Le vingt-troisième système sociostratégique del’Occident

Jean-Paul cHARNAY

klamologueet directeur de recherche au CNRS. Il estle fondateur etprésident du Centre ide philosophie de la stratégie °la Sorbonnc, direfteur de la poliection « Clcssiquee de la stoatégie » aux éditions de L’Herne.

Trimestre 2010

PROJECTIONS INTRACONTINENTALES

Depuis la guerre américano-islamiste (1979…)

Un système sociostratégique définit l’entrecroisement de trois éléments principaux : un équilibre (non sans oscillations) géopolitique ; un « art » de la guerre intégrant des formes de violence diversifiées, militaires et non militaires ; un volume social, c’est-à-dire les milieux, les institutions en lesquels se poursuit la lutte : la négation de l’adversaire ou l’admission du partenaire. Un système sociostratégique a donc une durée plus longue (plusieurs décennies à plusieurs siècles : les phases macrostratégiques) que celle des guerres et des conflits historiographiquement définis. Il peut être remplacé par un autre au cours d’un même conflit. Enfin, plusieurs systèmes peuvent coexister et même s’imbriquer les uns dans les autres.

Paru en 1990, chez Economica, Métastratégie, dans sa première partie, analysait les systèmes stratégiques occidentaux internes et extracontinentaux, de la guerre féodale à la dissuasion nucléaire. Les études parues dans les numéros 20 et 22 de Géostratégiques ont analysé les trois systèmes intervenus entre la chute de Rome et la guerre féodale. L’étude parue dans le numéro 26 de Géostratégiques actualise l’analyse des six systèmes qui étaient en 1990 et demeurent en fonctionnement. La présente étude (numéro 27 de Géostratégiques) présente un vingt-troisième système, apparu depuis 1990.

Lors de la première période coloniale (xvie-xvine siècle), l’Europe de l’Ouest ouverte sur le grand large avait ceinturé la planète par les mers. Elle avait reconnu les races et les civilisations, et commencé la latinisation du monde. Lors de la se­conde période coloniale (xixe siècle), elle avait pénétré l’intérieur des continents, maintenant les souverainetés métropolitaines par les troupes de marine et une gen­darmerie supplétive « native ». Les USA et la Russie avaient terminé l’encerclement de la planète vers le Pacifique par l’ouest pour les premiers, par l’est pour la seconde (« Bonheur altruiste et construction impériale. La colonisation », dans Le bonheur par l’empire ou le rêve d’Alexandre, Anthropos-Economica, 1982 ; Les désastres co­loniaux, Éditions d’En Face, 2002). La dislocation des empires coloniaux dans la seconde moitié du xxe siècle entraînait l’institution de dizaines d’États se voulant nations, en fait fragmentés et en voie de délatinisation. D’où au xxie siècle le dé­sir de l’Occident de conserver un langage commun et des empires économiques par des vagues successives de démocratisation, d’abord les pays ibéro-américains, les pays fascistes vaincus (Allemagne, Autriche, Italie, Japon) ou demeurés neutres (Espagne, Portugal), puis les pays non chrétiens asiatiques émergents et africains stagnants, puis les ex-démocraties populaires après la transformation de l’URSS allégée en Russie historique. Aujourd’hui, l’humanité entre-t-elle dans une période de guerre de longue durée ? Les divers conflits (Israël, Irak, Afghanistan, Soudan, Somalie, Congo…) dans lesquels se projette l’Occident constituent-ils de simples champs de bataille séparés, ne sont-ils que des bulles en train d’exploser, un temps calmés pour réapparaître ensuite ? Ou sommes-nous dans une crise géohistorique qui va demeurer troublée sur des années, voire des dizaines d’années ? Serait-il pos­sible de cautériser un conflit au fur et à mesure qu’il entre en effervescence ? Dans l’état actuel des choses, la cautérisation ponctuelle ne semble pas fonctionner cor­rectement. Ou faut-il envisager la seconde branche de l’alternative : sur l’horizon­tale tragique du continent mondial, l’Eurasie, les négations réciproques vont-elles perdurer et de quelle manière ? Ou se prépare-t-il une vaste confrontation entre les pays semi-continentaux : Amérique/Russie/Chine-Inde/Brésil, la vieille Europe demeurant supplétive ?

L’évolution des tactiques (projection de force et armes de précision), les mis­sions confiées aux armées régulières (protection et exfiltration des nationaux, aide aux gouvernements « amis » professant les mêmes valeurs) ont favorisé de nouvelles formes de soutien à des peuples en « voie de développement », en « transition dé­mocratique ». Ce soutien postule le souci de la santé et de la sécurité des personnes, quels que soient l’intensité et les protagonistes des conflits, par des institutions (les organisations non gouvernementales) parfois assorties à la Croix-Rouge, et déter­mine des interventions de grande ampleur.

En 1979, les deux grands pays industrialisés entrent en conflit avec l’islam pro­fond. Afin de protéger ses républiques musulmanes, l’URSS contrôle l’Afghanistan. Certes, cette guerre soviéto-afghane, avec les guerres libano-libanaise et irako-ira-nienne, brise l’extension rapide de l’islamisme. Mais par Pakistan interposé et pour affaiblir l’Union soviétique, les États-Unis soutiennent les talibans. Mais la révolu­tion islamiste (expression occidentale) étant intervenue en Iran entraîne l’occupa­tion de l’ambassade américaine à Téhéran, violation des principes du droit inter­national public occidental, immunité des personnels et exterritorialité des locaux. L’échec du président Carter envoyant un commando pour délivrer les diplomates favorise l’élection du républicain Reagan, dont l’interventionnisme se concrétise avec les deux présidents Bush (guerre du Golfe pour le Koweït contre l’Irak en 1990, corps expéditionnaire en Afghanistan après le 11 septembre 2001, puis en Irak) pour le second.

Certes les projections de « casques bleus », d’unités d’interposition ont déjà eu lieu. Mais elles demeuraient cantonnées. Certes, après la guerre de Corée, la guerre du Viêtnam s’est exaspérée, mais elle se situait dans la suite de la guerre française de décolonisation de l’Indochine, de même que l’expédition de Suez s’est insérée dans la guerre d’Algérie et le conflit israélo-arabe. Mais la destruction des tours de Manhattan le 11 septembre 2001 engendre le concept de guerre américano-islamiste.

 

Redistributions géopolitiques

Ces interventions mettent en jeu les intérêts réciproques des grandes nations et se heurtent aux lenteurs du bureaucratisme diplomatique et des actions internatio­nales. Elles dérivent vers une interpénétration des conduites, des échiquiers et des morales stratégiques. À cet égard, 1989 apparaît maintenant comme une année charnière. La meilleure commémoration du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est la chute du mur de Berlin puis l’implosion du bloc de l’Est. Alors se dérègle l’équilibre bipolaire Alliance atlantique/pacte de Varsovie, lui-même entouré des tenants tiers-mondistes du neutralisme positif et des pays « zone grise », aujourd’hui plus ou moins aidés par le neutralisme humanitaire (« L’Europe dans ses neutralités géohistoriques », Géostratégiques, n° 13, juillet 2006, p. 173). Certes, en Chine, la répression s’est abattue sur la place Tien An Men mais, en Afrique du Sud, l’apartheid sera dé­mantelé. Certes, la dissuasion balistico-nucléaire entre les deux Grands se feutrait, les accords de 1992 qui prévoyaient le rapatriement des missiles nucléaires sovié­tiques de l’Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan vers la Russie, afin d’éviter la dissémination, étaient soutenus politiquement et financièrement par les USA. Mais par l’expansion progressive de l’Union européenne et de l’OTAN aux ex-sa­tellites, démocraties populaires voire ex-républiques soviétiques périphériques (pays baltes), la puissance du Nord perdait certains de ses glacis continentaux internes et externes (« Aux deux ailes de l’ex-Empire soviétique. Pays baltes et Asie centrale », Les Cahiers de la Fondation pour les études de défense nationale, n° 5, octobre 1996, p. 51). La « Diagonale tragique » de l’Europe (Géostratégiques, n° 8, juillet 2005, p. 33), cette déchirure qui, du Nord de la Norvège au Sud du Bosphore, a été amorcée par la scission de l’Empire romain et a ensuite oscillé sur 500 km de large entre Europe maritime et Europe continentale, entre Europe latine et Europe slave orthodoxe, était remontée, contre la politique tsariste de l’accès aux mers chaudes et les doctrines soviétiques de l’« étranger proche », aux frontières de la Russie histo­rique (« La Russie en ses glacis continentaux », Géostratégiques, n° 9, octobre 2005, p. 93). La fracture s’arc-boute sur les Balkans et sur l’Asie Mineure. Ce mouvement soulève un doute : doit-on inclure la Turquie dans l’Europe ou non ? Le Kosovo, albanisé et islamisé par domination, a été arraché à la Serbie historique par l’Occi­dent, se projetant contre son « épuration ethnique ». Depuis l’ouverture du rideau de fer, la construction européenne suppose une Europe lisse, structurée par l’axe Paris/Berlin. Certains voudraient remonter jusqu’à Moscou. Mais, de par son élar­gissement, l’Union européenne ne parvient pas à atteindre une politique autonome de défense et succombe à la tentation de la sécurité par les États-Unis – l’OTAN, devenu promoteur de la démocratie (« Fantasmes et puissances. L’Europe dans ses failles géohistoriques », Stratégiques, n° 50, 2e trimestre 1991, p. 247).

Par les révolutions de couleur (Kirghizstan pour bloquer la Chine, Géorgie et Ukraine pour contenir la Russie), l’Amérique tente d’assurer la sortie des hydrocar­bures du Centre de l’Asie vers les pays les plus consommateurs. Sur la Transcaspienne se font face la vieille orthodoxie, l’ex-communisme de la Russie, les ethnicismes balkaniques et l’islam. D’où un émiettement dans lequel s’exaltent les tensions sur l’Ossétie du Sud et l’Ossétie du Nord, l’Abkhazie et la Tchétchénie. Mais l’Europe résignée a laissé cette partie du monde sous l’obédience russe, qui s’articule plus ou moins avec les anciennes républiques musulmanes soviétiques.

En Arctique enfin, une autre ligne de fracture apparaît. Durant la guerre froide, les missiles intercontinentaux américains et soviétiques étaient en partie program­més par la route du pôle. La base de Thulé en Islande observe toujours le Moyen-Orient. Mais l’actuel dégel de la banquise dégageant la « route du Nord » détermine de neuves compétitions entre les « États possessionnés » : USA, Russie, Canada, Danemark/Groenland autonome, Norvège. Juridiquement, les détroits donnant accès à cette route sont-ils des voies d’eau internationales ou intérieures, ouvrant droit à taxations ? Technologiquement, selon quel partage se fera l’extraction des hydrocarbures ?

L’inquiétude grandissante des pays développés quant à leur approvisionnement en matière énergétique déclenchait la première guerre du Golfe (1990-1991), la communauté internationale refusant la mainmise de l’Irak sur le Koweït, ses res­sources pétrolières et ses avoirs bancaires. En résultait la volonté de mieux contrôler les guerres para-manufacturières dans le tiers-monde, dont certains pays devenaient émergents, mais aussi les conflits hyper-révolutionnaires dans les pays multieth­niques. Bref, d’assurer une « police » des « États voyous », d’un « Axe du mal » virtuel et changeant : Libye, Syrie, Iran, Corée du Nord. L’Occident devenait « gen­darme », en ses stratégies de rétention/refoulement/intervention/expansion, contre des Volontaires de la foi contempteurs de la prédation des ressources naturelles, dénonciateurs des dégénérescences morales.

Tragiquement déjà, la guerre était revenue dans la vieille Europe, réveillant les tendances ethnocidaires en Bosnie et en Croatie, lors de l’explosion de l’ex-You-goslavie (épuration ethnique réciproque). De même en Afrique : Congo, Rwanda, Tutsis et Hutus. Enfin, dans l’interminable conflit israélo-palestinien, la guerre des pierres des « ados » s’alourdit en guerre des islamokazes et des roquettes contre « bouclage des Territoires » (mur), « attentats ciblés » et « coups de poing » technico-militaires de Tsahal. Le destin d’Israël né du démocratisme occidental international continue à être affirmé contre les « réseaux » islamistes (al-Qaida) qui ont motivé les invasions « pédagogiques » de l’Afghanistan puis de l’Irak, du Liban en 2006 et de la bande de Gaza en 2008.

Ainsi, au-delà d’un éventuel arc de cercle islamique au sud des terres slaves, dans l’articulation des deux puissances eurasiatiques, la Russie et la Turquie, s’étage un véritable mille-feuille, une « ceinture eurasiatique », superposition de failles stra­tégiques et géo-économiques. D’une part, le reste de la Communauté des États indépendants (CEI) doit assurer la sortie des hydrocarbures vers l’Ouest à tra­vers la mer Noire, à travers peut-être la Turquie pour contourner l’Ukraine, ou par le Pakistan, et à l’inverse vers l’Est où se trouvent les populations musulmanes chinoises (Ouighours), extrémité de l’axe turcophone qui part du Kosovo, de l’Al­banie, passe par les minorités musulmanes en Roumanie et en Bulgarie, atteint la Turquie d’Europe, la Turquie d’Asie mineure et se poursuit à travers l’Asie centrale jusqu’en Mongolie et en Chine (Si-Kiang) par le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. La conscience de cet axe turcophone demeure-t-elle claire pour ces populations, et quelle est sa force politique réelle par rapport aux Russes encore présents en ces pays ?

Dans une autre couche de ce mille-feuille se situe l’espace arabe. Cet espace se prolonge par les hauts plateaux iraniens, l’espace touranien et, au-delà, par les vallées profondes et les hautes montagnes de l’Afghanistan. C’est sur cette ligne que l’on se bat : Palestine, Irak, Kurdistan, Afghanistan, Pakistan. Cet axe s’articule avec la « Diagonale tragique » de l’Europe. Contre l’éventuelle menace nucléaire iranienne, les États-Unis ne projettent plus l’installation d’un bouclier antimissile en Pologne et en Tchéquie, effet oratoire ou projet réel qui soulève les imprécations russes, car portant atteinte à l’équilibre de la dissuasion.

Plus au sud, un autre feuillet se monte-t-il ? Sortie du pétrole soudanais (Port-Soudan) vers la Chine, soutenant en sous-main Khartoum dans le conflit du Darfour et montant une ligne de « perles » (escales, bases à facilités navales : Wadja au Pakistan, Chittagong au Bangladesh) jusqu’aux ports de la Chine du Sud. Outre la Somalie, désintégrée entre la partie sous « surveillance » éthiopienne et celle ai­mantée par les tribunaux islamiques. Les côtes somaliennes constituant avec le golfe de Guinée (pétrole du Nigeria) et le détroit de Malacca (en partie contrôlé) une zone de piraterie : population en déréliction économique, prélevant des rançons sur le commerce international, « droit de reprise économique », contre-projection (surveillance) navale multinationale.

Jouxtant ces axes, se déploie le vecteur américain, la multiplicité des bases et des flottes, qu’elles soient tenues par les États-Unis ou par tel contingent de tel pays. Ce vecteur américain constitue une sorte de ceinture pour les populations musulmanes, se sentant envahies et manipulées en de « grands projets ». Il arti­cule sur le Bosphore jusqu’au Kurdistan l’axe du Nord (extension de l’OTAN) et l’axe de l’Est (Grand-Moyen-Orient). Il maintient la Russie vers l’est et surveille les peuples arabes par le sud. D’où, par résistance, la constitution d’un assez évanes-cent « groupe de Shanghai », reliant les pays au contact du vecteur américain, de la Chine à la Russie jusqu’à l’Iran en passant par les ex-républiques musulmanes sovié­tiques (sauf le Turkestan), groupe devant aussi lutter contre le terrorisme (la Russie ouvrirait son espace aérien au transport américain vers ses bases en « Afpak ») et assurer la sortie du pétrole Centre-Asie vers la Chine par son Si-Kiang, fragilisé par la révolte islamo-nationaliste ouighour (à comparer avec les autres irrédentismes : Tibet, Taiwan). Au-delà se met en place l’« autoroute du Pacifique » : « économie socialiste de marché » et « détention par la Chine de bons du Trésor américains ; correspondance scientifiques entre universités et centres de recherches, néo-confu­cianisme bostonien ». En dessous, le vecteur chinois s’installe en Afrique pour de multiples investissements (achat de terres, implantations d’entreprises, exportation de travailleurs.). Les projections intracontinentales se multiplient.

 

Combats déterritorialisés

Aux xixe-xxe siècles s’étaient opposées les théories géopolitiques orientant les destins historiques. Synthétiquement, celles des généraux et des professeurs pan-germanistes de l’époque wilhelmienne affirmaient que la maîtrise du monde ap­partenait à la puissance contrôlant le cœur de l’île mondiale, l’Eurasie (Heartland), soit l’Allemagne s’épandant vers l’est jusqu’à l’Asie centrale. Celle des amiraux des thalassocraties anglo-saxonnes postulant la suprématie du Sea Power (Air Power puis Space Power) sur la puissance de terre. Il en résultait deux stratégies fondamentales : d’homogénéisation continentale, en évitant si possible des guerres sur deux fronts pour l’Allemagne ; de prise de maîtrise des mers et des espaces aériens pour la Grande-Bretagne puis les États-Unis par des stratégies insulaires et péninsulaires sur le Rimland : contrôle des îles et des ports périphériques bordant les profondeurs continentales, comptoirs et entrepôts commerciaux ne supposant qu’une occupa­tion légère de l’intérieur – jusqu’à la constitution des empires coloniaux avec leur permutation de civilisations. Cette géostratégie périphérique avait été reprise par la stratégie des bases durant la guerre froide, procédant au containment voire au roll back de l’URSS et de ses satellites.

La nouveauté de la redistribution géopolitique consiste en ce que les États-Unis et leurs alliés sont présents à la fois au cœur du continent (montagnes de l’Afgha­nistan) et sur ses périphéries. Avec l’accroissement de la portée des missiles, les bâtiments américains (porte-avions, croiseurs ou sous-marin Virginia lance-mis­siles) peuvent atteindre par couloirs aériens les zones de combat intracontinentales, joignant ainsi par-dessus des milliers de kilomètres le Heartland et les zones côtières.

Ainsi apparaît une guerre conjuguant proxémique et trajectographie. Déjà le missile balistique intercontinental avait réduit les distances ; New York était devenue la banlieue de Moscou, et réciproquement. Ainsi le transport aérien lourd double par voie directe le transport maritime vers les pays à « aider » ou à « soumettre ». Ainsi l’élision du combat frontal, de la notion clausewitzienne sur le « point d’application des forces » ne signifie pas la fin de la géographie mais la rationalisation et la numérisation de la topographie.

Mais le terrorisme use aussi de trajectographie et de proxémique. Ainsi des Katiouchas du Hezbollah libanais, qui ont entraîné l’intervention de Tsahal au Liban en 2006, et des Kassam du Hamas palestinien qui ont entraîné en 2008 l’invasion de la bande de Gaza par une force se voulant assez terrifiante pour « per­suader » la population de ne plus accepter sa direction politique. Ces projections sont-elles, en réduction, homologues aux grandes projections intracontinentales américaines ?

Le terrorisme anarchiste reposait sur l’attentat individuel : abattre le tsar, un ministre, un dirigeant d’entreprise, avec l’espoir douteux que cela réussirait à dés­tabiliser, détruire le régime. Ce terrorisme était un terrorisme d’intimidation. L’acte meurtrier était aussi un message signifiant : « Nous ne vous oublions pas, ne nous oubliez pas, souvenez-vous de nos indignations » ; non stratégie de nihilisme mé­lancolique (Nietzsche) ou romantique, mais désir de surmonter la désespérance, le non-espoir. Il y avait dans l’ancienne forme du terrorisme, au-delà de la dérive de l’éthique, l’idée de « veille de l’Histoire » (« Terrorisme et culture », conclusion dans « Défense et Histoire », Lettre du Centre d’études d’histoire de la défense, n° 21, septembre 2004, p. 6).

Aujourd’hui, le terrorisme de destruction massive se perçoit non comme une stra­tégie de cruauté mais comme une contre-offensive opérationnelle déterritorialisée. Les voitures piégées, les détournements d’avions révèlent une autre philosophie : un terrorisme de négation totalitaire de l’Autre, à la fois matérielle et culturelle. Au-delà des faits physiques, se poursuit la lutte des symboles. En un certain sens, la des­truction des bouddhas de Bamiyan est parallèle à celle des tours de Manhattan, et les attentats dans les stations de métro parisien ou londonien ou la gare de Madrid ne sont pas la simple extrapolation de guerres antérieures. La guerre américano-is­lamiste, par mutation qualitative de la violence, s’est transformée en « hyperterro-risme » (Hubert Védrine) intracontinental. La prolifération juridique ne parvient à établir ni un droit universel, ni un méta-droit, alors que, formellement, même un groupe terroriste, même un État tyrannique sécrètent un ordre juridique. Mais l’expression « État de droit » est revendiquée par les États se réclamant des droits de l’homme et de la démocratie alternante à l’occidentale.

À l’intérieur des peuples occidentaux, le sentiment d’insécurité s’exalte, et la menace virtuelle d’un attentat accroît les pouvoirs de l’État. Les implications de la vie des sociétés la fragmentent en secteurs confiés à des organismes spécialisés : sécurités policière, alimentaire, sanitaire, etc. Car telle la volonté générale selon Rousseau, la sécurité n’existe que si elle est totale. Le sentiment psychologique d’être en sécurité fait, contre les libertés, accepter des contraintes matérielles et juridiques. Alors se dresse l’aporie : le terrorisme peut-il tout justifier (la torture) de la part de l’État de droit ? (« Terrorisme et culture », Cahiers de la Fondation pour les études de défense nationale, n° 11, 3e trimestre 1981 ; « Terrorisme et politique », Revue politique et parlementaire, n° 89, mars/avril 1982, p. 75). Ce qui, sur le ter­rain, se traduit par la recherche de l’efficacité, donc l’appel aux doctrines de guerre psychologique antisubversives tirées de l’expérience indochinoise et de la lecture de Mao et Giap par les « colonels » français de la guerre d’Algérie (Galouna, Lacheroy, Trinquier…), ayant accepté par souci d’« efficacité » l’emploi « viril » de la torture, reprises par les généraux argentins de la dictature aux fins de renseignement et de destruction, et maintenant réinterrogées par les Américains en Irak puis dans l’« Afpak » : Afghanistan et Pakistan. Mais le président Obama a dénoncé les mau­vais traitements inhumanitaires.

 

La mentalité militaro-humanitaire

À l’inverse de la torture se dresse l’urgence : sauver les persécutés. Le 11 sep­tembre 1999, l’Assemblée générale de l’ONU avait validé le principe de l’interven­tion humanitaire, non sans ambiguïtés : hostilité de la Chine, de l’Inde et d’autres pays du tiers-monde ; réticences des Occidentaux, soucieux de ne pas être submer­gés par de trop nombreux appels au secours.

La projection résulte de complexes combinaisons entre politique rationnelle et propagande idéologique, sentiments humains et capacités matérielles. Elle consiste en l’envoi de troupes limitées en nombre, à mission plus ou moins articulée avec des organisations non gouvernementales ou des institutions spécialisées. Ce qui conjoint une double argumentation : justification éthico-nationaliste, maintien stabilisateur en real politik. En théorie, le militaire doit ouvrir des couloirs humanitaires pour permettre aux ONG de reprendre pied dans les « trous noirs » dont elles ont été chassées. Ce qui entraîne une singulière conséquence : apparition d’un nouveau type de soldat qui, agissant parfois en direct devant les téléspectateurs, ne doit pas tuer, ne doit pas être tué, mais doit pourtant conserver ces deux potentialités sous peine de perdre son opérativité et sa crédibilité. Peut-on évoquer les ordres religieux et militaires des croisades, destinés à contenir les « infidèles » non respectueux des trêves et des droits, et à protéger les personnes. Les « centurions » vaincus dans les guerres de décolonisation deviennent des hospitaliers ; les valeurs de secours, de charité l’emportent sur les valeurs de combat ; le guerrier est atteint du « syndrome du combattant de la paix », porteur d’un Bien universel contre le Mal des « voyous », au nom de la communauté internationale (représentant les intérêts supérieurs de l’humanité, autant que défenseurs/mainteneurs des intérêts fondamentaux de la patrie) et de son niveau de vie.

Le nouveau statut militaro-humanitariste du soldat, la réduction des effectifs et l’internationalisation des contingents débouchent sur des conséquences contradic­toires. Dans les guerres de démocratisation, le « soldat casque bleu » doit synthétiser les cultures militaire (morale et expertise nationales), policière (« surveiller et pu­nir », Foucault), humanitaire (alimenter et soigner), sécuritaire (protéger, former), anthropologique (respecter les identités), en s’opposant aux cultures révolution­naires, subversives ou déclarées archaïques. S’agit-il d’un renouvellement du « rôle social » de l’officier selon Lyautey ? Au-delà de l’ancienne articulation des états-majors nationaux à l’intérieur des grandes alliances institutionnalisées (OTAN.) se construit une pratique internationale humanitaire au niveau de la troupe. D’où l’utilisation en opérations d’un langage codé à base de substantifs anglais qui ne constitue pas une « cocacolalisation » lexicale mais un néo-langage. Et se construit une nouvelle forme de diplomatie de terrain, agie par les officiers d’unités confron­tés à des populations en déréliction, tandis que l’OTAN évoquait un « partenariat pour la paix ».

Certes les casques bleus ont pour mission de freiner des conflits locaux, régio­naux. Mais ils paraissent souvent instruments d’une défense transnationale, impo­sition d’intérêts et de volontés à ne pas transgresser dans un monde planétarisé en faveur des grandes puissances réunies à l’ONU, qui demeurent incapables – non désireuses – de cicatriser toutes les failles géostratégiques. Réussites et échecs alter­nent dans les « agendas pour la paix ».

Cette « évangélisation » du militaire de terrain dans la morale stratégique mon­dialisée affaiblit-elle son statut de soldat-citoyen, même si ces opérations sont me­nées par des volontaires professionnalisés ? Contrairement à la répression des révo­lutions européennes du xixe siècle, les gouvernants actuels évitent d’utiliser l’armée pour le maintien de l’ordre public interne : dans les banlieues, seuls vont – ou ne vont pas – les policiers. Les stratégies de contre-insurrection juxtaposent des aspects culturels, économiques et idéologiques : procédé antisubversif : infiltration et enca­drement des populations, mêlant la recherche opérationnelle du renseignement et la connaissance sociale du milieu.

Ainsi se durcit dans le monde contemporain la dualité de l’État, qui à la fois pos­tule la défense d’un territoire, d’une culture, d’un ordre juridique et d’une écono­mie par rapport aux déstabilisations planétaires ; et une participation à la surrection d’une vie internationale pacifiée, excentrée et instantanéisée par la géo-informa­tique des réseaux. D’où les mutations de l’esprit, de la culture de défense, reportées au cœur des continents, où la figure du soldat projeté revêt d’autres dimensions :

  • il est en partie extra-rationalisé : impliqué dans une hiérarchie politique et militaire internationale ou régionale ;
  • il est déterritorialisé : il ne combat pas sur sa terre natale, sa nation et sa civi­lisation, mais parmi des peuples et des civilisations hétérogènes ;
  • au départ spécialiste de l’étouffement des révoltes locales, il est transformé en force d’intervention, il devient force de dissuasion, d’interposition, non plus com­battant, mais policier d’abord, puis formateur administratif, ensuite humanitaire à la limite ; rôle revendiqué par les SAS durant la guerre d’Algérie ;
  • de ce fait, il est de plus en plus « juridicisé », tenu par un triple filet : les termes de la mission internationale qui le mandate, les lois internes du pays dans lequel on l’envoie, les lois générales et les règlements militaires de son pays d’origine ;
  • de par la réticence des États riches (coût financier et crainte des pertes hu­maines) à projeter leurs troupes (donc à disloquer leurs unités de combat), il est recentré sur les zones majeures à protéger, mais est allégé par l’externalisation des tâches complémentaires plus ingrates ou plus dangereuses : gestion logistique, garde sécuritaire.

Ainsi, de par l’évolution psychologique et tactique du soldat projeté, la vocation militaire s’expertise, se professionnalise et s’interdisciplinarise. Demeurant service public et institution étatique disposant légitimement de la force, l’armée doit main­tenir le sens de l’honneur des armes mais est entourée de fonctionnaires interna­tionaux, de mercenaires surpayés plus ou moins spécialisés et franchisés par des sociétés mercantiles (SMP : sociétés militaires privées), plus ou moins avalisées par les gouvernements et leurs administrations. Ils doivent s’articuler avec l’action des ONG humanitaires selon un jeu complexe de collaboration et de protection, ou de contrôle et de neutralité.

Mais subsistent les risques d’explosion du système : transformation de la force d’intervention en corps expéditionnaire implanté : les USA et leurs alliés en Afghanistan et en Irak, la Russie au Caucase, qui relèvent d’un autre système stra­tégique. La pression des opinions publiques des pays industrialisés réclamant en cas de pertes la recherche judiciaire des militaires responsables et mettant en cause le bien-fondé de la projection.

Les États-Unis tentent de maîtriser ces évolutions en professant un corps de doctrine qui maintienne les valeurs patriotiques et militaires, historiques (« Les Amériques dans leurs géopolitismes », Stratégique, n° 56, 4e trimestre 1992, p. 281) :

  • Fierté d’être américain et combattant pour la liberté.
  • Universalisation des valeurs proclamées.
  • Géopolitisme actif oscillant entre protectionnisme et multilatéralisme.
  • Mondialisation du renseignement. Space Power.
  • Visibilité de la machine de guerre.
  • Géostratégie : principe tri-océanique (Atlantique, Pacifique, Arctique). Flottes en Méditerranée et océan Indien. Virtualité de l’Anti-Balistic-Missile.
  • Saturation technologique offensive – d’où parfois un certain immobilisme stratégique.
  • Sécurité ergonomique défensive.
  • Perception culturelle, ontologique de l’ennemi, parfois rudimentaire.
  • Néantisation juridique du combattant ennemi, ceci en cours de révision sous la pression de la judicature de droit commun.
  • Privilège de juridiction pour ses propres militaires.
  • Exaltation de Y American Warrior. Si les lois de Murphy édictaient quelques efficaces et réalistes règles de comportement tactique, le Soldier’s Credo de 2003 insiste sur le comportement éthique face à l’ennemi et sur la solidarité des combat­tants en opérations, nul blessé ne doit être abandonné. Ceci aussi pour réduire le nombre croissant des stress post-traumatiques consécutifs aux opérations, nécessi­tant un traitement.

Ainsi le nouveau combattant « néo-soldat » doit élargir ses « capacités » :

  • Quant à l’action des forces spéciales pour la localisation des otages, des tracta­tions secrètes et des négociations diplomatiques pour leur délivrance, soumise à la décision politico-éthique : rançon, de quelle importance, en nature ou non ?
  • Quant aux populations dans lesquelles se poursuit le conflit : participation à l’établissement de camps de réfugiés avec les institutions régionales, internationales et non gouvernementales.

Mais au-delà de l’anthropologie de terrain appliquée aux tactiques de combat en zones urbaines surpeuplées, les doutes se hissent du niveau du commandement opérationnel à celui de la responsabilité éthique et diplomatique internationale. Comment minorer l’importance des dégâts collatéraux lorsque le combattant en­nemi, dans les ruelles, les caches et les tunnels citadins, n’est plus seulement « pois­son dans l’eau » parmi les civils, mais transforme ceux-ci en « bouclier humain » en installant et en usant de ses armes offensives parmi eux ? Et l’établissement de couloirs humanitaires ou de pauses limitées de cessez-le-feu peut-il suffire à désar­mer les opinions publiques nationales et étrangères surexcitées ?

D’autant plus que le soldat projeté est confronté à quelques figures en mutation :

  • celles des expatriés en danger à exfiltrer et conforter psychologiquement ;
  • celles des populations locales à regrouper en camps hors des zones de combat ;
  • celles des résistants, dits terroristes présumés, pouvant durant l’action être soumis à des interrogatoires « poussés » et après l’action maintenus en détention au-delà des règles ordinaires relatives à la recherche des preuves. Couples mau­dits : terroriste/tortionnaire ; terrorisme d’État (industrialisé)/atteinte aux droits des gens, aux personnes civiles ;
  • celles, inverses, du terroriste bourreau-décapiteur et du partisan autosacri­ficateur à qui est parfois refusée la qualification de martyr (chahîd), réservée aux victimes civiles arabes.

En fait le combattant des attentats de destruction massive se subdivise en deux types principaux : le plus classique, le combattant de terrain dans une guerre po­pulaire « révolutionnaire » au sens palestinien ou guévariste, issu ou imprégné de la connaissance de la topographie locale et des mœurs : appui ou réticences des popu­lations : le djihadiste moyen, le membre de milice paramilitaire. Le militant idéo­logue, issu des immigrations, « membre » de pays industrialisé, au fait des mœurs et des savoirs des populations d’accueil, mais endoctriné (« fanatisé »), récupéré jusqu’au martyre par sa civilisation d’origine : à l’extrême, l’islamokaze.

Ainsi se diversifient les acteurs du binôme projection inversée. La menace de la violence extrême demeure monolithique et indéterminée dans les réseaux efflorescents transnationaux ; la projection accumule des types hétérogènes : le militaire individuellement désidentifié par son uniforme mais par lui collectivement identifié à son unité de combat et à son pays projetant ; les mercenaires des sociétés militaires privées ; les experts et les fonctionnaires des Nations unies ; les jeunes actifs des organisations humanitaires ; les seniors des missions solidaires souvent très temporaires, les coopérants classiques. Bref un fourmillement face à un « ennemi sans visage », immergé au milieu d’espaces démogéographiques paysans ou périurbains, dont les modes tactiques varient, de l’embuscade en rase campagne à l’explosion dans les centres urbains. Reste le problème : comment rendre compte de ces guerres aux opinions publiques à travers les médias et quel rôle confier au journaliste témoin, observateur sur place et en temps réel ? Faut-il l’inclure dans le dispositif de combat ou le tenir éloigné du terrain, des victimes et des blessés ? L’informer par conférences de presse ? Soient les scénarios :

  1. L’armée laisse les médias libres de filmer les « horreurs de la guerre » ; leur réception dans les foyers avive le sentiment de leur absurdité, donc incite certains secteurs de l’opinion publique à exiger la fin de la guerre – la non-violence.
  2. L’armée encadre les médias qui ne transmettent plus que des images étranges mais aseptisées : convois dans la nuit, incendies au loin, spots lumineux des tirs et bombardements. L’opinion demeure plus incertaine, se dresse moins contre la guerre.
  3. Les médias passent en boucle, après le direct, les scènes de panique, les morts et les blessés, les ambulances… L’opinion publique se durcit et, pour faciliter la lutte contre les attentats, accepte en sa majorité les contraintes sécuritaires limi­tatives des libertés. La négation de l’Autre entraîne la propre négation de soi. Ces négations réciproques génèrent des modes de violence contradictoires, des tactiques asymétriques.

 

Conflits asymétriques

Asymétrie des combattants. Dans les violences polymorphes actuelles, les tac­tiques contre-insurrectionnelles opposent deux types d’acteurs parfaitement dispa­rates : un combattant occidental véhiculé en blindé léger, armé et casqué en tenue grège ou léopard, et un partisan autochtone idéologiquement surmotivé (religion et nationalisme), se fondant dans le milieu démographique et topographique. D’où, en contre-mesure, le souci de mieux percevoir le milieu dans lequel il agit, d’être moins extérieur à la psychologie des personnes grâce à des formations de Social Intelligence, de Cultural Intelligence.

 

Asymétrie des armements. La dispersion des armes légères à répétition chez les peuples colonisés avait favorisé les guerres de libération. Le phénomène se poursuit avec trois accentuations : usage de petits missiles portatifs antichars et antiaériens (MANDAA), bricolage de roquettes artisanales (Kassan ou Grad du Hamas de Gaza sur Israël), explosifs en ceinture ou voitures piégées pour les attentats suicides. Duel entre l’enfouissement des bunkers et des tunnels et les bombes à effet de souffle. Refus des États-Unis, de la Chine, de la Russie (et des États fabricants, tel Singapour.) d’adhérer au traité d’Oslo interdisant les bombes à sous-munitions. Tactique des attentats ciblés par drones.

D’où Y asymétrie ergonomique des combattants : fluidité et légèreté des résistants à forte puissance de feu automatique ; écrasement du combattant régulier par un équipement évocateur de l’armure médiévale (casque lourd, gilet pare-balles) mais avec une arme individuelle multipliant ses capacités sensorielles (le Felin), soit 36 à 40 kg, et un appui de matraquage lourd par grosse artillerie et aviation. Ce qui exige des effectifs démultipliés : trois à huit logisticiens pour un opérationnel, selon les armées de type occidental.

Asymétrie des stratégies opérationnelles. Contre les actions des GANE (groupes armés non étatiques), les Occidentaux mutent le « droit de suite » (poursuite de ces groupes au-delà des frontières ; la France en Tunisie durant la guerre d’Algérie) ou bombardent un pays refuge voisin (États-Unis sur le Cambodge au cours de la guerre du Viêtnam et sur le Pakistan durant la guerre d’Afghanistan). Droit de suite « sur le terrain », à articuler avec son inverse et son complémentaire : le droit, le devoir d’ingérence aux fins de protéger les « personnes en danger » : populations en butte à leurs autorités dévoyées.

Asymétrie topographique. La guerre oppose deux types d’actions hétérogènes. L’attentat urbain et l’embuscade sur route ou piste. D’où la recherche des guerriers dans les villages et les zones montagneuses et forestières des pays investis, et le dépistage des cellules plus ou moins dormantes dans les pays des armées militaires projetées.

Asymétrie diplomatique. Non plus entre États-nations, mais entre groupes armés volatiles et États « gendarmes », doublant leur action militaire d’incitations desti­nées à éviter la reprise des actions violentes. Après avoir amorcé les tractations, ces états s’efforcent d’y retenir ces groupes :

  • en préconisant le respect des règles humanitaires protectrices des populations et en accordant une reconnaissance de facto aux mouvements non étatiques contrô­lant un certain territoire ;
  • en organisant les processus de démilitarisation/désarmement/réinsertion ; confession/pardon/réconciliation ; compromis/partage du pouvoir/assurance d’un avenir personnel sécurisé pour les repentis.

Bref arbitrage général par rapport à l’Autre – l’irréductible admis comme exis­tant -, mais en pondérant entre la criminalité organisée et la conviction spirituelle, nationale ou religieuse. En distinguant, selon le nouveau droit humanitaire des conflits, entre les actions de lutte armée et les cas limites : prises d’otages, stratégie du bouclier humain, massacres ethniques.

Asymétrie juridictionnelle. Depuis la condamnation des dirigeants nazis par le tribunal interallié de Nuremberg, l’ONU s’interroge sur la mise en œuvre d’un système de sanctions. Refusant la compétence universelle de juridictions nationales pour les présumés coupables, chefs d’État ou exécutants, les Nations unies ont or­ganisé des tribunaux internationaux ad hoc, de procédure anglo-saxonne, suite lo­gique des projections militaires : La Haye pour la Serbie, le Liberia, Arusha pour le Rwanda.

En droit, la projection judiciaire répressive demeure incomplète. Certes les crimes contre l’humanité et les génocides sont déclarés imprescriptibles, mais la saisine de la Cour pénale internationale demeure limitée ratione loci pour les États qui l’acceptent (non les États-Unis qui, soucieux de protéger les membres de leurs forces armées, négocient des accords bilatéraux de non-inculpation avec les pays où ils interviennent) et subsidiaire (la Cour n’ayant compétence qu’en cas d’inaction des tribunaux nationaux des inculpés). Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité armés de leur veto peuvent s’y opposer.

L’asymétrie juridictionnelle entraîne aussi des phénomènes de déjuridicisation : mise hors des conventions de Genève des « combattants hors normes », avec em­prisonnement de longue durée (camp de Guantanamo, en principe supprimé par le président Obama ; envoi par vols secrets de tels prisonniers vers des pays tiers) ; prise en main transnationale de la justice chez les États défaillants insoucieux ou incapables d’assurer son service…

À cette juridicisation hétérogène des présumés responsables d’actes hors huma­nité s’oppose le jeu des fatwas, les opinions doctrinales islamistes légitimant sous condition théologique et opérationnelle certains actes de destruction massive ou d’exécution particulière et d’autosacrifice.

L’ensemble de ces asymétries sont surplombées par deux asymétries fondamen­tales :

– Asymétrie dans le rapport à la mort. Les pertes militaires n’ont plus lieu majoritai­rement, comme en guerre classique, sur les champs de bataille « en campagne », mais dans les zones urbaines et périurbaines. De par la planétarisation des zones de combat (existe-t-il encore des théâtres de guerre vraiment circonscrits ?), l’ancienne asymétrie entre pertes civiles et militaires s’estompe : 80 % de pertes militaires (civils mobilisés) durant la guerre 14-18, 50 % de pertes civiles durant la guerre 39-45, et 30 millions de morts depuis le début de la guerre froide et les conflits de décolonisation, avec une asymétrie des pertes flagrante dans ces derniers conflits : quelques dizaines de milliers de soldats français ou américains pour l’Algérie ou le Viêtnam, contre des centaines de milliers pour les peuples autochtones – outre les victimes des embargos : l’Irak. Dans l’actuelle phase de projection, l’asymétrie grandit entre les pertes des soldats projetés (quelques centaines ou milliers) et celles des populations civiles subies par les pays investis mais « projetant » leurs contre-offensives de destruction massive dans les pays « projeteurs » : quelques centaines de victimes – le point culminant demeurant la destruction des tours de Manhattan (près de quatre mille).

En résulte-t-il, en dépit des dénivellations numériques, une certaine symétrie dans la vision des cadavres ? Enterrés dans la boue des tranchées en 14-18, trop nombreux, ils furent symbolisés par le culte des soldats inconnus des cimetières militaires et des monuments aux morts. Puis ce furent les civils enfouis sous les ruines des villes bombardées en 39-45. Mais la notion de sacrifice des héros était jumelée aux figures des mutilés, des victimes de guerre, des anciens combattants, avec compensation économique, tandis que s’institutionnalisaient les « devoirs de mémoire ». Actuellement, une symétrie apparaît dans la vision des cadavres dé­chiquetés, des corps désarticulés engendrés par les projections réciproques : ceux des « dégâts collatéraux » dans les villages du Sud bombardés, ceux des tués dans les villes du Nord par les attentats terroristes, engendrant une compassion victi-maire pour les familles occidentales ; une acceptation et une aspiration sacrificielle au martyre chez les volontaires de la foi. Le djihadiste évoque aussi les candidats à l’émigration économique, africains bravant la noyade pour atteindre les rivages européens, retenus comme en des sacs par les pays du Sud de la Méditerranée, fran­chisés par ceux du Nord.

 

  • Asymétrie démographique. À l’échelle sociologique, la planète subit deux projec­tions démographiques inversées et dénivelées. Quelques centaines de milliers de mi­litaires et d’humanitaires, de sécuritaires et de mercenaires, de techniciens et de com­merciaux dans le tiers-monde en devenir, contre quelques dizaines de millions venus de pays plus ou moins en déréliction ou en émergence lente, maghrébine, moyen-orientale, turcophone et africaine en Europe occidentale, peut-être chinoise en Sibérie, latino-asiatique en Amérique du Nord. Non « invasion » ou « déferlement », mais rééquilibrage tendant dans la longue durée à créer de nouvelles identités, mais comblant en partie la diminution de leurs populations et de leur main-d’œuvre origi­ Mutations capitales des ordonnancements sociaux et des références culturelles des peuples occidentaux par la reconnaissance des diversités, par le jeu diplomatique des pays de départ sur leur diaspora à double nationalité, masse électorale tentante pour les politiciens du pays d’accueil, par les unions mixtes en lesquelles majoritai­rement l’homme est extra-occidental et transmet sa religion aux enfants. D’où les hésitations sur les politiques de contrôle, d’intégration ou d’assimilation, donc sur les « défenses » à l’égard de ces projections et fixations de ces populations où peuvent se recruter des combattants. D’où les mesures de prévention policière et de vives controverses sur le droit d’asile politique, économique, humanitaire, évangélique.

 

Réciprocité des projections

Ainsi, dans l’instant, les projections sont réciproques et menacent le centre, le cœur même de l’ennemi. L’ABN, l’arme balistico-nucléaire institutrice (si l’on y croit) de la dissuasion, n’avait pas à s’affronter à celles de l’adversaire mais visait ses centres culturels et industriels par-dessus les espaces géographiques. D’une manière homo-thétique, la projection matérielle des pays capables de mener une « grande guerre » est équilibrée par la projection idéologique et tactique des actes terroristes de destruction massive dans les villes occidentales. Dans la cyber-guerre, chaque camp exporte par ses réseaux informatiques la manière dont il souhaite « contaminer » l’Autre pour s’y implanter par ses propres systèmes de représentation. Les projections spatiales sont réciproques : attentats contre interventions. Les Occidentaux hésitent à attaquer les États « voyous », ils sont plus énergiques face aux États « défaillants », laissant agir ou étant incapables de maîtriser, sur leur territoire, les mouvements radicaux.

Ainsi se dresse le nouveau système sociostratégique :

  • En offensive réciproque : de faible contingents nationaux mis à disposition de commandements internationaux installés au cœur des pays troublés/groupes

 

réticulaires de volontaires transnationaux commettant des actes de violence extrême aléatoires et minutés, survoltés par une transcendance religieuse, éthique et nationaliste.

  • En défensive, dans les pays troublés : une « petite guerre » populaire de par­tisans contre les contingents occidentaux (d’origine ou supplétifs d’États du tiers-monde. Dans les pays exportateurs de ces contingents : un contrôle accru sur les faits et gestes de la population immigrée « à risque » ou des autochtones convertis, ralliés : centralisation/recoupement des renseignements et des fichiers).
  • Selon les principes de précaution et d’urgence postulant efficacité et charité, morale naturelle et stratégie de surveillance planétaire générale par contrôle de mi­cro-groupes effervescents en des sociétés, des « agrégats » humains, disloqués, la guerre de contrainte (Serbie) s’enfle en guerre répressive (Irak, 1991), où la pro­jection militaire devient corps expéditionnaire contre des armements supposés de destruction massive (2006).
  • En philosophie politique, la guerre dynastique puis nationaliste, passant des traités de Vienne et de Versailles aux partages de Yalta et de Potsdam, n’est plus fatalement clausewitzienne au sens premier du terme : destruction de la force or­ganisée advenue par la bataille. Mais devenue post-westphalienne, elle demeure clausewitzienne en ce sens que non seulement elle poursuit la mise hors volonté du combattant ennemi, mais elle porte les négations réciproques à l’incandescence : les agresseurs tactiques du 11 septembre 2001 ont projeté en armes de guerre les « outils » de communication inter- et intra-continentale, les avions fabriqués par leurs adversaires, en les détournant de leur usage.
  • En éthique, cette guerre polymorphe souffre d’une déqualification et entraîne une mutation du rôle des forces armées qui doivent entrer dans le jeu de la « culture de paix ». Mais le doute demeure quant à la hiérarchie des valeurs : le devoir, le sacrifice suprême accepté, magnifié par le culte du héros rassembleur et identifi­cateur, est-il surplombé par le droit au bonheur immédiat postulé par les sociétés postmodernes ? C’est une déglorification du héros de guerre, multipliant les dégâts collatéraux, et la compassion pour les familles des soldats projetés tombés en opéra­ De son côté, le terrorisme s’effiloche en attentats, se rassemble en guérillas, se durcit en massacres incontrôlés, engendre des exodes et des regroupements en des « camps humanitaires » censés être provisoires mais qui se perpétuent, suscitant des actions d’autodéfense contre des raids de prédation et de vengeance, au recrutement d’enfants-soldats.

 

– D’où, en droit, les controverses diplomatiques et sémantiques sur l’utilisation du vocable « guerre » pour qualifier les affrontements entre contingents interna­tionaux et groupes armés non étatiques, la guerre en sa définition juridique ne pouvant opposer que des États. En posant comme critère de la guerre la présence de deux États organisés, on se réfère au droit international public occidental devenu droit humanitaire des conflits, refusant le qualificatif de « guerre » aux violences non étatiques. Mais le terme « guerre » doit être examiné dans sa densité et sa réalité à la fois anthropologique et historique. Comment déterminer à quel moment précis des actes de force se transforment en guerre ? La reconnaissance des « événements » d’Algérie comme « guerre » fut typique à cet égard. Les combattants islamiques invoquent le jihad, et leurs adversaires les stigmatisent sous le nom de djihadistes, au-delà des fellagas (littéralement bandits) algériens ou des fidayin (volontaires) palestiniens, figures de combattants qui illustrent la nature profonde des sociétés arabes originaires, sociétés guerrières marchant par fractions de tribus hors institu­tion militaire. Ceci évoque aussi la guerre d’attentats et d’enlèvements menée par les mouvements islamistes contre les gouvernements d’Asie du Sud-Est, en relation étroite avec les Américains : Pakistan, Malaisie, Indonésie, Philippines, moins ligne de fracture que suite de rhizomes.

Affrontant des attentats catastrophes et des occupations militaires, imbriquant des infiltrations de milieux sociaux (cellules dormantes de la pieuvre ou base de formation exterritorialisée) et des techniques de communication transcontinentale, juxtaposant soldats « missionnaires » de la paix et aide formatrice amicale en des sociétés disloquées, gestionnaires de camps recueillant des populations déplacées et observateurs d’élections, en accord ou en suspicion avec certaines ONG (Amnesty International, Reporters sans Frontières…), postulant le devoir de secourir tout être humain en danger sans tenir compte de ses origines et appartenances éthiques, politiques ou religieuses, évaluation des « bavures » et protection de la sécurité in­ternationale, le militaire projeté demeure soumis au droit disciplinaire de son pays.

Ainsi le vingt-troisième système mêlant l’utopie et le mercenariat pourrait être défini d’une façon négative : il ne suppose pas une conquête politique, militaire ou économique directe : il est donc différent de l’expansion territoriale classique comme la colonisation impériale. Mais, d’une façon positive, il postule que telle philosophie politique, tel mode de désignation des gouvernants (démocratie), telle conception de la protection de la personne humaine (droits de l’homme.) méri­tent d’être proposés à l’Autre, pour son bien. Il offre donc un aspect moralisateur que l’Autre peut fort bien contester. Le plus souvent, le système apparaîtra en cas

 

de désunion, de révolution, de massacres intervenant à l’intérieur d’une société, certains autres pays ou mouvements extérieurs se donnant pour mission de rétablir la « saine doctrine », l’arrêt des tueries et le contrôle des ressources naturelles.

En fait, le système repose sur des critères complexes : antagonisme planétaire opposant projection militaro-humanitaire et terrorisme de destruction massive des mouvements armés non étatiques : critère stratégique. Envois de casques bleus par l’ONU ou les OIR (organisations internationales régionales) : critère diplomatique. Prolifération parfois anarchique des organisations non gouvernementales : critère sociologique et politique. Escalade des détournements d’avions aux premiers at­tentats par voitures piégées ou camions-béliers contre les contingents américain et français au Liban : critère tactique. Stupeur mondiale consécutive à la destruction des tours de Manhattan par des avions de ligne piratés : critère psychologique et technologique. De ce fait, il avive quelques contradictions majeures :

  • éthique : transcendance idéologique et épanouissement individué ;
  • existentielle : acceptation dénivelée des pertes humaines ;
  • économique : accession à/défense d’un standard de vie ;
  • téléologique : préparation/prévention des interposition, interventions, sauve­tages ;
  • géopolitique : jonction des stratégies périphériques et continentales ;
  • militaire : soldat institutionnalisé/volontaire erratique ;
  • culturel : risque de désidentification réciproque, y compris dans les pays ré­ D’où les contre-affirmations identitaires, ethno-communautaires.

En tant que phase macrostratégique qui se construit depuis 1979, l’antagonisme se présente comme lutte à parois verticales, la projection occidentale (avec, le cas échéant, des supplétifs locaux) représentant l’ordre international établi, et les groupes armés non étatiques les contestant. Ainsi, dans le volume sociostratégique (échelle de la contrainte), ceux-ci poursuivent la réification de l’individu (terrorisme massif indifférencié, contre usage dénoncé de la torture par l’ordre établi), l’ébranlement des relations économiques, la protestation individuelle (les attentats autosacrificiels). Les tenants de l’ordre établi prônent le reformatage des institutions et des valeurs politiques, la numérisation de l’espace géographique, la défense informatisée des zones urbaines et l’emploi expert de la force armée. Guerres moins de peuples que dans les peuples reliant directement le chef d’État au combattant de base ; compétence/pouvoir de décision du politique imbriqué dans une jet diplomacy multilatérale et transformationnelle. Bref, de préventive (doctrine Bush contre l’Axe du Mal), la guerre de projection se voudrait pédagogique, et les paliers s’étagent de l’usage limité de la force armée au remodelage de l’ordre international.

Ceux des variations de l’intensité des négations réciproques décrivent des maxi-ma : les deux antagonistes « rêvent » de désintégrer les pouvoirs et les combattants externes, leurs structures et leurs valeurs, par un réajustement politique et écono­mique profond, chacun espérant l’anéantissement de la volonté de lutte adverse par la mise hors de combat, ou la démonstration de l’inefficacité, de sa capacité de nuisance.

En dépit du multiculturel, l’Occident demeure persuadé de sa supériorité, non pas seulement par les réalisations politiques et technologiques, mais par les valeurs de liberté. Or celles-ci sont en partie contradictoires avec l’autre grande aspira­tion des peuples occidentaux, celle de la sécurité prise en ses divers étagements : satisfaction des besoins biologiques, ordre intérieur, affirmation identitaire, recon­naissance spirituelle de ses transcendances moins religieuses que philosophiques. Les projections intracontinentales, démographiques et militaires, économiques et culturelles entraînent-elles une dégradation réciproque ou un métissage bénéfique, voire l’aurore de nouvelles civilisations ? Dans le dialogue israélo-chrétien contre les organisations de combat, les intellectuels insistent sur l’apport de l’islam à la pensée universelle, sur les points de contact scientifiques ou mystiques avec le devenir oc­cidental. Bonne foi profonde ou offensive compensatrice ?

Certes, le choc des civilisations n’est peut-être que le « choc des incultures » (Régis Debray) et elles peuvent converger vers le haut. Mais vers le bas demeure le choc des mœurs et des morales, des sentiments et des philosophies opposés. Soit deux témoignages rapportés par les médias. Après la première guerre du Golfe (1991) un colonel d’infanterie de marine déclare : « Après toute la technologie mi­litaire, il faudra toujours un caporal et quatre hommes pour aller voir ce qui reste de l’ennemi. » Après l’offensive du Pakistan contre les talibans (2009), un jeune combattant, déçu plus que « rallié », évalue : « Ils vaincront parce qu’ils n’ont pas peur de mourir, les Occidentaux le craignent. »

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