La Syrie : un pays mûr pour l’islamisme

Mohamed Fadhel TROUDI

Juillet 2006

La Syrie plonge ses racines dans un passé riche et ancien et s’étendait jadis de la Méditerranée au Golfe Persique, de la frontière turque à la mer Rouge. La Syrie moderne issue du mandat, puis de l’indépendance en 1945 est plus ramassée mais dans la conscience collective du peuple et de ses dirigeants, la Grande Syrie historique, en tant qu’idée géohistorique, reste vivace. Carrefour de civilisation, la Syrie a subi les influences culturelles des Grecs, des Romains puis celle de l’Islam avec les califes ommeyades.

La diversité de ces rapports se traduit dans le domaine religieux puisque 10% de la population est chrétienne et 90% musulmane avec des minorités chiite, druze, ismaélienne et surtout alaouite au pouvoir.

D’une superficie de 185 180 km2, le territoire est divisé en quatorze gouvernorats ou « mohafazats » qui portent le nom de leur chef-lieu, soit le tiers de celle de la France, la Syrie est peuplé de 15 millions d’habitants, le pays n’existe sous son nom actuel que depuis quelques années. Il se nommait chez les habitants de la région le « Bilad al-Cham ». Cette région regroupait anciennement la Syrie actuelle, le Liban, la Jordanie et la Palestine (actuels territoires palestiniens et israéliens).

République socialiste, la Syrie est régie par la constitution de 1973, qui assure la continuité avec le socialisme hérité du coup d’État baasiste de 1963, mais plus encore elle garantit la prééminence du chef de l’État issu de la minorité alaouite. Elle fait droit à certaines revendications des milieux

islamiques, en imposant un chef de l’État musulman et en disposant que « la doctrine islamique est la source principale de la législation ».

La Syrie alaouite, l’autre régime baasiste arabe

Le régime du Baas syrien (littéralement: Parti Socialiste du Renouveau Arabe) est fondé sur une base communautaire extrêmement limitée, celle des Alaouites (dite aussi Nusayrî, secte de l’islam chiite fondée au IXe siècle par Ibn Nosaïr, chiites hétérodoxes, vigoureusement combattus par les Sunnites qui les considéraient comme des hérétiques de l’Islam) qui représentent entre 10 et 13% de la population syrienne. C’est véritablement l’armée française qui va donner à cette communauté longtemps méprisée par les Sunnites, une nouvelle conscience d’elle même.

En effet, la France alors force occupante, crée un Etat alaouite autonome et ouvre largement les portes de l’armée française du Levant à ses ressortissants comme à ceux des autres minorités: Arméniens, Chrétiens arabes…et notamment à la minorité alaouite. Avec le coup d’État de 1963, le Comité militaire du Baas majoritairement alaouite, met à l’écart de nombreux officiers sunnites. L’arrivée au pouvoir du général Jedid en 1966 et surtout du général Hafez Al Assad en 1970 est comme le point d’orgue de la revanche d’une communauté longtemps exclue et opprimée.

Le discours panarabe peut dès lors être perçu comme une idéologie visant à légitimer cette domination d’une communauté privilégiée et ultra minoritaire sur une population diverse (sunnite et arabe à 90% et contenant d’importantes communautés chrétiennes orientales, arménienne et kurde). Le pouvoir est donc fondé sur deux piliers essentiels : l’idéologie socialiste baasiste et sur les liens intrinsèques entre les membres de la communauté musulmane alaouite minoritaire.

D’ailleurs à la différence du frère ennemi, le Baas irakien, marqué jusqu’au bout par un panarabisme doctrinaire, Hafez al Assad n’a jamais eu d’attachement particulier à l’idéologie : son coup d’État de 1970 qui l’a porté au pouvoir se justifiant même contre la dérive radicale du pouvoir baasiste, même s’il partage avec l’ex président irakien, un goût prononcé pour la violence politique1. Entre les deux, plusieurs oppositions s’opèrent : le poids de l’histoire (deux dynasties rivales depuis le Moyen-Âge, Omeyyades à Damas, Abbassides à Bagdad), régionalisme de Hafez, panarabisme de Saddam. Ainsi celui qui se dit aujourd’hui « peuple frère » de l’Irak n’a-t-il pas soutenu les ayatollahs lors de la guerre contre l’Iran? Et plus tard, par anticipation de la défaite irakienne, Assad n’a-t-il pas envoyé son armée en Arabie Saoudite scellant ainsi une alliance contre nature avec les Occidentaux lors de la première guerre du Golfe ce qui lui vaut par la suite la neutralité occidentale au Liban consacrée notamment lors des accords de Taëf sur le règlement définitif de la guerre civile libanaise.

 

Le Baas s’inspire du nationalisme allemand du XIXème du siècle, il a pour devise « Unité, Liberté, Socialisme », s’est donné pour objectif l’unité du monde arabe. A ses origines on trouve l’initiative de l’Irakien Saki Huri (1880­1963) et de l’alaouite Zaki al Arsouzi qui fondent en 1932 la « Ligue d’Action Arabe » sur le modèle des sociétés secrètes qui fleurissaient sous l’Empire ottoman. Après l’éclatement de la ligue en 1939, ses idées sont reprises par Arzouzi , le chrétien Michel Aflaq et le sunnite Salah Bitar qui fondent le parti Baas en 1943. Il sera renforcé en 1953 par le Parti Socialiste de Hourani.

 

La vocation arabe du Baas est affirmée dans l’article 10 de sa constitution : « Est arabe quiconque dont la langue est l’arabe et vit sur le sol arabe ou aspire à y vivre, et est convaincu de son appartenance à la nation arabe ». Le Baas a pour principal socle idéologique encore aujourd’hui l’unité arabe. Laïc, il rejette les divisions confessionnelles. La référence à l’Islam existe mais elle n’est que culturelle, comme pour le sionisme politique de l’époque qui ne voit dans le judaïsme qu’un élément d’identité. Il faut néanmoins nuancer le caractère laïque du mouvement- il convient plutôt de parler d’un parti séculier- dont les membres se considèrent du moins au début du mouvement, comme l’avant-garde chargée de reconstruire l’État modèle, celui du début de la naissance de l’Islam. La nation arabe tire sa force mobilisatrice de l’Islam, à l’inverse des Frères musulmans, qui préconisent un retour aux sources par l’application stricte des prescriptions du Coran, les baasistes distinguent la religion de la culture et entendent adapter la loi sacrée aux circonstances.

 

Cependant l’idée de fraternité au centre de l’idéologie baasiste, modernisée sous sa forme socialiste, reste une préoccupation essentielle des tenants du parti Baas rejoingnant en cela les cadres alouites demeurés sensibles aux persécutions que la classe dirigeante sunnite leur a infligées. Ce socialisme version baas’thiste doit par conséquent rester humain d’ou le rejet du marxisme pur et dur ; néanmoins il s’inspire du léninisme dans la mesure où le mouvement, parti d’encadrement et de non de masse, doit être l’ossature de la démocratie populaire à instaurer avec pour bras droit une armée politisée et omniprésente.

Le pouvoir hyper centralisé, a été accaparé par une minorité alaouite qui se consolidera par la suite par la désignation au peuple d’un ennemi commun, l’entité sioniste justifiant ainsi le caractère autoritaire du régime et la mainmise de la minorité alaouite sur l’économie.

Le Baas a dominé et domine encore incontestablement la scène politique syrienne. C’est en fait une véritable confusion entre appareil d’État et parti politique qui existe encore. Le statut constitutionnel du Baas « parti dirigeant dans la société et dans l’État » (article 8 de la constitution), dont la direction propose la candidature du chef de l’État à la Chambre du peuple (article 83), dont le secrétaire général est précisément, le Président de la République, et le rôle dirigeant du Comité central du Baas, largement concurrent du Gouvernement, sont autant d’éléments qui témoignent de cette confusion en dépit de quelques signes positifs de changement opérés lors du dernier congrès du parti..

 

Vers l’essoufflement du régime, un équilibre aujourd’hui menacé

Le « nouveau ancien » régime syrien des clans des Assads représenté aujourd’hui par Bachar pourra-t-il relever les défis multiples d’une Syrie à la croisée des chemins et se maintenir davantage au pouvoir ? « En adaptant une idée empruntée à Ibn Khaldoun père de la sociologie arabe, on pourrait suggérer que la stabilité d’un régime politique dépend de la conjonction de trois facteurs. Il faut que le groupe dirigeant soit soudé; qu’il réussisse à lier ses intérêts à ceux puissants de la société; et que cette alliance s’exprime dans une idée politique susceptible de légitimer le pouvoir des gouvernants aux yeux de l’ensemble ou du moins d’une grande partie de cette société »2.

Un constat s’impose : le renversement du régime irakien a eu des répercussions majeures sur l’ensemble du Moyen-Orient. La Syrie pays à l’équilibre fragile, connaît aujourd’hui de fortes contradictions et même des germes de violence palpables, elle s’est fait prendre dans un étau dans cet Orient compliqué dont parlait le général de Gaulle.

Elle subit depuis des pressions de toutes parts. Au niveau national, une grande majorité de la population syrienne a attendu de la part du président Bachar El Assad, un régime plus transparent par le biais de la « réforme » (El-Islah)3. Au niveau régional, la chute de Saddam Hussein a eu des conséquences directes sur la politique intérieure et extérieure de la Syrie. Les liens économiques entre les deux pays, qui assuraient de nombreux avantages, ont été rompus. Il s’agit notamment du pétrole que l’Irak vendait à la Syrie à un prix nettement inférieur aux prix du marché. La donne régionale a changé, la Syrie est désormais entourée de pays hostiles. L’Irak via un gouvernement largement sous les ordres du protecteur et occupant américain, dénonce le rôle de la Syrie dans le terrorisme islamiste qui alimente la résistance irakienne à l’armée américaine et irakienne. La tension est permanente avec la Turquie dont plusieurs questions restent sans réponse notamment la question du partage de l’eau de l’Euphrate et le soutien qu’accorde la Syrie au mouvement séparatiste kurde le PKK.

Le Liban gronde par delà les clivages communautaires contre un « protecteur un peu encombrant » en dépit du retrait militaire syrien. Enfin sur le plan international, la Syrie a été obligée de revoir sa position stratégique face à la guerre contre le « terrorisme international » lancée et conduite par les Etats-Unis et face à sa propre hégémonie sur le Moyen-Orient..

Précisément : cette révision sur cet aspect régional annonce probablement la fin du mythe des Assads de la « grande Syrie » qui a toujours servi de source de légitimité de pouvoir en Syrie. Le régime syrien semble pris dans une fuite en avant depuis le durcissement de ses rapports notamment avec les Etats-Unis et les Etats occidentaux à propos de la situation libanaise et plus particulièrement en réaction à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Hariri. Le régime syrien connaît manifestement des jours difficiles. Les racines de cette crise sont à chercher à la fois dans l’évolution du paysage international et dans les problèmes internes et défis auxquels doit faire face le jeune et inexpérimenté président syrien. C’est dire combien l’équation syrienne comporte aujourd’hui d’inconnues pour pouvoir être résolue simplement.

 

Le défi de l’islamisme

 

Relativement épargnée par l’islamisme -il faut reconnaître que si Assad n’a jamais hésité à utiliser l’islamisme djihadiste à l’extérieur, il a toujours été strictement laïc à l’intérieur-, la Syrie est aujourd’hui face à une montée de l’Islam politique en l’absence d’une opposition politique viable et crédible. En effet seul lieu où la parole est autorisée, la mosquée devient par défaut l’unique endroit d’opposition dans un pays où aucun discours public non autorisé, où aucun média étranger n’est toléré et où les Moukhabarat (police politique) sévissent efficacement. Cette situation fait craindre à beaucoup d’observateurs de la scène syrienne une situation de chaos, voire une prise de pouvoir par des mouvements islamistes notamment par les Frères musulmans. Ces derniers ont constitué la seule opposition crédible au régime baasiste, avant d’être réprimés dans les années 80. Par dessus le marché et bien qu’elle soit interdite, l’organisation des Frères musulmans, est la seule à posséder aujourd’hui une véritable assise populaire et sociale au sein de la majorité sunnite.

 

Le sentiment d’injustice issu de la persistance du conflit israélo-arabe, le sentiment de deux poids deux mesures dans la gestion de ce conflit, aggravé par l’invasion américaine de l’Irak en violation des règles les plus élémentaires du droit international, l’imbroglioirakien ainsi formé dont les perspectives de sortie ne se clarifient pas, renforcent les idées islamistes.

 

La situation désastreuse sur le plan social qui engendre nombre de frustrations, l’exclusion économique, politique et les questions liées aux bouleversements culturels des pays musulmans, ajoutées aux défis de la mondialisation sont autant d’éléments par lesquels se nourrit l’islamisme radical qui appelle au retour des sources de l’islam comme unique alternative aux maux de la nation arabe. Manifestement, la Syrie n’échappe pas à cette règle.

 

L’influence grandissante de la mouvance islamique

 

Les mouvements islamistes en Syrie ont fait l’objet d’une répression impitoyable en particulier depuis le début des années 80, de la part d’un pouvoir d’État foncièrement dominé par la minorité alaouite et de surcroît, considérée comme issue d’un courant hérétique de l’islam. C’est cette situation singulière qui fait la spécificité du courant islamiste dans ce pays, animé à la fois par la volonté d’instaurer un Etat islamiste et par l’opposition à un pouvoir confisqué par cette même minorité.

 

C’est la bataille de Hama en février 1982, avec ses milliers de morts, qui avait révélé au monde la puissance du mouvement des Frères musulmans, de loin la principale force d’opposition en Syrie. On y a même cru à la prise du pouvoir par les islamistes.

 

Peu de temps après les évènements de Hama, « l’alliance nationale pour la libération de la Syrie » réunissait, dans un front commun contre le régime, le mouvement islamique et des partis laïcs comme le Baas pro-irakien de Michel Aflak et de Chibbi Ayssani, le mouvement socialiste arabe d’Akram Haurani ainsi qu’un certain nombre de personnalités diverses. La conclusion de cette alliance anti-Assad, marquait un tournant dans l’histoire du mouvement islamique syrien qui signait pour la première fois, un pacte politique avec des partis laïcs, disons-le, contre nature.

 

Cette alliance scellait le rapprochement du mouvement islamique syrien avec le régime irakien en son temps. Depuis les années 1960, les fondamentalistes islamiques, notamment le Mouvement des Frères musulmans et le Mouvement de libération, islamique et le Shabab Muhammad (les jeunesses de Mahomet) constituent une menace permanente pour la communauté alaouite. Réprimés dans les années 80, ces mouvements connaissent un regain de popularité depuis quelques années. En effet, la question de la place de la religion, surtout l’islamisme, occupe une part importante des débats en Syrie, pays multiculturel et multiconfessionnel où se côtoient Arabes, Turkmènes, Kurdes d’appartenance sunnite, alaouite ou druze) et Chrétiens (orthodoxes, syriaques, catholiques…).

 

Dans la vision politique syrienne, l’acceptation du multiconfessionnalisme est quelque chose de tacite. L’autoritarisme d’un pouvoir sans partage, jette un voile opaque sur cette question en ce sens que le parti Baas est ouvertement laïque, tendance dont il se réclame. Beaucoup de Syriens notamment les plus proches de la mouvance islamiste, pensent que la paix entre citoyens et les relations intercommunautaires doivent passer par la prise en compte de l’ambition de la communauté majoritaire dans le pays et non par la répression policière.

Eu égard à cette situation, les autorités politiques syriennes ont toujours dû agir avec ménagement dans les dossiers qui concernent les différentes communautés religieuses. L’émergence des questions religieuses ont même crée des situations délicates entre les responsables politiques syriens, plus au moins importantes notamment après le mariage de Bachar Al Assad avec une femme de la bourgeoisie sunnite de la diasporasyrienne.

En dépit du massacre de « Hama » cette ville martyre investie par l’armée syrienne en 1982, tuant plus de 20.000 personnes et marquant la fin d’une révolte commencée une année auparavant, les idées islamistes gagnent néanmoins la rue syrienne et notamment celles des Frères musulmans qui sont, les plus influentes. Les raisons de cette réaction féroce étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Le régime issu de la minorité alaouite, qui représente environ 12% des quelque 19 millions de Syriens4, a tout à craindre d’un mouvement qui peut potentiellement s’appuyer sur la vaste majorité sunnite, près de 70% des Syriens.

Assommés par la répression, les sunnites se sont repliés sur une pratique religieuse fortement identitaire. Les mosquées se sont multipliées, les voiles islamiques envahissent les rues, un phénomène jusque-là marginal dans un pays laïque, les groupes de réflexion religieuse, notamment ceux qui s’adressent aux femmes, gagnent de l’audience. Même si elle inquiète le régime, le mouvement islamiste syrien appelle à une meilleure redistribution du pouvoir.

En mai 2001, des membres de cette organisation publient un document prônant l’action politique en Syrie, dans lequel ils déclarent abandonner la violence politique et demandent la tenue d’élections libres pour partager le pouvoir et le rendre plus représentatif.

 

Partage des fonctions : au mouvement islamiste l’encadrement et la prise en charge de la société que le régime n’a plus ni les moyens ni l’ambition de développer; au régime, la politique et surtout le maintien de la sécurité intérieure et régionale. C’est là probablement pour le mouvement islamiste la première étape vers une plus grande légitimité et donc une plus grande conquête du pouvoir.

Ce retour en force de cette organisation reflète l’apparition puis l’accélération d’une islamisation des moeurs et des comportements en réaction aux tentatives d’occidentalisation et de libéralisation. La situation de la Syrie est si délicate que les défenseurs du statu quo, ceux qui refusent l’islamisation du pays, prédisent un scénario à l’algérienne. Dans le cas d’élections libres et transparentes, les islamistes syriens à l’instar du FIS en Algérie, pourraient bien remporter la majorité des votes affaiblissant dangereusement le pouvoir absolu de la minorité alaouite. La montée du mouvement islamiste, bien que relativement récente, pourrait avoir un impact important sur la classe moyenne syrienne longtemps frustrée. Comme dans d’autres pays arabes, ce discours islamique à aussi germé parmi les étudiants et les couches sociales les plus défavorisées et précarisées qui jusqu’à lors formaient la base sociale du Baasisme.

Cette frustration provient du sentiment d’impuissance du pouvoir alaouite à récupérer le Golan, territoire syrien occupé et annexé par l’État hébreu depuis 1980, de la faiblesse de la Syrie sur la scène régionale, de la culpabilité que nourrissent les Syriens de ne pas avoir pu aider leurs frères palestiniens ni empêcher la guerre contre le frère irakien ni aidé le peuple irakien dans sa lutte pour la libération du pays.

Ces frustrations s’expliquent également par la corruption galopante qui ronge le régime syrien et plus généralement l’élite politique. Enfin elles s’expliquent par un sentiment bien nourri d’un déséquilibre économique par rapport aux autres voisins qui jouissent d’une liberté politique plus conséquente et d’une richesse économique plus importante. Toutes ces frustrations et d’autres sont prises en compte par les seuls groupes islamistes et notamment par les Frères musulmans, frustrations ressenties par une large frange de la population syrienne face à l’impuissance politique du régime que les islamistes cherchent à récupérer politiquement avec un certain succès en Syrie, mais aussi dans nombre de pays arabes qui font face aujourd’hui à l’islam politique.

En effet, dès lors que les conditions de l’opposition politique ne sont pas réunies, l’affrontement ne peut se déplacer que dans le champ religieux. Le régime syrien présente toutes les caractéristiques d’un pouvoir monopartiste et militarisé, dans lequel l’avènement d’une démocratie libérale est bloquée. L’heure est à un nationalisme populaire, chauvin et autoritaire, teinté d’une rhétorique religieuse fortement islamiste.

La poussée des idées islamistes inquiète manifestement le pouvoir syrien. Néanmoins cette mainmise éventuelle des Frères musulmans sur ce gisement d’électeurs représenté par la majorité sunnite du pays (autour de 70% de la population syrienne) ne semble pas préoccuper l’opposition libérale et laïque syrienne. Une des figures emblématiques de l’opposition, le marxiste Yassine Saleh, emprisonné depuis seize ans, va dans un entretien au journal Le Figaro de novembre 2005 jusqu’à accueillir favorablement la participation islamiste à un éventuel gouvernement démocratiquement élu : « les islamistes, dit-il, ne me font pas peur, les frères musulmans ne sont pas le fantôme qui hante la Syrie, comme certains voudraient le faire croire. Ce sont des modernistes prêts à jouer le jeu démocratique, dans l’esprit des islamistes turcs. On a besoin d’eux. ». De son côté l’avocat Annouar al-Bounni, autre opposant en vue, affiche la même sérénité, même s’il reste vigilant : « je n’ai pas peur d’un gouvernement islamique, mais il faudra quant même se demander quelle sorte de gouvernement nous voulons. ». Cet avis est partagé par des observateurs indépendants, qui bénéficient de ce nouvel espace de liberté, arraché au régime sous la pression conjuguée des américains et des occidentaux. « Je pense que, dans le cadre d’un éventuel multipartisme, l’introduction des Frères musulmans ne serait pas une mauvaise chose » dit le jeune professeur de sciences politiques Marwan al-Kabalan, de l’université de Damas.

Il faut par conséquent relativiser l’importance des islamistes d’autant que les Frères musulmans, estiment nombre d’observateurs de la scène politique syrienne, ne toucheraient pas le jackpot éléctoral. « Ils feraient probablement entre 30 et 40%, estime Yacine hadj Saleh autre opposant. Le parti Baas est toujours populaire dans les campagnes, où on lui est reconnaissant d’avoir apporté la modernité. Et les sunnites montrerons sans doute leurs divisions entre traditionalistes et modernes ». Hassan Habbas, politologue, auteur d’un Guide de la citoyenneté, est de cet avis: « Peu de Syriens dit-il accepteraient un gouvernement radical. De toute façon, les Frères musulmans syriens n’ont jamais été radicaux; ils sont plutôt socialiste. ».

Pourtant le pouvoir syrien pense à une stratégie de défense. Le dernier congrès du parti Baas a donné quelques signes d’ouverture à destination des différentes oppositions à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Mais la classe politique entourant Bachar El-Assad est partagée entre réformateurs, pour qui une retouche en profondeur est indispensable et urgente, et une vieille garde opposée à tout changement. Mais le fait est que l’appareil de l’État vétuste et rongée par des maladies quasi incurables engendrées par toutes ces années de plomb, de totalitarisme et d’absence totale d’espace de liberté, a cessé de fournir depuis des décennies les services et les soins les plus élémentaires à une population tentée par les idées islamistes dans un esprit de sanction et de vengeance. La situation économique est catastrophique et ce en dépit des réformes timides et partielles entreprises par le nouveau président Bachar.

Le durcissement du conflit israélo palestinien et la remilitarisation de l’État israélien sous la direction d’un Premier ministre très guerrier Ariel Sharon hier et Ehud aujourd’hui donne les arguments aux éléments durs et aux militaires du régime pour considérer que l’heure n’est point à l’ouverture mais à la confrontation.

On entend souvent dire qu’à cause de l’intervention américaine en Irak, l’ensemble du Moyen- Orient est appelé à changer et les Etats autoritaires de la région sont forcés de réévaluer leur politique et d’adopter une ligne plus libérale sur le plan politique et économique.

Néanmoins trois ans après l’intervention américaine, la dynamique semble s’être arrêtée. L’Irak court au chaos généralisé et les régimes se durcissent. L’Egypte vient de reconduire l’état d’urgence, instauré en 1981; en Arabie saoudite on rechigne à la mise en place d’une monarchie constitutionnelle. La Syrie n’échappe pas à cette règle. Ces régimes autoritaires ont plutôt de longues années devant eux, qui vont certainement se prévaloir de l’échec de l’expérience irakienne pour empêcher ou prévenir toute volonté de changement.

Le grand Moyen-Orient a-t-il disparu dans le bourbier irakien? Certains veulent encore y croire mais pour combien de temps encore. L’ordre arabe issu de la décolonisation est-il sur sa fin? Pas si sûr si l’on croit les observateurs de la scène moyen-orientale qui évoquent plutôt le retour en force et le durcissement des régimes dans cette région du monde arabe.

 

* Chercheur à l’Université de Paris XII – Val-de-Marne et vice-président du Centre d’études et de recherches stratégiques du Monde arabe – Paris

Note

  1. En 1982, le président général n’a pas hésité à mener des opérations militaires féroces contre son propre peuple, notamment dans la ville martyre de Hama, bombardée et investie par l’armée syrienne. On avance le chiffre de plus de 20. 000 morts notamment des civils.
  2. Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, le Seuil 1991.
  3. La réforme est à l’initiative du président Bachar dès son arrivée au pouvoir : il a entrepris des changements étatiques profonds, créant un Etat plus libéral, il a également cherché à limiter les pouvoirs du parti Baas sans réellement réussir.
  4. Aperçus des communautés culturelles et confessionnelles en Syrie : 68% d’Arabes sunnites

12% d’Alaouites

9% de Kurdes sunnites 7% de Chrétiens

2% de Druzes

1% d’Ismaélites et de Chiites 0,9% de Cherkes sunnites et quelques centaines de Juifs.

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