Impact et efficacité des sanctions

L’Ambassadeur Jean-Pierre Vettovaglia

3eme trimestre 2013

Cette contribution est essentiellement consacrée à l’étude de l’impact et de l’efficacité des sanc­tions en général et dans le domaine de la prolifération nucléaire en particulier. Ces considérations s’inspirent des travaux récents du «Targeted Sanctions Consortium» mis au point sous la direction du professeur Thomas Biersteker du Geneva Institute. Le but est de démontrer la relative ineffi­cacité des sanctions, également en matière de non-prolifération, même si le TNP reste l’un des traités internationaux les plus respectés qui soit dans le domaine du droit international public.

Il faut souligner le fait que les preneurs de sanctions se soucient assez peu de leur impact et de leur efficacité. L’addition de sanctions onusiennes et d’autres unilatérales et multilatérales rend l’en­semble peu lisible et de moins en moins légitime pour ne rien dire de sa légalité. Ceci n’empêche pas les protestations de bonne foi qui masquent les véritables conséquences socio-économiques et politiques de sanctions que l’on voudrait dorénavant exclusivement ciblées. Les objectifs de non-prolifération en cachent d’autres plus prosaïques. Il est probable que l’évolution du système onusien et le passage à un monde redevenu multipolaire rendent de plus en plus difficile l’appli­cation de sanctions coercitives multilatérales dans le domaine de la non-prolifération. De même, l’interprétation que font les puissances occidentales des articles III et IV du TNP dans le cas de l’Iran risque de devenir plus difficile à soutenir à l’avenir.

This contribution is essentially focused on the analysis of the impact and ejficiency of sanctions in général and in the field of nuclear proliferation in particular. These arguments have been inspired by the recent works of the « Targeted Sanctions Consortium »established under the supervision of Professor Thomas Biersteker from Geneva Institute. The attempt is to prove the relative inefficiency of sanctions including in terms of non-proliferation even if the Non-proliferation Treaty (NPT) remains one of the most respected treaties in the field of public international law.

We have to highlight the fact that sanctioned parties are less concerned with their impact and ejficiency. Adding UNs sanctions to unilateral and multilateral ones turns it into an opaque whole that is less and less legitimate, not to say anything related to legalgrounds. This does not stop good faith protests that hide the real social, economic andpolitical objectives of sanctions that should be entirely targeted from now on. The non-proliferation objectives hide others that are more mundane. It is likely that the evolution of the UN system and the transition to a multipolar world once again make more difficult the enforcement of multilateral coercive sanctions in the field of non-proliferation. Likewise, the inter­pretation that the Western Powers give to articles III and IV of the NPT in the case of Iran may become more difficult to handle in the future.

tants régimes de sanctions ciblées onusiennes sur un total de 21 pays sous régime de sanctions imposées par les Nations Unies depuis 1991[2].

Nous allons brièvement examiner l’impact des sanctions en général (1) et en ce qui concerne l’Iran en particulier (2) et ensuite porter un jugement sur leur efficacité en général (3) et en ce qui concerne l’Iran en particulier (4) avant d’ana­lyser le problème de l’efficacité des sanctions à l’égard de l’Iran sous l’angle de leur légitimité (5).

  1. L’impact des sanctions en général

Le Conseil de sécurité des Nations Unies a imposé des sanctions en réponse à une grande variété de menaces différentes à la paix et à la sécurité internationales depuis son renouveau en tant qu’organisation de sécurité collective active durant les vingt dernières années. De grandes organisations régionales comme l’Union européenne et l’Union africaine se sont également tournées de plus en plus vers le recours aux sanctions afin de renforcer leurs objectifs politiques.

Le recours à des sanctions exclusivement ciblées s’est accéléré pendant les années 90 au vu des coûts humanitaires inacceptablement élevés associés aux conséquences des sanctions globales imposées à l’Irak. Suite à cela, les Nations Unies n’ont plus imposé de sanctions globales depuis 1994. Quasiment toutes les sanctions mises en place aujourd’hui sont donc des sanctions ciblées, à la notoire exception de celles imposées à l’Iran qui ressemblent furieusement à des sanctions globales. Les sanc­tions de l’ONU ajoutées à d’autres sanctions unilatérales et multilatérales à l’égard de l’Iran constituent effectivement quasiment des sanctions globales, celles-mêmes que l’on s’était pourtant juré de ne jamais reproduire après l’Irak.

Les sanctions ciblées sont soi-disant délibérément conçues pour différer des sanctions globales. En concentrant les effets sur des dirigeants, sur des faiseurs d’opinion et leurs principaux soutiens, plutôt que sur la population en général, ou en ciblant un seul secteur plutôt que l’économie toute entière, les sanctions ciblées peuvent en théorie amenuiser l’impact humanitaire négatif sur une popula­tion civile innocente. Elles sont davantage adaptables que des sanctions globales et peuvent être calibrées de manière à influencer une cible avec une différente logique par rapport aux sanctions globales.

Mais le problème est que les sanctions sont rarement, voire jamais, imposées isolément. Aux sanctions onusiennes s’ajoutent en effet souvent des sanctions unila­térales américaines et d’autres (France, Allemagne, Royaume-Uni, etc), voire régio­nales comme celles de l’Union européenne, ce qui complique encore davantage l’évaluation de leur impact dès le départ. Les sanctions onusiennes restent ciblées, sauf en Libye depuis 2011, mais des sanctions plus extensives unilatérales et régio­nales entraînent la confusion, compliquent les choses et affaiblissent les sanctions de l’ONU. La coordination des sanctions reste un problème très important pour en mesurer l’impact, ce qui diminue d’ailleurs l’efficacité des sanctions. Le TSC a en effet pu établir toute l’importance de leur séquençage et de leur « timing ».

Les travaux démontrent que des conséquences inattendues et des impacts dis­proportionnés sont un vrai « remède » contre les sanctions. Les sanctions ciblées ne sont certes pas supposées entraîner le même degré d’impact imprévu que les sanc­tions globales. Mais lorsque l’on décide de sanctions, quelles qu’elles soient, il vau­drait mieux penser à leurs conséquences possibles. Les résultats préliminaires sont à cet égard attristants puisqu’il semble bien que ce ne soit pas le cas aux Nations Unies où ceux qui les proposent et ceux qui les votent ne sont pas en mesure de mesurer l’impact de leur décision, n’en ont pas conscience ou ne veulent pas en savoir plus. Leur rationalité n’est qu’apparence et les lacunes de l’analyse des censeurs étatiques et des fonctionnaires intergouvernementaux assez manifestes.

Alors que les sanctions ciblées sont censées minimiser les conséquences indé­sirables (impact) sur des populations civiles innocentes, elles varient dans le degré de discrimination entre les cibles et la population civile en général. Les sanctions ciblées à l’encontre d’un petit nombre d’individus ou sociétés sont les sanctions les plus discfiminantes dans cette catégorie. Des sanctions sectorielles ou concernant des matières premières tendent à être moins ciblées que des sanctions individuelles puisque presque tous les secteurs économiques sont reliés à d’autres secteurs de l’économie. Des sanctions sectorielles dirigées contre des activités économiques principales telles les importations de pétrole ou le secteur financier tendent à être les moins discriminantes puisqu’elles concernent des secteurs qui touchent direc­tement ou indirectement toute une population. Techniquement, elles ne sont pas des sanctions globales mais de par leur manque de discrimination sur les membres d’une population, elles commencent à ressembler à des sanctions globales par d’im­portants aspects

Même si elles sont entreprises de manière à concentrer le prix à payer ou les conséquences sur un petit segment de la population, comme n’importe quel autre instrument politique, elles développent inévitablement des aspects imprévus qui peuvent rendre le gain politique attendu inférieur aux conséquences non-antici­pées. Les sanctions sont une norme d’interdiction. En tant que telles, elles créent de puissants encouragements vers leur évasion. La culture de criminalité associée avec l’évasion des sanctions peut laisser des stigmates de corruption longtemps après la levée des sanctions. Il est vital que les praticiens des sanctions prennent en compte ces conséquences lorsqu’ils débattent ou décident de telles mesures.

Parmi les principales conséquences involontaires identifiées par les recherches du TSC sur les importantes sanctions ciblées prises par les Nations Unies, les plus fréquemment observées ont été un accroissement de la corruption et de la crimi­nalité (patent dans 62 % des épisodes de sanctions). Le renforcement de la règle autoritaire au sein de la cible peut être souvent mis en évidence (53 % des cas). La diversion de ressources prises au secteur du développement en faveur de celui de la sécurité a été également une autre conséquence involontaire communément répandue des sanctions ciblées onusiennes (41 % des cas). Bien que le choix des sanctions ciblées plutôt que globales a été conçu pour réduire les conséquences humanitaires négatives des sanctions, ces dernières ont pu être observées dans 39 % des épisodes. Aussi, il faut se rendre compte que parmi les risques associés avec l’imposition des sanctions, il y a la baisse de légitimité et d’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies, mis en évidence dans presque un tiers des cas (31 %).

À noter, toujours selon le TSC, que les différentes expériences faites en matière de sanctions ne reproduisent pas les mêmes résultats. Chaque régime est unique et complexe. D’autant qu’elles sont toujours appliquées avec d’autres mesures et jamais appliquées en isolation. Elles devraient donc être évaluées et intégrées dans une approche globale, ce qui n’est pas facile et jamais fait.

  1. L’impact des sanctions à l’égard de l’Iran

Les sanctions prises dans les domaines pétrolier et financier à l’égard de l’Iran depuis 2012 par l’Union européenne, considérées en conjonction avec les sanctions américaines unilatérales et préexistantes sans oublier les sanctions onusiennes se montrent de plus en plus globales dans leur portée, comme déjà indiqué plus haut.

L’impact des sanctions à l’encontre de l’Iran s’inscrit parfaitement dans les résul­tats annoncés par le TSC et brièvement décrit ci-dessus, surtout après la résolution 1929 du Conseil de sécurité et les nouvelles sanctions unilatérales aditionnelles des États-Unis, des membres de l’Union européenne et du Japon, de la Corée du Sud et de l’Australie et le décret d’Obama du 31 décembre 2011 contre les institutions fiancières faisant des affaires avec les institutions bancaires de l’État iranien :

  • Renforcement de l’autoritarisme du régime et ralliement des populations (na­tionalisme iranien).
  • Accroissement de la corruption et de la criminalité.
  • Diversion des ressources du développement vers la sécurité.
  • Conséquences humanitaires particulièrement dans le domaine de la santé.
  • Détérioration considérable du taux de change. Dès début 2012, la monnaie iranienne perdait 60 % de sa valeur. De 1500 tomans pour le dollar, on est passé à 3800… ce jour sur le marché des devises.
  • Graves problèmes économiques pour de nombreuses entreprises et individus. Beaucoup de sociétés interntionales ont dû s’abstenir de faire des affaires avec l’Iran. Les investisseurs étrangers se sont fait de plus en plus rares, particulièrement dans le secteur énergétique, rendant très difficile la modernisation des installations pétro­lières iraniennes le développement de nouveaux gisements pétroliers et gaziers. Des commerçants ont fait la grève pour protester contre l’imposition d’une taxe sur la valeur ajoutée sur certains produits. Les prix à la consommation ont considérable­ment augmenté. Des subsides ont été supprimés concernant par exemple l’essence. Cependant l’Iran possède d’importantes réserves de change, sa dette extérieure est faible et le pays est autosuffisant pour son alimentation.
  • Culture du détournement des sanctions. Les résultats des travaux mettent en avant l’importance des moyens d’échapper aux sanctions ou de les détourner. Parmi les mesures évasives citées, l’on peut dénombrer : le détournement du trafic commercial par des pays tiers et des sociétés écran (en fait le commerce de l’Iran s’est transféré de l’Europe vers l’Asie), le recours à des entreprises sur le marché noir, l’utilisation de refuges sûrs, des sources d’approvisionnement alternatives, le recours à des navires sous d’autres pavillons ou à l’origine déguisée, la constitution de stocks, la diversification des fonds et investissements, le recours à des appuis familiaux.
  • Perte de légitimité de l’ONU. El Baradei souligne lui-même que l’usage que les États-Unis ont fait des sanctions du Conseil de sécurité comme outil voué à servir leur agenda politique concernant l’Iran a endommagé la crédibilité de cette institution. Selon El Baradei[3], en plus d’être contreproductive, la résolution 1929 représentait « a misuse of the Council’s authority under Chapter VII of the UN Charta. Such misuse of international institutions delegitimizes them in the eyes of not only Iran but also other developing countries ». Preuve en est toutes les résolutions récurrentes de l’Assemblée générale qui portent sur les mesures écono­miques utilisées pour exercer une pression politique et économique sur les pays en développement[4] considérées comme des violations flagrantes des principes du droit international énoncés dans la Charte.

– Accélération de la recherche en matière d’enrichissement de l’uranium et ac­quisition précipitée d’une telle capacité.

La ligne dure du régime a parlé des sanctions comme d’une plaisanterie et même d’un cadeau de Dieu permettant à l’Iran de développer ses propres technolo­gies. Ahmadinejad a toujours cru (ou fait semblant) que les sanctions renforçaient l’autarcie économique de l’Iran, servait l’intérêt national et n’avait pas d’impact sur l’économie et la vie des gens, alors que les universités accomplissaient de grands progrès scientifiques, traitant lesdites sanctions de « used handkerchief that should be thrown into the dustbin ». Ali Akbar Hashemi Rafsandjani a dit par contre publiquement et plus sérieusement que jamais l’Iran n’avait eu à faire face à autant de sanctions et que l’économie iranienne était sévèrement touchée.

  1. L’efficacité des sanctions

Selon le TSC, l’effectivité des sanctions ne dépasse pas 31 % des cas d’appli­cation, toutes catégories de sanctions confondues. Les efforts visant à imposer ou modifier un comportement par la contrainte de sanctions sont les moins efficaces avec un taux de succès de 13 % seulement. Ceux visant à prévenir une cible de ne pas s’engager dans une activité interdite sont trois fois plus efficaces (42 %), comme ceux simplement destinés à stigmatiser la violation d’une norme internationale

(43 %).

Ceci est capital, bien entendu. Les sanctions les plus sévères se révèlent les moins efficaces. Et les sanctions visant plus simplement à avertir ou admonester un pays sont trois fois plus efficaces mais leur succès n’atteint pas le 50 % des cas. Les résul­tats préliminaires du TSC nous apprennent que les embargos sur les armes sont les moins efficaces de toutes les sanctions lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de sanctions portant sur des matières premières. Les sanctions sur le commerce des diamants, par contre, se montrées efficaces.

À la lecture de ces résultats préliminaires, ce qui importe de savoir est ceci :

Les sanctions ciblées les plus discriminantes (interdiction de voyager, gel des avoirs) ou les sanctions diplomatiques, les embargos sur les armes (qui affaiblissent marginalement la police et les services de sécurité) ou sur les biens liés à la proliféra­tion nucléaire, n’ont qu’une efficacité bien discrète et sont souvent inutiles.

Les sanctions concernant les matières premières, hors pétrole, comme le dia­mant, le bois ou le cacao tendent déjà à affecter les régions concernées de façon disproportionnée et touchent des pans entiers de l’industrie.

Les sanctions affectant des secteurs cruciaux de l’économie comme le pétrole ou le secteur financier (secteur bancaire, banque centrale, trafic de paiement) touchent de larges secteurs de la population civile et reproduisent les mêmes conséquences tragiques que celles constatées en Irak. Elles ne sont plus du tout discriminantes.

  1. L’efficacité des sanctions à l’égard de l’Iran

Une tendance générale vers la « re-globalisation » des sanctions a pu être ob­servée même parmi certaines sanctions ciblées récentes imposées par les Nations Unies, en particulier les sanctions contre la Libye en 2011.

Les premières sanctions onusiennes datent de février 2006. Les premières sanc­tions américaines de 1979. Quelle a été en effet à ce jour l’efficacité des sanctions en Iran ? Autant le dire tout de suite, elles n’ont servi à rien.

L’Iran n’a pas infléchi ses positions et est aujourd’hui à même d’assurer en toute indépendance son approvisionnement en uranium enrichi à 20 %. L’Iran veut ses droits selon le TNP. Le TNP reconnaît le droit de chaque État partie de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. L’Occident a voulu empêcher l’Iran de développer plus avant l’ensemble de ses activités nucléaires. Dès le 30 janvier 2006, l’ONU et les 5+1 demandent à l’AIEA de soumettre le cas de l’Iran au Conseil de Sécurité et les ministres de l’Union européenne demandent à l’Iran « to fully suspend enrichment and related activities such as research and development » en violation complète du TNP et du statut de l’AIEA.   L’échec des sanctions est donc total.

Le régime des Mollahs a su utiliser les sanctions pour provoquer indubitable­ment un effet de ralliement au sein de la population autour des droits de l’Iran à maîtriser le cycle complet du combustible nucléaire. Les sanctions ont au contraire renforcé le régime dans ses efforts de lutte contre l’ingérence étrangère. Le pouvoir a renforcé ses structures en captant des ressources issues d’une économie de plus en plus mafieuse que les sanctions encouragent. Ces différents éléments concourent à renforcer la stature et les moyens des dirigeants iraniens dont le pouvoir en terme de contrôle social est grandi en raison même des sanctions. El Baradei le dit dans ses Mémoires : « From what we repeatedly observed, a policy of isolation and sanctions only served to stimulate a country’s sense of national pride ; in the worst case, it could make the targeted country’s nuclear project a matter of national priority »[5]. En résumé, les sanctions ont radicalisé le régime et accéléré la mise au point des centrifugeuses.

L’Iran partage 8000 km de frontières terrestres et maritimes avec 15 pays. Comment voulez-vous que des sanctions fonctionnent vraiment. Elles atteignent fortement l’Iran et sa structure socio-économique, elles lui causent de nombreux préjudices, mais elles ne seront jamais déterminantes.

  1. Le problème de l’efficacité des sanctions en Iran sous l’angle de leur légitimité

Forcer l’Iran à faire des compromis en utilisant des sanctions, des pressions et des menaces n’a servi et ne servira à rien, comme on vient de le voir. Devant les menaces du P5+1, l’Iran a répondu en accélérant son programme d’enrichissement afin d’atteindre un point de non retour. La dissuasion, les sanctions et les embargos n’ont pas entraîné un changement d’attitude. L’espionnage, les assassinats, la cyber-guerre et les sabotages non plus. La démonstration est éclatante : l’imposition de sanctions est inefficace.

Les Iraniens ne céderont jamais devant des sanctions d’autant qu’ils les consi­dèrent comme parfaitement illégitimes. Pourquoi est-ce que la légitimité est impor­tante ? Parce que la façon dont l’Occident se comporte moralement a un impact sur la façon dont est perçu son leadership. Or l’Occident a essayé de nier à l’Iran son droit garanti par le TNP d’enrichir son uranium. C’est une erreur énorme. Les sanctions sont donc illégitimes en premier lieu de par le non respect de leurs droits de membre du TNP, selon les Iraniens.

Illégitimes aussi pour eux parce que parfaitement hypocrites en matière d’atti­tude à l’égard des armes de destruction massive du Pakistan, de l’Inde et d’Israël qui sont des amis des USA et d’autres cas de non-respect des garanties (quasiment passés sous silence) par la Corée du Sud et l’Egypte dans le cadre des accords avec l’AIEA (expériences nucléaires non déclarées), deux autres pays amis des USA.

Illégitimes de par le transfert du dossier au Conseil de sécurité. Illégitimes de par le recours au Chapitre VII de la Charte. Illégitimes donc dans l’interprétation du danger pour la paix mondiale que l’Iran représenterait.[6]

Illégitimes comme le sont les positions du P5 + 1 puisqu’il exige que l’Iran plie avant même de vouloir négocier.

Illégitimes parce que représentant en fait la volonté des États-Unis de forcer un changement de régime en Iran. Les sanctions, pour l’Iran, c’est une caractéristique majeure de l’après 1979. Après 1989/91, le nombre de sanctions multilatérales onusiennes augmente tout comme leur potentiel létal. La montée en force alors des sanctions a représenté un des nouveaux paramètres post-bipolaires de la maîtrise des conflits… par l’Amérique et ceux qui la suivent. Dans une perspective politique iranienne, les sanctions représentent la loi du plus fort. C’est une éthique de l’iné­galité. Les sanctions constituent en effet des mesures punitives qui se définissent dans un contexte de profonde inégalité entre le censeur et la cible. « Elles sont dis­criminatoires envers les plus faibles », disait Madame Sadako Ogata depuis le HCR. « Dieu a créé les États-Unis d’Amérique pour dominer le monde » disait le candidat Romney, pendant la campagne 2012. Voilà qui est difficilement acceptable pour Téhéran, tout autant que l’ « axe du mal » cher à Georges Bush junior.

Illégitimes parce que l’Iran, conformément au TNP, s’est engagé à ne pas accepter le transfert d’armes nucléaires et à ne pas en fabriquer. Les produits fissiles fabriqués ou utilisés dans les installations nucléaires de l’Iran doivent servir uniquement à des fins pacifiques. Un système de garanties de non prolifération est géré par l’AIEA et son Statut. Et ceci n’a jamais pu être démenti. Le Guide religieux en personne, l’Imam Khomeiny, avait interdit l’usage d’armes de destruction massive par une fatwa de 1995 déjà. En février 2011, Khamenei répétait que « We are not seeking nuclear weapons because the Islamic Republic of Iran considers possession of nuclear weapons a sin.and believes that holding such weapons is useless, costly, harmful and dangerous ».[7] Une fatwa est une affaire sérieuse en Iran.

Nous notons avec plaisir que l’Ambassadeur Nicoullaud dans le Los Angeles Times du 9 juillet 2011 partage cet avis : « it is true that the IAEA has never uncov-ered in Iran any attempted diversion of nuclear material to military use ». Enrichir de l’uranium ne constitue pas en soi une menace pour la paix internationale, conti-nue-t-il avec plusieurs de ses collègues ambassadeurs en Iran. Tout comme une majorité d’experts, nous partageons l’avis que l’objectif des Iraniens est d’être un état du seuil, à savoir être en mesure de construire une bombe mais de s’en abstenir pour l’instant. Rien n’interdit cette ambition dans le TNP ou le droit international. D’autre pays l’ont fait ou sont sur le point de le faire sans vouloir acquérir une arme nucléaire et sans être totalement diabolisés.[8]

Illégitimes parce qu’ils estiment que la politique poursuivie par les États-Unis et leurs alliés n’a que peu à voir avec la réalité du nucléaire et que l’objectif poursuivi, au-delà d’un changement de régime en Iran, vise en fait à rassembler la commu­nauté internationale contre l’Iran et constitue un moyen de faire cesser le soutien militaire au Hezbollah, au Hamas et autre FPLP-commandement militaire. À cet effet, les discussions de l’Iran avec les 5+1 sont inutiles, artificielles, en bref de la poudre aux yeux. La réalité, pour les Iraniens, est le soutien indéfectible des USA à Israël, détentrice d’armes de destruction massive, et les efforts faits pour priver le monde musulman de l’accès à toutes nouvelles technologies dans les domaines biologique, chimique et nucléaire.

Les droits inaliénables de l’Iran de développer en toute indépendance son droit à l’énergie nucléaire pacifique ne seront jamais abandonnés au « foreign bullying » des Occidentaux. C’est la ligne rouge.

 

Conclusion

En fait les États-Unis ne savent pas comment changer la relation improductive qu’ils entretiennent avc l’Iran depuis 30 ans, dit John Limbert, US deputy assistant Secretary of State for Iran 2009-2010. Mais y tiennent-ils tellement ? En attendant l’on peut conclure sur un constat d’échec complet d’une politique de sanctions mul­tilatérales et unilatérales et de pressions politiques pour un changement de régime.

Comment ne pas citer l’ancien ambassadeur américain James Dobbins[9] qui constate qu’historiquement les sanctions n’ont que très rarement contraint les régimes cibles à modifier leur comportement. Les sanctions n’ont pas contraint l’URSS de se retirer d’Afghanistan, ni le Pakistan d’arrêter sa course vers la bombe nucléaire, ni Saddam Hussain de quitter le Kuwait, ni Slobodan Milosevic de stop­per son entreprise de nettoyage ethnique du Kosovo, ni les Talibans d’expulser Ben Laden. Pour réussir, il a fallu au-delà des sévères sanctions imposées, une interven­tion militaire ou une violente et forte résistance intérieure ou les deux.Les deux options ne sont pas réalistes en ce qui concerne l’Iran.

Malgré les échecs récurrents jusqu’à ce jour, il serait grand temps d’engager de véritables négociations sur la globalité des relations de l’Occident avec l’Iran et sur la place d’un Israël nucléarisé au Moyen-Orient. C’est essentiel dans l’intérêt même des pays occidentaux, essentiel pour la crédibilité de la diplomatie multilatérale et sa capacité à assurer la non-prolifération tout en protégeant les droits des nations et leur souveraineté dans le plein respect du droit international. Les espoirs d’un chan­gement de régime en Iran restent désespérément minces. L’Occident est largement ignorant des soucis et points de vue de l’Iran. L’Iran a sous-estimé la volonté des Occidentaux de référer le problème au Conseil de Sécurité. En fin de compte, tout le monde le sait, la solution sera l’enrichissement à 20% pour les Iraniens contre la formule « no nuclear weapons » et « no short-notice nuclear weapons breakout capability ».

Mais le reconnaître à Washington serait déplaire à l’AIPAC (American-Israel Public Affairs Committee), aux Chrétiens évangéliques, aux idéologues néo-conser­vateurs, au complexe militaro-industriel, et à tous les Américains qui n’ont pas oublié la crise des otages et qui craignent ou haïssent les Musulmans…

 

Bibliographie

Robert Baer, Iran, L’Irrésistible Ascension, JC Lattès, Paris, 2008, 382 p. Thérèse Delpech, L’Iran, la Bombe et la Démission des Nations, CERI-Autrement, 2006 Mohamed El Baradei, The Age of Deception, New York, Metropolitan Books, 2011, p. 113. Dore Gold, The Rise of Nuclear Iran, How Tehran defies the West, Regnery,Washington, 2009, 390 p.

François Heisbourg, Iran, le choix des armes, Stock, 2007

Vincent Hugeux, Iran, LÉtatd’Alerte, L’Express, Paris, 2010, 399 p.

Seyed Hossein Mousavian, The Iranian Nuclear Crisis, A Memoir, Carnegie Endowment for International Peace, Washington, 2012, 598 p.

[1]L’Ambassadeur Vettovaglia a été Représentant résident de la Suisse auprès de l’AIEA(1988-1994), Président du Groupe de travail sur le financement des garanties de non-prolifération (1991-1993) et chef de délégation à la Conférence de révision du NPT de 1995. En poste à New-York, Genève, Vienne et Paris (2000-2007).Trois ouvrages sur les conflits ont été publié sous sa direction chez Bruylant, Bruxelles, dont un dernier à paraître sur « les Déterminants des crises et nouvelles formes de prévention » (septembre 2013).

L’ÉTUDE DE L’iMPACT ET DE L’EFFICACITÉ DES SANCTIONS ne fait pas par­tie des préoccupations prioritaires habituelles des preneurs de sanctions ni, jusqu’il y a peu, des préoccupations académiques. Les Nations Unies n’ont en effet pas l’habitude de procéder à des études d’impact de leurs propres décisions. Et les États-Unis d’Amérique encore moins. Depuis la fin de la Guerre froide, l’ONU a vingt ans d’expériences avec les sanctions mais aucune étude majeure n’a été consacrée à ce jour à leur impact et à leur efficacité. Alors que la littérature anglo-saxonne sur les sanctions est littéralement pléthorique, bien peu d’auteurs se sont aventurés à en mesurer le succès.

Cette situation de fait vient de changer grâce aux travaux en cours sur les sanc­tions ciblées onusiennes du « Targeted Sanctions Consortium (TSC) » de la Brown University, un groupe de plus de 50 chercheurs et praticiens dirigé par le professeur Thomas Bierstecker du « Geneva Institute » impliqué pour la première fois dans une analyse comparative systématique de l’impact et de l’efficacité des sanctions ciblées onusiennes. Le « TSC » a examiné jusqu’ici dans le détail 16 des plus impor-

[2]Voir « Targeted Sanctions Consortium », Evaluating the Impact and Effectiveness of UN Targeted Sanctions, communiqué de juillet 2012 et surtout « Designing United Nations Targeted Sanctions, Initial Findings of the Targeted Sanctions Consortium, Evaluating impacts and effectiveness of UN targeted sanctions », août 2012, The Graduate Institute, Geneva, Programme for the study of international governance, Thomas J. Biersteker, director. Les Directeurs du « TSC » sont les co-auteurs d’un « Practitioner’s Guide to the Design of Targeted Sanctions »,

http://graduateinstitute:ch/internationalgovernance/UN_Targeted_Sanctions.html

[3]Voir note 7

[4]Dont l’avant-dernière en date du 6 février 2012, A/RES/66/186

[5]Mohamed El Baradei, « The Age of Deception », New York, Metropolitan Books, 2011,p.113.

[6]Qu’en est-il vraiment, l’Iran viole-t-il le TNP ? Non, selon l’Iran et certains experts indépendants. Oui, pour les États-Unis et les Occidentaux. La réponse à ce questionnement nécessite une analyse précise des articles III et IV du Traité. Selon l’article III, le système de garantie a pour seule fin de vérifier que l’énergie nucléaire ne soit pas détournée de ses utilisations pacifiques vers des armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires. Rien n’existe sur ce plan. Le fait que l’Iran ait indiscutablement et occasionnellement dissimulé des activités nucléaires pacifiques à l’Agence et joue au chat et à la souris avec elle suffit-il pour l’accuser d’être en rupture de ban avec le TNP ? L’article IV stipule le droit inaliénable de l’Iran de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Ce à quoi États-Unis et pays occidentaux s’opposent actuellement. Les États-Unis et les Occidentaux interprètent le fait de dissimuler des activités même pacifiques à l’AIEA comme un détournement d’une utilisation pacifique vers des armes ou des dispositifs explosifs nucléaires. C’est un choix avec lequel l’on peut parfaitement être en désaccord. La légalité est aussi problématique. Les exigences de l’ONU sont étrangement basées sur la « non compliance » de l’Iran avec son Accord de garanties avec l’AIEA qui est seule à avoir la compétence de les appliquer. La « non compliance » d’un État avec son propre accord de garanties avec l’Agence n’implique pas automatiquement qu’il soit devenu une menace à la paix internationale comme le disent Américains et Français. Disons que même si le recours au Conseil de sécurité était légal, il n’en reste pas moins illégitime de notre point de vue. Une illégitimité morale pour le moins, car ni le TNP ni l’AIEA ne requièrent l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium jusqu’à 20% lorsqu’un État ne respecte pas tous ses engagements en matière de garanties. Le non respect doit être simplement corrigé. Le Chapitre VII de la Charte ne peut être utilisé qu’en cas de menace contre la paix.

[7]Office of the Supreme Leader Sayyid Ali Khamenei, « Iran to break authority of powers that rely on nukes », 22 février 2012.

[8]L’AIEA est-elle alors « sous influence » ? Yukiya Amano a publié en 2011 un rapport très critique selon lequel l’Iran aurait travaillé au développement de la bombe atomique avant 2003 (?) et peut-être ensuite (!!!). L’AIEA est avec le Conseil de sécurité le dispositif onusien le plus « contrôlé » par Washington, sans l’ombre d’un doute.

[9]James Dobbins est un ancien Assistant du Secrétaire d’État pour l’Europe et ancien Assistant spécial du Président des États-Unis. Directeur du International Security and Defense Policy Center at the Rand Corporation. Testimony at the Hearing before the Subcommittee on National Security and Foreign Affairs of the Committee on Oversight and Government Reform, U.S. house of Representtives, December 15, 2009, Serial number 111-43.

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