Zalmaï HAQUANI
Professeur à l’Université de Caen.
Ancien Ambassadeur d’Afghanistan en France.
3eme trimestre 2012
Depuis début 20011, la Syrie est en proie à une guerre civile d’une ampleur exceptionnelle et, actuellement, sans issue. Parallèlement, le fragile rapprochement qui s’était opéré entre la Turquie et la Syrie depuis les années 2000 ne résistera pas à la crise et à la guerre. Aujourd’hui, la Turquie partage la même position que celle des pays occidentaux, de la majorité des Etats membres des Nations Unies et de l’Organisation de la Conférence islamique. La question se pose de savoir comment la Syrie sortira de cette situation.
From early 2011, Syria has been victim of a civil war of exceptional magnitude and without any solution within sight to this date.At the same time, the fragile rapprochement between Turkey and Syria since 2000 will not resist to the crisis and war. Today, Turkey adheres to the same position as the West, the majority of the members of the UNO and of the Organization of the Islamic Conference. The question is how Syria will exit from this critical situation?
En ce début du mois septembre 2012, la tempête syrienne s’est totalement transformée en une véritable guerre entre un régime politique aux abois, qui se permet de détruire tout sur son passage, une population qui résiste, depuis plus d’un an au prix jusqu’à présent de plus de 30 000 morts, et une terre ancestrale en cours de destruction. Le Conseil de sécurité des Nations Unies est toujours bloqué par l’opposition russe et chinoise, l’Assemblée générale est sans pouvoir de décision, la mission du Représentant spécial du Secrétaire général mise en échec, en même temps qu’un rapport de l’Organisation mondiale accuse le Président syrien de crimes de guerre. Les répercussions et conséquences au plan régional sont énormes : l’accentuation de l’instabilité et l’afflux de réfugiés de plus en plus nombreux dans les pays voisins, la Turquie et la Jordanie en particulier[1]. L’Arabie Saoudite et le Qatar soutiennent directement l’Armée syrienne libre, contre l’Iran, allié inconditionnel du régime syrien. L’Organisation de la Conférence Islamique, réunie à la Mecque, vient de suspendre la participation de la Syrie[2].
Pour une fois, le Président Bachar Al-Assad a raison de dire : « La Syrie est en guerre ». Il s’agit, non seulement, d’une guerre civile qui s’intensifie, mais également des tensions de plus en plus évidentes dans les relations avec les pays voisins dont la Turquie. Celle-ci a déjà haussé le ton lorsqu’elle constatait, le 22 juin 2012, qu’un de ses avions de chasse non armé appartenant aux forces de l’OTAN, se trouvant vraisemblablement dans l’espace aérien syrien, avait été abattu par l’armée syrienne ; ce qui provoqua immédiatement une réunion de protestation de l’Alliance Atlantique à Bruxelles.
La Syrie et la Turquie font partie de cette région bien connue et toujours chaude, le Moyen-Orient. La République de Turquie est un État singulier : constitutionnel-lement laïc, à majorité musulmane et dirigé par un gouvernement pro-islamiste. La Syrie, quant à elle, est dirigée par une dictature sans partage, dominée par la minorité alaouite depuis la décennie 60. Les deux pays bénéficient de positions stratégiques clés et de ressources énergétiques importantes convoitées dans le cadre d’alliances opposées, occidentale d’un côté et russo-chinoise de circonstance de l’autre.
Historiquement, les relations entre les deux pays ont connu des périodes de domination et de tensions mais, aussi, d’apaisement avant de connaître celles de la crise et de guerre actuelles.
Domination et tensions
Les relations de ces deux pays remontent au VIIIe siècle lorsque les Syriens ont accepté d’accueillir les Turcs convertis à l’Islam. Les Omeyades ont alors vaincu les gôktùrks en prenant des Tucs comme esclaves à Damas. Sous les Abassides, les Turcs se sont progressivement installés en Irak et en Syrie. À partir du XIe siècle, les Seldjoukides s’emparent de Damas et étendent leur influence sur tout le territoire syrien, plusieurs dynasties se succèdent alors jusqu’à la longue occupation ottomane de 1517 à 1918.
L’intérêt que portaient les Ottomans à la région, appelée Bilad-al Cham -la grande Syrie, comprenant la Syrie mais également le Liban, la Jordanie, la Palestine et Israël actuels- était à la fois d’ordre économique mais également d’ordre politique, religieux et culturel : importantes recettes fiscales, position dominante d’Alep dans le commerce international, autorité sur la ville sainte de Jérusalem…
Cependant, le contrôle de ce vaste territoire n’était pas sans poser de difficultés pour la puissance dominante ottomane, laquelle va s’efforcer de jouer, à la fois, sur la spécificité et la compétence des autorités locales et sur sa propre puissance politique et militaire. Progressivement, les autorités déconcentrées ou décentralisées vont accentuer leur autonomie au détriment de la domination ottomane dès le XVIe siècle. Au XIXe siècle, la Syrie est gouvernée par des notables locaux et relativement stables, sans que les tentatives de centralisation turques aient réussi[3]. Durant la même période, alors que le commerce et les relations économiques se développent avec l’Europe, des conflits et des affrontements se produisent entre musulmans et non musulmans davantage protégés, désormais, sous Ibrahim Pacha. Des mouvements nationalistes, conduits notamment par les jeunes générations, s’y installent comme en Turquie aux XIXe et XXe siècles : des dirigeants syriens célèbres seront issus de ces mouvements, tels les Présidents syriens Hachem Al-Atassi (19361939 et 1950-1951 et 1954) et Shukri Al-Kuwatli (1943-1948 et 1955-1958), et le Premier ministre Jamil Mardam Bey (1936-1939).
En 1916, à la suite de la grande révolte arabe, Hussein Ibn-Ali s’appuie sur les forces françaises et britanniques afin de libérer la péninsule arabique de la tutelle ottomane. Les accords franco-britanniques Sykes-Picot de 1916 feront le reste en préconisant le partage de la région, après la grande guerre, ce qui consacrera, du même coup, la domination française sur la Syrie, sous le mandat de la SDN.
Les accords Sykes-Picot créent au Moyen-Orient cinq zones d’influence malgré les vagues promesses d’autonomie ou d’indépendance. Ainsi, la Syrie devient une zone d’influence française. Aux termes de l’accord franco-turc d’Ankara du 20 octobre 1921, un nouveau découpage des frontières turco-syriennes donne des avantages économiques et financiers à la France et concède le territoire de Cilicie à la Turquie. Les tensions entre la Turquie et la France ne diminuent pas pour autant sur la question des frontières : le problème de Sandjak d’Alexandrette dans la région de Hatay subsiste. Proclamée zone autonome par la France en 1919, elle est rattachée un an plus tard à Alep mais contestée par la Turquie kémaliste. Entre 1926 et 1930, une commission bilatérale entre les deux pays, la France et la Turquie, s’efforce d’apaiser le contentieux frontalier alors que la Turquie est confrontée à la révolte des Kurdes dans la même région.
En 1936, l’appartenance de Sandjak d’Alexandrette à la Syrie est confirmée, en même temps que la Turquie réclame l’indépendance de cette région peuplée en majorité de Turcs. Le contentieux ne prendra fin qu’au terme de deux nouveaux accords conclus entre les deux pays en 1938 et 1939 reconnaissant, en définitive, le rattachement de la région de Hatay à la Turquie, avant l’indépendance du pays en avril 1946. En 2003, le Premier ministre syrien, Mustafa Miro, déclarera à Ankara « Nous sommes respectueux de nos frontières réciproques »».
À partir du 12 avril 1946, la Syrie devient indépendante et entre dans une période d’instabilité croissante et de coups de force permanents jusqu’à la décennie 70. En mars 1949, le régime parlementaire du Président Shukri Al-Kuwatli est renversé par un coup d’État fomenté par le Colonel Husni Al-Zaim. Celui-ci améliore nettement ses relations avec son voisin turc et n’hésite pas à envoyer ses officiers se former en Turquie avant la dégradation de leurs relations sous la présidence d’Adib Chichakli en 1953. La guerre froide entraîne le rapprochement de la Syrie et de l’Union soviétique et son alliance institutionnelle avec l’Egypte de Nasser en 1958, dans le cadre de la République arabe unie, d’un côté, et l’intégration de la Turquie à l’OTAN en 1953 et sa participation au Pacte de Bagdad en 1955[4], de l’autre.
Jusqu’aux années 90, les relations turco-syriennes sont marquées, à la fois, par la confrontation Est-Ouest, par le conflit israélo-palestinien et l’occupation du plateau de Golan par Israël depuis juin 1967.
Normalisation et apaisement
Hafez Al-Assad, mort le 10 juin 2000, laisse à son fils, Bachar Al-Assad, un parti Baas sans opposition et un régime politique autoritaire sans partage. Les tentatives de libéralisation ou de démocratisation du nouveau Président sont bien timides et sans succès. La répression des opposants politiques se poursuit, comme sous la présidence de son père : la rébellion actuelle se souvient certainement de la sanglante répression de 1982. Le rapprochement avec les États-Unis cesse avec la deuxième guerre d’Irak en 2003, sanctionnant politiquement et économiquement la Syrie. Celle-ci renforce, alors, ses alliances avec le Liban et l’Iran, bénéficie du soutien russe et chinois et entame son rapprochement avec la Turquie, elle aussi opposée à l’intervention militaire américaine en Irak.
L’arrêt du soutien syrien au PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, en lutte armée contre le gouvernement turc et pour l’indépendance de sa région -située au sud-ouest du pays-, l’accession au pouvoir de Bachar Al-Assad, l’arrivée au pouvoir du parti islamiste, AKP, (Parti pour la justice et le développement) en Turquie, les visites officielles réciproques dont celle, une première, de Bachar Al-Assad à Ankara en 2004, leur entente sur la question irakienne, ont permis d’améliorer nettement les relations politiques, économiques, voire militaires entre les deux pays. Le Ministre des Affaires étrangères turc déclarait bien en octobre 2009, lors d’une réunion du Haut Conseil de coopération stratégique entre les deux pays : « une destinée commune, une histoire commune, un avenir commun »»[5]. Mais ce rapprochement, éphémère, ne résistera pas à la crise et à la guerre en Syrie[6].
Crise et guerre syriennes
Il paraissait bien invraisemblable que le Printemps arabe, dont l’issue globale reste encore fluide et incertaine, n’ait pas de conséquences sur un pays aussi sensible que la Syrie soumise à une longue dictature bafouant tous les droits et libertés essentiels de ses populations. La crise et la guerre qui s’y sont installées, depuis début 2011, et qui s’aggravent de plus en plus avec les massacres et les destructions, sont, par rapport à l’Egypte, à la Libye et à la Tunisie, d’une ampleur exceptionnelle et pour le moment sans issue, même si le temps est désormais compté pour le régime en place.
Tout a commencé par des contestations et des soulèvements locaux et régionaux généralisés pour atteindre, aujourd’hui, l’ensemble du pays et de ses populations[7] et même le Liban, largement contaminé[8], ou encore d’autres pays voisins ou proches.
Jusqu’en 2010, la Turquie voulait jouer à fond sa politique extérieure de bon voisinage, en lançant le projet de création d’une zone de libre-échange turco-arabe. Silencieuse ou avec peu de réaction au début des événements en Tunisie et en Egypte, la Turquie devait agir très vite par la suite en raison, notamment, du caractère populaire des mouvements réclamant la liberté et la démocratie bien perçus par les médias et les populations turques. Suivant ce mouvement, le Gouvernement turc d’Erdogan soutient les réformes démocratiques exigées par les peuples arabes impliqués et demande, en tant que membre de l’Alliance atlantique et l’OTAN, le départ de M. Khadafi, tout en rappelant son Ambassadeur à Tripoli et appuyant le Conseil national de transition libyen.
Pour ce qui concerne la Syrie, le Gouvernement turc réagit par étapes : en mai 2011, M. Erdogan demande à son « ami » Bachar Al-Assad de ne plus ignorer les revendications de son peuple pour la paix et la démocratie et de procéder rapidement aux réformes nécessaires ; face au développement du conflit armé et à la répression des populations syriennes, il décide de condamner explicitement le régime en place ; à la suite du massacre perpétré à Hama, le Ministre turc des Affaires étrangères se rend à Damas en août 2012 en signifiant clairement au Président syrien que la crise n’est plus considérée par la Turquie comme un problème extérieur à la Turquie mais une question interne à la Turquie « parce que, précise M. Erdogan, nous avons 850 km de frontières avec la Syrie, nous avons des liens de parenté, des liens historiques et des liens culturels. Nous ne pouvons donc rester spectateurs des événements qui s’y déroulent. Bien au contraire, nous sommes dans l’obligation d’entendre les voix qui s’y élèvent, nous les entendons et nous devons faire le nécessaire ». La réponse syrienne ne tardera pas : en accusant la Turquie d’intervenir dans ses affaires intérieures, la Syrie apporte désormais son soutien au PKK.
La Turquie a pris immédiatement le contre-pied du régime syrien en annonçant qu’elle n’était pas hostile à la création d’un État indépendant kurde au nord de la Syrie, tout en continuant de lutter contre le PKK à l’intérieur du pays. En accord avec les Américains, elle décide également de fermer son espace aérien aux transports d’armes vers la Syrie. Dans le même temps, l’afflux de réfugiés syriens à ses frontières ne cesse d’augmenter dans les conditions que l’on connaît. Ses relations se dégradent enfin avec l’Iran, soutien inconditionnel, au plan civil et militaire, du régime syrien[9].
La Turquie soutient la mission des observateurs des Nations Unies et les initiatives occidentales et arabes au Conseil de sécurité, face à l’opposition russe et chinoise, et abrite sur son sol, non seulement un grand nombre de réfugiés, mais également des dignitaires du régime devenus opposants -appartenant ou non du Conseil national syrien- qui se sont réunis à plusieurs reprises en Turquie en 2011 et 2012.
Aujourd’hui, la Turquie partage la même position que celle des pays occidentaux, de la majorité des États membres des Nations Unies et de l’Organisation de la Conférence islamique. Il s’agit d’une crise et d’une guerre qui ébranlent toute la région du Moyen-Orient. Le Conseil national syrien est soutenu politiquement par la communauté internationale, même si tous les Syriens hostiles au régime n’y adhèrent pas ou, encore, si tous ceux qui se battent contre Bachar Al-Assad, ne sont pas soumis à ses ordres. La question qui se pose est de savoir comment la Syrie sortira de cette situation prenant également la forme d’une guerre intercommunautaire, laquelle laisse dans l’incertitude les droits et obligations des diverses composantes du peuple syrien.
Au moment où nous arrivions au terme de cette brève contribution, le vice premier ministre syrien venait d’annoncer au ministre russe des Affaires étrangères, un départ possible de Bachar Al-Assad. Est-ce une information sérieuse ou un bluff diplomatique, alors que la guerre s’intensifie au prix de plus de 100 morts par jour ?
C’est une interrogation, comme celle sur la Responsabilité de protéger, à laquelle il est difficile de répondre au moment où les populations syriennes se sentent abandonnées par les Nations Unies et la communauté internationale.
[1]Plus de 250 000 réfugiés aux frontières de ces deux pays et du Liban.
[2]Cf. Le Monde du 15 août 2012.
[3]Une loi turque de 1858 consacre même l’extension de la propriété privée en faveur de la bourgeoise syrienne.
[4]Le Pacte fut conclu en 1955 entre la Grande-Bretagne, l’Irak, l’Iran, le Pakistan et la Turquie. Les États-Unis y adhéreront en 1958. L’Irak se retirera du Pacte en 1959 à la suite au coup d’État de Karim Kassem en 1958.
[5]Le volume des échanges économiques dépassait largement 1,5 milliard de dollars en 2006 et une cinquantaine de projets communs approuvés.
[6]Sur le développement et l’évolution récente de la crise et de la guerre en Syrie, cf. Le Monde
des 25 juin, 9, 10, 11, 12-13, 15, 19-20, 26-27, 30 et 31 juillet, 23 août, 1er et 4 septembre 2012.
[7]Sur le développement et l’évolution récente de la crise et de la guerre en Syrie, cf. Le Monde des 25 juin, 6, 9, 10, 11, 12-13, 15, 19-20 et 23 août 2012.
[8]Pour plus de précisions, voir Le Monde du 23 août 2012.
[9]La presse et les observateurs sur le terrain constatent la présence de plus en plus de militaires et de Pasdarans iraniens.