LA MEDITERRANEE, PROIE DES IMPERIALISMES DEPUIS DES SIECLES Roger TEBIB QUELLE SECURITE POUR DEMAIN ?

Roger TEBIB

Professeur des Universités- Sociologie – Reims.

Novembre 2008

L’histoire et la géopolitique s’accordent pour donner une importance capitale à la Méditerranée et l’actuel marasme en Russie ainsi que les intrusions américaines ne doivent pas inciter à un pacifisme de mauvais aloi.

Le legs de Cartilage

Ce sont les guerres puniques qui ont poussé les Romains à s’intéresser à la mer. Carthage devait succomber mais elle eut le mérite de faire entrer la Méditerranée, surtout occidentale, dans la politique du monde connu. Elle avait constitué entre les rives africaine et européenne une sorte d’axe Nord-Sud qui connaîtra beaucoup de vicissitudes et dont le maintien reste un des buts de la politique mondiale, mal­gré bien des incompréhensions et malgré les visées des États-Unis, surtout après la débâcle russe.

Les invasions arabes

Venues d’Arabie et d’Égypte, elles vont pendant plus d’un millénaire conquérir des populations d’origines diverses : berbères en Algérie et au Maroc, coptes en Égypte, certaines d’inspiration chiite ou chrétienne. Les islamistes sunnites refuse­ront souvent d’appliquer les règles judiciaires de l’islam classique et de considérer ces peuples comme des « gens du Livre1». Quant aux coptes, en Égypte, ils finirent par connaître une sorte de ghetto culturel. Et au Maghreb, la religion populaire actuelle est bien différente des théories de l’Université Al Azhar de l’Égypte ou du fondamentalisme de l’Arabie saoudite.

Les tentatives de reconquête du Maghreb

Dès le neuvième siècle, les nations occidentales se livrent à des incursions en Tunisie. Puis les Normands s’installent dans les villes de la côte et ils sont suivis par les Génois et les Pisans. Mais aucun de ces peuples ne réussit à se maintenir dans cette région après le douzième siècle.

À l’Ouest, l’implantation européenne dura plus longtemps. Après l’expulsion des Maures d’Espagne, les Portugais prirent Ceuta et Tanger en 1470, tandis que les Espagnols s’installaient sur une grande partie du littoral africain, d’Oran à Tripoli.

Mais tous ces succès seront temporaires car les Européens dispersaient leurs forces dans des luttes intestines. Les Portugais vont être rejetés du Maroc. Tanger, devenue anglaise par le mariage de Charles II avec Catherine de Bragance, est aban­donnée en 1684.

Et aux seizième et dix-septième siècles, les États musulmans du Maghreb se se­ront étendus jusqu’au Sénégal et au Soudan et auront pris Tombouctou, occupation éphémère mais qui permet aujourd’hui au Maroc de réclamer la Mauritanie avec ses riches minerais.

L’organisation de la course

Mais le seizième siècle voit l’affaiblissement de l’empire ottoman tandis que Portugais et Espagnols regardent vers le Nouveau Monde.

La Méditerranée est livrée aux pirates barbaresques qui sévissaient jadis mais sur une faible échelle, puisque Ibn Khaldùn signalait déjà leur présence à Bougie en 1360.

Leur technique est mise au point. « La course se fait de la manière suivante : une société plus ou moins nombreuse de corsaires s’organise ; ils construisent un navire et choisissent pour le monter des hommes d’une bravoure éprouvée. Ces guerriers font des descentes sur les côtes et les îles habitées par les Francs ; ils y arrivent à l’improviste et enlèvent tout ce qui leur tombe sous la main ; ils attaquent aussi les navires des infidèles, s’en emparent très souvent et rentrent chez eux chargés de butin et de prisonniers2».

Le retour des pirates

  1. Avec la multiplication des indépendances sur la rive sud de la Méditerranée et les difficultés de gestion politique de ces États, la sécurité des communications pose à nouveau un problème, à la fois militaire et économique. On a dit à ce propos : « La maîtrise de la mer en Méditerranée est nécessaire non seulement pour les opé­rations offensives mais pour toutes les opérations défensives ; nous entendons par là toutes les opérations qui auraient pour objet de soutenir les pays méditerranéens de l’O.T.A.N. de manière directe par l’envoi de renforts et d’approvisionnenments3 ».
  2. La piraterie est, en effet, un crime typique des périodes de chaos mondial. En Méditerranée, elle a fait rage après la chute de l’Empire romain et durant le haut Moyen Âge jusqu’au quatorzième siècle.

Et lorsque, avec l’effondrement des royaumes musulmans d’Espagne, commen­ce la course des corsaires mudjahidines, les premiers barbaresques sont des Maures chassés de ce pays. La course a viré à la piraterie à mesure que le djihad maritime s’effaçait derrière le simple appât du gain4.

Tout cela s’est prolongé en Méditerranée occidentale, surtout à partir du mo­ment où Espagnols et Portugais ont regardé vers l’Atlantique.

Après la conquête de l’Algérie par la France en 1830, ce marasme disparut à peu près. Mais, lorsque s’abolit la guerre froide, en 1989-1990, le retour des pirates n’a pas tardé.

La piraterie est la forme que prit jadis la criminalité stratégique et la ressemblan­ce est d’ailleurs frappante entre notre époque et la période comprise entre le milieu du dix-septième siècle et le début du dix-huitième (plus précisément 1650-1725). Dans les deux cas, on assiste à la fin d’une ère d’affrontements bipolaires, à l’usage massif des stratégies indirectes, au développement d’entités politiques dégénérant en bandes criminelles.

  1. Des experts craignent le risque d’une bombe dissimulée dans un conteneur, selon le scénario évoqué par Eroud Barak, ministre israélien de la Défense5.

La hausse des primes d’assurances et les nouveaux dispositifs de contrôle im­posés par les États-Unis pèsent d’ores et déjà sur le coût du commerce mondial de marchandises qui transite à 90 % par la mer.

Par exemple, le groupe français CMA-CGM à Marseille, troisième groupe mon­dial de transport maritime en conteneurs, indique le coût de l’immobilisation d’un navire en cas de danger : il se situe « entre 20 000 et 100 000 dollars par jour, selon son tonnage ». Et il ne s’agit que des coûts directs mais un navire retardé perturbe l’ensemble du processus logistique et provoquera donc des pénalités financières en chaîne.

  1. Des ripostes aux risques s’organisent de plus en plus mais elles connaissent des difficultés car la coopération en sécurité internationale ne s’adapte pas toujours aux bases du droit maritime ; de plus, celui-ci ne facilite guère la tâche aux inter­ventions militaires.
  • La convention de Montego Bay (1982) a fixé le texte suivant : « Les océans constituent des espaces de libre circulation, avec un droit de passage sans en­trave, y compris dans les eaux territoriales (12 milles des côtes), des zones économiques exclusives (sur une largeur de 200 milles) et dans les détroits. En haute mer, un navire demeure sous la juridiction de l’État du pavillon6 ».
  • Pourtant, après l’affaire du Ponant, attaqué le 4 avril 2008 au large des cô­tes somaliennes, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté, le 2 juin 2008, la résolution 1816 sur la lutte contre la piraterie qui autorise « un droit de suite de la haute mer vers les eaux territoriales somaliennes en cas de flagrant délit ». Il convient, évidemment, de l’élargir à d’autres zones et de l’appliquer régulièrement.

Les mafias et le crime organisé

  1. En particulier depuis la chute du mur de Berlin, les grandes sociétés criminel­les mondiales ont entrepris de conquérir des territoires et des marchés nouveaux et leur implantation dans le monde méditerranéen est très importante7. Elles peuvent actuellement :
  • affaiblir, voire contrôler, certains gouvernements ;
  • susciter parfois un véritable chaos économique et même politique ;
  • imposer de nouvelles drogues dans le monde développé.

Quoi qu’on en dise, aucune mafia n’a été détruite à ce jour.

Le système mafieux s’adapte aisément à une société mondiale livrée à des crises. Il est une lointaine survivance clandestine – une sorte de caricature – d’un mauvais féodalisme, avec des modes de production et de contrôle plus ou moins médié­vaux.

Il commercialise des biens et des services illicites (jeux clandestins, sexe, stupé­fiants, usure…) mais, surtout, il utilise une part de ses énormes profits dans deux domaines, pour influencer et corrompre :

  • les entreprises et institutions économiques et financières ;
  • les institutions politiques, judiciaires et sociales;

C’est ainsi qu’on peut lire dans une grande enquête documentée : « Les experts estiment que des secteurs entiers de la Birmanie, de la Chine, de la Colombie, du Mexique, du Pérou, du Surinam, de la Turquie et de l’Ukraine sont de facto sous l’emprise du crime organisé8 ».

  1. Un essai de recensement dans le monde méditerranéen.

Des spécialistes dénombrent six mafias importantes avec, évidemment, des sor­tes d’annexes.

  • Italie
  • Cosa Nostra de Sicile
  • Ndrangheta en Calabre
  • Sacra Corona Unita dans les Pouilles
  • Balkans et aire eurasiatique
  • Mafia albanaise (Albanie, Kosovo, Macédoine)
  • Maffya turque (Turquie)
  1. Le cas de la France

Elle a manifestement un problème avec les mafias mais refusait de l’admettre. Pourtant, au début des années 1990, le Parlement a pris conscience de la menace et a nommé une commission d’enquête parlementaire, sous la présidence du député François d’Aubert (du 29 octobre 1992 au 3 février 1993)9.

Dans notre pays, les mafias sont d’autant plus difficilement détectables qu’elles font tout pour demeurer ignorées.

Elles privilégient des activités économico-financières assez paisibles (blanchi­ment, achat d’immeubles et de casinos, corruption) plutôt que des démonstrations, assez rares, de pure violence (assassinats, racket).

On constate une contamination mafieuse dans le sud de la France (Riviera et Corse). Elle est venue d’Italie mais des analyses auraient pu être menées sur la pré­sence d’autres mafias (albanaise, turque, chinoise…). Dans le domaine des stupé­fiants, le banditisme corse avait noué, dès les années 1920-1930, des contacts avec les Triades chinoises10.

 

Les trafics des mafias face à la préservation de l’environnement

Parmi les travaux de l’actuelle Commission pour la coopération avec les pays du sud de la Méditerranée, l’un des projets importants était celui de la dépollution (stations d’épuration, de traitement de rejets chimiques ou de déchets).

Il conviendrait de s’interroger sur le rôle des mafias qui, ironie de l’histoire, polluent mais tentent aussi de capter des contrats de dépollution.

Selon la Commission antimafia du Parlement italien, « 30 % des entreprises de retraitement des déchets sont contrôlées par le crime organisé – en fait les mafias – : 705 décharges illégales de déchets hautement toxiques dans tout le pays couvrant presque 7 millions de mètres carrés ; 4000 décharges de toutes sortes ; un coût de nettoyage de ces déchets se chiffrant en milliards d’euros ; 11 millions de tonnes de déchets industriels disparaissant chaque année dont 300 000 tonnes très toxiques ; une seule décharge illégale a pu générer jusqu’à 500 000 euros de revenus journa­liers à la Camorra11.

Ignorer le « paramètre mafieux » dans les problèmes de sécurité conduit inéluc­tablement vers de funestes impasses. Dans un certain nombre de pays, ces mafias ont la capacité de « conditionner » des secteurs cruciaux de la vie publique.

Le monde musulman dans une communauté méditerranéenne

  1. L’arabisme n’a pas conquis les peuples musulmans qui sont actuellement livrés à l’amertume, à la désillusion, à ce sentiment de regret que chantait Al Motanabi :

« Pour vous, demeures aimées, il est en nos cœurs des demeures,

Vous êtes vides, mais eux ne nous ont pas quittés.

Eux le savent, tandis que vous ne le savez pas… Ah ! certes !

Entre les deux, c’est sur vous d’abord que l’on pleure, quand on comprend ».

Beaucoup d’intellectuels musulmans pensent qu’à l’idée de nation arabe, telle que la prônent les traditionalistes, doivent se substituer des nations historiquement constituées : Maroc, Égypte, Turquie principalement, avec des pôles d’attraction dans un domaine géographique où les relations culturelles et économiques ont existé depuis le Moyen Âge.

Le Maroc attire toujours la sympathie. Il le doit beaucoup à la beauté de sa terre, à la qualité de ses hommes et de ses femmes qui le servent avec passion et intelligence. Sa situation en fait, avec la péninsule luso-ibérique, un des bastions essentiels de l’OTAN.

Les intérêts de l’État égyptien recouvrent ceux du monde islamique mais s’y opposent aussi parfois car l’existence historique de ce pays a commencé bien avant l’hégire.

La Turquie a pu constituer une république à partir des ruines de l’empire otto­man et conserver une place importante en Méditerranée.

  1. En prenant l’Égypte, par exemple, une série de penseurs musulmans (com­me El Hakim, Nagif Mahfouz, Mustapha Amin…) s’accordèrent sur les thèmes suivants : « L’Égypte a une civilisation plus ancienne que l’arabe, sa civilisation fait partie de la culture méditerranéenne, donc elle est plus attachée aux traditions gréco-romaines qu’aux valeurs arabo-isla En conséquence, l’Égypte se doit de conclure la paix avec Israël et être neutre comme la Suisse, autant dans la politi­que mondiale en général que dans la politique arabo-israélienne en particulier12.
  2. Le Maroc s’appuie sur l’Espagne et la France et garde une grande importance stratégique pour la défense du monde libre, bien que la position espagnole reste ambiguë en ce qui concerne le conflit du Sahara occidental.

Les intégristes islamistes le comprennent et font tout pour exacerber les tensions entre Marocains et Espagnols : propagande religieuse parmi les travailleurs chéri-fiens en Espagne, revendication de Ceuta et Melilla…

En tout état de cause, le gouvernement marocain tient compte du passé, se ménage des alliances, se réserve des domaines d’influence dont l’un des plus impor­tants est constitué par le continent africain.

  1. Actuellement, la Turquie paraît soucieuse de reconquérir une part de son in­fluence sur les Balkans, en particulier sur le Caucase où ses intérêts politiques sont très influencés par le problème pétrolier.

Elle a des ambitions européennes qui tiennent à une situation économique et démographique critique que l’ouverture des frontières peut aider à régler.

Elle vient de montrer qu’elle peut avoir sa place dans la création d’un ensemble méditerranéen qui rapprocherait les deux rives de la mer commune.

Seules des nations possédant une histoire authentique peuvent s’opposer à l’émiettement et lutter contre les luttes tribales et les fanatismes religieux.

Elles sont capables de concevoir des regroupements par affinités anthropologi­ques, économiques et politiques, ce qui serait possible avec une institution euro-méditerranéenne. Leurs intérêts complémentaires doivent conduire ces pays à éla­borer des projets respectant la souveraineté de chacun des États.

L’avenir de cette région ne doit pas se réduire à la stratégie mondiale de « dji-had » des intégristes ; il doit se préparer grâce à des conceptions géopolitiques plus raisonnables.

 

Des politiques d’ouverture et de médiation

L’amour de l’humanité exige la paix dans le monde méditerranéen, un dévelop­pement régulier en liaison avec les pays européens et une réduction des crises dans cette région. Il faut dépasser le schéma classique de l’approvisionnement énergéti­que de l’Europe et la diplomatie du gazoduc en préparant l’avenir.

Voici, entre autres, quelques exemples d’actions à développer.

  1. Obtenir l’adhésion de tous aux règles du droit car une série d’États n’ont pas signé les déclarations universelles sur les droits humains ou ne les ont pas ratifiées ou appliquées. Pourtant ces textes sont nombreux :

– Déclaration des droits de l’enfant (1959)

  • Convention américaine relative aux droits de l’homme (San José, 1959)
  • Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981)
  • Déclaration islamique universelle des droits de l’homme (1981)
  • Déclaration des droits fondamentaux des peuples et droits asiatiques (Djakarta, 1981)^

Il faut tout mettre en œuvre pour obtenir l’application réelle de ces décisions et, en particulier, de celles qui concernent les droits de la femme si l’on veut appartenir à une communauté libérale.

  1. Il convient aussi d’appliquer, en gros, les principes suivants :
  • ouverture d’un dialogue direct entre les États actuellement en conflit ;
  • arrêt total de l’implantation de colonies juives dans les enclaves arabes encore contrôlées par Israël ;
  • reconnaissance, pour tous les États de la région, de frontières sûres et mutuel­lement reconnues, éventuellement garanties par l’existence de zones démilitarisées internationalement contrôlées ;
  • droit du peuple palestinien à s’ériger vraiment sur sa terre en État indépen­dant, voisinant en paix avec l’État d’Israël ;
  • application de la décision de l’ONU sur le statut international de Jérusalem ;
  • adaptation de l’ONU à l’espace politique, économique et culturel du vingt et unième siècle. On sait d’ailleurs qu’un grand mouvement se développe à l’heure actuelle pour favoriser cette évolution. Nous devons rester les serviteurs de la paix.

 

Notes

André HUARD et Vincent SERRALDA, Le Berbère, lumière de l’Occident, Nouvelles éditions latines, 1984

Jean MONLAU, Les États barbaresques, P.U.F., 1964

  1. de BELOT, La Méditerranée et le destin de l’Europe, Payot, 1961
  2. TIMOUDE, Le jihad maritime des Arabes, pirates et corsaires du Maroc, in Maroc-Hebdo International, 5 et 12 juillet 1997

Journal Le Monde, 24 juin 2008

Cf. La sûreté des transports (maritimes, terrestres et fluviaux), P.U.F., collection Questions judiciaires, 2008

Cf. J.F. GAYRAUD, Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé Odile Jacob, 2005 Cf. J.P. GOUREVITCH, L’économie informelle, Le Pré aux Clercs, 2002 Cf. Journal officiel, 23 janvier 1993

Cf. J. FOLLOROU et V. NOUZILLE, Les Parrains corses, Fayard, 2004 Magazine Business Week, mars 2003

  1. QUANDT et alii, Le Moyen-Orient après les accords de Camp David, P.U.F., 1987
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