LE CONFLIT DU CACHEMIRE : UN DEMI SIÈCLE D’AFFRONTEMENTS INDO-PAKISTANAIS

Fadhel TROUDI

Avril 2008

La décolonisation dans différentes régions du monde, a eu des conséquences encore visibles aujourd’hui. De ce point de vue, la partition de l’an­cien empire britannique des Indes offre un exemple concret. Le 15 août 1947, l’In­de et le Pakistan accèdent à l’indépendance. L’Inde devient un Etat multiculturel et laïque, de son côté le Pakistan devient un Etat musulman centralisé.

Le problème du Cachemire est par conséquent aussi vieux que l’Inde et le Pakistan en ce sens qu’il est né de la partition de l’Inde coloniale donnant naissance à ces deux Etats en 1947. Le Cachemire est la parfaite illustration des affrontements qui suivront l’accession des deux Etats indien et pakistanais à l’indépendance. Cette province n’a jamais cessé depuis d’être la proie des convoitises de l’un ou l’autre Etat.

Enfant de la première vague de la décolonisation, la région du Cachemire n’a connu aucun répit depuis la partition de l’Inde. En un demi-siècle, les conflits dans cette région montagneuse ont fait plusieurs centaines de morts. Ces conflits répétés structurent les relations indo-pakistanaises, tumultueuses depuis 1947.

La région du Cachemire est caractéristique d’un conflit indo-pakistanais ancien et apparemment sans solution durable. En dépit d’une normalisation des relations entre les deux pays, la question du Cachemire demeure l’objet d’un face-à-face plus ou moins périlleux eu égard aux nouveaux défis qui se posent : détention de l’arme nucléaire par les deux pays (essais nucléaires de 1998), extrémismes religieux des deux côtés, terrorisme. Le Cachemire apparaît comme le reflet continu de la nature des relations indo-pakistanaises, sans solution durable pour l’heure. Dans une première partie, je vais tenter d’analyser le contexte historique ayant permis d’abord l’éclatement du conflit et la difficulté de sa résolution ensuite il s’agit essentiellement d’étudier la partition, de ces enjeux et conséquences directes sur la province du Cachemire et d’analyser après les différents facteurs explicatifs de ce conflit et ils sont nombreux.

Dans une deuxième partie, je vais aborder les différentes guerres rendues possibles entre les deux pays par la complexité voire l’impossible solution à ce conflit. C’est tout le problème de l’intégration des Etats princiers qui est révélé ici par ce drame cachimiri dont l’internationalisation va rendre encore plus difficile sa solution.

Dans une troisième partie je vais m’attacher à expliquer comment la nouvelle don­ne internationale des années 2001-2002 va sensiblement modifier la situation en ren­dant la province du Cachemire avec l’Afghanistan et l’Irak un haut lieu du djihad.

 

Rappel historique

Ce territoire est présenté comme une vieille blessure de guerre. Si pendant la majeur partie de son histoire, le Cachemire était une région paisible où régnait l’harmonie entre les différentes religions des peuples y habitant, cependant à partir de 1586, date de reprise du pouvoir par l’empereur Moghol Akbar, la situation politique et sociale va aller en s’aggravant. Sous le règne du maharaja Ranjit Sinngh après avoir chasser les Afghans du Cachemire, va s’accélérer la répression contre les musulmans de la province.

Cette politique de persécution provoque en 1833 la disparition des trois quart de la population, beaucoup d’autres fuient. En 1846, l’empire britannique qui s’éten­dait alors au sous-continent indien, a vendu le Cachemire à un chef de guerre hin­dou, Gulab Singh, alors que la population était musulmane à 94 % (1). Auparavant, la période de l’occupation britannique qui dura une centaine d’années,avait pour grand jeu de manipuler les tensions communautaires et religieuses, une sorte de « divide and rule » permettant la pérpétuation de l’Empire. L’empire laissa le choix aux 562 Etats de demeurer indépendants ou pas. Mais dans la presque totalité des cas, sous la pression populaire, ils ont plutôt été intégrés à l’Inde.

L’Etat du Cachemire a pourtant connut une histoire différente. Malheureusement situé à cheval sur la frontière entre le Pakistan, l’Inde et la Chine, le Cachemire consti­tuait un territoire à conquérir, tant pour le Pakistan qui réclamait le Cachemire en raison de sa majorité musulmane, que pour l’Inde, soucieux de préserver son image de démocratie multiconfessionnelle et séculière.

Pour bien saisir l’ampleur du litige, il faut repartir de 1947. C’est à ce moment que la Grande-Bretagne accorde l’indépendance à l’Inde, après plusieurs années de revendications, et de manifestations. C’est lors de ce partage que le conflit s’est cristallisé. Le pays de Gandhi étant libre, il se divise en trois parties, l’Inde, où l’on pratique l’hindouisme, le Pakistan de l’Est et le Pakistan de l’Ouest, tous deux mu­sulmans. Le Pakistan de l’Est deviendra le Bangladesh en 1971.

Lors de ce remaniement des frontières, les Etats princiers majoritairement mu­sulmans se rattachaient en principe soit au Pakistan occidental (l’actuel Pakistan) ou oriental (actuel Bangladesh). Le Cachemire, région limitrophe de l’Inde et du Pakistan, fut une exception. Etant sous le joug du maharaja hindou, il fut contraint de s’annexer à l’Inde. Trois mois seulement après le retrait des Britanniques, les ar­mées pakistanaises et indiennes s’affrontaient dans ce qui devint le premier épisode d’une guerre qui perdure encore aujourd’hui à propos d’un territoire situé au nord des deux pays, le Cachemire, dont on se dispute l’héritage de 300.000 km2.

Le Cachemire est une région au nord-ouest de l’Inde qui se prolonge jusque dans le nord du Pakistan. Il s’agit d’une région géographique appartenant officieu­sement aux deux pays. On y pratique à la fois l’hindouisme et l’islamisme puisque la population est composée d’Indiens et de Pakistanais. Cette différence de religion n’a fait qu’enflammer le conflit depuis 1947.

Région très pauvre, le Cachemire possède un PIB/hab. inférieur à celui de l’Inde (2248$ en 2002) et du Pakistan (1834$ en 2002). On y pratique la monoculture du blé et l’économie connaît de grandes difficultés parce que les principes établis par l’Association d’Asie du Sud pour la Coopération Régionale (SAARC) sont ren­dus difficiles à appliquer à cause du conflit qui oppose l’Inde et le Pakistan ainsi que des attentats répétés et sournois.

Des affrontements subséquents (1965, 1971) n’ont jamais réglé le contentieux et ont presque mené à un affrontement nucléaire en 1999. Depuis les Cachemiris sont devenus des pions d’une confrontation lourde d’implications géopolitiques. En effet, les ambitions et arrière-pensées de New Delhi, d’Islamabad voire de la Chine sur le rouâmes himalayen ne se démentent pas.

Comme le rappelait le géopoliticien Jean-Luc Racine (2), qui explique que le premier conflit- au Cachemire, je cite : « donne d’emblée la plupart des composan­tes d’un imbroglio qui reste aujourd’hui insoluble: les divergences sur l’accession, le sens de celle-ci, l’usage par le Pakistan de forces irrégulières, l’échec des entretiens bilatéraux, l’entrée en lice de l’Onu ».

Quels sont par conséquent les facteurs explicatifs de ce conflit ?

Les facteurs explicatifs du conflit

Le conflit opposant le Pakistan et l’Inde pour l’obtention du territoire du Cachemire a plusieurs causes : elles remontent à la fin de l’Empire britannique des Indes, il ya plus de cinquante ans. Elles sont d’ordres historique, géopolitique, culturelle et religieuse. Pomme de discorde entre l’Inde et le Pakistan, le Cachemire représente bien plus qu’un simple conflit territorial, il s’agit surtout d’une lutte où se cristallisent les identités nationales des deux adversaires. Pour Jean-Luc Racine, le Cachemire est « le crible où apparaît l’enlisement de la démocratie indienne dans une sale guerre. Et le révélateur des stratégies risquées du Pakistan,, qui hésite à répondre depuis sa naissance, à la question fondatrice: quel Islam pour quelle nation?».

 

1) Le facteur culturel et religieux:

La province du Cachemire est une région himalayenne, par conséquent tous les peuples y vivant ont pendant longtemps été séparés par des chaînes de montagnes et ont développés des cultures très différentes dont l’indicateur central reste sans nul doute la langue. Plusieurs langues différentes existent. La cartographie linguistique divise le Cachemire en deux entités linguistiques : l’axe nord-ouest/sud où on y par­le le burushaski, des dialectes sino-tibétains, le balti et le ladakhi dans la partie est. Dans la partie ouest, les langues utilisées sont : le cachemiri, le shina, le pendjabi, le dogri et le pahari, ce qui prouve la diversité culturelle de cette province. D’autres clivages culturels existent notamment celui entre la famille détentrice du pouvoir d’origine hindoue et le reste de la population à majorité musulmane. L’autre clivage culturel est constitué par la grande fracture qui existe entre les élites hindoues, les Pandits qui sont une classe de Brahmanes instruits et la jeune élité musulmane ayant étudié pour une grande majorité dans les universités de Lahore.

Cette fracture a eu pour conséquence une grande inégalité socio-économique dont les principaux perdants sont les musulmans qui voient les Pandits hindous posséder la majeure partie des territoires, des emplois importants et des postes ad­ministratifs. Ce qui a eu pour conséquence d’élargir le fossé existant entre Hindous et Musumans et d’attiser les jalousies des uns envers les autres. Ces sentiments de frustrations font partie de l’identité cachemirie et expliquent en grande partie les hostilités entre les deux groupes et ne tarderont pas à former les ingrédients essen­tiels de la question du Cachemire.

Ces inégalités économiques entre les deux populations des deux régions sont présentées comme une raison du partage de la province. Elles provenaient essen­tiellement de l’héritage politique britannique. S’ y ajoute la peur des musulmans d’être dominé par les hindous, à cause de leur désavantage du point de vue de l’arithmétique électorale.

Cependant, le facteur culturel le plus dominant dans ce conflit est certainement le facteur religieux. Le conflit ne peut en effet se comprendre sans cette dimension capitale. Il faut néanmoins relativiser, car appliquer le concept du choc des civili­sations à ce conflit « cheval de bataille de Samuel Huttington » est très réducteur et trouve rapidement ses limites. Il ne peut à mon sens que relever d’une générali­sation simplificatrice. Mails il est vrai que ce facteur a joué et joue encore un rôle important et continu d’entretenir ce conflit. Cette remarque est valable aussi bien pour l’Inde que pour le Pakistan.

L’histoire mythique de la création du Cachemire montre bien les implications religieuses qui sont en jeu. Ainsi beaucoup d’endroits au Cachemire sont considérés comme sacrés pour les Hindous. A cela s’joute le fait que la culture hindoue joue un rôle essentiel dans l’Etat jusqu’au 14ème siècle. De son coté la religion musulmane a fait son apparition dans la province au 8ème siècle. Elle prend son envol à partir de 1300 jusqu’aux années 1800, période pendant laquelle les musulmans règnent sur l’Etat. La partition exprime à elle seule le contentieux religieux en ce sens que les nouvelles frontières vont séparer deux peuples aux religions différentes. En 1940, le leader de la ligue musulmane (3) dans un discours cèlèbre déclarait : « qu’Hindous et Musulmans formaient deux nations distinctes et appartenaient même à deux civilisations différentes principalement fondées sur des conceptions et sur des idées opposées ». Les Musulmans ayant refusé de vivre dans un Etat où ils seraient de facto soumis au pouvoir décisionnel des dirigeants hindous. La thèse de la partition était alors inévitable, l’Inde devint un Etat multiculturel et laïc alors que le Pakistan opte pour un Etat islamique.

Le Cachemire est composé en 1947 de 80% de musulmans, ce qui selon la logi­que majoritaire pourrait faire revenir le territoire au Pakistan. Cependant au Jammu la population est à 60 % hindoue, ce qui rend la partition de plus en plus difficile, sans compter les autres religions minoritaires qui cohabitent dans la province no­tamment le sikhisme ou encore le boudhisme.

Il ne faut pas perdre de vue que l’identité du Cachemire, mais également dans la vie quotidienne et sociale, l’Islam et l’Hindouisme se sont fécondés pendant des siècles pour reprendre l’expression de Jean-Luc Racine. Et contrairement aux idées reçues, les deux religions ont vécu côte à cote au Cachemire pendant des siècles et ont finit par s’influencer mutuellement. Ceci n’a pas empêché l’instrumentalisation de la religion dans le cas du conflit du Cachemire.

2) L’aspect politico-économique:

L’autre point marquant du contentieux politique autour de la question du Cachemire est sans doute sa position géostratégique enviable. Ce territoire se trouve en effet au confins de l’Himalaya, entre la Chine, la Russie et l’Afghanistan à tel point que Nehru l’exprima en ces termes dans une lettre envoyée au Vice-roi : « le Cachemire est de première importance pour l’Inde dans son ensemble pas seule­ment à cause des événements des dernières années, mais aussi à cause de la grande importance stratégique de cet Etat frontière ». En outre Nehru avait un attache­ment émotionnel pour ce territoire car tous les ancêtres indiens y vivaient avant qu’ils n’émigrent au 18 siècle.

En outre, le territoire cachemiri possède les sources de la majorité des riviè­res qui s’écoulent ensuite sur le territoire pakistanais. Par voie de déduction, son accession à L’Inde est très déstabilisante pour le Pakistan, ce qui met en situation de totale dépendance. L’eau denrée de plus en plus rare, fait de cette province, un territoire convoité. En effet, le Cachemire est traversé par le haut bassin de l’Indus, indispensable pour le système d’irrigation du Pakistan.

Il constitue donc une arme de pression potentielle pour l’Inde. Il faut également considérer l’importance stratégique du Cachemire par rapport à la Chine, concur­rente directe de l’Inde dans la région pour le statut de plus grande puissance et à l’expansion de l’ex-Union soviétique.

On peut ajouter que la question du Cachemire est progressivement devenue un enjeu d’identité nationale pour les deux belligérants. Par ailleurs les inégalités économiques entre les deux populations des deux régions est présentée comme une raison du partage de la province. Ces inégalités provenaient essentiellement de l’hé­ritage politique britannique.

D’un côté l’Inde met en avant la nature de sa constitution multiculturelle et laïque pour expliquer que le Cachemire a toute sa place dans l’Union indienne. De l’autre côté, le Pakistan, insiste davantage sur l’élément géographique en arguant de la géographie de par le fait des pics montagneux, ce qui rend la communication plus facile avec le Pakistan.

Ces difficultés et ces malheurs issus de la décolonisation, constituent le début des drames qui vont se prolonger encore aujourd’hui au Cachemire. Ce conflit est d’autant plus difficile à résoudre qu’il fait suite à une histoire complexe qui a marquée cette région par le saut de la déraison et du l’émotionnel. La valeur straté­gique et géopolitique de cette province, pour les grandes puissances, complique par conséquent la résolution de ce conflit.

L’on voit d’emblée se profiler la silhouette de deux protagonistes les plus im­portants du conflit cachemiri. L’on peut se demander par conséquent dans quelle mesure ce conflit revêt un caractère interétatique. Plus encore ce n’est pas seulement l’affectation du seul territoire du Cachemire, c’est toute la région de l’Asie du Sud Est qui est concernée par cette question.

 

Les relations indo-pakistanaises : d’une guerre à l’autre

Outre la source essentielle du conflit qu’est le syndrome de la partition et ses conséquences immédiates, l’antagonisme croissant entre les deux communautés musulmane et hindoue, la question du Cachemire c’est aussi un conflit territorial indo-pakistanais où s’affrontaient des intérêts étatiques divergents.

La question du Cachemire est progressivement devenue un enjeu d’identité na­tionale pour l’Inde et plus encore probablement pour le Pakistan. A chaque crise grave elle refait surface comme si elle seule capable de mobiliser la population der­rière chaque gouvernement. Rappelons qu’en 1989, le directeur de la CIA désignait déjà le Cachemire comme « l’endroit le plus explosif du monde ». Quelques an­nées plus tard, Colin Powel le Secrétaire d’Etat américain revient sur ce sujet dans les mêmes termes : « la région la plus dangereuse du monde ». Si ces affirmations sont discutables, le Cachemire n’en demeure pas moins avec le conflit israélo-arabe, l’épicentre d’un des plus longs conflits de la planète.

En fait, le conflit initial s’est développé au lendemain de l’indépendance de l’Inde et s’est soldé par des épisodes sanglants. Pendant plusieurs décennies, des affrontements ont régulièrement opposé les forces des deux pays. Les observateurs de la scène indo-pakistanaise en ont compilés les principaux conflits et en ont fait ressortir trois principales guerres, en 1947-48, 1965 et 1971. Un quatrième conflit, de nature nucléaire cette fois-ci, a été évité de justesse en 1998 grâce à l’intervention des États-Unis et de plusieurs nations européennes qui imposèrent des sanctions économiques à l’Inde et au Pakistan. Dans ce dernier Etat, le recul du pouvoir civil face aux pressions internationales lors de la crise de Kargil, est d’ailleurs l’une des raisons du coup d’Etat militaire ayant porté le général Musharraf au pouvoir et actuel président pakistanais.

La première guerre de 1947-48 est la conséquence directe de l’indépendance de l’Inde et du Pakistan, elle se conclut en 1949 sous l’égide de l’Onu par un accord de cessez-le-feu. Le Cachemire est alors divisé en deux, le nord appelé Azad Kashmir ou Cachemire libre contrôlé par le Pakistan et le sud (Jammu-et-Cachemire) sous contrôle indien.

Dix-sept ans après la première guerre indo-pakistanaise qui a immédiatement suivi la Partition, un second conflit éclate, lui aussi causé par la querelle territoriale portant sur le Cachemire. Il se solde par la victoire de l’Inde et, au Pakistan, elle ruinera également le prestige dont jouissaient jusqu’alors les officiers supérieurs.

 

La guerre de 1965

La guerre de 1965 entre l’Inde et le Pakistan a été déclenchée par ce dernier, vou­lant vraisemblablement tirer parti de la faiblesse apparente de l’Inde après sa défaite contre la Chine en 1962, qui a conduit à l’occupation d’importants territoires au Cachemire, « l’Aksai Shin » et tout le long de leur frontière commune. Cependant, les Pakistanais ayant sous-estimé le redressement de l’armée indienne grâce à l’aide soviétique, sont finalement défaits. La guerre s’achève par une médiation soviétique à Douchambé au Tadjikistan qui replace les deux États dans la situation initiale.

 

La guerre du Bangladesh (1971)

Outre la question du Cachemire, le démembrement du Pakistan constitue un véritable traumatisme pour Islamabad, d’une importance comparable à la crise cau­sée par la Partition. Depuis la fin de l’Empire des Indes et jusqu’à la guerre du Bangladesh, le Pakistan est en effet composé de deux entités, le Pakistan occidental et le Pakistan oriental, que séparent la culture et la langue, et quelque 1 600 km de territoire indien. Une troisième guerre oppose alors les deux pays. Elle ne s’inscrit pas comme les deux précédentes dans le cadre de la question du Cachemire, mais résulte du mouvement d’indépendance du Bangladesh.

 

Une lutte d’abord culturelle et linguistique puis politique

De 1947 à 1971, la partie orientale du Pakistan est plus peuplée que la partie occidentale et de langue différente. Rapidement des difficultés apparaissent entre le Pakistan oriental et le Pakistan occidental en raison de la domination des Penjabis et de la non-reconnaissance de la langue bengalie. Ce combat à l’origine culturelle et linguistique se transforme en une lutte politique menée par la Ligue Awami fondée en 1949 et dirigée par le Cheikh Mujibur Rahman. Son audience va croître sans cesse sous l’effet des répressions des gouvernements militaires successifs, jusqu’à ce que la démission du général Ayub Khan en 1970 amène à la tenue d’élections libres où le Pakistan oriental se voit reconnaître son importance démographique. Il devait disposer de 162 sièges sur 300. Le résultat des élections permet à la Ligue Awami d’obtenir 160 sièges contre 81 au parti du Peuple de Z. A. Bhutto.

Ce résultat inacceptable pour Ali Bhutto et les militaires conduisit à une répres­sion de grande ampleur au Pakistan oriental qui en réaction proclama son indépen­dance le 27 mars 1971. La fuite de près de dix millions de réfugiés en Inde amena l’Inde à intervenir aux côtés des Bengalis, avec le soutien de l’URSS le 3 décembre 1971. Le 15 décembre 1971 la guerre prenait fin par la défaite du Pakistan et la reconnaissance de l’indépendance du Bangladesh. L’Inde n’en profite pourtant pas d’étendre la guerre vers l’ouest et tenter de s’emparer du Cachemire pakistanais. Les deux Etats signent en 1972, le Traité de Simla, qui reste à cette date une référence dans les relations indo-pakistanaises.

 

L’accord de Simla (1972)

La guerre de 1971 aboutit à un accord diplomatique extrêmement important dit « accord de Simla », en 1972. Par cet accord, l’Inde et le Pakistan conviennent que tout différend bilatéral, y compris sur le Cachemire, doit être résolu au même niveau. L’Inde et le Pakistan s’engagent désormais « à régler leurs différends par des moyens pacifiques grâce à des négociations bilatérales ou par tout autre moyen pacifique convenu entre eux ». Il est convenu également que la ligne de cesez -le-feu de 1947 « devra être respectée par les deux pays sans préjudice pour la position de partie adverse. Aucune partie ne cherchera à l’altérer unilatéralement, quelles que soient leurs divergences et les interprétations légales » (4).

Ces accords fondent la position diplomatique actuelle de New Delhi au sujet du Cachemire. L’Inde refuse, en se basant sur cet accord, toute internationalisation de la question du Cachemire et toute médiation internationale de quelque nature qu’elle soit. Elle estime également que la résolution de l’ONU suivant la parti­tion est désormais caduque. D’une part, les populations cachemiries ont marqué leur adhésion libre et démocratique à l’Inde en participant aux élections locales et nationales, il n’est donc plus question de plébiscite, la population du Cachemire adhérant à l’Inde par un « plébiscite de tous les jours ».

D’autre part, l’intervention de l’ONU n’est plus souhaitée puisque les deux pays ont convenu de résoudre la question au niveau bilatéral. De son côté le Pakistan tient une position inverse. Il souhaite une médiation internationale au sujet du Cachemire, estimant que ce conflit est par nature d’envergure internationale et qu’il ne peut être résolu uniquement par des échanges bilatéraux. Il demande également l’application du droit international, c’est-à-dire de la résolution du Conseil de sé­curité des Nations unies demandant que la population cachemirie soit consultée. Il récuse la thèse indienne sur l’expression de volonté de la population du Cachemire en raison de l’importante abstention et du boycott des élections par les partis fa­vorables à l’autonomie ou au rattachement au Pakistan. Islamabd, estimant que la question du Cachemire n’est toujours pas réglée, continue à maintenir la pression sur l’Inde pour l’organisation d’un référendum.

La mauvaise gestion de la vie politique du Cachemire par l’Inde et les exactions fréquentes de l’armée indienne, stimulent à partir des années 1990 les groupes cache-miris militants les plus violents, à qui des groupes islamistes appuyés par le Pakistan apportent aide et soutien militaires. La tension est alors extrême entre les deux pays qui atteint son apogée lors du conflit du Kargil en 1999 à un moment crucial où l’In­de et le Pakistan ont rejoins depuis 1998 le club fermé des pays disposant de l’arme atomique, un facteur aggravant dans la tension qui oppose les deux Etats ennemis.

Puissances nucléaires officielles depuis 1998, sans doute depuis bien longtemps pour le cas de l’Inde, les deux pays multiplient les essais de missiles balistiques. En 1999, éclate le dernier conflit en date entre les deux ennemis issus du partage de l’empire britannique des Indes. La nucléarisation du conflit entre les deux Etats, constitue une perspective désormais possible et fort inquiétante.

Le principal danger dans cette région du monde, outre les pertes humaines, se trouve dans l’utilisation de l’arme nucléaire. Effectivement, la tension commence à monter entre les deux pays lorsque l’Inde, en 1974, annonce la réussite de son premier essai nucléaire. Par la suite, le Pakistan acquiert lui aussi l’arme nucléaire. L’engagement de l’Inde et du Pakistan dans des programmes nucléaires, s’explique par une relation de concurrence multiple, entre l’Inde et la Chine et le Pakistan et entre le Pakistan et l’Inde. Néanmoins pour l’Inde, la rivalité avec le Pakistan est une motivation moins importante que sa rivalité avec la Chine. C’est par consé­quent dans ce cadre que l’Inde a décidé de se doter de l’arme nucléaire, ce qui peut lui procurer un avantage supplémentaire face au Pakistan. Ce programme nucléaire indien s’inscrit dans une démarche et une volonté indienne d’accéder au rang de grande puissance dans la région. Il est le signe de l’ambition de l’Inde de se posi­tionner comme une puissance régionale présente sur l’ensemble des questions mon­diales et régionales. S’agissant du Pakistan, il s’est doté de l’arme atomique princi­palement pour maintenir la parité avec l’Inde. Les éléments déclencheurs semblent avoir été la défaite rapide face à l’Inde en 1971 et la première explosion indienne en 1974. Plus que l’Inde, le coût de ce programme a été un problème majeur pour le Pakistan. On rapporte qu’Ali Bhutto déclarait, que les Pakistanais prêts, je cite, « à manger de l’herbe » pour permettre à leur pays de se doter de l’arme atomique.

Dans cette nouvelle réalité avec l’accession aux deux pays au rang de puissances nucléaires que le conflit du Cachemire va connaître un de ses épisodes les plus dangereux.

En occupant la région stratégique du Kargil sur les sommets de l’Himalaya, le Pakistan espère ainsi internationaliser le conflit. Mais c’est encore une fois l’Inde qui sort vainqueur de cette troisième guerre si non militairement du moins diplo­matiquement, en ce sens que la retenue dont elle fait preuve lui attire le soutien des grandes puissances. Une nouvelle tentative de rapprochement aura lieu en juillet 2001 lors du sommet d’Agra en Inde sans succès, en cause encore une fois la ques­tion du Cachemire.

La tension entre les deux pays reste encore vive aujourd’hui. Elle a été ravivée suite aux événements du 11 septembre et aux attentats contre le parlement indien.

 

La nouvelle donne internationale: le Cachemire comme haut lieu du jihad

Les attentats du 11 septembre et la guerre en Afghanistan ont eu des conséquen­ces très graves sur la situation intérieure au Pakistan, sur le conflit au Cachemire et plus généralement sur les relations indo-pakistanaises. En effet, à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, le conflit du Cachemire a changé de nature pour deux raisons liées à deux dates: la nucléarisation du sous-continent en 1998 et le lance­ment de la guerre américaine contre le terrorisme commencée en Afghanistan en 2001. Cette double mise en lumière a attiré plus que jamais sur le sous-continent l’attention des puissances qui depuis 1947 ne se sont guère intéressées à la question du Cachemire si non en cas de tensions graves ou de conflit ouvert.

 

Les incidences sur le Pakistan

Les attentats du 11 septembre et la guerre contre « le terrorisme » dite guerre préventive menée par les Etats-Unis en Afghanistan ont constitué un total boulever­sement pour le Pakistan, conduisant celui-ci à sérieusement réévaluer sa politique étrangère et notamment la place de la religion traditionnellement et historiquement forte dans l’identité nationale.

Sous la pression de la communauté internationale et les événements du 11 sep­tembre, va modifier la variable de la politique étrangère pakistanaise en amenant le Pakistan à revoir sa politique de soutien aux jihadistes notamment au Cachemire, attitude qui tranchait alors avec la pratique traditionnelle des autorités pakistanai­ses. Celles-ci, ont très tôt entretenu des liens étroits avec les islamistes de la région.

Dès 1994, elles ont soutenu les Talibans « formés dans les madrassas pakistanaises » dans leur conquête du pouvoir en Afghanistan afin d’acquérir une nouvelle pro­fondeur stratégique face à l’Inde. L’instrument privilégié de cette politique était les services secrets de l’ISI, auxquels le pouvoir civil et surtout l’armée avaient confié, la gestion des dossiers afghan et cachemiri.

Au Cachemire, Moucharraf lui-même alors qu’il était à la tête de l’armée pa­kistanaise, avait formé une joint venture avec des groupes islamistes lors de l’in­filtration en territoire indien, à la hauteur de Kargil. Pour le pouvoir pakistanais, les mouvements islamistes offraient une possibilité de manoeuvre non négligeable permettant de maintenir la pression sur le gouvernement indien à moindre coût. En outre la politique afghane menée depuis plus de 20 ans par l’ensemble des gou­vernements pakistanais avec le soutien large et inconditionnel de l’Arabie Saoudite (ils furent les deux premiers Etats à apporter une reconnaissance officielle du gou­vernement des Talibans installé en Afghanistan en 1996), qui sera complètement remise en cause par les attentats du 11 septembre et le déclenchement par les Etats-Unis de la guerre en Afghanistan.

Paradoxalement, les attentats du 11 septembre vont apporter à l’Inde l’oppor­tunité de développer sa condamnation du «terrorisme transfrontalier» dans un contexte international très sensible à son vocabulaire et à ses thèses de lutte anti­terroriste dès lors que la nébuleuse islamiste radicale encouragée par le Pakistan sur ses deux frontières, devenait l’objet d’une préoccupation internationale majeure. Si les positions du Pakistan semblent être plus défensives qu’offensives, les dirigeants indiens interprètent l’évolution de la politique extérieure pakistanaise comme une menace directe contre leur pays.

Les autorités indiennes sous-entendent en effet, que ce litige pour le territoire est vivement alimenté par la religion musulmane. D’ailleurs, New Delhi accuse Islamabad d’appuyer l’intégrisme islamiste qui utilise le terrorisme, pour une par­tition plus juste du territoire du Cachemire, sur la base de la religion. Il ne faut cependant pas accuser l’Islam de tous les maux dans cette histoire puisque que les hindous ont également leurs responsabilités dans l’alimentation du conflit. En effet, en 1992, « des Hindouistes extrémistes détruisent la mosquée de Ayodhya, geste qui provoque plusieurs affrontements meurtriers entre groupes religieux » Malgré tout, il semble que l’intégrisme musulman ait pris le dessus au Cachemire depuis quelques années.

 

Le revirement pakistanais

Dans un tel contexte favorable à la condamnation du terrorisme, le général Musharraf au pouvoir depuis son coup d’Etat en 1999, comprenait vite l’enjeu, abandonnait sa politique afghane pour faire de nouveau du Pakistan l’allié privilégié de Washington dans sa guerre préventive contre les islamistes d’Afghanistan. Toute la question était de savoir si Musharraf renvoyait sa politique de soutien à l’ouest aux islamistes afghans en l’occurrence aux Talibans, pouvait-il faire autant du côté du Cachemire ? Cette question est comme un déchirement pour le Pakistan, quand on sait l’importance du Cachemire pour les Pakistanais. Il est en effet, au coeur même des relations avec l’Inde, il est également l’épicentre de l’héritage de la par­tition qui donna le jour au Pakistan en 1947. Il est aussi un facteur de choix qui justifie et légitime le poids de l’armée dans le pays et la part importante que cette institution occupe dans le budget national.

Ayant compris cela, le général président, contraint d’abandonner sa politique de soutien traditionnel aux islamistes, prononce un discours fleuve le 12 janvier 2002 à la nation pakistanaise, s’élevant contre l’intolérance et le fondamentalisme. Discours très progressiste au fond, s’attaque principalement aux sectarismes reli­gieux, en voici quelques extraits marquants : « les pakistanais en ont assez de la violence sectaire et il est temps de réagir. Il est temps de prendre de graves déci­sions. Notre peuple épris de paix n’a qu’une envie : se débarrasser de la culture de la Kalachnikov » Dans la foulée de ce discours, il impose un contrôle stricte sur les « madrasas » et prononce la dissolution de plusieurs partis islamistes les plus virulents tel « Jaish-i-Mohammed et Lashkar-i-Taïba ». S’agissant du Cachemire, Musharraf maintien en nrevanche sa politique de soutien à la cause cachemirie.

Il annonce même dans son discours son soutien inconditionnel à la cause des cachemiris à qui il apporte un soutien je cite : « moral, diplomatique et politique ». Ce pourquoi, les groupes jihadistes au Cachemire continuent à bénéficier d’un trai­tement de faveur. Nombre de leurs leaders ont été relaché permettant ainsi la reprise de l’appel au Jihad au Cahemire.

Cette politique de complaisance du président pakistanais s’explique par les réac­tions virulentes à son discours du 12 janvier 2002, mais aussi par une autre variante propre à la vie politique pakistanaise, qui s’explique par la percée notable des partis islamistes aux élections générales d’octobre 2002. L’alliance des partis islamistes dite «le Mut-tahida Majlis-i-Amal MMA, Conseil d’action unifiée) a remporté plus de 50 sièges à l’Assemblée nationale.

Un autre paramètre de choix, fait qu’Islamabad, encourage toujours les mouve­ments islamistes paramilitaires en les utilisant comme un instrument d’une stratégie de choix dans sa politique de déstabilisation de l’Inde. Ce qui veut dire clairement que la politique pakistanaise de lutte anti-terroriste, un peu contre nature conduite par Musharraf, ne peut atteindre les mouvements de résistance au Cachemire, c’est un peu comme une ligne rouge qu’aucun président pakistanais ne peut franchir tant l’importance du Cachemire revêt un caractère stratégique pour les Pakistanais.

La question du Cachemire est fort complexe, c’est probablement avec le conflit israélo-palestinien, l’écheveau politique le plus difficile à résoudre.

Le Cachemire, où poussent les roses, où se déroule la guerre «la plus haute au monde», demeure aussi une région synonyme de beauté et de raffinement culturel. Le professeur Saddiq Wahid, recteur de l’Université islamique du Cachemire, pense qu’il est toujours possible aujourd’hui d’avoir une diversité identitaire dans une province fatiguée par tant d’années de tragédies. On peut supposer par un détour de pensée que la question du Cachemire est peut être moins complexe qu’elle n’y paraît, si toutefois la tolérance qui a caractérisée cette culture de la diversité triom­phera de nouveau dans une région traditionnellement et historiquement tolérante.

Malheureusement, il faut se rendre à l’évidence, la géopolitique du Cachemire, confirme en définitive la complexité des choses. On a d’un côté un Etat pakista­nais qui prêche pour la théorie des « deux nations », de l’autre côté un Etat indien qui tout en insistant sur le caractère laïque de l’Union indienne, sur le sacro saint principe indien du respect de la diversité religieuse et culturelle, l’Inde terre de pa­radoxe par excellence, n’a peut être pas fini de résoudre ces contradictions internes aujourd’hui. Cet Etat indien laïque est actuellement gouverné par une coalition dirigée par des nationalistes hindous qui professent une idéologie discriminatoire qui ne laisse aucune place pour les minorités, notamment musulmanes et chrétien­nes, même si elle ne met pas véritablement en question la nature démocratique du système politique indien.

La question du Cachemire pose à mon sens des grandes questions qui relèvent de l’ordre et du désordre de notre monde, au Cachemire, en Palestine, en Irak et ailleurs même si les clés du conflit restent largement locales: le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, le respect et l’application stricte du droit international par­tout où il y a violation de ce droit, la question identitaire, l’idée de la nation et de sa conception aujourd’hui dans un monde en constants changements, sans oublier bien évidemment l’épineuse question du poids et des limites de la diplomatie no­tamment onusienne.

 

* Chercheur en Relations Internationales, il est vice-président du Centre d’Etudes et de Recherches Stratégiques du Monde Arabe-Paris.

 

 

Notes

  1. Jusqu’à 1846, le Cachemire appartenait à l’Empire Sikh, mais ces derniers sont battus par les Abglais, lesquels ont vendu ce territoire à Gulab Singh de Jammu. La vente du Cachemire par les Anglais s’est faite pour la somme de 7,5 millions de roupies, officialisée dans le Traité d’Amristar qui précise le statut de principauté indépendante de ce territoire.
  2. Voir l’ouvrage « Cachemire. Au péril de la guerre », Jean-Luc Racine, Collection Ceri-Autrement. Editions Autrement, octobre 2002.
  3. La ligue musulmane fut formée en 1906 pour représenter et préserver les intérêts de la minorité musulmane face au Congrès hindou. Muhammad Ali Junnah leader de la ligue musulmane est considéré comme le père fondateur du Pakistan.
  4. Jean-Luc Racine, « Exister face à l’Inde : les relations pakistano-indiennes », in Christophe jafferlot, le Pakistan, Paris, Fayard, 2000, p.219.
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