Débat général

Conclusion par Alain CORVES, conseiller en stratégie internationale.

COLLOQUE : LA SOCIÉTÉ CIVILE MOYEN ORIENTALE : UN REGARD EUROPÉEN
Actes du colloque
Le vendredi 15 janvier 2016
Organisation Internationale de la Francophonie
La richesse et la variété des interventions sur le sujet essentiel proposé à notre réflexion par le Président de l’Académie de Géopolitique de Paris, M. Ali Rastbeen, rend la tâche difficile à celui qui doit conclure cette après-midi très dense, fertilisée par les débats avec le public présent, souvent très pertinents et parfois très vifs.

Je commencerai par donner quelques réflexions générales qui me sont venues en entendant les différents intervenants, concernant les origines, les structures et le rôle des sociétés civiles au Moyen-Orient, ainsi que la conception souvent erronée qui conduit les gouvernants occidentaux à promouvoir ce qui leur semble se rapprocher de leurs critères et à combattre ce qui s’en éloigne. Erreur fatale à la compréhension du monde multipolaire, engluée dans un narcissisme occidental qui prend la forme d’un impérialisme culturel avant de devenir économique, politique et militaire.

Le poète iranien Sépehri cité par le Professeur Mohammad Reza MAJIDI résume parfaitement cette notion :

« Il faut laver nos yeux. Il faut voir d’une autre manière. »

En effet quelle tragique erreur d’imaginer qu’une seule culture pourrait être supérieure aux autres et qu’elle devrait de ce fait s’imposer à la planète, alors que l’humanité doit s’enrichir de la variété de ses peuples, de leurs coutumes, de leurs civilisations, même si l’une de ces cultures, l’occidentale, a pu créer la société la plus opulente et la plus puissante du monde. Est-ce une richesse de l’esprit de nier l’intelligence, au sens étymologique du mot de connaissance, de compréhension, d’entendement, chez les peuples qui se sont interrogés par d’autres chemins que nous occidentaux sur les raisons de l’existence de l’homme, sa place et son rôle dans l’univers, ses rapports avec le cosmos, bâtissant des civilisations diverses appuyées sur des richesses spirituelles d’abord, les matérielles n’étant pas considérées comme une panacée mais comme une simple conséquence éventuelle des progrès du savoir ?

Rappelons-nous les Grecs, qui ont nourri notre pensée, cherchant d’abord le progrès de l’esprit avant l’aisance matérielle, dans des joutes verbales étonnantes d’agilité mais aussi de rigueur : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » était écrit sur le fronton de l’Académie. Quelles énormes avancées de la pensée qui sont loin d’avoir toutes débouché sur des progrès matériels.

Les différents apports des orateurs de cet après-midi amènent à revoir nos conceptions de la démocratie, des droits de l’homme, de la femme et c’était aussi le sens du discours du Président Rouhani à l’ONU en septembre 2013 quand il a invité les nations à redéfinir les règles des relations internationales, précisant justement qu’aucune culture ne pouvait se prévaloir d’être supérieure aux autres et que les nations devaient se respecter dans leurs différences, proposant de remplacer le slogan : « L’option militaire est sur la table » par « La paix est toujours possible » et ajoutant déjà que le monde devait s’organiser pour lutter contre le terrorisme, initiant la formule : « Un monde contre la violence et le terrorisme » qui deviendra la résolution 68127 de l’ONU du 18 décembre 2013.

En février 2007 lors d’une conférence internationale de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) à Munich, le Président Vladimir POUTINE a, lui aussi, prononcé un discours important sur le fonctionnement des relations internationales, rappelant à ceux qui l’avaient oublié que le monde n’était plus unipolaire et que les plus forts devaient respecter les justes aspirations des plus faibles. Il a rappelé que la démocratie n’était pas le droit pour une majorité d’imposer ses vues à des minorités mais, au contraire, de prendre en compte la multiplicité des opinions et des intérêts.

Dans son introduction, le Président de l’Académie de Géopolitique de Paris a montré que les sociétés civiles reposent sur une culture et sont issues de lois, écrites ou non, qui ont pour fondement la démocratie, les libertés publiques et la justice, s’attachant à préserver le patrimoine commun de l’humanité exprimé par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : droit à la liberté sous toute ses formes, à la sécurité et à la résistance à l’oppression.

La société civile doit être indépendante du pouvoir, disposer de la liberté d’expression, prôner l’égalité des droits de l’homme et de la femme et la multiplicité des opinions et des partis.

Dans une analyse systémique, le Professeur Jean-Antoine DUPRAT a rappelé les fondements historiques et juridiques des sociétés civiles et l’apparition des ONG, Organisations Non Gouvernementales, indépendantes de l’état, le poids des églises et des syndicats professionnels en soulignant les différences entre la conception occidentale et occidentale. La généralisation de l’instruction est un facteur de renforcement des sociétés civiles qui jouent un rôle croissant dans la circulation de l’information. L’exigence de droits égaux pour l’homme et la femme est un pilier de ces revendications.

Le Professeur Mohammad Reza MAGIDI, a rappelé que l’Islam est central dans les sociétés moyen-orientales mais, n’étant pas homogène, il a entraîné de grandes variétés de modes de vie. Les sociétés civiles doivent exister en parallèle de l’état et non en opposition à lui. Il a distingué les différentes conceptions : traditionnelles, néo-traditionnelles, séculaires qui peuvent s’opposer aux sociétés civiles ou composer avec elles et rapprocher les sociétés civiles et religieuses. Le rationalisme laïque n’est pas obligatoirement opposé à la pensée religieuse. C’est lui qui a cité le poète iranien : « Il faut laver nos yeux. Il faut voir autrement » pour illustrer la nécessité d’ouvrir nos esprits à ce qui est différent.

Le Professeur Bruno DREWSKI a montré la différence importante entre les monarchies du Golfe aux histoires récentes issues des Ottomans et des colonisateurs occidentaux et les autres pays arabes. Chez les unes, absence de sociétés civiles car les populations ouvrières sont immigrées, souvent étrangères aux traditions islamiques, à l’exception d’OMAN, Bahreïn et Yémen, chez les autres traditions anciennes d’accueil car présence de sociétés civiles fortes, souvent issues de l’état, raisons de l’animosité des monarchies pour la Syrie, l’Irak, la Libye.

Les erreurs de l’Arabie Séoudite, en Syrie, au Yémen, ajoutées à ses ferments de discorde intérieure laissent penser que le royaume est au bord de l’implosion : son avenir décidera du sort futur de la péninsule.

Dans une étude fouillée sur la manipulation des sociétés civiles pour amener au renversement de pouvoirs jugés indésirables par l’Occident, le Directeur d’Afrique-Asie Majed NEHME a invité à se méfier de l’utilisation caricaturale des valeurs démocratiques face aux dictatures : les printemps arabes se sont transformés en hivers interminables.

La démocratie et les droits de l’homme ne sont pas la panacée car les ingérences extérieures utilisent ces principes vertueux pour fomenter des soulèvements, arrosant les médias et les sociétés civiles d’argent pour inciter à la révolte.

Revenant sur le narcissisme français et européen, sur le rôle des ONG dans les révolutions de couleur, Richard LABEVIERE a rappelé qu’en Palestine où existe une société civile, Israël a suscité l’islamisme pour diviser les Palestiniens, qu’en Irak les Etats-Unis ont détruit en 2003 la société civile issue du Baas de Saddam Hussein, créant ainsi le chaos dont le pays ne se relève pas. Il a insisté ensuite sur l’exacerbation par l’Arabie Séoudite de la « fitna » entre chiisme et sunnisme, qui est surtout entre le wahhabisme d’état et le chiisme, Arabie qui alimente la lutte armée contre l’état syrien, l’Iran se montrant plutôt modérateur.

Il a attiré l’attention sur le rôle que pourrait jouer l’Egypte comme pôle sunnite, non wahhabite et indiqué que l’accord du 14 juillet 2015 marquait le retour de l’Iran sur la scène internationale et avait donc des conséquences importantes pour le Moyen-Orient.

Dans son introduction à la deuxième Table Ronde, l’Ambassadeur Michel RAIMBAUD a rappelé l’importance des sociétés civiles, prédisant que les pays dépourvus disparaîtraient. Les sociétés civiles occidentales s’appuient sur le libéralisme, l’économie de marché et la démocratie parlementaire mais Il a insisté à son tour sur la nécessité de faire la différence entre l’Occident et le reste du monde, au moment où les rapports de force dans le monde étaient bouleversés. L’idéal onusien doit être reconsidéré.

Le Professeur Ahmed NAGHIBZADEH pense que la société civile est indissociable de l’état-nation.

Dans l’état absolu la société civile ne peut exister mais l’état démocratique n’est pas obligatoirement assorti d’une société civile : des degrés existent où l’on voit la société civile plus ou moins active dans les démocraties. En Iran, pays aux frontières réelles et anciennes, il voit l’état-nation naître avec la monarchie Safavi en 1501 puis s’effondrer au début du XVIIIème siècle, laissant un état non achevé mais avec deux piliers : le bazar avec sa force économique et le clergé religieux qui crée des écoles. Avec l’absolutisme des Pahlavi la société civile est empêchée de jouer son rôle. Aujourd’hui la démocratie s’est installée mais est encore incomplète. Face aux menaces sécuritaires les ONG inquiètent l’état : les pressions pour le changement et l’ouverture amènent le système politique à s’appuyer sur la force pour maintenir l’équilibre, mais tous les ingrédients sont présents pour qu’un état démocratique fort associé à une société civile forte également soient au service du peuple.

M. Philippe KALFAYAN voit la TURQUIE organiser la vie de ses associations à partir de 1850 sur la vie religieuse mais sans enregistrement administratif gérant les biens jusqu’à la fin de l’empire ottoman. De 2000 à 2013 sous la houlette du parti au pouvoir l’AKP, en même temps qu’elle se libéralise sur le plan économique, elle s’islamise fortement et nombre d’ONG sont d’inspiration religieuse. (En 2016 : 200.000 enregistrées pour 80.000 actives). La constitution est laïque mais la religion est contrôlée par l’état avec un ministère des affaires religieuses qui ne subventionne que les sunnites. Les alevis sont donc exclus des subsides. Ses relations avec l’UE ont toujours été ambiguës mais l’UE lui a donné 1,5 milliards d’euros pour prendre des mesures d’ouverture : 1350 ONG ont participé cette ouverture. Le pays pourrait être au bord du chaos.

Rappelant l’histoire très ancienne du Yémen, berceau de l’arabisme, là d’où la civilisation arabe est née et a essaimé avant l’époque islamique, Maître Elie HATEM a expliqué que la monarchie zaïdite de 1918 avait créé un compromis entre les différentes tribus et composantes de la population. Ce sont les influences extérieures qui ont cherché à détruire le pays, comme le fait actuellement l’Arabie Séoudite mais si l’Egypte de Nasser avait soutenu autrefois le pays, l’Egypte de Sissi qui fait seulement mine d’être l’alliée de l’Arabie pourrait changer un jour de position.

Pour conclure ce colloque très instructif je rappellerai ce que Malraux, qui était agnostique, affirmait que toutes les civilisations se sont appuyées sur une religion. Constatant que la civilisation occidentale, la plus puissante que l’homme ait créée, était matérialiste, il prédisait qu’elle devrait trouver sa métaphysique ou devrait disparaître.

« Jusqu’ici, il n’y a que les religions qui aient fondé l’absolu des civilisations. Il serait très certainement très imprudent de dire qu’une civilisation comme la nôtre ne pourra pas trouver son absolu, puisque ce serait de la pure prophétie et que personne n’en sait rien. Seulement, ce que nous pouvons dire d’une façon tout à fait sérieuse, c’est qu’il n’y a pas d’exemple d’autre chose avant nous. Ou peut-être quelques siècles romains – et vraiment « peut-être » car ce n’est pas sûr –quelques années grecques, et c’est tout. Le passé du monde, c’est le passé religieux. La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’grège autour d’une religion, et le phénomène que nous sentons très bien depuis que la machine est entrée en jeu (pas la science, la machine), c’est la fin de ce qu’on pourrait appeler la valeur suprême, avec en même temps quelque chose qui semble tout le temps la rechercher.

Quand vous prenez le mois de mai (68), que constatez-vous que font les étudiants ? Ils vont inscrire des phrases, des mots, des lettres sur les murs. Or, bien entendu, ce que faisaient les religions, ce n’était pas d’inscrire des lettres sur des murs, c’était d’inscrire des choses dans le cœur des hommes. Et vous sentez bien le décalage. Notre civilisation, dans la mesure où elle est la première qui soit, mettons, une civilisation agnostique, qui ne soit pas une civilisation religieuse, pose, d’une façon plus brutale que n’importe quelle autre, le problème de la religion. (Entretien du 5 mai 1969 avec Komnen Becirovic sur la radio-télévision yougoslave)

La civilisation occidentale, au lieu de rechercher le choc avec les autres, doit ouvrir ses yeux sur les richesses des autres cultures du monde et cesser de se croire la meilleure parce qu’elle est la plus forte matériellement et militairement. Comme l’a dit l’Ambassadeur Michel Raimbaud les rapports de force changent et l’on voit un grand chef d’état comme Vladimir Poutine reconstruire son pays ruiné par le chaos post-soviétique sur des fondements et des valeurs religieuses et morales que l’Europe veut non seulement oublier mais même éradiquer. Parce qu’il a le sens des réalités avec des visions lointaines, il peut amener les européens à enfin comprendre que leur avenir est vers l’est et non vers l’ouest. Les sociétés civiles européennes sont désormais de plus en plus conscientes de l’impuissance de l’UE à faire face à leurs vrais problèmes, car cette organisation lourde et exsangue bruxelloise ne leur semble plus à leur service mais au service de technocrates apatrides, ou de la finance mondiale dirigée en dehors de notre continent qui stagne de plus en plus. C’est elle qui pousse à la belligérance avec la Russie, au risque d’une guerre mondiale puisque l’OTAN renforce sans cesse son déploiement et son intégration.

On ne peut s’empêcher de penser aux impulsions que donnait périodiquement le général de Gaulle, préconisant les échanges culturels, le respect de l’autre, la coopération, et le droit des peuples à disposer souverainement de leur destin, sans se laisser imposer de sujétion quelle qu’elle soit.

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