François-Georges DREYFUS
Juillet 2006
Quand on pense au Moyen-Orient, on ne cesse de parler de pétrole, de gaz naturel, d’oléoduc et généralement on oublie l’eau -pourtant si l’on veut se passer de l’hydrocarbure (ce fut le cas pendant des millénaires), on ne peut se passer de l’eau.
Au Moyen-Orient, région au climat en général méditerranéen, parfois semi-aride, l’eau pose encore plus de problèmes que dans d’autres parties du monde en raison des besoins de l’agriculture. Dans un pays comme la France l’agronome Ch. Riou1 estime que l’agriculture représente 60% de la consommation en eau. On imagine asse bien le poids de l’agriculture dans la consommation des pays secs ou semi-arides. En utilisant le concept d’évapotranspiration potentiel (ETP) on constate que dans les régions semi-désertiques, il est près de trois fois supérieur à celui que connaît le Bassin parisien, l’ETP est en effet de 1876 dans la région du Lac Tchad, de 1369 à Tunis et de 698 en Ile de France -ce que l’on appelle le « croissant fertile » et en particulier l’Irak et la Palestine où les pluies sont rares (entre 400 et 500mm/an)2 a donc besoin d’eau venant de régions extérieures, le Taurus en Turquie, les Monts du Liban ou le Golan en Syrie occupée par l’armée israélienne.
La Turquie est au Moyen-Orient un véritable château d’eau en particulier dans sa partie orientale : le Taurus est à la source de tout un réseau fluvial qui converge vers le Tigre et l’Euphrate. L’Euphrate est un fleuve au débit important, près de 1000 m?/s à la frontière turco-syrienne, mais irrégulier car lié à la fonte des neiges ; il est donc puissant de fin mars à juin.
Pendant des siècles on l’a mal utilisé ; depuis un demi-siècle, les barrages ont cherché à dompter le fleuve. Des barrages sont particulièrement importants en Syrie depuis les travaux entrepris par la France dans la région du Zor Ournout. En Turquie a été planifié en 1970 le Great Anatolian Project (GAP) avec tout le complexe des barrages, en particulier le barrage Atatùrk. Le GAP intègre un énorme ensemble des eaux du Tigre, de l’Euphrate, de leurs affluents. Ils vont constituer une réserve d’eau considérable ayant pour but de régulariser les fleuves, de faciliter l’irrigation et produire de l’électricité. La Turquie attend la moitié de son énergie électrique.3
Ce programme gigantesque va avoir à moyen terme, des conséquences auxquelles on ne songe guère : 25% de l’eau du Tigre manquera dans les prochaines années à l’Irak, et un même volume manquera à la Syrie- comme le note Aymeric Chauprade « pour compenser son déficit en eau en ponctionnant davantage le Yarmouk (rivière syrienne) ce qui ne facilitera pas les relations avec Israël…tandis que l’Irak tenterait de compenser par le Chatt el-arab (confluence de l’Euphrate et du Tigre) ce qui ne serait pas sans conséquence sur les relations avec l’Iran » .4
Tout cela crée une situation belligène puis aggrave encore les tensions dans cette partie du monde. Souvenons nous, comme le rappelle A. Chauprade que dans les années 1970 la mise en eau du barrage de Tabqa sur l’Euphrate avait failli conduire à un conflit militaire que seule une médiation saoudienne put éviter. Toutefois, la crise irakienne et l’isolement diplomatique de la Syrie favorisent les desseins turcs. Notons d’ailleurs que le problème de l’eau est aussi un enjeu dans l’affaire tchétchène : la Tchétchénie est aussi un château d’eau qui favorise la mise en valeur de la steppe jusqu’à Groznyï.
Mais la zone où le problème de l’eau se pose avec le plus d’acuité, c’est en Palestine.
En effet, la Palestine et au-delà la Jordanie disposent de ressources hydrauliques faibles (entre 390 et 500 m? par habitant /an) situation qui risque de s’aggraver dans les années à venir en raison de la croissance de la population qui dans les zones de peuplement musulman est de l’ordre de 3.5 % par an ; en d’autre termes, il est vraisemblable que la population doublera d’ici une vingtaine d’années. Dans le cas d’Israël la croissance n’est pas non plus négligeable non par accroissement naturel mais par la persistance de l’immigration. Elle demeure importante même si les arrivées de ces prochaines années seront moindres. La plupart des juifs de l’URSS voulant s’installer en Israël l’étant déjà. Toutefois, le renouveau d’anti-lenitisme ukrainien lié à l’hypernationalisme qui règne en Ukraine pourrait entraîner de nouvelles arrivées.
Dès lors on peut penser qu’en 2025 ces régions veulent leur disponibilité en eau autour de 250 m3/hab/an en Israël et à moins de 100m3 en Jordanie. Or le développement de la Palestine juive, au temps du Foyer national juif comme aujourd’hui en Israël est largement lié au problème de l’eau. Même si la définition du Dictionnaire de géopolitique, dirigé par Y. Lacoste, sont inexactes et exagérés « le sionisme, c’est une soif de territoire et de démographie…l’eau répond à cette soif », il est incontestable que l’eau a été un élément essentiel de la politique des premiers colons comme aujourd’hui de l’Etat d’Israël.On peut penser qu’à l’horizon 2025 le bassin du Jourdain aura près de 25 millions d’habitants.
L’agriculture juive avant 1947, et israélienne depuis, est une agriculture moderne réclamant infiniment plus d’eau que l’agriculture arabe. De surcroît Israël a su très vite donner les dimensions agronomiques de l’agriculture, protection des sols, lutte contre l’érosion, apports d’engrais et de fertilisants. A la fin des années 1950, les rendements israéliens pour les agrumes ou les céréales étaient supérieurs de plus de 20 % aux rendements des régions agricoles cultivées par les colons français du Maghreb.
A la demande d’une consommation importante d’eau la politique israélienne a su rationaliser de manière assez extraordinaire l’utilisation de l’eau. Les zones irriguées israéliennes connaissent des rendements supérieurs d’un tiers aux zones irriguées syriennes en consommant moins d’eau. Mais la consommation israélienne par tête d’habitant est considérable d’autant que l’on a cherché (et réussi) à mettre en valeur le désert du Néguev en mettant en place un aqueduc allant du Lac de Tibériade jusqu’à la hauteur de Beersheba.
Avec le partage de l’Onu de 1947, Israël disposait de ressources hydrauliques convenables par exemple le petit château d’eau qu’est la Galilée au Sud-Liban est affecté à l’Etat arabe de Palestine. La première guerre israélo-arabe déclarée par les États arabes contre Israël est une lourde défaite pour les agresseurs et entraîne l’annexion par Israël de la Galilée et du Néguev du Nord avec Beersheba. Le potentiel en eau de l’Etat d’Israël est constamment renforcé. En 1947 les grandes réserves accueillies sont arabes et elles sont d’autant plus importantes que les sources des fleuves et rivières qui alimentent Israël sont sous contrôle arabe ; les imprudences arabes ont profondément modifié la situation au profit de l’État hébreu. En réalité on assiste à un véritable partage de la Palestine entre l’Etat d’Israël et la Jordanie qui annexe la Cisjordanie.
Si l’on examine une carte on constate cependant que la Cisjordanie dispose d’importantes ressources aquifères et que les bords du Jourdain sont en 1949 majoritairement arabes. Cette zone va être peu à peu colonisée par les Israéliens. A en croire l’historien israélien Ilan Greilsammer5, un des nouveaux historiens d’Israël sioniste de Cisjordanie purement et simplement expulsés. Dans cette région les Israéliens entament alors des constructions de l’aquaduc alimenté par les eaux du Jourdain qui doit irriguer le Néguev.
En fait le Jourdain qui marque la frontière avec la Syrie est « désyrianisé » malgré l’appui donné aux Arabes par les Etats-Unis. Le plan Johnson prévoit le partage des eaux du Jourdain entre Israël, la Syrie et la Jordanie, un tiers à chacun : mais Nasser considérant que ce serait une reconnaissance de l’existence d’Israël met un veto. Les Arabes cherchent à dériver les affluents en amont du Jourdain vers les États arabes, c’est un tel risque pour Israël que l’aviation de Tsahal détruit en 1965 les premières installations.
La Guerre des Six Jours en 1967 règle le problème, le Golan est occupé, par conséquent la Syrie n’a plus accès au Jourdain et les réserves d’eau du Golan sont désormais contrôlées par Israël. L’Etat hébreu occupe également la Cisjordanie et contrôle de ce fait l’énorme réserve en eau que conserve la Galilée. En définitive après la guerre des Six Jours le potentiel des ressources en eau passe de 1600 millions de m3 à 2500 millions.
Mais les besoins en eau d’Israël ne cessent d’augmenter. Jusqu’à quel point la politique libanaise de Tel Aviv n’a-t-elle pas été liée au contrôle des eaux, en particulier au contrôle du Litani du Sud-Liban qui sera occupé pendant plus de vingt ans par Tsahal ?
Le Litani, fleuve côtier libanais a toujours été un objectif de toutes les administrations palestiniennes. Depuis la fin de l’administration ottomane en 1916-1919 par exemple il a fait l’objet de débats entre la France et le Royaume Uni lors des accords de partage de la région6. Le Litani demeure longtemps une revendication britannique, et elle est reprise par Israël dès 1949.
Le besoin en eau demeure une obsession pour Israël et cela explique largement la situation dans les territoires occupés. Ils disposent de plus d’un demi-milliard de m3 mais l’essentiel de cette eau est à la disposition de facto des Israéliens d’autant que lorsque l’on regarde l’implantation des colonies israéliennes en Cisjordanie on constate qu’elles se retrouvent dans les zones où l’on peut facilement atteindre la nappe phréatique. De toute manière, l’économie israélienne étant ce qu’elle est, on voit mal comment Israël renoncera à ces réserves ; c’est peut être bien une des raisons de la construction du « Mur ».
Certes, on a construit des usines de désalinisation d’eau de mer et on envisage la construction d’un aqueduc Turquie-Israël permettant à l’Etat hébreu d’avoir sa part du château d’eau du Taurus. Mais cela ne suffira que difficilement. Il faudrait sans doute désaliner davantage d’eau méditerranéenne.
Incontestablement le problème de l’eau est un élément fondamental des discussions sur le sort du Moyen-Orient, tant en ce qui concerne l’Irak et la Syrie qu’en ce qui concerne les rapports israélo-palestiniens.
*Professeur émérite d’histoire contemporaine à la Sorbonne Paris IV, après avoir été pendant trente ans enseignant à l’Université de Strasbourg, où il a dirigé successivement l’Institut d’études politiques, le Centre des études germaniques et l’Institut des hautes études européennes. Il vient de publier une Histoire de la Russie aux éditions de Fallois.
Notes
- Riou, Les besoins en eau des cultures, I NRA, 1985.
- Article « Eau », Encyclopédia universalis.
- G. Mutin, L’eau dans le monde arabe, Paris : Ellipses, 2000. La note de François Thual, « Le Moyen-Orient et l’Eau » pour le Sénat (2000). Voir aussi les études de Marwa Daoudy, « Entre le Tigre et l’Euphrate, la bataille de l’or bleu », Les Cahiers de l’Orient, 1996.
- Chauprade, Géopolitique, Paris, Ellipses, 2002, p. 577.
- Ilan Greilsammer, Une Nouvelle Histoire d’Israël, Gallimard, 1998.
- F-G Dreyfus, 1919-1939, L’Engrenage, de Fallois, 2002.