le Recteur Gérard-François DUMONT
Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne . Président de la revue
Mai 2009
Population & Avenir
Les États-Unis sont, pour l’essentiel, une nation d’immigrants dont le peuplement est donc l’héritage de nombreuses vagues migratoires d’origines variées1. Au fil des décennies, la migration issue d’Europe occidentale et des îles Britanniques, longtemps prépondérante, laissa davantage de place à la migration italienne. Dans les années 1990, deux immigrations, celle des Hispaniques et des Asiatiques, sont nettement montées en puissance. Ces évolutions du système migratoire des États-Unis ont entraîné une diversification croissante de leur population, phénomène qu’il convient d’examiner. Puis nous étudierons les changements futurs tels qu’ils résultent des projections, ainsi que leurs causes possibles : elles annoncent une immigration continuelle des Hispaniques qui se présente, par sa rapidité et sa persistance, comme un phénomène inédit dans l’histoire des États-Unis. Il sera alors possible de réfléchir aux questions de géopolitique interne soulevées par des dynamiques qui transforment la composition démographique des États-Unis.
Si les États-Unis sont depuis toujours pluriethniques, leur diversité démographique demeura néanmoins, pendant longtemps, assez limitée. En i960, la catégorie des « blancs non hispaniques » est encore très largement majoritaire, composant près de 85 % de la population. L’éventail ethnique est assez réduit dans les autres catégories minoritaires, puisque plus des deux tiers des autres populations sont des « Afro-Américains », intitulé qui a été substitué à celui de Noirs. À côté des 10,8 % d’Afro-Américains dans la population des États-Unis, on ne compte alors que 3,3 % d’Hispaniques, 0,6 % d’Asiatiques et 1 % de divers, dont les Amérindiens. De tels pourcentages nous sont connus car, depuis le premier recensement de 1790, les États-Unis enregistrent la composition de leur population selon le rattachement ethnique que se choisit chaque habitant lors des recensements décennaux.
La multiplication des catégories ethniques
La première répartition du recensement 1790 est simple puisque les résidents libres sont distingués en Blancs et « autres », tandis que les esclaves sont comptés séparément. Le premier changement, prélude à des modifications de plus en plus fréquentes, intervient en 1860, avec la décision de distinguer les Blancs, les Noirs et les « Quadroon », personnes dont l’un des quatre grands-parents est noir. Lors du recensement de 1870, deux nouvelles catégories sont ajoutées, les Indiens américains et les Chinois. Vingt ans plus tard, en 1890, le recensement décline huit catégories de personnes en ajoutant notamment les « Octoroon », ceux dont l’un des huit arrière-grands-parents était noir.
La multiplication du nombre des catégories ethniques, au cours des recensements du XXe siècle, rend la classification de plus en plus détaillée. Le dernier recensement, celui de 2000, distingue vingt catégories. Parmi les Asiatiques, il distingue les Chinois, les Japonais, les Philippins, les Indiens, les Coréens, les natifs d’Hawaii, les Vietnamiens, les originaires des Iles Samoa, et « divers asiatiques ». Parmi les Hispaniques, il précise les rubriques suivantes : « Mexicains, Américains mexicains et Chicanos », Portoricains, Cubains, et « autres Espagnols » (Hispaniques/Latinos). Mais le grand changement de classification du recensement de 2000 provient de la possibilité, donnée pour la première fois à chaque habitant, de se déclarer dans plusieurs catégories ethniques.
L’irrésistible montée des Hispaniques
L’autre grand changement du recensement de 2000 se trouve dans ses résultats, avec un nombre d’Hispaniques qui, en raison de leur migration relativement importante et de leur haute fécondité, vient de dépasser celui des Afro-Américains à la fin des années 1990. Au milieu des années 2000, précisément en 2006, les Afro-Américains ne sont donc plus, selon les chiffres mis en évidence pour la première fois au recensement de 2000, la plus importante minorité, et sont estimés à 12,9 % de la population. Les Hispaniques représentent 14,9 % de la population des États-Unis, un pourcentage supérieur de deux points à celui des Afro-Américains, et après une croissance considérable de plus de 11 points en 45 ans. Les Asiatiques et les Iliens du Pacifique forment 4,4 % de la population tandis que les Amérindiens et les natifs de l’Alaska en représentent moins de 1 %. En conséquence, la majorité de la population reste classée dans la catégorie des Blancs non hispaniques, mais avec un pourcentage (66,7 %) en très forte diminution puisqu’il a chuté de près de 18 points en 45 ans.
Une telle évolution tient au fait que les Hispaniques pèsent d’un poids considérable dans l’accroissement de la population. En considérant par exemple la période 2000-2006, ils sont à eux seuls responsables de près de la moitié (48,5 % exactement) de l’accroissement de la population des États-Unis, sous le double effet de leurs mouvements naturel et migratoire2. L’autre moitié de l’accroissement se partage en trois ensembles sensiblement égaux : les Blancs non hispaniques, avec 17 % de l’accroissement, les Afro-américains avec 16,9 % et les autres (principalement les Asiatiques) avec 17,6%.
En 2006, la majorité de la population des Etats-Unis correspond donc au type longtemps désigné sous l’appellation d’anglo-saxons protestants blancs, plus connue sous le sigle WASP (White Anglo-saxon Protestants). Les WASP au sens originel, dont la domination sur les centres de décision politique et économique a longtemps été quasi exclusive, voient leur proportion diminuer et représentent, en 2006, les deux tiers de la population des États-Unis. Mais la dénomination de « WASP » a été notamment élargie aux Blancs catholiques et aux orthodoxes, d’où la nouvelle dénomination des statistiques américaines utilisée ci-dessus : « Blancs non hispaniques ».
Si le nombre des Hispaniques vivant aux États-Unis était encore inférieur à 15 millions en 1980, il atteignait 42 millions en 2005. Il s’agit d’une composante fort différente des Afro-Américains, de par ses origines, sa culture et la géographie de ses résidences. Alors que la plupart des Afro-Américains sont éloignés historiquement et géographiquement de leurs régions africaines de provenance, les Hispaniques conservent souvent des liens avec leurs origines géographiques, facilitant ainsi la poursuite de flux de même origine par l’intermédiaire de réseaux migratoires. Ils se distinguent en outre par leur unicité religieuse (catholique) et demeurent soudés par l’usage d’une langue commune – l’espagnol – dont l’importance reste grande, notamment en raison d’un certain analphabétisme et d’une moindre scolarisation.
Les deux catégories d’Afro-Américains
Au XXIe siècle, la troisième ethnie par son poids démographique est, contrairement aux XIXe et XXe siècles, celle des Afro-Américains. Leur présence et la manière de les considérer ont longtemps divisé l’Amérique, et cela a été l’une des raisons de la guerre meurtrière (1861-1865) entre l’Union (23 États du Nord et de l’Ouest, comptant alors 22 millions d’habitants) et les Confédérés (11 États du Sud, comptant alors 9 millions d’habitants, y compris les esclaves). Cette guerre, dénommée en France guerre de Sécession, est appelée par les Nordistes américains, guerre civile et, par les Sudistes, la guerre entre les États. En 1964, l’égalité politique des Afro-Américains et l’interdiction de toute ségrégation dans les lieux publics est enfin définitivement acquise. Le nombre des Afro-Américains est estimé à 38 millions en 2005.
Cette communauté afro-américaine, à laquelle se rattache Barack Obama, est au moins duale, avec deux catégories fort distinctes. La première regroupe une communauté historique, celle des Noirs descendant pour la plupart d’esclaves des États cotonniers du Sud : cette catégorie d’Afro-Américains, la plus nombreuse au sein de la communauté afro-américaine, est dotée d’un sentiment communautaire assez fort et compte une répartition par catégories socioprofessionnelles nettement défavorable par rapport aux Blancs non hispaniques. Dans cette catégorie se trouve le plus fort pourcentage de personnes en difficulté, comme le montrent nombre d’indicateurs statistiques : mortalité infantile plus élevée, espérance de vie moindre due également à un risque plus élevé de mourir d’un homicide, forte proportion de naissances hors mariage, pourcentage de foyers monoparentaux, pourcentage important de logements de moins bonne qualité, taux d’emploi moindre, taux d’emprisonnement élevé… La seconde catégorie de la communauté afro-américaine est issue d’une immigration récente, datant pour l’essentiel des années 1990 et 2000 : l’insertion de cette catégorie dans l’économie des États-Unis est généralement aisée et ces immigrants participent au « rêve américain », bénéficiant d’une intégration souvent réussie3 contrairement à la communauté noire historique. En outre, cette communauté s’organise souvent selon des logiques diasporiques favorables à leur intégration, alors que la communauté afro-américaine historique est un « groupe humain »4 dont les ascendants ont subi une migration contrainte.
Les autres minorités
La progression de la troisième minorité des États-Unis, celle des Asiatiques, est contenue jusqu’en 1965, année où la révision des lois sur l’immigration5 change le système des quotas, qui comprenait des règles particulièrement défavorables aux Asiatiques. Depuis, l’immigration originaire d’Asie se développe d’autant plus qu’elle est favorisée par d’autres facteurs : conquête communiste du Sud-VietNam, vagues migratoires indiennes6, ouverture économique de la Chine… Aussi le nombre des Asiatiques passe-t-il de 3,5 millions en 1980 à 10 millions en 2000.
Après les Hispaniques, les Afro-Américains et les Asiatiques, les Amérindiens forment, au regard de leur effectif, la quatrième minorité de la population des États-Unis. L’estimation de leur nombre, lors de la découverte de l’Amérique, sur un territoire correspondant à celui des actuels Etats-Unis, varie entre 0,8 million et 3 à 5 millions selon les sources. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, leur effectif se réduit considérablement sous l’effet de la non-résistance aux nouveaux microbes, de la famine, de l’alcoolisme et des guerres. Puis le nombre d’Indiens s’accroît au XXe siècle, passant de 237 000 en 1900 à environ 2 millions au recensement de 2000 ; en dépit de cette importante hausse, leur proportion dans la population des États-Unis reste inférieure à 1 %.
Des évolutions majeures
En conséquence de ce qui précède, dans les années 2000, la diversité démographique des États-Unis peut se ramener aux caractéristiques suivantes :
- La poursuite de flux élevés d’immigration, comme en atteste le pourcentage croissant de la population des États-Unis née à l’étranger.
- La diminution du poids relatif des Blancs non hispaniques, qui ne représente plus en 2006 que les deux tiers de la population ;
- La croissance très importante de la communauté hispanique, désormais la deuxième communauté ethnique aux États-Unis depuis qu’elle est devenue plus nombreuse que les Afro-Américains ;
- La relégation de la communauté noire au troisième rang relatif ;
- La diversification de la communauté noire, due à la montée d’une immigration récente d’Afrique subsaharienne ;
- La mondialisation des immigrations, notamment en raison des politiques conduites depuis 1965 qui diversifient les origines géographiques ; ainsi le congrès des États-Unis vote-t-il régulièrement des textes favorables à cette mondialisation ;
- Un métissage croissant de la population : la catégorie statistique nouvelle des « multiraciaux», instaurélors du recensementde2000,prend uneplace croissante.
Des perspectives résultant d’effets migratoires…
Pour l’avenir, la diversité démographique des États-Unis semble devoir s’accroître au XXIe siècle si les évolutions des années 1990 et 2000 se poursuivent. Les projections moyennes présentent une évolution à la californienne. En effet, déjà en 2006, les Blancs non hispaniques ne sont plus majoritaires dans cet État, avec 43 % de la population ; les Hispaniques dépassent le tiers, avec 36 %, et les Asiatiques représentent 13 % de la population de Californie.
Or, à l’échelle nationale, la catégorie des Blancs non hispaniques, toujours nettement majoritaire depuis l’indépendance du pays, pourrait représenter en 2050 moins de la moitié de la population du pays. La population hispanique, qui comptait 42 millions d’habitants en 2005, pourrait tripler pour atteindre 128 millions d’habitants en 20507. Cette population représenterait 60 % de la croissance démographique de lapéri°de2005-2050 etsonpoids démographique relatif doublerait, passant de 14 % en 2005 à 29%en 2050.
Figure 5 : La répartition ethnique de la population des États-Unis en 2050
De telles projections tiennent à deux facteurs : les effets des apports migratoires et ceux du mouvement naturel pour chaque communauté ethnique. Malgré la période — dont la durée reste difficile à cerner – de difficultés économiques commencée en 2008, les projections prévoient un solde migratoire positif pour les États-Unis dans la mesure où, d’une part, divers facteurs répulsifs sont susceptibles de continuer à fonctionner du côté des pays de départ et, d’autre part, l’existence des diasporas déjà installées aux États-Unis offre des possibilités de migrations réticulaires. C’est pourquoi, même dans l’hypothèse d’un taux annuel d’immigration qui stagnerait, aux États-Unis, à 4,8 pour mille habitants, soit un taux inférieur à celui de la période 1985-2005, le nombre annuel d’immigrants se situerait dans une fourchette comprise entre 1,5 et 2 millions par an, chiffre cumulant les arrivées d’immigrants légaux et le solde des migrations illégales, plutôt appelés « non autorisées » aux États-Unis.
Mais, selon les tendances observées dans les années 1990 et 2000, ces apports migratoires viennent et viendraient désormais beaucoup moins des Européens que de pays hispaniques ou asiatiques. La composition ethnique de l’immigration serait et resterait donc inverse de celle de la population déjà installée, modifiant en conséquence les proportions des différentes ethnies.
…et naturels
En outre, selon la formule que j’ai proposée, « la migration ne rend pas stérile (heureusement) ». Les immigrants ont donc dans leur nouveau pays de résidence des descendants dont le nombre influe sur l’importance de telle ou telle composante ethnique. Or, les données mettent en évidence que le mouvement naturel, c’est-à-dire l’excès des naissances sur les décès, est inégal selon les ethnies. Pour les Blancs non hispaniques, la natalité est limitée par une fécondité inférieure à la moyenne nationale8 et une composition par âge plus vieillie. En revanche, la population hispanique cumule deux avantages conduisant à l’augmentation de son poids démographique relatif dans la population des États-Unis : une fécondité supérieure à la moyenne et une population relativement jeune. La combinaison de ces deux éléments lui est si favorable que, même en l’absence de l’arrivée de nouveaux immigrants hispaniques, son pourcentage pourrait croître, donc exclusivement grâce au mouvement naturel. L’importance de ce mouvement naturel sur la croissance du pourcentage des Hispaniques s’est trouvée particulièrement mise en évidence entre 2000 et 2005, avec davantage de naissances hispaniques aux États-Unis que de nouveaux immigrants. Néanmoins, le rythme de croissance naturelle des Hispaniques devrait se ralentir au fil du temps, d’une part parce les Hispaniques nés aux États-Unis ont une fécondité inférieure à celle des Hispaniques de la première génération et, d’autre part, parce que cette population née aux États-Unis est appelée à vieillir.
Les projections discutables de la population afro-américaine
Toujours selon les projections moyennes, la population afro-américaine augmenterait seulement comme la moyenne de la population des États-Unis, parce que si sa fécondité est légèrement supérieure à la moyenne nationale, sa migration est inférieure à celles des Hispaniques ou des Asiatiques.
Mais les hypothèses migratoires concernant cette population pourraient être à revoir. D’une part, les années 1990 et 2000 ont enregistré la montée d’une immigration venue d’Afrique subsaharienne qui vient accroître cette population, phénomène bien mis en évidence pour le Sénégal9. D’autre part, il se pourrait que les origines du président Obama portent le « rêve américain » (American Dream) dans cette Afrique car Barack Obama est justement un enfant du « rêve américain » et, donc, un témoin de sa possible réalisation. Dans sa version idéalisée, le « rêve américain » signifie que toute personne vivant aux États-Unis peut, par son travail, son courage et sa détermination, réussir. Le rêve américain, c’est donc l’égalité des chances, comme valeur fondamentale, et la possibilité de pouvoir appartenir à une nation à nulle autre pareille. Et cette possibilité doit être offerte à tous les Américains, donc à tous les immigrants puisque, à l’exception des Amérindiens, tous les États-Uniens sont des immigrants ou des descendants d’immigrants. Or, puisque son père est Kenyan, Obama atteste que le rêve américain n’est pas réservé aux immigrants venus d’Europe, mais qu’il est aussi accessible aux immigrants venus d’Afrique.
En conséquence, l’élection de Barack Obama a accru la mondialisation du rêve américain au moment même où les États-Unis faisaient l’objet d’un fort rejet dans le monde. Le jour férié décrété au Kenya pour marquer la victoire de Barack Obama symbolise tout particulièrement cette mondialisation, car l’Afrique s’est trouvée galvanisée par cette élection historique. En outre, parce qu’il témoigne aussi du triomphe de la démocratie, le succès de Barack Obama offre un saisissant contraste avec nombre de dictatures ou de potentats africains, souvent plus attachés à la préservation de leur pouvoir qu’à la recherche du bien commun de leur population, comme en témoignent les multiples décisions dont le seul objet consiste à prolonger le pouvoir des mêmes.
La présidence de Barack Obama pourrait donc avoir des effets démographiques dus à la ferveur mondiale, et notamment africaine, qui s’est manifestée à l’occasion de son élection. Déjà, l’Europe n’est plus le seul continent de destination de l’émigration africaine et les flux de cette dernière vers les États-Unis ont progressé. La présidence de Barack Obama pourrait polariser encore davantage le regard porté par les Africains vers les États-Unis, une partie active d’entre eux considérant « l’eldorado européen » comme moins attirant que le « rêve américain », toujours un des principaux moteurs du courant migratoire vers les États-Unis. Dans ce cas, la stagnation du poids démographique relatif de la population afro-américaine aux États-Unis, projeté en stagnation pour 2050 (13 % de la population des États-Unis), pourrait être remise en cause.
Une hausse des Asiatiques plus migratoire que naturelle
Quant à la population asiatique, à l’horizon 2050, elle pourrait augmenter aussi rapidement que la population hispanique en chiffres relatifs, puisqu’elle triplerait, passant de 14 millions en 2005 à 41 millions en 2050. En i960, les Asiatiques n’étaient qu’une part infime de la population des Etats-Unis (0,6 %), sachant que la politique américaine des quotas (signalée ci-dessus) défavorisait alors l’immigration asiatique. Cette dernière ne décolle vraiment qu’après la révision de la politique migratoire américaine de 1965, pour atteindre 4,4 % en 2005. Dans l’avenir, la croissance de cette population tiendrait davantage à l’arrivée de futurs immigrants et à leur descendance qu’à celle des Asiatiques déjà installés, dont la fécondité est inférieure à la moyenne de celle des États-Unis.
Des Blancs non hispaniques devenant minoritaires ?
Quant aux Blancs non hispaniques, leur population croîtrait beaucoup plus lentement que les trois principaux autres groupes étudiés, en raison d’une fécondité plus basse, d’une pyramide des âges plus vieillie et d’une immigration relativement très faible. En conséquence, un changement quantitatif majeur interviendrait alors dans les années 2040, avec le passage de la proportion des Blancs non hispaniques au-dessous de la barre des 50 % de la population totale, avec 47 % en 2050, contre 67 % en 2005 et 85 % en 1960.
Or, une telle inversion de la place des Blancs non hispaniques ne peut être politiquement neutre. D’ailleurs, les études géopolitiques américaines ne cessent de scruter les résultats des élections. À celle de novembre 2008, le nombre des électeurs hispaniques atteint 10 millions, soit une hausse de 28 % par rapport aux 7,8 millions qui ont voté en 2004. Pour l’élection présidentielle 2008, 67 % de la population hispanique votent pour Obama tandis que 31% se portent sur le candidat républicain John McCain, selon les enquêtes à la sortie des urnes du Pew Hispanic Center. Ces résultats marquent une évolution par rapport à l’élection présidentielle de 2004, où seulement 50 % des votes hispaniques étaient en faveur de candidat démocrate John Kerry, contre entre 40 et 44 % pour le républicain Georges W. Bush. Autre résultat de la diversité démographique des Etats-Unis : au sein même de la communauté hispanique, la majorité des Américains d’origine hispanique vote démocrate, mais, à nouveau en 2008, la majorité des Américains d’origine cubaine vote républicain. Ainsi, 65 % d’entre eux ont voté John Mc Cain.
La présence montante d’élus n’appartenant pas à la catégorie des Blancs non hispaniques fait également l’objet d’un suivi continuel. Par exemple, en décembre 2008, la présidente du National Council La Raza, principal groupe de pression hispanique aux États-Unis, exprime sa satisfaction de la nomination par Barack Obama au poste de secrétaire au commerce du seul gouverneur (Nouveau-Mexique) américain d’origine hispanique, Bill Richardson10. Mais, le 5 janvier 2009, ce dernier doit renoncer à cette nomination en raison d’une poursuite judiciaire pour corruption. De son côté, toujours à l’automne 2008, le parti républicain se félicite de l’élection du premier représentant américain d’origine vietnamienne, Anh « Joseph » Cao, dans l’État de Louisiane. Ce cas est intéressant car le nouvel élu vient de battre le sortant démocrate William Jefferson, premier parlementaire noir à avoir été élu en Louisiane en 1990.
Ces exemples montrent que la diversité démographique des États-Unis ne peut se réduire à la seule considération des relations entre Blancs non hispaniques et autres communautés non hispaniques, mais inclut aussi celles entre ces communautés elles-mêmes, voire en leur propre sein.
Cette diversité démographique croissante du peuplement des États-Unis pose la question de la cohabitation des différentes communautés. Des Anglo-Américains s’inquiètent en particulier de la présence grandissante des Latino-Mexicains sur ce qu’ils considèrent comme « leur » sol11.
La thèse de Huntington : une reconquista démographique ?
La théorie développée par Samuel P. Huntington, professeur à Harvard et célèbre auteur du « Choc des civilisations », mort en décembre 2008, est que l’assimilation des Hispaniques aux États-Unis est en panne. Il insiste particulièrement sur la responsabilité des Mexicains dans cette « déferlante latine », qui surpasse selon lui les capacités d’assimilation des États-Unis. Dans son ouvrage Qui sommes-nous ?, il affirme que « le maintien d’un fort taux d’immigration mexicaine (…) aurait des conséquences profondes sur les Hispaniques qui seraient alors en Amérique sans être de l’Amérique »12. Comme l’immigration mexicaine se démarque selon lui par son ampleur, sa proximité, sa clandestinité, sa concentration régionale, sa persistance, et l’antériorité même de sa présence historique, son assimilation ne peut être que faible, donc insuffisante, en ce qui concerne la langue, l’éducation, la qualification professionnelle, la participation à la vie politique ou le pourcentage de mariages mixtes. Samuel P. Huntington constate aussi que l’indice de fécondité des Hispaniques est supérieur à celui des natifs, Blancs ou Noirs, ce qui ne ferait qu’aggraver les difficultés, d’où une « menace potentiellement grave pour l’intégrité culturelle, voire politique, des États-Unis »13.
Autre exemple, il constate que « José » a été le prénom le plus populaire donné aux nouveau-nés de la Californie et du Texas en 1998, devant le prénom « Michael », et déduit de ce constat que cet « indicateur semble avoir une valeur prémonitoire »14. De même, Huntington avance l’idée selon laquelle l’immigration mexicaine serait la tentative, certes inconsciente, de la reconquête des ex-terres mexicaines (Californie, Texas, Nouveau-Mexique) perdues après 1848 en faveur des États-Unis. De plus, il considère que les immigrants sont « un fardeau économique pour l’État et les gouvernements fédérés »15. Enfin, il pense que l’accession des Mexico-Américains aux classes moyennes va accélérer leur « tendance à rejeter la culture américaine ». Finalement, selon Samuel P. Huntington, les caractéristiques de la population hispanique d’origine mexicaine sont en contradiction avec les valeurs fondamentales des Pères fondateurs qui s’appuient sur les valeurs protestantes et l’éthique du travail. L’enseignant d’Harvard en conclut que seul peut exister l’american dream créé par une société anglo-protestante, alors que le rêve americano n’a pas de sens.
Les analyses de Samuel P. Huntington témoignent de l’apparition d’une certaine inquiétude parmi certaines populations anglo-américaines. Mais elles ont aussi fait vivement réagir des intellectuels mexicains. Ainsi, le célèbre écrivain Carlos Fuentes n’a-t-il pas hésité à qualifier Samuel Huntington de « raciste masqué ». Le gouverneur de l’État mexicain d’Oaxaca a évoqué quant à lui un « idéologue soi disant d’avant-garde », représentant de « la nouvelle droite raciste et xénophobe ».
Pratiques linguistiques et intégration
Le livre de Samuel P. Huntington porte aussi sur la question de la langue et, donc, du risque de perte de l’unicité linguistique anglo-américaine. Les flux migratoires continus, la relative concentration géographique des populations hispaniques, l’attachement culturel de cette communauté à sa langue d’origine et le développement des médias hispanophones défavoriseraient l’apprentissage de l’anglo-américain.
En réalité, les pratiques linguistiques des Hispaniques font l’objet d’un suivi permanent de la part de l’administration fédérale américaine, et les chiffres du recensement de l’année 2000 montrent effectivement une différenciation linguistique entre les populations hispaniques récemment immigrées et leur pays d’adoption. Seulement 21 % des Hispaniques d’origine mexicaine parlent en anglo-américain lorsqu’ils sont à leur domicile. Et ceux qui parlent l’anglo-américain moins que « très bien » représentent plus de 43 % des Latino-Mexicains, alors que la moyenne nationale n’est que de 8 %. L’espagnol est aujourd’hui la langue la plus parlée aux États-Unis après l’anglais : 11,4 % de la population le parlent à la maison16. Les détracteurs de l’acculturation rapide des Latino-Mexicains aux États-Unis trouvent dans ces chiffres des arguments pour soutenir la thèse selon laquelle l’intégration des Hispaniques est en panne.
La présence croissante des médias hispanophones encouragerait indirectement les Hispaniques à conserver leur langue maternelle, y compris en dehors de chez eux. Ainsi plus de 400 stations de radio émettent-elles en espagnol sur le territoire des États-Unis. La langue espagnole est aussi très présente dans la presse écrite, avec de multiples publications, comme le quotidien La Opinion à Los Angeles, des encarts en espagnol dans des journaux en langue anglo-américaine ou des éditions en espagnol de magazines initialement publiés en langue anglo-américaine. En outre, trois grandes chaînes de télévision diffusent leurs programmes en espagnol sur tout le territoire américain. Les médias hispaniques connaissent effectivement un succès d’audience réel et grandissant, en ciblant une population hispanique peu ou pas anglophone. Et, de façon générale, du fait de l’étendue de leur réseau, les nouveaux immigrants hispaniques ont la possibilité d’utiliser leur langue maternelle.
Cela signifie-t-il nécessairement un rejet de la langue anglo-américaine ? Rappelons d’abord que le débat linguistique n’est pas nouveau outre-Atlantique. La Constitution des États-Unis ne prévoit en effet aucune langue officielle pour le pays, ce qui n’a jamais manqué de susciter des inquiétudes et des espoirs au cours de l’histoire américaine. On se souvient en particulier que la langue allemande avait semblé menacer la culture américaine au lendemain de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, le sujet du bilinguisme au sein de la population mexicaine des États-Unis fait en effet débat. Les Hispaniques d’origine mexicaine sont cependant conscients de l’importance de la langue anglaise comme élément propice à leur ascension sociale, d’où le dilemme auquel ils sont soumis. La grande majorité d’entre eux, le plus souvent des immigrés récents (de la première ou deuxième génération), sont favorables au bilinguisme, donc à ajouter la connaissance de l’anglais à celle de leur langue maternelle. Ils considèrent en effet qu’une bonne connaissance de la langue anglaise est une condition essentielle à la mobilité socio-économique et à la participation à la vie socio-politique de leur pays d’adoption. La maîtrise de l’anglais est ainsi considérée par cette catégorie d’immigrés comme une condition sine qua non de l’existence aux États-Unis.
D’autres Hispaniques, vraisemblablement implantés aux États-Unis depuis plusieurs générations et parfaitement anglophones, souhaiteraient que la langue anglaise devienne enfin la seule langue officielle pour l’ensemble des États-Unis. Ils jugent en effet la citoyenneté américaine incompatible avec l’hispanophonie. Pour eux, la langue est le facteur essentiel de l’intégration et de l’unité de la nation. L’adoption de la loi « Anglais, langue officielle » par la moitié des États américains semblerait a priori leur donner raison. Mais ces lois propres aux États ne peuvent changer le droit national puisque la législation fédérale, prioritaire par rapport aux lois de chaque État, ne se prononce pas sur le sujet par fidélité à la Constitution.
En fait, bien qu’Huntington fulmine contre cette montée des Hispaniques, et en particulier, déplore un recul de l’anglais17 et l’arrivée de groupes inassimilables, la réalité est beaucoup plus nuancée. D’ailleurs, la Californie fait partie des 25 États qui ont adopté la loi « Anglais, langue officielle », alors que les Hispaniques y représentaient plus de 32 % de sa population en l’an 2000. Le caractère fédéral et décentralisé des États-Unis, ainsi que leur libéralisme économique et politique, permettent la multiplication d’écoles et de médias uniquement hispanophones, mais différentes enquêtes et sondages semblent démontrer que c’est un phénomène transitoire. D’abord, la deuxième génération est largement bilingue, soit qu’elle ait été scolarisée dans des écoles anglophones ou mixtes, soit que les quelques cours d’anglais dans les écoles purement hispanophones, outre le fait de vivre dans un environnement américain, aient suffi. À cela s’ajoute le fait que l’anglais est jugé nécessaire à la promotion sociale et que beaucoup de parents y veillent. De nombreux élus latinos s’opposent même à la multiplication des écoles purement hispanophones, considérant que cette facilité a peut-être comme but, et en tout cas pour effet de maintenir leurs élèves dans les couches inférieures de la société.
Par exemple, en Californie, ces élus se sont trouvés favorables au vote de la proposition 227, à l’automne 1998. Il résulte de cette dernière que l’État californien impose aux établissements scolaires des obligations linguistiques selon lesquelles les élèves ne possédant pas une connaissance suffisante de l’anglais et allant à l’école publique doivent fréquenter des établissements dispensant l’enseignement en anglais. Les enfants peuvent toutefois, à la demande expresse des parents, fréquenter une école bilingue pendant une période ne dépassant pas normalement un an, afin de compléter leur immersion en anglais. En outre, les Hispaniques, certes proportionnellement plus présents dans les États du Sud-Ouest, s’installent aussi dans d’autres États, et une part importante d’entre eux ne se trouve plus dans un environnement hispanophone.
Un autre argument d’Huntington est que le développement économique des États-Unis reposerait sur le protestantisme et l’usage de l’anglais, qui serait la « vraie langue des affaires ». En conséquence, la langue espagnole, liée à une culture catholique, serait économiquement moins favorable pour la croissance économique. La puissance américaine pâtirait donc de l’usage linguistique des Hispaniques et de leur religion dominante. Un tel argument frise le racisme linguistique et religieux et ignore les succès économiques existants dans des pays de langue espagnole et d’héritage catholique, comme l’Espagne ou le Chili. Huntington associe donc langue anglaise et protestantisme en s’appuyant sur la corrélation entre le développement économique à certains courants protestants. Cette corrélation ne vaut toutefois pas causalité, d’abord parce qu’il n’est pas possible de dissocier le rôle d’un courant religieux d’un ensemble civilisationnel et social ayant bien d’autres composantes. D’ailleurs, les Américains catholiques ou hindous semblent fort bien réussir aux États-Unis. Passer de la coïncidence locale (la mentalité religieuse particulière du noyau initial américain) à la causalité religieuse de l’efficacité économique, puis l’étendre à la pratique de l’anglais semble ainsi une double extrapolation hardie, voire une manifestation du sentiment de supériorité américain. Sentiment qui est certes souvent une force, mais conduit également à de terribles erreurs.
« Melting pot », « salad bowl » ou « browning »
La diversité croissante du peuplement des États-Unis, l’inquiétude de certains Anglo-Américains et l’incertitude relative à l’avènement d’une société qui ne serait plus unilingue18 interrogent sur l’évolution des équilibres géopolitiques internes de la société américaine. La montée des minorités ethniques avait jusqu’à présent favorisé l’émergence d’un paysage multiculturel, rendant définitivement obsolète la notion de melting-pot. Mais l’inexorable élan démographique hispanique pourrait remettre en cause ce modèle de mosaïque culturelle au profit de celui d’un métissage plus poussé, ce qui engendre crispations et crise identitaire.
Pendant longtemps, le discours a privilégié la notion de melting-pot (creuset), formulation due au titre de la pièce de théâtre d’Israël Zangwill (1864-1926). Selon cette métaphore utilisée pour désigner un phénomène d’assimilation de populations immigrées de diverses origines en une société homogène, toutes les différences initiales (de culture, de religion, …) s’effaceraient pour ne plus former qu’un seul et même ensemble. Ce terme, largement utilisé pour désigner l’intégration de millions d’immigrés d’origines diverses aux États-Unis, n’a jamais été qu’un mythe. Les idées véhiculées par l’utopie ont néanmoins laissé des traces indélébiles dans l’inconscient collectif de la société américaine, et des hommes politiques y font encore référence comme un thème obligé. Mais la diversité ethnique aux États-Unis et son évolution montrent que l’adhésion complète de tous les types d’immigrés à des valeurs et à un mode de vie anglo-saxons n’est pas possible.
Cependant, il est vrai qu’au fil du temps, les immigrés se sont intégrés à une « grande fresque américaine »19, fondant un pluralisme culturel, où chacun conserve ses spécificités tout en acceptant un universel commun, fresque parfois désignée sous le nom de Salad bowl (saladier). Cette formule veut insister sur le caractère mutuellement complémentaire des différentes communautés ethniques : la plupart des groupes ethniques des États-Unis conservent leur identité culturelle et, en même temps, s’insèrent dans la mosaïque sociale. Leur dessein n’est donc pas de s’assimiler à une norme anglo-saxonne, mais de pouvoir vivre leurs différences tout en respectant des règles communes, dont l’acceptation du drapeau, de la Constitution ou du serment d’allégeance pour être naturalisé. Contredisant le mythe d’une assimilation complète selon le fameux modèle, qui n’a jamais existé, du melting-pot, les États-Unis sont en réalité formés d’une multiplicité de communautés et de sous-communautés, chacune vivant selon son histoire et sa culture, mais tous ses citoyens adhèrent à des éléments identitaires communs conditionnant l’appartenance à une même nation. C’est donc tout le contraire du communauta-risme, situation dans laquelle les communautés veulent affirmer sur les individus qui en font partie une prééminence égale ou supérieure à celle de la Nation.
Mais ce modèle de mosaïque, désigné par l’expression Salad bowl, est peut-être aussi démenti par les faits, puisque s’exercent des influences réciproques entre les cultures des différents groupes humains des États-Unis. Le processus d’intégration ne provient pas seulement de l’acceptation d’un universel commun, mais aussi par des interpénétrations entre des éléments culturels originellement propres à une seule communauté. Autrement dit, entre la complète assimilation que symbolise l’expression meltingpot et le pluriculturalisme exprimé par l’expression Salad bowl, d’autres évolutions sont en cours selon lesquelles se construisent des combinaisons ou des synthèses culturelles dépassant certaines différences, synthèses désignées sous le nom de browning (brunissement). Certains illustrent ces évolutions par l’importance grandissante du métissage aux États-Unis, et les projections du Bureau du recensement américain estiment que 21 % de la population américaine en 2050 seront métissés au delà de toute « traçabilité ». La création citée ci-dessus, lors du recensement de 2000, d’une nouvelle catégorie « multiraciale », liée à la possibilité de se déclarer dans plusieurs catégories ethniques, semble d’ailleurs corroborer cette tendance. En somme, la notion de browning avance l’idée que les États-Unis ne seront bientôt plus un pays de Blancs, d’Hispaniques ou d’Afro-Américains, mais de métis. Cette montée du métissage entraîne des crispations parmi ceux qui craignent la dissolution progressive de l’identité nationale. Mais les États-Unis restent pluriels, car il s’agit non d’un métissage généralisé, mais de métissages ne concernant qu’une partie de la population.
Quant à l’Histoire, elle enseigne que les États-Unis ont largement su combiner citoyenneté et appartenance ethnique. Dans le passé, de nombreux immigrants, longtemps considérés comme inassimilables (Allemands, Irlandais, Slaves et Italiens) se sont parfaitement intégrés. L’identité des États-Unis se fonde en effet sur l’expression d’une « double allégeance » qui permet à chaque individu d’adhérer à la Nation et à ses symboles tout en conservant des éléments culturels et des traditions propres forts variés, comme l’ont montré et le montrent les différences entre les puritains de la Nouvelle-Angleterre, les tolérants de Pennsylvanie, les Mennonites ou les Catholiques irlandais20.
Des processus d’intégration pourraient donc continuer à fonctionner. Les transformations ethniques induites par la diversification démographique ne sont pas nécessairement de nature à remettre en cause l’identité et la culture américaines, mais tout au plus à la faire évoluer, ce qui montrerait une fois encore la formidable capacité d’intégration des États-Unis, qui ont forgé leur histoire et leur puissance sur cette qualité.
Les États-Unis, un « État-monde »
Même si la crise économique entamée en 2008 ralentit le phénomène sur son versant migratoire, la diversification démographique des États-Unis, et notamment la montée démographique des Hispaniques, est sans aucun doute un phénomène qui va s’inscrire dans la durée, pour des raisons liées à l’importance des nouvelles logiques migratoires d’une part, à la jeunesse importante et la natalité élevée que ses flux engendrent d’autre part. En effet, l’attrait économique des États-Unis, combiné avec certaines politiques latino-américaines entretenant, par des effets répulsifs, la volonté d’émigration, pérennisent les immigrations légale et clandestine vers un pays où le « rêve américain » fait toujours des émules. Le résultat, d’ailleurs voulu par la politique migratoire des États-Unis, est que ceux-ci sont, avec une intensité qui s’accroît, un « État-monde », c’est-à-dire un État composé d’individus originaires de tous les continents et sous-continents et des cultures les plus diverses de la planète, mais réunis par un mode institutionnel commun fondé sur le fédéralisme et la subsidiarité, État croyant à une « destinée manifeste »18, c’est-à-dire à la supériorité de son système de valeurs et de gouvernement, celui-ci méritant d’être diffusé à travers le monde.
La question principale de la géopolitique interne des États-Unis consiste donc à se demander si la diversité démographique menace l’identité américaine, au cas où les individus considéreraient leur appartenance à tel ou tel groupe humain ou diasporique comme plus essentielle que l’appartenance à la nation. Dans cette hypothèse, l’absence d’adhésion à des valeurs nationales communes pourrait conduire à des conflits pouvant aller jusqu’à l’éclatement sinon de la nation américaine, du moins de tel ou tel de ses territoires. En revanche, si le sentiment d’appartenance à une nation commune protégeant le droit de vivre des caractéristiques culturelles différenciées prédomine, l’unité nationale l’emportera également. Même si les États-Unis traversent demain d’inévitables tensions sociales et communautaires, ce scénario peut être considéré comme le plus probable, dans la mesure où le caractère fédéral des États-Unis donne de fortes marges de liberté aux échelles infrana-tionales. L’élection d’Obama plaide aussi dans ce sens, puisque, contrairement à certaines craintes avancées, après que les États-Unis se soient logiquement divisés pendant la campagne électorale, la légitimité du nouveau président a été aussitôt reconnue.
1. Pour connaître les principales origines géographiques des habitants des États-Unis, cf. Dumont, Gérard-François, « Barack Obama et le « rêve » américain », Population & Avenir, n° 691, janvier-février 2009, www.population-demographie.org
2. Chalard, Laurent, Dumont, Gérard-François, « États-Unis : la montée des Hispaniques », Population & Avenir, n° 678, mai-juin 2006. 3. Kante, Seydou, « Les Sénégalais émigrent aussi vers les États-Unis », Population & Avenir, n° 689, septembre-octobre 2008, www.population-demographie.org. |
Notes
- Sur la différence géopolitique entre « groupe humain » et « groupe diasporique », cf. Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
- Dumont, Gérard-François, Les migrations internationales, Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Éditions Sedes, 1995.
- Dumont, Gérard-François, « Un nouvel acteur géopolitique : la diaspora indienne », Géostratégiques, n° 19, avril 2008,http://www.strategicsinternational.com/19_03.pdf
- Jeffrey S. Passel and D’Vera Cohn, S. Population Projections: 2005—2050, Pew Research
Center February 11, 2008.
- Mais nettement supérieure à celle de l’Union européenne. Cf. Lambert, Denis-Clair, « L’exception américaine : sa vitalité démographique », Population & Avenir, n° 687, mars-avril 2008.
- Kante, Seydou, « Les Sénégalais émigrent aussi vers les États-Unis », Population & Avenir, n° 689, septembre-octobre 2008, cit.
- Le Monde, 5 décembre 2008.
- Caroff, David, « La montée démographique des Hispaniques d’origine mexicaine aux États-Unis », Collège Interarmées de Défense, mémoire sous la direction du recteur Gérard-François Dumont, mars 2007.
- Huntington, Samuel P., cit., p. 240.
- Musset, Alain (dir.), Géopolitique des Amériques, Paris, Nathan, 2006, p 269.
- Douzet, Frédéric, « Le cauchemar hispanique de Samuel Huntington », Hérodote, n° 115, 4e trimestre 2004.
- Rappelons qu’une différence fondamentale entre l’Union européenne et les États-Unis tient à la diversité linguistique : si les États-Unis ne connaissent essentiellement qu’une seule langue pour un territoire immense, l’Europe en compte plusieurs dizaines. Cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Éditions Economica, 1999.
- Vagnoux, Isabelle, Les hispaniques aux Etats-Unis, Paris, PUF, 2000, p. 121.
- Rappelons que l’importance de l’événement qu’a été l’élection de John F. Kennedy en 1960 était aussi dû au fait que le président élu était le premier de confession catholique, ce qui paraissait auparavant inimaginable.
- Rappelons qu’une différence fondamentale entre l’Union européenne et les États-Unis tient à la diversité linguistique : si les États-Unis ne connaissent essentiellement qu’une seule langue pour un territoire immense, l’Europe en compte plusieurs dizaines. Cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Éditions Economica,
1999.
- Vagnoux, Isabelle, Les hispaniques aux Etats-Unis, Paris, PUF, 2000, p. 121.
- Rappelons que l’importance de l’événement qu’a été l’élection de John F. Kennedy en 1960 était aussi dû au fait que le président élu était le premier de confession catholique, ce qui paraissait auparavant inimaginable.
- Dans les années 1845, l’auteur de la formule, le publiciste John O’Sullivan, directeur de la Democratic Review, en formule ainsi les implications : « Notre Destinée Manifeste [consiste] à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année ». Cf. Nouailhat, Yves-Henri, Les États-Unis et le monde, de 1898 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2003, p. 23.