et être le rempart des valeurs de la strate dominante : ainsi du maintien de l’ordre public « bourgeois » au xixe siècle contre les émeutes révol
  • Une fonction culturelle internationale : par exemple l’extension de la culture française classique ou révolutionnaire par les armées de Louis XIV ou de l’empereur.
  • Deux fonctions relatives à l’institution militaire elle-même :
  • élaborer une forme extrême de conflit et une conceptualisation stratégique sophistiquée : cet « art de la grande guerre » qui s’édifie depuis les guerres d’Italie en passant par les guerres « classiques », puis « manufacturières » enfin « totales » et « planétaires », mais est ébranlé par les explosions atomiques de 1945 ;
  • édifier une éthique ascétique fondée sur le sacrifice, la discipline, une hié­rarchie inégalitaire (Servitude et grandeur militaires) et une liturgie sociale triom­phaliste (la parade des armes).

–  Trois fonctions socio-économiques récurrentes, l’encasernement d’une masse d’hommes jeunes réalisant, selon la contingence :

  • le blocage ou l’accélération de la nuptialité ;
  • le gel d’un volant de main-d’œuvre appréciable dans un système de production (réserve de force de travail ou allègement du volume du chômage). Encasernement qui semble admissible dans la mesure où la conquête ou la défense paraissent de­meurer des modes rentables d’appropriation des richesses, au-delà des manques à produire ou des destructions ;
  • le contrôle disciplinaire d’une masse de jeunes dont la liberté serait erratique et contestataire. L’institution militaire réalise dans l’État-nation le maintien du pou­voir des générations antérieures et une application de la division du travail social s’effectuant lors du passage des sociétés militaires féodales aux sociétés capitalistes industrielles : extension des marchés par les colonies, affirmation des valeurs an­thropocentriques, pondération des mutations sociales et intellectuelles consécutives à la montée d’une civilisation fondée sur la mondialisation culturelle et technolo­gique, et sur l’autonomisation des puissances financières.
  • Au-delà, les mouvements pacifistes, non violents ou neutralistes s’interrogent : tout discours sur la défense, même purement défensif, ne constitue-t-il pas déjà une désignation implicite d’un ennemi, donc l’accentuation de l’inimitié ? Ainsi tout discours sur le militaire, sur la puissance de ses armes qui voudrait être dissuasif est aussi belligène et signe de forfanterie (« nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts »), surtout s’il est assorti de références à une transcendance (Gesta Deiper Francos, « Dieu et mon droit », Gott mit uns, jihâd fi sabil Allah (dans la voie de Dieu), sens de l’histoire, droit de l’homme. D’où, au-delà de la polémologie, les ac­tuelles recherches de Psychology of ennemy making, de Confidence building measures, d’évaluation du softpower des fondations philanthropiques et éthico-sociales.
  • Mais, fait plus grave, dans la plupart des pays en voie de développement, l’ar­mée, qu’elle soit révolutionnaire ou réactionnaire, tend (sous réserve de quelques conflits limités) à constituer non l’une parmi d’autres, mais la première structure sociale de l’État en des nations hétérogènes et à assumer une fonction principale non plus de destruction mais de production. Elle assure les tâches de promotion, de pilotage social et politique, et subit la tentation de putsch pour la prise du pou­voir, au moins la prise en main de la machine économique, ce qui l’éloigne de ses missions classiques. Dans les pays très industrialisés, l’armée participe par des recherches de pointe à ce phénomène production/consommation de matériels et d’énergies. Il en résulte une certaine déqualification du battle leader par le logisti-cien, voire le manager programmateur, les stratégies d’essence purement militaire fondées sur la capacité effective de destruction semblent insuffisantes, et les indi­vidus s’interrogent sur la validité actuelle – contraire à l’appel au bonheur – des anciennes vertus militaires.
  • Enfin les menaces nouvelles se profilant (déséquilibre démographique, pollu­tion, crainte de l’atome fût-il « pacifique », subversion sociale) échappent à la com­pétence du militaire. D’où les distorsions apparaissant dans la constitution actuelle des armées, en rapport avec l’intégration plus ou moins poussée (selon les traditions séculaires et les idéologies modernes) de chaque société considérée : de l’armée com­posée de jeunes sélectionnés à temps de service diversifié (ce qui relativise l’image de la carrière militaire), aux armées populaires vivant en union avec les masses grâce à des échelons démultipliés de partis, de milices, d’unités « mixtes ».

Ce qui étage les contradictions à résoudre sur le plan de la politique militaire : le principe de liaison des armes ou plutôt d’imbrication des armées et de la répartition des missions (protection stratégique générale, tactique opérationnelle du territoire, pondération entre changements sociaux et tranquillité publique, interventions sécuritaires) entre les diverses catégories de forces armées débouche sur la remise en cause des différenciations traditionnelles terre/mer/air puis conventionnel/nu­cléaire/espace par rapport à ces missions. Il réagit, sur le plan professionnel, sur le statut et les carrières des personnels de défense dans l’évolution sociale générale ; et, sur le plan politique, sur la place de l’armée dans les structures générales de l’État et de la société.

Le militaire en ses complexes sociaux

Évolution qui a donné naissance à quatre complexes sociologiques :

Le complexe politico-militaire « classique ». Pour la définition des attitudes gé­nérales (attentisme ou activisme, défensive ou offensive, guerre sublimité, ou dis­suasion) donc l’adoption de telle ou telle doctrine d’emploi nécessitant tel type d’armement. Les contraintes budgétaires soulèvent souvent des polémiques au-delà du modèle d’armée inspiré par les philosophies politiques (armée populaire, du peuple, de citoyens, d’experts…) et réagissent sur les prises de décision par rapport au fabricant d’armes.

Le complexe militaro-industriel. Pour la définition et la construction de matériel correspondant aux théories stratégiques retenues mais qui inspire souvent un souci de rentabilité : « retour sur investissement » débouchant sur les ventes à l’étranger, sur les trafics d’armes, d’où résultent le jeu des commissions et rétrocommissions. D’où l’actuelle aspiration éthique à une transparence à laquelle s’oppose le « secret défense » et qui ne facilite pas les contrats de vente d’armes.

Le complexe militaro-universitaire. Les recherches relatives à l’influence des ba­tailles décisives ou non sur l’histoire générale et sur la géographie politique avaient privilégié l’histoire-bataille et l’histoire-modèle (les grands capitaines), avaient sus­cité de nombreux travaux de militaires patronnés par des professeurs. Dans un premier temps, cette découverte réciproque a multiplié les monographies sur l’his­toire des armes et les jeux diplomatiques, et a impliqué les universitaires dans le commentaire quasi journalistique des événements contingents, au détriment de la réflexion doctrinale et de la philosophie de la stratégie. Cependant les philosophies politiques totalisantes, les génocides, les mutations scientifiques et tactiques décou­lant de l’arme nucléaire élargissaient leurs angles d’attaque, tandis que les guerres de décolonisation et les conflits du tiers monde engendraient une sorte d’orientalisme stratégique et incitaient les militaires à consulter les universitaires sur leurs aires culturelles de recherche.

En réciprocité, ceux-ci s’intéressent aux aspects psychologiques, anthropolo­giques, sociologiques des « milieux » militaires. Enfin l’histoire-bataille s’enrichissait par l’extension des méthodes : une archéologie de terrain renouvelée, une sociologie fondée sur les témoignages recoupés des combattants de base, une mise en perspec­tive des guerres remplaçant les « romans nationaux » par leur confrontation dans l’« histoire globale » surpassant l’« histoire en miettes » de la contingence. Pourtant demeure le jeu subtil de la connaissance de soi-même et de la séduction de l’Autre, des « intellectuels » par les militaires et réciproquement : interrogation sur la jux­taposition pour le militaire de la liberté de pensée critique individuelle interne et l’adhésion intellectuelle en vue de l’action – le problème de la réserve mentale étant sauvegardé.

Le complexe militaro-humanitaire. En principe voué au sauvetage des popula­tions en proie à l’incompétence ou à la fureur de leurs dirigeants, mais « coinçant » dans trois contradictions majeures en raison de la disparité des modes de vie, d’ac­tion et de finalité :

  • Sauver des vies/réprimer une insurrection. Après la guerre sécessionniste du Biafra au Nigeria (1967-1970), lorsque les French doctors proposent une nouvelle définition de l’aide humanitaire, plus médicalisée, et revendiquent le devoir de té­ Cette nouvelle aide doit être délivrée sans discrimination politique, eth­nique ou religieuse, et être motivée au nom de l’humanité par un devoir d’ingérence (devenu devoir de protection) ; mais les militaires tenus au devoir de réserve redou­tent que cette aide ne serve aussi à la continuité de la rébellion, ce qui accroîtrait la dureté de la répression par le gouvernement central, voire ses tendances « géno-cidaires ».
  • Apolitisme/perception du milieu. S’efforçant d’être au plus près, en immer­sion, dans la population qu’il soigne, voulant tenir compte de ses coutumes et de ses valeurs, l’humanitaire soucieux de son indépendance craint d’être assimilé aux autorités gouvernementales, alors que le militaire souhaite leur appui pour nouer des contacts avec les autochtones.
  • Autonomie de l’humanitaire/sécurisation des nationaux, en cas d’explosions locales graves : alors l’humanitaire doit être protégé, voire exfiltré, par le militaire.

le soldat entre les deux bombes

La doctrine classique recherchait la destruction de la force organisée advenue : la sanglante « grande guerre » : Napoléon, Clausewitz, Foch. La doctrine chinoise ancienne préconisait le déséquilibre de l’adversaire. L’art de la « grande guerre » paraît dévalorisé au profit des stratégies nucléaires (qui « bloquent » cette grande guerre et compriment – et même évacuent – l’action stratégique entre la décision politique et la préparation technico-tactique), et ce au profit des stratégies révolutionnaires qui dégradent l’institution militaire – et son efficacité – dans des luttes populaires subversives. Professant l’universalité de certaines valeurs, la géopolitique des dominants passe de qualifications matérielles (tiers monde, pays en voie de développement, pays émergents) à des qualifications éthiques : pays fragiles, pays défaillants, pays voyous susceptibles de belliciser l’atome.

D’où après l’IDS (Initiative de défense stratégique) de Reagan, fondée sur la Beam Defense (rayon, plasma laser), qui eût détruit l’équilibre de la terreur au pro­fit des États-Unis, mais qui était techniquement et financièrement encore inattei-gnable, le projet de bouclier anti-missile (ABM, Anti Balistic Missile) de George Bush contre un missile iranien ou nord-coréen, et sur lequel Barack Obama hésite, la doctrine moderne s’efforçant de proportionner l’action à la menace perçue.

Ainsi le maintien de l’ordre socio-économique existant, l’affirmation ou les doutes sur les identités ethno-idéologiques doublent la vieille garde de l’intégrité non seulement territoriale, du « sol sacré de la patrie », mais aussi de sa submer­sion/subversion démographique et de sa vulnérabilité psychologique et sociolo­gique. Outre la récupération des nationaux (des Occidentaux) en danger : Entebbe (Ouganda) pour Israël (1972), Kolwezi, Congo ex-belge, lors de la sécession katan-gaise (1978).

La fonction « classique » du militaire semble donc niée. D’autant plus que la no­tion de frontière demeure forte idéologiquement et politiquement, mais s’estompe dans la mondialisation des systèmes économiques et dans l’idée que la capacité d’invention scientifico-technique et la disposition de matières premières importent plus (objectivement) que le contrôle nominal des territoires. La frontière reprend vie en cas de contrôle d’immigration sauvage et de lutte antiterroriste : missions policières plus que militaires.

Dépossédé de l’arme de théâtre, l’arme atomique tactique (mais celle-ci pour­rait-elle menacer une zone désertique infestée de preneurs d’otages ?), entre les deux bombes, la nucléaire et la terroriste, le combattant de terrain est enserré entre deux puissantes aristocraties militaires : les servants (les desservants), pilotes et sous-ma­riniers de l’arme atomique ; les surentraînés (paras, marines), des forces spéciales dans les opérations extrêmes. Or, de par les progrès techniques, le combattant de

 

base est affronté aux risques de la robotisation et de la virtualisation. Certes, il y avait la dialectique entre l’attaque et la défense au corps à corps, entre la protection et la mobilité, entre la lance et le bouclier, la fronde et le glaive, la balle et la baïonnette. Mais le corps force physique était l’instrument principal de combat. Vint l’époque de l’ergonomie : le corps et l’esprit de l’aviateur, du tankiste sont parties intégrantes de la chimère homme/machine. Actuellement cette imbrication s’ouvre sur deux perspectives futuristes :

Ou robots plus ou moins autonomisés, qui combattront sous l’impulsion de ser­vants situés loin du théâtre de guerre qui les guideront avec plus ou moins d’autono­mie (drones) : le soldat devient virtuel, plus exactement demeure hors du champ de bataille – mais son bunker pourrait être attaqué.

Ou humains robotisés, « enrichis » de performances kinésiques (force, vitesse), sensorielles (les cinq sens, l’optronique), intellectuelles (mémorisation, analyse, déci­sion) du combattant lui-même par processus biologique, chimique ou électronique, ou par implants nanotechnologiques. Bref début de complexes anthropoïdes à la fois performant et réifiant la personne dans un univers hésitant entre la science-fiction et le posthumanisme.

 

Le combattant en mutation

— Démultiplication. La décolonisation puis l’implosion de l’URSS ont multiplié le nombre des armées nationales. Les luttes de libération avaient été menées par des combattants partisans, militants, guérilleros… qui au fil des années se sont institués en armées régulières dites populaires : Bo Doï indochinois se constituant en divisions lourdes, fellagas algériens en katibas devenant l’ALN contre les harkis partisans lo­caux levés par l’armée française. Au-delà, les Occidentaux tentaient d’organiser des troupes soutenant les gouvernements qui leur demeuraient fidèles : vietnamisation, afghanisation.

Les nouvelles armées et les nouveaux soldats oscillent entre les récurrences des troupes coloniales des anciens corps indigènes, leur fusion avec les combattants des indépendances (les miliciens à transformer en militaires réguliers) et des modèles offerts par les alliances contractées (EU et URSS au temps de la guerre froide) et les systèmes d’armes donnés ou vendus avec leurs instructeurs par les pays industrialisés.

La décolonisation postulait une désoccidentalisation anthropologique, géopoli­tique, culturelle, historique, mais poursuivait une sur-occidentalisation industrielle et militaire. Par mimétisme vestimentaire, doctrinaire et professionnel, le modèle du soldat « classique » des puissances développées s’étendait mais se déformait. Dans les nouvelles armées, les chefs militaires personnalisaient le pouvoir, et les putschs se cli­vaient selon les divisions ethniques et les appartenances affectives, jusqu’à l’exaspéra­tion d’un ancien type de combattant : le volontaire religionnaire et révolutionnaire, terroriste de destruction massive combinant les plus anciennes méthodes de violence (prise d’otages susceptibles d’être sacrifiés) et la subversion des moyens technolo­giques – hors du classique droit de la guerre.

  • La décolonisation avait pris sur place administrateurs et ensei­gnants, commerçants et entrepreneurs, religieux et techniciens, parfois titulaires de la double nationalité. Avec les indépendances sont venus les coopérants et les experts, les investisseurs et les touristes en masse – personnes piégées par les explosions lo­cales.

D’où l’extension de la mission de récupération des otages (services spéciaux et renseignements généraux pour les négociations de rançon), de protection et de trans­ferts des nationaux, et plus largement des Occidentaux en des terres plus sûres, voire de sauvetage de populations fuyant un nouveau régime (Vietnam). Rapatriement ou exil ? L’échelle des opérations varie de quelques personnes à des milliers de familles en détresse et contribue à la désoccidentalisation démographique des autres continents.

  • Professionnalisation : en cas d’abolition de la conscription, le soldat est un ci­toyen mais plus le citoyen « sous les armes », le « soldat citoyen » en qui ont conflué, pendant deux siècles, le devoir civique et l’obligation militaire : un bulletin de vote et une baïonnette. Il est « contractualisé » en ses spécialités et son temps d’engagement. En résultera-t-il une plus grande efficacité quant à l’évitement de « dégâts collaté­raux » sur les populations, de « tirs fratricides » sur ses compagnons ? La réduction des effectifs exigera une plus grande flexibilité et la multifonctionnalité des person­nels de combat.
  • Subordination directe au chef des armées. Déjà, consulté par la hiérarchie mili­taire, Roosevelt avait ordonné d’abattre l’avion transportant au-dessus du Pacifique le commandant de la marine impériale, l’amiral Yamamoto, parce que soldat. Mais le maître du pouvoir exécutif peut-il constitutionnellement imposer une opération ? Le commando expédié par Carter pour délivrer les otages de l’ambassade américaine subit un cruel échec. Grâce aux transmissions quasi immédiates, le pouvoir exécutif peut agir en temps réel sur le terrain : aux îles Falkland, Margaret Thatcher, Premier ministre, ordonne de torpiller le vieux croiseur argentin Général-Belgrano. En janvier 2011, Nicolas Sarkozy, président de la République, lance la poursuite immédiate des preneurs d’otages à Niamey. La volonté d’une réaction vigoureuse qui se voudrait dissuasive pour le futur aurait-elle tendance à minimiser les risques : otages tués, exécutés lors du combat ? Cette liaison tactique avec le pouvoir central favorisera-t-elle la rapidité de l’action pour éteindre les feux de brousse ou mater les subversions avant leur incandescence, en subordonnant plus fortement l’instrument militaire à l’échelon le plus haut du pouvoir exécutif, non seulement quant au déroulement de l’opération ? Ceci à mettre en rapport avec l’ubiquité d’une jet diplomacy.
  • Féminisation relative, jusqu’en certaines formations de combat, en progression absolue dans les administrations et les services de santé. Historique : en cas de né­cessité, la femme combat. La Gauloise, la Wisigothe, la musulmane, l’Israélienne, la fermière de la marche vers l’Ouest, la kamikaze islamiste… Sociologique : la femme est la proie du soudard et la victime du viol ethnique, mépris à la fois de l’Autre et forcément de son identité sexuelle. Stéréotype : le soldat est galant et l’armée ma­ En deçà des extrêmes sauvant leur peuple, Judith ensorceleuse d’Holopherne et Jeanne d’Arc chef de guerre, les femmes sont : amazones ou cantinières, filles de joie ou infirmières, espionnes ou marraines de guerre, secrétaires ou ambulancière, gardes khadafiennes en treillis ou irakiennes en tchador et kalachnikov. Outre le ba­lai maoïste, le détachement féminin Armée rouge… La bureaucratisation logistique des armées et la mécanique des armes suppléant à la force physique favorisent-elles la parité des genres ? La dislocation actuelle de la famille, cause et conséquence de l’accession des femmes au travail extérieur salarié, s’amplifie-t-elle par l’envoi des femmes en opération extérieure (OPEX) ? Est-ce subversion de la virilité tradition­nelle du guerrier, protégeant les femmes, les enfants et les vieillards, et évolue-t-on vers l’androgynie en couplant l’acte de mort et la fonction génératrice ? Celle-ci peut-elle être palliée par l’attribution au personnel féminin de postes protégés te­nant compte des tâches de maternité et d’éducation des enfants ? En anthropologie, serait-ce le sang des règles qui permettrait de considérer la différenciation des va­leurs masculines et féminines, et la répartition des rôles ? Ou la féminisation entraî­nerait-elle la désexualisation du soldat ? La fraternité des armes doit composer avec la préservation de la féminité : problèmes hygiéniques au combat ; en parade, choix de la tenue : jupe ou pantalon, casquette ou cornette. Mais la présence féminine « civilise la brutalité sexologique du parler militaire ».
  • Répartition par génération. Rééducation des enfants-soldats africains. Inversion du duel David/Goliath par la seconde intifada, la guerre des pierres menée par les « ados » palestiniens contre Tsahal.
  • Externalisation : l’armée n’est plus cette vaste machinerie autonome à travers l’ensemble des activités productives et consommatrices de la nation. Elle sous-traite auprès de compagnies privées des services de maintenance, de gardiennage, d’ap­provisionnement, voire de logistique. Le phénomène n’est pas total, et la fabrica­tion d’armes reste encore du ressort ou sous le contrôle des arsenaux. Mais l’unité étatique de la préparation de la guerre, de la défense se complexifie dans la multipli­cité des contrats et des sous-traitances.
  • Parfois aux confins de l’aventurier et de l’entrepreneur, les so­ciétés de mercenaires privées sont louées pour accomplir des tâches de surveillance, de maintien de l’ordre et de combat local. Le soldat devient lui-même un être protégé, à sécuriser. La convention de Montreux (2008) définit les rapports et les responsabilités entre États et sociétés.
  • Le coût des armements, la lourdeur de l’envoi de per­sonnel au combat entraînent dans les grandes alliances la nécessité d’articuler les possibilités de chaque pays avec les « trous capacitaires » des autres mutualisations. D’où la création de forces en partie hétérogènes et le risque de chocs psychologiques entre un contingent et la population : les Népalais à Haïti.
  • De l’information explicative à la tentation de l’autojustifi-cation : passage de l’accueil des correspondants de guerre agréés à la conférence du commandement, puis au briefing des opérations virtualisées sur écran, à l’embar­quement des journalistes et photographes dans des véhicules de combat.
  • La découverte du monde en ses conflits, l’inimitié des grandes civilisations et de leurs différentes cultures, théologies et idéologies déterminent la prise de conscience de leur pluralité, donc de leur relativité et de leur fragilité. La confrontation planétaire des valeurs entraîne des réactions opposées. Ou refus intégristes brutaux pour réintroduire dans le présent une pureté qui n’a jamais hu­mainement existé et réaffirmer leur supériorité sur celles des autres : les définitions éthiques et le code de conduite stratégique n’ont à être déterminés que par soi-même. Ou transferts de normativité comportementale et de sensibilité affective et esthétique. Ainsi du passage du cultuel vers le culturel. Ce qui déplace les frontières antérieures du sacré, donc oriente les stratégies vers la connaissance de l’ennemi. Donc « distribution » d’aperçus anthropologiques et culturels sur les populations entre lesquelles ou contre lesquelles le soldat se bat ou agit avec en perspective iré-nique la « conquête des cœurs ». À l’inverse, devoir d’obtention d’informations, du renseignement – jusqu’à quel niveau ? Tentation de la torture.
  • Motivation : intériorisation du bien-fondé de l’ordre reçu par l’intime convic­tion d’user une force légitime contre une violence injuste, donc sentiment que les valeurs affirmées sont « vraies », supérieures à celles de l’Autre. Ce qui est par na­ture contestable puisque l’adversaire soutient la réciproque, mais ouvre une liberté personnelle : reconnaissance de la légitimité de l’interrogation de conscience sur la licéité de l’ordre donné. La « discipline [qui faisait] la force principale des armées » n’est-elle aujourd’hui respectée que sous bénéfice d’inventaire ? L’acceptation de la juste désobéissance (f la résistance civique) remet-elle en cause la hiérarchie de l’institution militaire ?

Les rapports entre l’héroïsme et le devoir, entre les vertus civiques (caveant consules) et les vertus militaires (cedant arma togae), entre la responsabilité collective d’une unité, d’une organisation (implication de tout SS parce que SS) et la respon­sabilité personnelle (torture pour le renseignement) en sont-ils perturbés ? Mais quand le gouvernement ne se conforme pas à l’ordre international, ainsi des États maintenant des armes proscrites : mines antipersonnel, bombes à sous-munition. USA, Chine, Israël ?

  • Multiplication des statuts des contingents nationaux « Casques bleus », envoyés dans les pays troublés. Le soldat subit un sentiment de dépersonnalisation professionnelle et identitaire, et s’interroge sur l’ampleur de sa liberté d’action par rapport aux termes de sa mission. Les miliciens ou les militants peuvent-ils être assimilés à des soldats ? Les statuts des combattants réguliers ou hors normes sont attribués par ceux qui les capturent.
  • En quelle mesure l’internationalisation et la transnationalisa­tion entraînent-elles, parallèlement à celle de l’économie, une certaine mondialisa­tion du militaire, c’est-à-dire une certaine distanciation entre l’armée et son gouver­nement ? Mutation institutionnelle, psychologique et symbolique fondamentale, dans la mesure où le bras armé de la nation échapperait en partie à ses représentants de par les commandements plus ou moins intégrés des alliances, des axes ou des coalitions. Le militaire ouvert sur le monde ?
  • Le rôle du soldat est-il d’assurer une « coexistence pacifique » entre les communautés, de procéder à des regroupements ou à des expulsions, au risque d’être mis en cause dans des « génocides » ou des « purifications ethniques » ? L’humanisation se décèle aussi au plan personnel : reconnaissance des chocs psy­chologiques, des stress post-traumatiques des combattants qui ne sont plus accusés de simulation.
  • L’art du militaire est l’art d’incapacités/à la limite de tuer. D’où la nécessité d’évaluer cet acte de violence, s’il respecte les normes qui établissent l’état légitime de guerre. Ainsi se crée la déontologie du soldat encadrée par de vastes constructions éthico-juridiques : la paix de Dieu au Moyen Âge, le droit des gens lors des Lumières, le droit de la guerre, ad bellum et in bello par les conven­tions internationales des xixe et xxe siècles, le droit humanitaire des conflits après Hiroshima. Mais, au-delà, le soldat est confronté à des problèmes de conscience : raffinement sur les appréciations et les comportements ; évaluation de la « no­blesse » de chaque type d’armement (voir « L’éthicien des armes », Inflexions, n° 9, juin 2008, p. 215) par rapport à son efficacité (types de blessures) ; pondération des dégâts collatéraux par rapport à sa propre sureté, car le souci de la sûreté de ses hommes par le chef est condition de la cohésion de sa troupe. Or dans les pays industrialisés, après les périodes de mobilisation massive, le soldat est redevenu « cher » et par son origine sociale et éducative, et par sa protection logistique, et par les réseaux d’affectivités familiales et sociales. D’où l’espoir d’une proportionnalité des actes de guerre : détruire la volonté de combattre de l’adversaire sans porter atteinte à sa dignité. De ces préoccupations résulte un renouvellement de réflexions sur l’éthique du soldat et l’éthique des armements qui détermine un mouvement de juridicisation.

 

Le militaire en justiciable

Les faits ont détruit la doctrine qui a fait rêver les opinions publiques occi­dentales par l’espoir du zéro mort (pour soi), et l’utopie du zéro-zéro mort (avec l’Autre)… : guerre pour la paix sans mort. Guerre ne cherchant pas la victoire par la destruction de la force organisée ennemie mais par l’admission d’une paix de compromis sans compromission qui soit autre qu’une simple trêve. Rêve déçu dans la réalité… D’où le réflexe : recherche des responsables.

  • Dans les guerres actuelles, qu’elles soient martiennes (violence affirmée) ou vénusiennes (force proportionnée), le droit humanitaire des conflits et le droit pénal international limitent les libertés d’action stratégique et tactique. Le soldat doit se rendre maître d’une casuistique tactique et juridique, d’où le recours à des conseillers spécialisés au cours des opérations pour échapper aux mises en accusation devant les tribunaux nationaux ou internationaux. Mais sur quel plan ?

En externe, les responsables militaires sont soucieux de protéger leurs soldats contre les accusations de crime de guerre ou de crime d’agression, et sont réticents à l’égard de l’internationalisation du droit pénal : Cour pénale internationale, tri­bunaux nationaux affirmant une compétence pénale universelle : toute présumée victime pouvait ester devant les juridictions de tout pays. Extension souvent refu­sée ; les États-Unis, le Russie, la Chine, Israël n’ont pas adhéré au statut de la CPI et les États-Unis multiplient les traités bilatéraux par lesquels les pays où leurs troupes sont en action s’engagent à ne pas exercer de poursuite contre les soldats américains. On parvient à une sorte de dé-juridictionnalisation et à un privilège de juridiction.

Au plan interne, les États sont soumis aux pressions de l’opinion publique qui les tiennent pour responsables des pertes subies au combat. Mais à quel niveau ?

  • Définition des doctrines de guerre et des règlements d’emploi ? Niveau des gouvernements et des grands états-majors.
  • Adoption du plan de bataille et déroulement des opérations ? Travail des états-majors matérialisé par le commandement des grandes unités.
  • Conduite des combats sur le terrain ? Pertinence du commandement de la troupe, mais aussi du comportement des exécutants : unités mal instruites ? Ce qui soulève un certain nombre de questions :
  • Le problème de l’institution : la justice fut-elle professionnelle, magistrats mi­litaires, est-elle apte à juger ses homologues autrement que par postulat politique ?
  • Le problème de l’impartialité : comment, dans le flou qui entoure toute straté­gie et le flux des événements que constitue toute tactique, dépasser la maxime « res­ponsable mais non coupable » ? au civil la responsabilité du patron par rapport à son salarié auteur d’un dommage dans l’exercice de ses fonctions.
  • Le problème de l’expertise : sera-t-elle interne, ou externe avec le concours d’his­toriens, de psychosociologues, d’universitaires ou d’intellectuels « familiers » par leurs travaux des problèmes techniques et tactiques, stratégiques et géopolitiques ?
  • Le problème de la compensation : au-delà de l’ambigùité d’un éventuel retour sinon à la vengeance personnelle, au moins à la possibilité de « faire son deuil » (réparation morale) tout en assurant l’exemplarité sociale, à quel taux indemniser les familles, demandant des « comptes », intellectuels et financiers pour leurs sol­dats tués ? Dans un monde où l’échange international, la loi des marchés devien­nent structurants, naît la notion juridique d’infraction de sang sans intention de la commettre. Soumis à une obligation de moyen, le commandement serait jugé sur sa « compétitivité » et sous la pression de la sensibilité populaire se sentirait acculé à une obligation de résultat d’où découlerait une dialectique complexe entre l’excuse absolutoire de l’urgence de la situation sur le terrain et la présomption de faute qui affaiblirait le sens des responsabilités et des prises de décision. Le parquet du tribunal militaire de Paris n’a pas accueilli une plainte des familles contre l’État pour la mise en danger et la mort de personnes innocentes lors d’une embuscade en Afghanistan (2010).
  • Le problème de l’altérité juridique. En interne, le national qui a bafoué l’éthique et les règlements (pratique de l’humiliation, de la torture des prisonniers…) peut-il se défendre en invoquant un ordre reçu ou un état de nécessité ? Mais en externe, l’adversaire victime sera-t-il admis à ester devant les juridictions nationales ?

 

le guerrier après la bataille

La victoire ou la défaite sont des phénomènes collectifs. Les destins individuels sont non coïncidents et oscillent entre les extrêmes.

– Disparition ou mémorisation. La démocratisation du devoir militaire a multi­plié les pertes au combat et entraîné leur pondération numérique par genres : tués, blessés, disparus. Ces derniers alimentant l’interrogation lancinante des familles : sont-ils morts et non reconnaissables, prisonniers, déserteurs ? Ils constituent une perte dans la substance vive de la nation et posent le problème de leur survie mémo-rielle dans les structures sociales et familiales. D’où le devoir de conserver les lignées humaines : Il faut sauver le soldat Ryan dont tous les frères ont déjà été tués. L’angoisse de la disparition, de la néantisation de l’identité singulière hante les consciences : le choc psychique du feu peut entraîner la dépersonnalisation, le transfert de l’esprit : ainsi de deux brillantes pièces de l’entre-deux-guerres : Siegfried (Giraudoux, 1928), et Le Voyageur sans bagages (Anouilh, 1937). La première, optimiste, conte une réin­tégration de soi. La seconde, pessimiste, une évasion hors de soi.

Mais que deviennent les vétérans ? Des invalides, des gueules cassées ? Des anciens combattants : une force politique, plutôt nationaliste, parfois réaction­naire, en tout cas patriotique, citoyens membres de l’American Legion, ou marine déclassé (Taxi driver, Martin Scorsese, 1976), narcissiste châtié (Apocalypse now, Francis Coppola, 1979), guerrier déchu sous l’empire de la drogue fournie par les Vietnamiens et devenant déchet (Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino, 1979), gradé sadique à éliminer (Platoon, Oliver Stone, 1986), recrue humiliée devenant tueur se suicidant (FullMetalJacket, Stanley Kubrick, 1987). Est-ce l’inexorabilité du destin ? Déjà, les deux plus sombres guerriers mythiques, le héros de l’Antiquité judaïque, Samson, et le héros de l’Antiquité homérique, Ajax, se suppriment pour compenser leur ubris, leur folie amoureuse ou orgueilleuse.

– Héroïsation ou victimisation. Le « faible » nombre de pertes subies dans les guerres contemporaines par les armées occidentales depuis la guerre des Falkland réintroduit les notions de mort personnalisée, et du combattant individualisé par les honneurs qu’on lui rend en tant que tué ou blessé au combat. L’héroïque est le quotidien sociologique du guerrier, même s’il s’exerce dans la banalité du métier. La constance qui peut être soutenue par la mystique (en péjoratif : la mystification) rachète la mythification de la cause à défendre. Une suite de comportements hé­roïques ne font pas le héros.

L’héroïsation est la transposition éthique et métaphorique de l’acte historique par la mémoire. Le héros est l’antilâche, il suscite le courage, il est le modèle d’éner­gie et appelle le respect. Il doit dépasser son aspect historiographique plus ou moins hagiographique pour devenir un phare. Le héros peut donc être ou vainqueur ou vaincu, mais par nature il est singularisé, personnalisé, même s’il est une entité collective (le dernier carré de la garde à Waterloo, la Légion à Camerone) ; ou un archétype (le poilu dans la tranchée, le para et le bo-doï dans la rizière). S’il est sacrificiel, il détermine un mouvement victimaire en attendant que les mutations politiques et idéologiques entraînent ou l’inversion de l’admiration (de paladins, les croisés sont devenus des agresseurs), ou l’oubli des jeunes générations.

La professionnalisation du militaire favorise-t-elle le passage de l’admiration pour le héros vainqueur à la déploration pour le guerrier malheureux ou maladroit qualifié de victime ? Dès lors, les vertus héroïques sont-elles remises en cause ? Les vertus militaires sont-elles soutenues par les vertus cardinales (justice, tempérance, prudence, force), servantes de la troisième vertu théologale, la charité qui, selon saint Thomas d’Aquin, est le fondement de la guerre juste menée aussi pour le bien de l’ennemi ? La victimisation renvoie à la pitié d’une part, à la statistique sociologique, à la massification d’un phénomène d’autre part. Le sacrifice militaire, volontaire est-il par la victimisation transféré vers une mort d’essence civique, ci­vile ? Pour satisfaire les opinions publiques les plus haut responsables présentent aux familles leurs regrets pour un sort malheureux, un destin inachevé, assistent aux funérailles. Est-ce la « civilisation » du soldat tué au combat ? La société de consommation privilégiant la satisfaction sensorielle immédiate, dans l’instant pré­sent, peuvent-elles admettre comme valeur suprême son inscription, sa mémoire dans un temps où il ne sera plus ?

Les aumôniers rappellent l’Au-delà : en deçà du martyr, les saints militaires chrétiens, les combattants dans la voie de Dieu musulmans, l’archer Arjuna dans la Baghavad Gita. L’espoir céleste se nourrit de l’accomplissement du devoir terrestre. Toutes les victimes peuvent être évoquées en hosties sacrificielles de leur commu­nauté. Mais toutes les victimes ne sont pas des héros. La « culture de deuil » ne s’illustre plus seulement par les monuments aux morts, mais par les mémoriaux de massacres. La compassion généralisée pour toutes les victimes entraîne la démocra­tisation de leurs figures et de leurs souffrances. La « technique de mort » entraîne-t-elle la néantisation du héros ? Or la technique n’est-elle pas désenchantement du monde (Heidegger), donc réductrice du héros ?

  • Détention ou humiliation. Reste le guerrier humilié. Le prisonnier de guerre réduit en esclavage, passé sous les fourches caudines est devenu par les guerres mon­diales une catégorie sociale comprenant des millions d’individus (de Gaulle dans ses Mémoires évoque le retour du millionième prisonnier français.), d’abord « res­pectés » (Jean Renoir, La Grande Illusion, 1937), selon les Conventions de Genève – 1864-1949 -, puis « déjantés » (David Lean, Le Pont de la rivière Kwaï, 1957), liquidés (Russes et Allemands) ou le « cerveau lavé ». Actuellement, le « prisonnier de guerre » redevient une personne singulière car « objet » de chantage. Reste le devoir d’évasion.
  • Dérision. Type littéraire traditionnel ; le soldat fanfaron : Aristophane, Miles Gloriosus de Plaute, Falstaff de Shakespeare, Matamore de Corneille… L’encasernement des masses, par la conscription, engendre le comique trou­pier : général Boum, colonel Ramollot, capitaine Hurluret, adjudant Flick, sa­peur Camembert, cavaliers Croquebol et la Guillaumette, fusilier Cancrelat, ami Bidasse, brave soldat Schweik… Mais l’hécatombe de 14-18 déclenche une dérision ravageuse : les « morts pour la patrie » deviennent les « morts au champ d’horreur », les Morts aux vaches et au champ d’honneur, les Moreau-Champdonneurs selon le surréaliste Benjamin Péret…
  • Le soldat peut-il « servir » au-delà de sa mort ? Contre les croix de bois sans nom des grands cimetières militaires, au-delà de l’ossuaire de Douaumont où sont entassés des morceaux de cadavres, a été inventé le Soldat inconnu, person­nification, incarnation quasi christique de la mort de masse, du peuple en armes (Bertrand Tavernier, La Vie et rien d’autre, 1989), corps entier qui en juillet 1940, la forçant à le contourner, interdit à la Wehrmacht de défiler sous l’Arc de triomphe…

 

Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes…

Ainsi Victor Hugo, dans la Légende des siècles, célébrait les trois cents Spartiates qui aux Thermopyles moururent pour la liberté de la Grèce. Aujourd’hui les mi­nistères de la Guerre s’intitulent ministère de la Défense. Mais en interface et par le simple passage de la défensive à la contre-offensive, le soldat se transforme en conquérant. Conquérant de terre, de peuples, de flux commerciaux, accapareur de richesses. il est aussi disséminateur de valeurs et d’idéologies. En éthique, il oscille entre le vae victis (malheur aux vaincus) et l’« honneur au courage malheureux », entre le preux et le pillard, le sauveur et le destructeur.

Ambivalence donc : protecteur de la Cité, bras armé du pouvoir, héros ou sou­dard, son devoir n’a cessé de générer des archétypes aux éthiques contrastées, guer­rières ou non, à fonction militaire spécialisée ou non, entre le mercenariat étranger, le volontariat ethnique, révolutionnaire, religionnaire ou national, l’obligation de la mobilisation générale pour la foi, la communauté ou la patrie. Ainsi se sont illustrés le centurion et le chevalier, le mudjahid et le samouraï, le vassal et le condottiere, le soldat du roi et le citoyen-soldat, le militaire putschiste et le gendarme de la paix, dans leurs fidélités et finalités respectives.

Mais actuellement aussi instrument de XOnutie ou de XOtanie… à une époque qui oscille entre les réaffirmations régionales et les regroupements continentaux, il est à demi virtualisé, à demi robotisé, professionnalisé, en partie unisexualisé entre les femmes-soldats, ses sœurs d’armes et les femmes à respecter dans les conflits armés (résolution 1325 du Conseil de sécurité, 2000) ; le mythe féminin oscillait entre la vierge sacrifiée pour la victoire (Iphigénie, la fille de Jephté) et les violées de guerre par désir brutal ou pollution anthropologique ; entre les Walkyries honorant les héros morts et les pensionnaires de BMC. Et en partie anglicisé, américanisé, transnationalisé, le militaire n’est plus un simple outil, perinde ac cadaver (« tel un cadavre ») aux mains du souverain. Dans un monde qui se rêve à zéro conflit (chaud), qui introduirait plus de parité entre les pays à armées de capacités inégales, demeure-t-il une monnaie d’échange au sens de La Bruyère, l’être humain doté du droit – du devoir – légitimé de tuer au risque d’être tué, ou devient-il une variable d’ajustement dans le concert des nations et le chaos des populations ? Le soldat contemporain est à la fois le défenseur de sa patrie comme l’athlète de haut niveau en est l’illustration, et le garant de l’ordre international comme l’humanitaire en veut être un des sauveteurs – ambigùités de ce nouvel être hybride, le néosoldat ?

Erratum. Dans notre étude « Les Désenchantés de la stratégie », Géostratégiques, n ° 29, avril-juin 2010, p. 253, dernier paragraphe, ligne 3, lire Kissinger et non Khan.

Article précédentBALKANS : UNE ROUTE, UNE « ZONE GRISE », LE CRIME
Article suivantEntretien avec Milos Jovanovic

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.