La Géopolitique de Nadjaf

La première intervention, celle du Président Ali RASTBEEN, concerne la géopolitique de Nadjaf.

Le président présente tout d’abord les traits géographiques et géopolitiques de l’Irak dans leurs caractéristiques originales en insistant sur la diversité ethnique et religieuse du pays. Il nous affirme que la ville de Nadjaf est indubitablement la « maison » du Chiisme, non seulement parce qu’on y trouve le mausolée du premier Imam chiite Ali, mais encore parce que cette ville est aussi un refuge pour les écoles de cette fraction de l’islam. Parallèlement, elle fut un point de départ pour le rayonnement de cette religion. Cela est et fut le cas même lorsque l’Iran rayonnait particulièrement dans le domaine religieux. Il est vrai que  Nadjaf dut subir l’influence sinon la concurrence perse. De temps en temps, à l’inverse, c’est Nadjaf qui dut venir au secours d’un chiisme iranien qui semblait être en difficulté. Cela fut précisément le cas après la disparition de la Sublime Porte lors de l’accession des pays arabes à l’indépendance après le traité de Sèvres et lors de leur lutte contre la domination britannique. Le président Rastbeen compare enfin Nadjaf à Athènes et à Rome et ajoute que ce sont sans aucun doute trois villes dont le rayonnement est incomparable.

Dans la deuxième intervention, le Recteur Gérard-François DUMONT traite de « Nadjaf, une ville-monde émergente ». Il aborde la question de manière théorique dans la mesure où il reprend les différentes définitions que nous géographes donnons à « ville-monde »,  « ville mondiale ». Mais c’est Fernand Braudel qui l’intéresse sans doute le plus. Fernand Braudel, lui qui avait étudié tout particulièrement Anvers, Venise, Londres et New York. La question se pose de savoir comment Nadjaf peut être une ville-monde, alors que l’enfermement de l’Irak a été constant depuis les années soixante-dix. Il est vrai que les critères économiques qui définissent la « ville-monde » ne sont pas particulièrement favorables à Nadjaf dont le rayonnement est  d’abord et surtout culturel. C’est le troisième lieu saint de l’islam, c’est une école et une bibliothèque du chiisme tout à la fois. C’est vrai que depuis la dictature de Saddam Hussein, Nadjaf a eu du mal à remplir son rôle. Beaucoup de religieux ont dû s’exiler depuis 2003 et le Recteur Dumont considère qu’on peut depuis cette date distinguer deux périodes : la première 2003- 2006 marquée par des assassinats en masse. Puis, après 2006, Nadjaf a essayé mais n’a pas tout à fait réussi à retrouver totalement, hélas, son rôle de ville très sainte. Deux millions de pèlerins, une ville de sept cent mille habitants seulement, mais des émigrations successives qui lui ont donné des connexions mondiales. Elles l’aideront  sans doute à devenir « ville-monde » alors que pour l’instant,  elle reste une ville bibliothèque, une ville qualitativement culturelle. Il est vrai qu’elle a tout de même des atouts extraordinaires : le mausolée d’Ali, un immense cimetière, sans doute le plus grand du monde musulmans (quinze millions de personnes inhumées). Enfin, elle est, sans jusqu’à parler de réseau urbain vraiment parler de réseau urbain ou d’armature urbaine, une tête de réseau importante pour toute la région et la sous région. Par région, il faut entendre bien sûr le Moyen-Orient. Enfin, cette ville est objectivement relativement pauvre par rapport à certains standards occidentaux de consommation, mais encore une fois elle possède deux atouts uniques. D’abord c’est une ville musulmane qui, contrairement à la Mecque, est ouverte aux non musulmans. Ensuite, son positionnement géographique à l’intérieur de la Mésopotamie lui donne en matière de rayonnement des possibilités au moins continentales sinon universelles.

Pour ce qui concerne la troisième contribution, Monsieur François RUBIO nous explique d’abord que les missions de « Médecins du Monde » et les efforts emblématiques développés par cette ONG au Kurdistan, l’ont amenée à s’intéresser à l’Irak. Là, ses membres ont été confrontés à un travail très difficile. De 1991 à 2003, cela s’expliquait du fait du contexte d’embargo. Par la suite la deuxième guerre d’Irak a fait qu’il leur était impossible d’accepter des fonds venant des pays qui étaient engagés activement dans la guerre. Plus encore, l’action humanitaire a été suspectée par la population irakienne à maintes reprises d’être trop occidentale sinon d’être une opération pro occidentale, pro américaine. Enfin, il n’est pas complètement faux de dire que le complexe humanitaro-militaire ressemble de très près au complexe militaro- industriel. L’Irak à ce niveau a servi de révélateur et de pôle de cristallisation de ces conceptions.

La quatrième intervention, celle du Professeur Aissa Hassan Al-HAKIM, évoque les principales étapes de l’histoire de la ville de Nadjaf. C’est une histoire très riche et dont certains éléments seront à plusieurs repris dans la plupart des exposés des orateurs. L’originalité de la ville de Nadjaf tient bien sûr à la construction d’un mausolée à la mort d’Ali. Par ailleurs, on y recense un nombre considérable de mausolées, de palais, d’édifices religieux. La ville, au fond est double. Elle est d’abord religieuse mais présente aussi les fonctions urbaines qu’on attend normalement d’une ville traditionnelle. C’est en 408 après l’Hégire, qu’il y a eu un véritable démarrage du mouvement religieux selon beaucoup d’observateurs. D’autres disent, au contraire, que la fonction de Nadjaf est tout de même plus ancienne. Quoi qu’il en soit, elle présente deux grandes caractéristiques : d’abord elle est enceinte de murs et, à en croire Ibn Battûta, il y en aurait eu cinq. Deuxième originalité, c’est son grand cimetière international qui lui donne une profondeur à la fois religieuse et sociale que chacun peut comprendre. C’est sans doute sous le règne de Süleyman le magnifique que Nadjaf a pris son essor. Pour d’autres, il semblerait qu’en 1743 le sultan perse Nadir Shah se soit livré à des reconstructions importantes. Non seulement elles ont embelli la ville mais encore elles lui ont permis d’attirer le maximum de pèlerins musulmans. Ce qui est également intéressant dans l’histoire de la ville, c’est que politiquement parlant il semblerait q’elle soit restée assez ambivalente vis-à-vis des pouvoirs en place. Mais en tout cas au XXe siècle, elle a joué un rôle politique moteur. D’abord en 1914, avec le djihad anti britannique, ensuite en 1918 lors de la révolution urbaine, puis en 1920 lors de la grande révolution d’Irak contre les britanniques. Cette ville lorsqu’elle se rebelle, montre bien qu’elle est composée de deux catégories de citoyens urbains. D’une part, des hommes de science et de religion, des prêtres, des poètes, des littéraires. D’autre part des militaires. Elle a plus précisément toujours montré son indépendance d’esprit voire son mauvais caractère en 1921 en s’opposant systématiquement à partir de cette date à ce qui a été décidé et fait par la famille royale irakienne. Entre 1958 et 2003, elle eut même un discours extrêmement progressiste en matière sociale. Depuis 2003, elle a été sinistrée démographiquement, et on ne connaît pas encore vraiment bien le nombre de morts, de disparus et de départs concernant les citoyens de la ville.

L’intervention numéro cinq de Madame Sabrina MERVIN qui concerne « la Hawza de Nadjaf, entre le passé et l’avenir » est très intéressante. Elle reprend certains éléments de l’histoire que nous venons d’évoquer. Pour elle, l’école religieuse de Nadjaf est très ancienne et ce n’est donc pas le Cheikh Al-Tusi qui est le premier responsable du rayonnement de la ville. Rien n’empêche que ce démarrage du rôle culturel et religieux de Nadjaf ait correspondu  tout de même à un renouveau, à une rationalisation du chiisme,  couplés à un processus d’institutionnalisation de la religion. Mme Mervin évoque un système d’enseignement libre par rapport au pouvoir politique, évoque aussi son caractère élitiste. En effet, ce système maintient la liberté, en jouant sur l’engagement personnel de l’étudiant, sur la simplicité du mode de vie des maîtres et des élèves, sur une organisation en trois cycles qui va de la simple transmission des connaissances dans un premier temps jusqu’à une appréhension d’une méthodologie intellectuelle et religieuse en troisième cycle. La lecture joue un rôle important mais la transmission orale encore plus. Ce qui est très intéressant c’est que les sciences religieuses ont priorité mais à l’intérieur même de ces « sciences religieuses » le droit à une part tout à fait importante sinon impériale. Il est à noter que depuis les années1920, et surtout depuis 1930, il y a eu une scission entre certains partisans d’une transformation de cette pédagogie et d’autres plus conservateurs qui voulaient éviter les changements. Il n’empêche qu’entre 1958 et 1963, on a vu s’ouvrir beaucoup de collèges qui étaient sensibles à l’attirance des sciences humaine à l’occidentale avec l’introduction de la sociologie, de la psychologie et des langues étrangères. À ce niveau-là, l’islam chiite apparaît comme une troisième voie entre marxisme et libéralisme. Mais en 1970, Saddam Hussein avait déclenché une lutte contre les religieux qui a fait en sorte que les religieux sont devenus universitaires et les universitaires religieux. Il n’empêche que dans la Hawza rien n’a vraiment changé depuis le début du XXe siècle. Alors cette ville est-elle en rivalité ou en complémentarité avec la ville perse de Qom ? Reste-elle plus attachée que d’autres sites chiites au droit ? Les maîtres qui y enseignent accepteront-ils de simplifier la langue écrite parce qu’elle n’est plus tout à fait accessible aujourd’hui à beaucoup d’élèves qui parlent un arabe influencé par la médiocrité de la radio et de la télévision. Pour certains, la réponse est non. Pour d’autres, étudier d’autres religions et s’ouvrir plus au monde extérieur est indispensable.

La sixième intervention de Madame Siham AL-KAWWAZ traite de la « coexistence réussie » par le dialogue ou par la force de l’épée La question en effet est de savoir comment un combattant comme l’Imam Ali a pu devenir l’exemple suprême de la paix. Question bien difficile. La coexistence dans sa politique de plusieurs concepts est un élément de réponse très important. Ces concepts sont basés sur l’unité de la création et la diversité des religions. La pensée de l’Imam Ali fait également apparaître d’autres qualités : savoir admettre qu’on peut avoir éventuellement tort, avoir enfin l’esprit de réconciliation, le sens du dialogue, vertus sans lesquelles, la paix est plus que difficile.

La septième intervention présenté par M. Faris HARRAM, relative à l’impact de l’embargo international sur la réalité culturelle est d’autant plus pointue qu’elle insiste sur l’effondrement financier et économique, et donc moral, politique et culturel de la classe moyenne irakienne, suite à la fameuse clause que tout le monde connaît (661). C’est elle qui a fait chuter le taux de convertibilité dollar/dinar d’au moins 500%, ce qui a généré la misère de la classe moyenne, a amené aux tristes nécessités du double emploi et surtout a eu un impact extrêmement néfaste sur la culture, bref, a provoqué un véritable « coma culturel ». Le terme est juste d’autant que la culture irakienne manque aujourd’hui de consommateurs, alors que parallèlement le système éducatif s’est effondré. Il est vrai que la ville de Nadjaf a été particulièrement touchée à ce niveau d’autant que la censure inaugurée par Saddam Hussein était particulièrement forte et appuyée. Les infrastructures militaires, le coût de l’industrie d’armement ont nui bien sûr au secteur culturel de même que la disparition dans la ville des bâtiments consacrés à la culture a mené à une sécheresse culturelle particulièrement préoccupante.

L’intervention de Monsieur Abas Ali Al-FAHHAM relative à Nadjaf Al-Ashraf et les défis du monde contemporain peut au fond se résumer en trois étapes : la première est la globalisation. La deuxième est le maintien de la tradition et de l’attitude à prendre vis-à-vis des sciences modernes. Enfin la troisième touche aux fondements de la croissance et au développement de la ville qui se doivent d’être maîtrisés.
Les six caractères fondamentaux qui marquent l’originalité et la richesse de cette ville sont : le mausolée d’Ali, la Hawza, la présence du cimetière de la vallée de la paix, le forum culturel, l’esprit de tolérance et enfin  la durabilité de la transmission religieuse qui doit être maintenue, qui doit être assumée.  L’optimisme doit être de règne. Nadjaf a trois atouts : la tolérance du discours religieux, des réponses valables aux défis qui viennent d’être évoqués et enfin ce projet de capitale de la culture islamique qui doit être mis en place cette année. Ce dernier élément est une grande chance conjoncturelle supplémentaire par rapport aux deux premiers qui étaient structurels.

L’espace spirituel et temporel a été évoqué par Madame Latéfa BOUTAHAR dans la 9e intervention. Selon elle, Ali a une importance considérable car il est la face par laquelle Dieu se révèle à l’homme. Il est également le messager de l’ésotérisme. Mais il faut noter que la notion d’Imamat n’est pas seulement une doctrine religieuse, mais beaucoup plus. La Marjaîya, institution post imamat, la Hawza, enfin, tout ce qui émane de la richesse des pensées des maîtres et des élèves de Nadjaf même si certains élèves ou certains étudiants sont parfois âgés, constituent des piliers qui sous-tendent la force de l’islam chiite dans la ville de Nadjaf.

Enfin, Monsieur Mohammed Larbi HAOUAT vient clore la liste des interventions en évoquant « Nadjaf, ville éducatrice ». L’orateur cite Ibn Khaldoun et se demande ce qu’il faut faire pour que Nadjaf soit une ville éducatrice : sans doute, respecter les valeurs communes de l’humanité en particulier celle liée à l’environnement ; s’ouvrir à la modernité en ce qui concerne les besoins des hommes d’aujourd’hui et s’ouvrir sur d’autres sciences ; continuer de faire de Nadjaf un lieu de diversité d’expressions, de diversité d’opinions ; favoriser par tous les moyens l’apprentissage de la créativité, source bien évidemment de toute pensée.
Alors, Cheikh Al-Tusi est-il responsable pour l’essentiel de l’essor de Nadjaf ?
La question est pertinente mais reste posée.

Professeur Jacques BARRAT
Ancien diplomate
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer

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