La Turquie et sa politique internationale

Roger TEBIB

Juillet 2006

Le retour de l’histoire

Actuellement, la Turquie paraît soucieuse de reconquérir une part de son influence sur les Balkans et l’Orient, en particulier sur le Caucase où ses intérêts politiques sont très influencés par le problème pétrolier.

Elle tient d’autant plus à cette extension que quatre Républiques orientales de l’ex-U.R.S.S. sont turcophones, notamment l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékistan.

Ses ambitions européennes tiennent à une situation économique et démographique critique que l’ouverture des frontières peut aider à régler .

Des États comme la Belgique et la Grèce l’ont compris, tandis que d’autres restent frileux.

Les problèmes démographiques turcs et leurs implications politiques

La Turquie se trouve actuellement confrontée à la situation démographique suivante :

  • La population continue à augmenter, sous l’effet d’une natalité encore élevée et d’une mortalité en baisse continue. L’espérance de vie à la naissance est passée de 47 ans en 1950 à 66 ans aujourd’hui. A ce rythme, on peut prévoir un doublement des habitants de ce pays – qui sont actuellement au nombre de 68 millions environ- d’ici le milieu du XXIe siècle.
  • On note un fort développement du secteur des services qui n’est pas le signe d’une grande prospérité mais trahit plutôt la difficulté qu’éprouvent les agriculteurs excédentaires à trouver un emploi dans l’industrie.
  • Le chômage s’aggrave (20% de la population active).

La surpopulation urbaine

Quelques chiffres illustrent cette croissance : les villes de plus de 100 000 habitants passent de 3 en 1935 à 21 en 1991 ; la population des trois plus grandes villes (Istanboul, Izmir, Ankara) est d’environ 14 millions d’habitants.

Cette surpopulation a, bien entendu, quelques effets bénéfiques tels que la relance du marché de l’immobilier, du petit commerce et des travaux marginaux. Mais elle a surtout pour résultat la création de quartiers « bidonvilles », avec une frange marginale d’individus, tant sur le plan du travail que de l’exclusion et également de la délinquance.

Que voit-on dans les « gecekondu » ? Des quartiers avec des maisons construites souvent de bric et de broc, la nuit, sans permis ni même une simple autorisation administrative.

Le « gecekondu » (littéralement: construction de nuit) est une vieille tradition de la Méditerranée orientale voulant que ce qui a été construit la nuit ne puisse plus être détruit le jour venu. Or, pour construire une bâtisse, si rudimentaire soit-elle, en une nuit au surplus, il est évident qu’une seule famille ne suffit pas. On assiste donc à un regroupement par « clan », par village, par région.

Se trouvent ainsi recréés, au sein des bidonvilles des grandes villes turques, les clivages de la campagne, familiaux, claniques, régionaux mais aussi ethniques et religieux.

Les conséquences politiques

S’est donc trouvé posé, dès les années 60, le problème insoluble de l’insertion sociale des migrants ruraux attirés par le pseudo-tertiaire plus encore que par les industries et condamnés à vivre dans les bidonvilles.

Le « hiatus culturel » dont parle Gilles Kepel, c’est-à-dire le choc culturel qu provoque chez les jeunes le contact avec le mode de vie occidental, facilite leur manipulation par les activistes islamistes. Cette situation est bien exploitée par ces derniers qui se présentent comme les garants de l’ordre, les pourfendeurs de la corruption, les partisans de la dignité musulmane retrouvée, disent-ils, après des années et des années de capitulation devant la déchéance morale venue de l’Occident. C’est ainsi, par exemple, que le maire d’Istanboul n’a pas hésité à retirer des lieux publics des statues que les intégristes avaient jugées « obscènes ».

La Turquie et le système bancaire

Depuis des années, le gouvernement turc mène dans ce domaine une politique que l’on a pu résumer ainsi :

« Il n’y a pas dans le pays de système économique que l’on puisse qualifier de purement islamique. Même si l’immense majorité de habitants professe la religion musulmane avec le rite hanéfite, l’État reste foncièrement laïque »1. Les hommes politiques répètent cela régulièrement.

Mais le même gouvernement a autorisé le fonctionnement d’institutions financières islamiques :

  • La Faysal Islamic Bank, d’ Arabie saoudite, avec une annexe à Genève, Dar al Maal al Islami ;
  • Al Baraka, également saoudienne avec, en particulier, des filiales à Houston (Texas), Londres et Tunis ;
  • La Koweït Finance house, avec des investissements dans de nombreux pays ;
  • Al Roda, égyptienne.

Compte tenu du phénomène de mondialisation, tout est à craindre des réactions turques après la reconnaissance par la France du génocide arménien. Le Premier ministre turc Bulent Ecevit a d’ailleurs déclaré : « des sanctions vont être prises, en particulier pour des appels d’offres d’État et pour des contrats militaires ». Les questions de finance bancaire vont de pair.

Les mouvements subversifs en Turquie et leur danger en Europe

Plus ou moins ancrée dans la laïcité, la Turquie a subordonné la religion à l’État qui, par l’intermédiaire de la Direction des affaires religieuses, gère les mosquées, les mausolées, nomme les prédicateurs et les muftis2. Les confréries sont officiellement interdites mais les structures clandestines se développent et, depuis quelques années, les traditionalistes commencent à investir le terrain politique et social ; ils reçoivent l’aide de plusieurs pays dont la Syrie, l’Irak et l’Iran. Le nationalisme kurde prend également une place importante dans le phénomène subversif.

Il convient d’insister sur le financement des opérations terroristes :

Les activistes musulmans se livrent surtout à la pratique de la contrebande, au commerce des passeports, au trafic de devises et de fausse monnaie.

Les besoins des extrémistes kurdes, dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), sont couverts par des rackets de commerçants turcs, des sévices et exactions diverses ainsi que des collectes forcées, en principe une fois par an, dans la communauté kurde en Europe. Il faut ajouter un très important trafic de drogue: ainsi, le PKK utilise la partie grecque de l’île de Chypre comme centre de contrebande d’héroïne.

Les confréries

Elles visent à la réislamisation de la Turquie, interviennent dans la vie politique en soutenant les partis de droite, disposent d’importantes ressources financières mais, dans l’ensemble, ne sont pas révolutionnaires. On peut citer :

  • les Nakshibendi, avec leur journal mensuel Islam tiré, paraît-il, à 100 000 exemplaires ;
  • les Nûrdjiu, à l’anticommunisme virulent, possédant des filiales au Pakistan, en Arabie saoudite, aux États-Unis, en Allemagne, ainsi que dans les Républiques turcophones du Caucase et de l’Asie centrale ;
  • les Sûleymanci, très hostiles à la civilisation occidentale, ne publient aucun texte, infiltrent les partis d’extrême droite et veulent la restauration du califat ;
  • les Betktashi, d’obédience chiite, avec une double implantation, en Turquie et dans les Balkans, en particulier en Albanie, c’est-à-dire dans les anciennes possessions de l’empire ottoman ;
  • les Tidjani, mouvement originaire d’Afrique du Nord, très intégriste et spécialisé dans la destruction des statues d’ Atatûrk ;
  • d’autres confréries sont mal connues (Halvetiye, Kadiriye, Rûfa ‘iye, Celvet, Cerrahis, )3.

Le monde des confréries regroupe plusieurs millions d’adeptes et il va de soi que certains groupes se lancent dans les attentats et les assassinats politiques4.

Les organisations islamistes intégristes

Depuis des années, des séries d’attentats sont revendiqueés par des groupuscules, entre autres :

  • Organisation du mouvement islamique (I.H.O.) ;
  • Organisation de la vengeance islamique (I.I.O.), qui entretient des connexions avec la Nahda tunisienne ;
  • Organisation de l’union des commandos islamiques turcs ;
  • Mouvement islamique révolutionnaire, qui paraît être une filiale de l’Organisation du mouvement islamique ;
  • Front islamique des combattants de l’Orient victorieux (lbda-C), nébuleuse activiste qui comprend également l’Union de l’association et de la communauté islamique, fondée en Allemagne au début des années 80 par Cemalettin Kaplan, ancien mufti turc, et qui entretient plus ou moins des relations avec l’Iran ;
  • Organisation de libération islamique ;
  • Jihad islamique… »5 Les Kurdes

La population kurde est estimée à plus de 15 millions de personnes réparties sur quatre pays (Syrie, Iran, Irak et Turquie) et en plusieurs groupes religieux (chiites, alévis, yésidis, zoroastriens, chrétiens). Ajoutons que « les Chaldéens et les Sunnites hanéfites sont revendiqués comme Kurdes par des groupes armés dans la mesure où ils résident sur le territoire kurde et où certains subissent ou ont subi des vexations et une discrimination de la part des Turcs (c’est le cas des Chaldéens) »6.

On peut citer quelques mouvements extrémistes :

  • AL Qods, organisation chargée de l’entraînement des terroristes kurdes, liée à l’Iran ;
  • Hezbollah, qui réunit des groupes de mercenaires kurdes formés par des officiers turcs afin de lutter contre la guérilla kurde, mais il y a évidemment des dérapages et les membres du Hezbollah aident à la construction des mosquées en pays kurde et à l’enseignement religieux avec propagande subversive ;
  • Hareketa islamiye kurdistane (Mouvement islamiste du Kurdistan, de tendance sunnite) semble avoir été formé par le PKK ; ses objectifs et son programme sont empreints de vocabulaire marxiste avec des influences du parti communiste iranien Toudeh7 ;
  • Partiya islamye kurdistanais (Parti islamique du Kurdistan) regroupe aussi des membres du PKK. Une carte décore la brochure de présentation de son programme : la « nation kurde » englobe même un morceau de l’Arménie

et, en Iran, descend jusqu’au Golfe, mais en évitant le Chott al Arab. L’armée islamiste de libération nationale est la branche militaire de ce parti, stationnée en Irak.

  • Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), déjà cité, a créé en 1984 les Brigades de libération du Kurdistan (HRK), qui seront remplacées, en 1986, par l’Armée populaire de libération du Kurdistan, aidée par les services spéciaux irakiens et recevant d’énormes quantités d’armes de fabrication chinoise.

Les services turcs de renseignement

Il existe dans cet État deux services officiels de renseignement.

  • Le service de renseignement militaire dépend de l’état-major géné Il collaborait notamment avec les organisations staybehind – « réseaux dormants » pour des actions de guérilla et de sabotage sur les arrières du Pacte de Varsovie- réparties dans toute l’Europe et coordonnées par l’OT AN.
  • Le réseau turc a été mis en place dans les années 60 avec l’aide des États-Unis, mais il reste autonome et subordonné à la Division de guerre spéciale de l’état-major général, sous la désignation d’Organisation de contre-guérilla. On pense qu’elle serait actuellement intégrée au Commandement des forces spéciales. Elle s’intéresse essentiellement à la lutte contre les Kurdes et les partis communistes installés dans le pays.
  • Le Service national de renseignement est responsable de la sécurité intérieure et extérieure. Il se compose de six bureaux : collecte des informations ; lutte contre le terrorisme et la subversion ; techniques et service logistiques ; service du contre-espionnage ; agence de sécurité ; documentation et fichiers.
  • Dans le cadre de l’OTAN et en relation avec la National security agency (N.S.A.) américaine, douze stations d’écoutes électroniques sont installées en Turquie (Edirne, Istanboul, Izmit, Yamantar, Antalya, Karamûrsel, Ankara, Adana, Sinop, Trabzon, Diyarbakir, Kars).

Activités

Les services turcs sont tournés, comme on l’a dit, surtout vers la lutte contre la subversion intérieure.

  • Le Parti des travailleurs kurdes (Partiya Karkeren Kurdistan, PKK) constitue un danger grave depuis sa création en 1978. Il était activement soutenu par la Syrie. Après la disparition de l’U.R.S.S. et la menace turque de bloquer l’utilisation des eaux de l’Euphrate, le P.K.K. a été déclaré illégal sur le territoire syrien mais il a été accueilli par l’Irak, qui bénéficie ainsi des rivalités kurdes. En effet, le P.K.K. est en conflit sérieux avec le Parti démocratique du Kurdistan (qui réunit une série de groupes violents8.
  • Il existe également le courant « communiste-combattant » représenté, entre autres, par Devrimci Yol (Dev YOL, Voie révolutionnaire) qui a créé, en 1978, une branche armée dite Devrimci Sol (Dev Sol). Ces groupes, installés en Syrie et au Liban, ont aussi des antennes en Allemagne et en France où ils collectent des « impôts » dans les commerces turcs -restaurants, ateliers de confection légaux ou illégaux.

Pour liquider ces mouvements radicaux qui foisonnent en Europe dans les communautés immigrées, le gouvernement turc commence à condamner leurs chefs à de lourdes peines de prison par contumace, car la loi française n’autorise pas l’extradition d’individus vers des pays appliquant la peine de mort.

Notons enfin que ces groupes communistes ont signé, en 1988, un accord de coopération avec le PKK et forment maintenant leurs combattants dans le même camp où ils peuvent recevoir un enseignement militaire: tirs réels aux armes de poing et automatiques, usage d’explosifs plastiques, commande de détonation à distance…9

La Sublime Porte face à l’Europe

 

La crise du Kosovo a montré certains dangers. La Turquie mène une double politique avec, d’une part, sa demande d’adhésion à la Communauté européenne et, d’autre part, un étalement dans les Balkans et le Caucase.

 

Depuis janvier 1997, elle exige son accueil en Europe, menaçant en cas de refus ou d’atermoiement, de voter contre l’élargissement de l’OTAN à l’Est.

 

De plus, au début de 1995, son avancée militaire dans le Kurdistan irakien n’avait pas eu pour seule ambition de réduire la rébellion du PKK (mouvement indépendantiste kurde, lui-même divisé).

 

Malgré cela, il ne s’agit pas de refuser tout resserrement des liens entre l’Europe et Istamboul. En particulier, des accords de partenariat peuvent être conclus entre l’Union européenne ou certains États européens et la Turquie.

 

Celle-ci pourrait aussi avoir sa place dans la création d’un ensemble méditerranéen dont ferait partie la France et qui rapprocherait les deux rives de la mer commune.

 

Une longue histoire et des intérêts complémentaires doivent conduire ces pays à élaborer des projets respectant la souveraineté de chacun des États.

 

*Professeur des Universités – Sociologie – Reims

Notes

  1. Jean-Paul Roux, Turquie, Seuil, 1977.
  2. Bernard Lewis, Islam et laïcité, la naissance de la Turquie moderne, Fayard, 1986
  3. Faruk Bilici, « Sociabilité et expression politique islamistes en Turquie: les nouveaux vakiks » in Revue .française de science politique, n° 43 (2), juin 1993.
  4. Rusan Çakir, « La mobilisation islamique en Turquie » in Esprit, septembre 1992.
  5. Rusan Çakir, « Les mouvements islamistes turcs et l’Europe » in CEMOTI, n° 10, 1990.
  6. Élisabeth Picard (dir.), La question kurde, Complexe,1991.

 

  1. Vr. L’objectif du Mouvement islamiste du Kurdistan (AMAC), brochure en turc, puis traduite en allemand et en français, janvier

1994.

  1. Hamit Bozarslan, « La question kurde » in Problèmes politiques et sociaux : dossiers d’actualité mondiale, n° 70, La Documentation française, 20 août 1995.
  2. Xavier Rauffer et François Haut, Terrorisme et violence politique,
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