ÉDITORIAL: Fatalités européennes

Jacques BARRAT

Professeur émérite (Université de Paris II Panthéon-Assas), ancien diplomate et membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer.

1er trimestre 2012

En 1950, DANS LE SALON DE L’HORLOGE DU QuAI d’OrSAY, Robert Schuman prononçait la fameuse phrase « L’Europe ne se fera pas d’un seul coup mais par étapes ». Soixante-deux ans plus tard, force est de constater que l’Europe n’est toujours pas faite et que d’aucuns pensent qu’avec la crise grecque, l’Union euro­péenne est définitivement partie à la dérive. Il est donc intéressant de se demander pourquoi l’Union européenne de 2012 (celle des 27 pays membres, celle du couple Sarkozy-Merkel, celle d’où émerge de plus en plus l’Allemagne et où s’efface de plus en plus la France), en est arrivé à une situation de déliquescence telle que son avenir voire sa fin relèvent de plus en plus des ressorts de la tragédie grecque.

Tout d’abord, est-il utile de rappeler que l’Europe n’est pas un territoire et ne correspond pas à une entité géographique homogène. En effet, nous pourrions ap­précier la définition qu’en donnait le Général de Gaulle en disant « de l’Atlantique à l’Oural », ou « de Dunkerque à Tamanrasset ». Mais les terminologies utilisées par les géographes, les hommes politiques et les militaires, renforcent encore l’idée que le concept d’Europe géographique est en réalité d’une extrême complexité.

Europe du Nord, Europe du Sud, Europe de l’Ouest, Europe de l’Est, Europe saxonne, Europe latine, Europe celte, Europe scandinave, Europe ibérique, Europe slave, Europe balkanique, Europe méditerranéenne, Europe baltique, Europe catholique, Europe protestante, Europe orthodoxe, etc. ne sont en effet que les différentes facettes de ce finis terrae de l’Asie. Mais ce sont ces terminologies, obligées de l’adjectif, qui démontrent l’impossibilité de définir vraiment géographiquement notre continent.

Ensuite, l’Europe ne saurait apparaître comme une entité économique à part entière même si l’existence d’une monnaie, l’euro, commune au plus grand nombre, avait pu faire croire jusqu’en 2008 qu’elle pourrait un jour être mise en comparai­son voire s’opposer durablement au dollar. Certes, l’euro est une monnaie forte. Trop forte parfois. Mais une fois bien installée, les pays qui s’y rattachent n’ont jamais pu montrer leur volonté de construire une politique financière, économique, commerciale commune. Ils ont laissé aux banquiers et aux firmes transnationales le soin de construire le capitalisme financier spéculatif dans ce qui reste néanmoins une des trois premières puissances mondiales. Malheureusement, l’hétérogénéité des situations économiques nationales ne permet pas d’augurer d’une bonne san­té économique européenne sur le moyen et le long terme. On sait les problèmes structurels de la péninsule ibérique, les difficultés pérennes italiennes, la déshérence grecque qui ne peuvent être valablement compensés par le « mieux aller » des éco­nomies du Nord voire du Centre européen. Est-il raisonnable d’avoir transformé ce club cohérent, riche, développé, puissant et volontariste qu’était l’Europe des Six en un conglomérat de nations toujours plus éloignées et plus différentes les unes des autres, mais soumises à un fédéralisme souvent dictatorial lorsqu’il rabotait les spécificités régionales.

À l’approfondissement de l’Europe, les technocrates irresponsables de Bruxelles ont préféré la fuite en avant de l’élargissement, sûrs qu’ils étaient de ne jamais être sanctionnés par des électeurs. Pis que cela, les pro-européens fanatiques, soutenus inconditionnellement par les médias de masse, des groupes de pression de toutes sortes, ont usé et abusé du politiquement correct tout comme de l’anathème jeté à l’encontre des anti-fédéralistes traités de dangereux nationalistes. Ils n’ont pas hésité à piétiner la Démocratie lorsqu’elle ne leur était pas favorable. Faut-il rappeler que par référendum, le peuple français avait voté non à un projet qui lui paraissait peu crédible, voire déraisonnable. Le lobby des Eurocrates a réussi à faire fi de la volonté populaire en faisant voter son projet par un Parlement gagné d’avance à ses théories fédéralistes. Les résultats sont là !

Peu nombreux sont ceux qui croient encore à l’avenir de l’Union européenne. L’heure est donc venue aujourd’hui de payer les erreurs économiques tout comme les atteintes aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Par ailleurs, le constat est accablant. L’Union européenne de 2012 n’a aucune diplomatie commune, n’a aucun système de défense commun. En matière économique, la concertation se fait au mieux à trois (Paris-Berlin-Londres) le plus souvent à deux (Paris-Berlin). Le couple franco-allemand lui-même va mal, chacun le sait. Il est vrai que la puissance allemande n’a cessé d’augmenter, alors que celle de la France a diminué. À ce ni­veau, notre diplomatie et nos grandes entreprises font tous les jours face au constat désagréable de notre effacement au profit de notre voisin allemand.

Enfin, la vielle Europe, si fière à juste titre de son patrimoine inégalable, de ses richesses culturelles si nombreuses reste néanmoins incontestablement le ber­ceau de l’humanisme et le terrain de prédilection d’une civilisation qui depuis la Renaissance a fait montre de ses valeurs et de sa qualité. Mais alors qu’est-ce que la culture européenne ? C’est d’abord une morale judéo-chrétienne. C’est ensuite une manière cartésienne de raisonner et d’agir. C’est enfin le fait d’avoir placé l’individu au-dessus de toutes les valeurs. Certes, la civilisation occidentale aura été à l’origine de la mondialisation et de très nombreux progrès de l’humanité. La globalisation elle-même a fait que, malgré la décolonisation, jamais sans doute, l’occidentalisa­tion des habitants de la terre n’aura été aussi prégnante.

Malheureusement pour nous, l’Amérique du Nord et beaucoup de pays émer­gents, la Chine en particulier, ont placé le « dieu argent » bien au-dessus de nos préoccupations philosophico-religieuses. Le monde du xxie siècle n’est plus celui du triangle Jérusalem-Athènes-Rome. Déjà, la pax europeana avait été remplacée au milieu du xxe siècle par la pax americana. Mais dès 2003, cette dernière a été battue en brèches par un monde multipolaire qui dès 2050 replacera les grandes puissances dans l’ordre suivant : Inde, Chine, États-Unis. L’Allemagne pour sa part ne représentera au mieux que 2 % de la production mondiale, la France peut-être 1,2 % ou 1,3 % à condition que nous conservions notre taux actuel de natalité. Dans ce contexte, il est normal que tous les déclinologues jouent aujourd’hui les Cassandre comme le faisait déjà Spengler il y a un siècle lorsqu’il parlait du « Déclin de l’Occident ».

Aujourd’hui, c’est l’Union européenne toute entière qui vit une tragédie telle que notre mère à tous, la Grèce, aurait pu la mettre en scène. Il y sans doute là une vengeance des dieux.

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