L’autre versant de l’Afpak La « bombe islamique » ou le tigre de papier pakistanais

Nicolas TÉNÈZE

Nicolas Ténèze, spécialistes des questions stratégiques et des relations internationales, est docteur en sciences politiques (Institut d’études politiques, Toulouse)

Trimestre 2010

l’Union soviétique, alors que le Pakistan, bien que non aligné, choisit le camp amé­ricain. Aussi, Islamabad débute son projet avec la complaisance et surtout la volonté des États-Unis. Il entrerait dans une logique de containement de l’URSS qui, à terme, menacerait le Pakistan. Washington et Pékin s’accordent (visite de Nixon en Chine en février 1972), sur cette prolifération, puisque, depuis les années 1960, la Chine combat l’URSS, au prétexte de divergences idéologiques. Pékin, bien que réticent à livrer sa technologie, aide le Pakistan en lui fournissant sa technologie plus « arti­sanale », convenant plus au profil du Pakistan, à travers la China National Nuciear Corporation.

Le pays, très pauvre, veut la bombe même s’il doit pour cela « connaître la fa­mine[1] ». Aussi, l’Arabie Saoudite, la Libye et l’Iran lui octroient des financements. La centrale de Kanupp de Karachi, inaugurée en 1971 grâce au Canada et à la Grande-Bretagne, sert de base au programme. Des firmes écrans jouent le rôle d’intermé­diaires pour la filière au plutonium, choisie dans le cadre du projet 706[2]. Le Premier ministre Ali Bhutto sollicite une première équipe émanant de la Pakistan Atomic Energy Commission, dirigée par Munir Ahmad Khan.

Mais le vrai père de la bombe est Abdul Kader Khan (désormais AKK). Celui qui est vu comme un dangereux savant fou est avant tout ingénieur, en 1976, à Almelo (groupe Urenco, propriété de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et des Pays-Bas), dans les laboratoires FDO, filiale d’Urenco, aux Pays-Bas. Il a auparavant été étudiant ingénieur à Berlin-Ouest et à Louvain. La première équipe ne parvenant pas à des ré­sultats probants, Khan propose au Pakistan sa filière à l’uranium. Les Khan Research Laboratories fournissent les premières centrifugeuses à gaz, à brevet Urenco. Elles ont l’avantage d’être plus silencieuses, d’exiger moins d’énergie et demandent une infras­tructure réduite. Ce qui signifie qui Urenco crée « sans le savoir », pour un pays pauvre tel que le Pakistan, un outil idoine pour une prolifération discrète et aisée… AKK parvient à photographier des composants de centrifugeuses aux Pays-Bas (certaines viendront d’Italie), grâce à un complice, Veerman. Celui-ci sera licencié après avoir révélé le trafic, car il nuisait aux intérêts secrets occidentaux. Si les médias relaient l’information selon laquelle les plans d’Almelo ont été volés par Khan, il semble en réalité qu’ Urenco aurait livré secrètement ces plans en accord avec les États-Unis et, d’ailleurs, Khan recrute dans le même temps des collaborateurs dans toute l’Europe.

Kissinger et Bhutto s’accordent en août 1976 pour la livraison de deux supercal­culateurs. L’État possède déjà deux sites d’essais à Ras Koh et à Kharan pour des tirs froids. Le réacteur de Kahuta (PAEC), premier noyau du programme, est construit en 1979 avec la France et la Chine (accord de juin 1976) et mis en service en 1984. Paris propose une usine de combustibles pour le site de Chashma, contrat signé en 1975[3]. Le programme avance trop vite. Les États-Unis décident de réduire leur aide en 1976. Les États-Unis font pression sur la France, en 1976, contre la vente d’une installation de retraitement. En fait, la France aurait fourni la technologie atomique sur ordre des États-Unis, mais aurait pris certaines initiatives. Néanmoins, elle four­nit une usine d’extraction de plutonium. En échange, Paris exporte sa technologie vers la Chine[4], qui peut la réexporter vers le Pakistan… Après le coup d’État contre le président Bhutto en 1977 (qui probablement voulait une arme « nationale »), le général Zia ul Haq lui succède.

La coopération reprend lorsque les Soviétiques entrent à Kaboul en 1979. Le Pakistan, alors fait most favored nation par les États-Unis, voit l’aide passer de 10 millions à un milliard de dollars. Dans l’urgence, Washington demande à la Chine, en 1982, le transfert de plans d’armes nucléaires de 12 kt, pour protéger immédiatement le pays. L’État devient donc de facto une puissance nucléaire non propriétaire de sa dissuasion, comme l’Allemagne avec les bombes américaines. En janvier 1980, Ronald Reagan estime que le programme ne concerne pas la diploma­tie américaine. Mais, en 1983, la tractation est dénoncée par le Washington Post et, en 1985, par le sénateur Alan Cranston. C’est curieusement en 1983 que la justice néerlandaise se réveille et condamne Khan pour espionnage, seulement par contu­mace, décision annulée en appel en 1985 après pression des États-Unis.

Islamabad procédera ensuite à plusieurs tirs froids, ou sous-critiques (faire ex­ploser une petite quantité de matière, sans réaction en chaîne), au nombre de 24 jusqu’en 1992. En façade, les États-Unis demandent au Pakistan de ne pas enrichir l’uranium au-delà de 5 %, ce qui n’a pas d’incidence puisque la Chine pallie les carences[5]. Selon le directeur adjoint de la CIA, Richard Kerr, le Pakistan obtient sa première arme en janvier 1987[6], ce qui convainc l’URSS de se retirer progressi­vement de l’Afghanistan. La livraison des stingers aux moudjahidine ne peut à elle seule expliquer le retrait soviétique.

Israël et le Pakistan, à l’époque, tisseront par alliés interposés (États-Unis, Arabie Saoudite) des rapports secrets d’intérêts contre l’URSS et ses alliés. Cependant, Israël ne tient pas le Pakistan pour un allié, car quelques Pakistanais ont combattu ce pays à titre « privé », ses madrasas alimentent les réseaux terroristes et Khan collabore avec les programmes iraniens et libyens. Le Pakistan n’a jamais menacé Israël, au contraire de l’Iran, de la Libye et de l’Irak. Il ne possède pas de vecteurs capables de l’atteindre. Islamabad condamne régulièrement Israël à l’AIEA mais très curieusement Israël a rarement dénoncé le seul pays musulman vraiment nucléaire, sauf pour justifier sa propre dissuasion. Le programme semble ainsi sous contrôle.

Cependant, on craint de voir l’arsenal passer du défensif à l’offensif. La fuite de technologie occidentale vers la Chine et les Rogues States suscite l’inquiétude. La notion de « bombe islamique » est alors instrumentalisée à l’étranger, lorsque le président Zia explique : « Lorsque nous aurons acquis cette technologie, le monde musulman la possédera avec nous[7]. » Pas besoin que les pays arabes enta­ment un programme, le Pakistan le possède pour eux, mais sous contrôle américain. L’expression agace le Pakistan, qui argue qu’elle mêle deux concepts, l’un religieux, l’autre politique, avec cette connotation : le Pakistan n’est pas un État de droit ; c’est un nid de terroristes. C’est l’origine de l’idée selon laquelle des activistes pour­raient voler ces bombes. Dans les années 1970, Bhutto soulignait que les bombes atomiques occidentales n’étaient pas des bombes chrétiennes, ni la bombe israé­lienne une bombe juive. D’ailleurs, Islamabad n’a jamais proposé d’employer sa dissuasion pour la cause des autres pays musulmans. Le pays devient de moins en moins nécessaire dans une guerre froide finissante. Aussi, en 1990, les États-Unis gèlent 574 millions de dollars. Le 6 janvier, le sénateur républicain Larry Pressler annonce soudain que le Pakistan possède l’arme et sous-entend une coopération avec Téhéran au regard des séjours de Khan dans le pays[8]. George Bush dénonce la « bombe islamique », qu’il avait jusque-là niée. Le Premier ministre, Benazir Bhutto, devenu inutile, est renversé.

Le Pakistan achète à la Chine, le 31 décembre 1990, un puissant réacteur nu­cléaire de 300 MW dont certains éléments proviennent des États-Unis, du Japon, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie. Les centrifugeuses P3 et les P4 sont étu­diées. Il semblerait qu’à l’époque le pays ait accepté de ne plus produire de matières à usage nucléaire. On soupçonne la Chine ou la Corée du Nord d’y tester leur technologie pour contourner les traités. La CIA dénonce mais laisse faire, chargeant plusieurs services occidentaux, dont le BVD néerlandais, de surveiller que le pro­gramme ne devienne pas incontrôlable[9]. En 1993, Bill Clinton presse le président Farouq Leghari de signer le TNP, mais ce dernier refuse.

1998 : Les essais officiels d’une puissance nucléaire non officieuse

Le savant SM Mand, façade du projet nucléaire, effectue les premiers essais nucléaires officiels les 28 et 30 mai 1998, en réponse aux essais indiens. Les charges sont faibles, mais Mand prétend que le pays peut effectuer des tests thermonu­cléaires. Khan explique : « Les bombes testées le 28 mai étaient à fission améliorée, c’est-à-dire des charges dopées, utilisant de l’uranium 235. L’une des explosions était une bombe de forte puissance, d’environ 30 à 35 kt. Quatre des autres charges pakistanaises étaient tactiques, de faible puissance. » Le but du pays aurait été alors de se doter d’armes plus modernes, non à l’uranium, mais au plutonium, plus aptes à être montées sur des missiles à carburant solide[10].

Le Pakistan est un régime militaire autoritaire, proche d’islamistes radicaux, et l’Inde est à l’époque dirigée par le parti nationaliste hindou, BJP[11]. En mai, le ministre des Affaires étrangères Shamshad Ahmed prétend que les essais sont consé­cutifs à une crainte d’une attaque aérienne nucléaire… indo-israélienne provenant de l’Inde[12]. Le 1er juin, le consultant médiatique de Benyamin Nétanyahou, Shay Bazaq, répète que Tel-Aviv n’a pas l’intention d’attaquer le Pakistan. De son côté, l’ambassadeur indien au Caire affirme qu’il n’existe pas de coopération entre l’Inde et Israël[13]. En fait, Islamabad cherche à conserver son statut de chef de file islamique et détourne l’attention sur Israël pour dissimuler ses propres accointances occiden­tales. L’ambassadeur israélien aux États-Unis reçoit la confirmation qu’Islamabad ne tient pas à partager sa science. Cependant, le Pakistan exporte son savoir, comme lors de la visite du ministre iranien des Affaires étrangères, Kamal Harrazi, en mai 1998, pour l’achat de 7 000 centrifugeuses[14], peut-être des P2 et P3.

Le Pakistan souhaite l’instauration d’un contrôle international sur les stocks de matières fissiles, décision devant concerner l’Inde et Israël. Mais l’initiative est repoussée par les EDAN[15]. Le Pakistan et l’Inde annoncent finalement leur décision de ne pas divulguer leur technologie nucléaire, en contrepartie de ne plus avoir à être reconnus comme EDAN. C’est chose faite lorsque les cinq EDAN publient que, « malgré leurs essais nucléaires, l’Inde et le Pakistan n’ont pas le statut d’États dotés d’armes nucléaires », c’est-à-dire des États qui possèdent la bombe atomique mais ne sont pas des puissances nucléaires… Le Sénat français analyse : « Certes, les essais nucléaires indiens et pakistanais de 1998 avaient officialisé l’accession de ces deux États non parties au TNP au rang de puissances nucléaires. […] Le fait que l’Inde et le Pakistan […] soient pratiquement reconnus aujourd’hui comme des puissances nucléaires de facto renforce l’expression de ce sentiment d’inégalité[16]. » Quoi qu’il en soit, l’Inde et le Pakistan écopent, pour le principe, de sanctions for­melles, levées un an plus tard dans l’indifférence générale.

En 1999, le général Pervez Moucharraf prend le pouvoir, devenant successi­vement Premier ministre, président et chef des armées, avec le soutien des États-Unis, pour stabiliser le pays contre l’islamisme. Durant la guerre du Kargil, de mai à juillet 1999, Islamabad évoque l’emploi de l’arme nucléaire[17], mais seulement pour faire pression sur les Grands, Jacques Attali assurant que l’Inde et le Pakistan « ont passé un accord mutuel de non-agression de leurs installations nucléaires[18] ». En 2001, afin de donner l’illusion que la Communauté internationale lutte contre la prolifération dite clandestine, Khan est arrêté pour avoir vendu des secrets à d’autres pays. On l’accuse de corruption. Il est relâché… en échange d’excuses pu­bliques. En clair, ce n’est pas seulement la prolifération non autorisée qui fait pro­blème, mais l’usage que Khan, de plus en plus orgueilleux, ferait des fonds versés. Les États-Unis font pression pour que l’enquête s’arrête vite. Le docteur, seulement assigné à résidence, précise qu’il a pu acquérir à l’étranger les technologies essen­tielles, pour un coût réduit de 20 à 30 millions de dollars par an[19]. En février 2009, l’ingénieur est discrètement libéré de toute contrainte. Khan est certes à la tête de proliférations, mais pour masquer la présence d’autres pays. L’implication des firmes BSA Tahim, de la Guif Technicai Industries, de SMB Computer, de la Scomi Precision Engineering, et des intermédiaires, Meyer, Tinne, Griffin, BSA Tahir et Wisser, est connue. Le Sénat explique d’ailleurs : « Ce qui ne signifie pas que le gou­vernement malaisien ait une responsabilité dans cette situation. […] On retrouve, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, des entreprises ayant contribué à ce réseau pakistanais devenu planétaire, avec des correspondants un peu partout, parfois des sociétés de bonne foi qui ont livré, avec certificats d’utilisation finale en règle, des composants qui ont été détournés par la suite vers des pays tiers[20]. »

L’AIEA souligne que la chaîne d’approvisionnement fait usage de faux certifi­cats d’utilisateur, si bien que, dans certains cas, le fournisseur d’origine peut ne pas connaître la véritable utilisation finale des équipements et matières. Est-ce une ma­nière de dissimuler les véritables dessous de la prolifération ? Après le 11 septembre 2001, Condoleezza Rice salue le Pakistan comme allié de poids contre le terrorisme. Et, curieusement, à partir de cette date, la « bombe islamique » n’est plus sujette à la discorde. Mais, avec l’intensification de la lutte en Afghanistan et la mauvaise volonté d’Islamabad, le sujet sera évoqué à nouveau à des fins de pression…

 

  1. Une puissance vectorielle à forte dépendance étrangère

Une balistique sino-coréenne et une chasse occidentale

Le Pakistan se fixe comme défi de produire ses propres missiles, malgré des ca­pacités industrielles modestes. Les États-Unis se refusant d’abord à fournir des vecteurs, le Français Dassauit, en accord avec Washington, vendra dans les années 1970 des Mirage III et V à capacité atomique. Le vecteur aérien est privilégié par les Occidentaux, car vulnérable et de portée réduite. Des années 1980 aux années 2000, devant la menace soviétique, indienne et talibane, les États-Unis cèdent des F16 et la Chine des A5.

Dans les années 1970, le Nationai Deveiopment Compiex et la PAEC étudient les missiles à carburant solide, tandis que ceux à carburant liquide (moins fiables) échoient à la KRL[21]. Ce sont surtout les systèmes de guidage, de navigation, de contrôle de poussée et de boucliers thermiques qui posent problème. C’est pourquoi, en réalité, dès les années 1970, Islamabad accueille des balisticiens chinois et nord-coréens. En janvier 1989, une série d’essais de Hatf-1 et 2 a lieu, avec des capacités assez modestes. Il avait été étudié pour frapper des cibles soviétiques en Afghanistan, puis indiennes. Les scientifiques cherchent à augmenter les portées.

À partir de 1991, des M9 et des M11 chinois d’une portée de 700 km sont li­vrés au Pakistan. Cependant, la Chine cède aux pressions occidentales, en particulier celles des USA et d’Israël, inquiets de telles performances. Pour raisons diploma­tiques, Islamabad se tourne alors vers la Corée du Nord, au service de la Chine, pour acquérir la technologie No-Dong et Taepodong à plus grande portée, mais à préci­sion nulle. Le 6 avril 1998 a lieu le premier essai réussi du Ghauri-1, d’une portée de 1 100 km. Il est fallacieusement proclamé comme étant national, alors qu’il plagie le No-Dong-1. Il est secondé par le Ghauri-2, testé avec succès le 14 avril. Si la capacité d’emport n’a pas évolué, la portée maximale s’élève en revanche à 2 500 km, ce qui permet de menacer plus de 50 % du territoire de l’Inde. Un Shaheen est testé avec succès le 15 avril 1999. La version 2 atteint 2 400 km en mars 2000. Pour relativiser le danger de son allié, le Pentagone déclarera, en janvier 2001, qu’il s’agit juste d’un prototype. Le 19 avril 2008, le pays teste des Shaheen-2.

L’étude d’un missile lancé par sous-marin débute plus tardivement, dans les an­nées 1990. La France (DCNS) et l’Allemagne (HDW) se disputent le marché pour la vente de sous-marins. Paris avait déjà vendu des Agosta-90B, transportant des dérivés de M-11 (Tarmuk) et de Tomawak (Babur). En mars 2006, le missile de croisière de type Hatf-7Babur, capable d’emporter une charge nucléaire à 500 km, est testé. Le président Pervez Moucharraf se fend, à l’occasion, d’un discours dithyrambique qui masque les aides extérieures : « La nation s’enorgueillit de ses chercheurs et de ses ingénieurs qui ont une nouvelle fois démontré leur capacité à maîtriser des technolo­gies d’exception avec facilité et professionnalisme[22]. » Les apparences sont conservées.

 

III. Une puissance non propriétaire de sa dissuasion

Un arsenal sous surveillance ?

Si la Chine et les États-Unis ont permis au Pakistan d’obtenir la bombe, ce der­nier en est-il propriétaire ? D’autre part, les essais de 1998 étaient-ils iraniens ou chinois ? Pékin, allié de l’Iran, travaillant sur la miniaturisation des charges, aurait observé un moratoire depuis août 1996.

Le Pakistan ne crée qu’en 1998 la Direction des plans stratégiques (SPD), sise à Chakala, un organe commandé par le général Khalid Kidwaï et contrôlé par l’ISI (Inter-ServicesInteiiigence), la présidence de la République, le chef d’état-major, le mi­nistre des Affaires étrangères et le secrétaire général à la Défense. Il est divisé en deux : le Comité de contrôle de l’emploi et le Comité de contrôle et développement[23]. N’est-ce donc qu’une sinécure ? Le SPD surveille plusieurs sites (soit 70 000 personnes, dont 8 000 chercheurs et 9 000 militaires). Ses membres seraient recrutés grâce à la méthode PersonnaiReiiabiiity Program, d’origine… américaine, dite infaillible, mise en place seulement en 2005. Les États-Unis financeraient à hauteur de 100 millions de dollars la sécurisation du SPD et auraient même proposé de prendre en charge les propres codes de mise à feu. De plus, la CIA finance l’ISI à hauteur d’un tiers de son budget annuel, sur les 15 milliards de dollars que le pays a reçus depuis 2001[24].

En 2003, un général pakistanais étudie la possibilité de jumeler le programme national avec celui des Américains[25], à l’image des accords qui existent entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. En septembre 2009, en contrepartie du plan d’aide Kerry-Lugar de 7,5 milliards de dollars sur cinq ans, Washington exigerait un contrôle sur la filière nucléaire du pays. L’idée reçue d’une bombe strictement natio­nale se heurte à l’avis des spécialistes du renseignement qui ont par essence un peu plus de crédibilité que les experts. Ainsi, selon le spécialiste Eric Denece, craignant soit une mainmise des terroristes, soit un chantage d’un État incontrôlable, le Joint Speciai Operations Command, l’Improvised Nuciear Device Steering Group, le Nuciear Emergency Support américains et le Sayeret Matkai israélien se seraient entraînés pour évacuer les bombes nucléaires pakistanaises, depuis la base de Diego Garcia, en cas de besoin[26].

 

Tel-Aviv affirme que les centres pakistanais sont déjà intégrés dans ses logiciels de frappe, d’après les données fournies par le Pakistan lui-même à la CIA. L’amiral américain Mullen déclare aussi que « l’arsenal nucléaire du Pakistan est en sécuri-té[27] ». Certes, des talibans se situent dans le district de Buner où demeure une usine d’enrichissement. Mais toutes les autres installations se trouvent dans les zones tri­bales sindhis et penjabis. Il n’y a rien dans les zones pachtounes dites à risque. Les Baloutches écopent eux des radiations des essais de Chagaï Hill.

En fait, les bombes ne seraient même pas assemblées, leurs éléments étant dis­persés afin d’éviter un emploi accidentel. Le pays aurait même « construit des sites de stockage fictifs avec de faux engins nucléaires afin justement d’éviter que des terroristes ne s’emparent des vrais[28] ». Même en cas de vol, il faudrait passer outre le système Permissive Action Link, composé d’un code à 12 entrées. Une fois rentré, il devrait ensuite recevoir une autorisation gouvernementale. En règle générale, trois personnes par pays nucléaire possèdent les clés et le code. Enfin, il existe des « codes informatiques programmés pour détruire les composants stratégiques de l’arme en cas d’intrusion non autorisée[29] ». De son côté, le NIE américain de février 2008 mentionne : « Nous jugeons l’incertitude politique en cours au Pakistan ne mena­çant pas sérieusement le contrôle militaire des capacités nucléaires, mais les vulné­rabilités existent. L’armée pakistanaise supervise le programme nucléaire et nous jugeons que ses responsabilités, incluant la sécurité physique de l’arsenal atomique, n’ont pas été dégradées par la crise[30]. »

Ainsi, si les mots ont un sens, le terme « supervisé » signifie que l’armée pa­kistanaise surveille une dissuasion dont elle n’est pas propriétaire. Cet aspect est d’ailleurs confirmé par un autre spécialiste, assurant que « Benazir Bhutto avouait qu’elle n’était même pas autorisée à pénétrer dans les propres laboratoires de son pays[31] » ! Tertrais confirme : « Elle n’apprendra les détails qu’en juin 1989, lors de sa première visite aux États-Unis, qui vont jusqu’à lui montrer la reconstitution d’une arme pakistanaise réalisée par les laboratoires de Livermore[32]. »

 

Un programme connu et encadré

Le réseau Khan ne pouvait être totalement clandestin, de par ses ramifications occidentales et asiatiques. Comme le reconnaît le Sénat, « il est hautement probable qu’une partie au moins de ses activités n’était pas inconnue d’autorités étatiques » des pays proliférants[33]. Tertrais ajoute : « On ne peut pas dire que Khan a agi tout seul, mais on ne peut pas dire non plus qu’au plus haut niveau de l’État on ait toujours été au courant des agissements de ce monsieur. Il a certainement bénéficié de complicités gouvernementales (surtout militaires)[34]. » Il est difficile de croire par ailleurs le New York Times : « L’administration Obama s’interroge sur la capacité pour des militants de se saisir d’une arme pendant un transport ou d’infiltrer des sympathisants dans des laboratoires […]. Washington ne sait pas exactement où sont situés tous les sites nucléaires pakistanais et l’inquiétude a grandi ces deux dernières semaines après l’entrée des combattants talibans à Buner[35]. » Curieux. car les arsenaux iraniens et nord-coréens (des pays réputés cloisonnés et opaques) bénéficient eux de rapports de la CIA très précis. Des satellites idoines existent pour surveiller les sites nucléaires dans le monde. Pourquoi dès lors ne saurait-on rien sur cet allié des Etats-Unis ? Le Congrès est tellement inquiet qu’il reconduit l’aide annuelle, malgré l’assurance du chef d’état-major interarmées, l’amiral Mullen, que les fonds auront de grandes probabilités de financer la dissuasion du pays[36].

Dans ses rapports, en tout cas, l’AIEA semble bien renseignée. En 2001, le pays signe avec l’agence des « contrats de recherche-développement et des programmes d’essai ». En page annexe de son rapport[37], elle recense les accords qui encadrent ledit programme à travers ce tableau (date des accords avec l’AIEA et référence de textes) : « 5 mars 1962/34 ; 17 juin 1968/116 ; 17 octobre 1969/135 ; 18 mars 1976/239 ; 2 mars 1977/248 ; 10 septembre 1991/393 ; 24 février 1993/418. » Ses réacteurs sont bien mentionnés dans un document d’annexe nommé Tabieau A5 : Instaiiations sous garanties de i’Agence ou contenant des matières sous garanties au 31 décembre 2005 :« KANUPP (tranche 1) Karachi et Chasnupp-1 (t1) Kundian. Réacteurs de recherche et assemblages critiques : PARR-1 (t1) Rawalpindi, PARR-2 (t1) Rawalpindi. Installations d’entreposage indépendantes : Dépôt de Hawks Bay Karachi[38]. » Certes, toutes les installations pakistanaises ne sont pas soumises aux inspections de Vienne. Mais il est curieux que l’AIEA, dont le budget est inférieur à 1 % de la communauté de renseignements américaine, soit, elle, mieux renseignée que cette dernière. L’on doit ajouter qu’un accord a été signé entre Nicolas Sarkozy et son homologue Ali Zardari, en 2009, sur la « sûreté et la sécurité » des installa­tions certes civiles du pays, alors que la frontière avec le militaire est bien mince[39].

Après les attentats du 11 septembre, les États-Unis reportent sine die la dette pakistanaise. Washington lui octroie 3 milliards de dollars pour 2004-2009, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’aide totale envers l’armée pakistanaise se monte à 7 milliards de dollars par an entre 2008 et 2012. En tant que nouveau ma­jor non-NATO aiiy, Islamabad est évidemment entré dans le cadre d’une vassalité atomique, du type de celle de la Grande-Bretagne.

Officieusement, la bombe pakistanaise dissuadera l’ennemi que les États-Unis désigneront dans un conflit futur. Conscient de son importance stratégique de dé­bouché maritime de l’Asie centrale, au milieu des rivalités russo-sino-américaines, Islamabad fait actuellement monter les enchères entre la Chine et les États-Unis pour conserver ses soutiens. Le Pakistan élabore un double jeu. Les États-Unis et le Pakistan combattent toujours les talibans côte à côte, comme stipulé lors du sommet du 22 septembre 2006[40]. Islamabad souhaite ménager le Tehrik e Taiiban Pakistan afin de préserver un fragile équilibre politique, mais ne souhaite pas qu’il devienne trop entreprenant. À l’origine formés et armés par l’ISI et la CIA, les talibans du Pakistan obtiennent en 2009 une autonomie dans les zones tribales et ne souhaitent qu’une autonomie locale, certainement pas la bombe, par ailleurs inadaptée à leurs combats. Même la perspective d’une bombe sale demande un minimum de connaissances, d’infrastructures et d’équipements que n’ont pas les talibans. La rencontre de Ben Laden avec deux responsables du CEA pakistanais, Bashiruddin Mahmoud et Abdul Majid, en août 2001, érigée comme la preuve tant attendue, n’a pas abouti à un nucléoterrorisme.

Ainsi donc, l’arsenal dissuasif pakistanais, à l’origine voulu par l’Occident et la Chine, semble être sous contrôle et hors de portée des terroristes. D’ailleurs, qui s’oppose aujourd’hui au nucléaire pakistanais, comme on le ferait pour l’Iran et la Corée du Nord ?
Sigles et abréviations

AIEA : Agence internationale de l’énergie ato­mique

ADM : Armes de destruction massive CAB : Convention sur les armes bactériolo­giques

CAC : Convention sur les armes chimiques

CIA : Centrai Inteiiigence Agency

CNSU : Conseil de sécurité de l’ONU

CSS : Centrai Security Service

DRM : Direction du renseignement militaire

EDAN : États dotés de l’arme nucléaire

ENDAN : États non dotés de l’arme nucléaire

IDF : IsraeiDefence Forces

IRBM : Intermediaries Range Baiiistic Missiie

ISI : Interservices Inteiiigence Agency

KRL : Khan Research Laboratories

MENFZ : Middie East Nuciear Free Zone

MRBM : Medium Range Baiiistic Missiie

 

NBC : Nucléaire, biologique et chimique ONU : Organisation des Nations unies OPEP : Organisation des pays producteurs de pétrole

OTAN : Organisation du traité de l’Atlantique

Nord

PAEC : Pakistan Atomic Energy Commission

RSA : République sud-africaine

SMRBM : Short and Medium Range Baiiistic

Missiie

TICE : Traité d’interdiction complète des es­sais nucléaires

TNP : Traité de non-prolifération URSS : Union des Républiques socialistes so­viétiques

MENFZ ou ZEAN : Zone exempte d’armes nucléaires

[1]Chronologie d’un programme dit « clandestin »

Un programme sino-occidental dans une prolifération maîtrisée

Le programme nucléaire débute en 1971, officiellement contre l’ennemi indien dont la bombe est testée en 1974. À cette époque, l’Inde est un « pays ami » de

 

[2]Bruno Tertrais, Le marché noir de ia bombe, Paris, Buchet-Chastel, 2009, p. 38. Ouvrage indispensable pour comprendre cette thématique.

[3]Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés, ies dossiers de ia Maison-Bianche et de ia CIA sur ia France et ses présidents (1958-1981), Paris, Fayard, p. 438.

[4]Vincent Nouzille, Des secrets si bien gardés, op. cit., p. 440.

[5]Bruno Tertrais, op. cit., p. 58.

[6]Leonard Weiss, « The Khan Network’s History and Lessons for US Policy », Arms Controi Today, mars 2005.

[7]Bruno Tertrais, op. cit., p. 60.

[8]American Enterprise Institute for Pubiic Poiicy Research, « Reflections on the NIE on Iran », décembre 2007.

[9]Jaques Baud, Encyciopédie du renseignement et des services secrets, Paris, Lavauzelle, 1998,

  1. 62.

[10]L’Express, « Les talibans… et la bombe », 23 juillet 2009.

[11]IHEDN, « La dissuasion nucléaire est-elle encore nécessaire dans le contexte géostratégique actuel ? », rapport du Comité 6, 52e session nationale, décembre 1999.

[12]BBC, « Envoy to Egypt Says Reports ‘Confirmed’ India-Israel Coopération », 3 juin 1998.

[13]Haaretz, 31 mai 1998.

[14]The Nonproiiferation Review, « Nuclear and Missile Related Trade and Developments for Select Countries », automne 1998.

[15]Présidence de l’Assemblée nationale, « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la Commission de la défense nationale et des forces armées sur la prolifération des ADM et de leurs vecteurs », Pierre Lellouche, Guy-Michel Chauveau et Aloyse Warhouver, 7 décembre 2000.

[16]Sénat, n° 388, session ordinaire de 2003-2004, annexe au procès-verbal de la séance du 30 juin 2004, rapport d’information fait au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la prolifération nucléaire, Xavier de Villepin, p. 13.

[17]Adrian Levy et Catherine Scott-Clark, Deception : Pakistan, the United States and the Giobai Nuciear Weapons Consipracy, Atlantic Books, 2007.

[18]Jacques Attali, Économie et apocaiypse. Trafic etproiifération nuciéaires, Paris, Fayard, 1995,

  1. 43.

[19]Présidence de l’Assemblée nationale, ibid., 7 décembre 2000.

[20]Sénat, n° 388, session ordinaire de 2003-2004, annexe au procès-verbal de la séance du

30 juin 2004, ibid.

[21]CRS Report for Congress, « Missile Proliferation and the Strategic Balance in South Asia », Andrew Feickert, K. Alan Kronstadt, 17 octobre 2003.

[22]AFP, 21 mars 2006.

[23]Bruno Tertrais, op. cit., p. 171.

[24]L’Express, « Les talibans… et la bombe », 23 juillet 2009.

[25]Bruno Tertrais, op. cit., p. 148.

[26]Eric Dénécé, Histoire secrète des forces spéciaies de 1939 à nos jours, op. cit., p. 202. Attesté aussi par Marianne, du 23 au 29 janvier 2010, p. 54. Bruno Tertrais, op. cit., p. 193.

[27]Le Canard enchaîné, « Des forces spéciales US pour protéger l’arsenal nucléaire du Pakistan »,

6 mai 2009.

[28]Bruno Tertrais, op. cit., p. 172. Pour renforcer la sécurité, le quartier général est même déplacé au sud d’Islamabad, à Rawalpindi.

[29]Jacques Attali, Économie et apocaiypse, op. cit., p. 23.

[30]Annuai Threat AAssessment of the Director of NationaiInteiiigence for the Senate Seiect Committee on Inteiiigence, J. Michael McConnell, Director of National Intelligence, 5 février 2008, p. 17.

[31]Shaun Gregory, « Les jihadistes en embuscade », Aiternatives internationaies, septembre 2009.

[32]Bruno Tertrais, op. cit., p. 164.

[33]Sénat, session ordinaire de 2003-2004, annexe au procès-verbal de la séance du 30 juin

2004, ibid.

[34]Le Monde, « Prolifération nucléaire : où en est-on ? », 12 avril 2004.

[35]Le Monde, « L’arsenal nucléaire progresse et suscite l’inquiétude des parlementaires américains », 18 mai 2009.

[36]Le Monde, « Inquiétude sur l’arsenal nucléaire pakistanais », 4 mai 2009.

[37]AIEA, GC(46)/2, « Rapport annuel 2001 », p. 143.

[38]AIEA, GC(50)/4, « Rapport annuel 2005 », p. 110-118.

[39]L’Express, « Quand Sarkozy promet des centrales », 25 juin 2009.

[40]United States of America, White House, Departement of State, Office of The Press Secretary, « President George W. Bush; President Pervez Moucharraf of Pakistan », 22 septembre 2006.

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