ASPECTS DU SOUS-CONTINENT INDIEN CONTEMPORAIN

Roger TEBIB

Avril 2008

On a écrit, au sujet de ces territoires : « Carrefour de civilisation et zone de contact entre différents champs d’expression religieuse, cette région a subi de plein fouet, au cours des deux dernières décennies, plusieurs manifestations de renouveau du « religieux » : forte poussée d’un islamisme radical conquérant, es­sor d’un bouddhisme revitalisé… cela n’a pas manqué de déteindre sur la plupart des conflits de la région, recelant chacun une dimension religieuse plus ou moins affirmée : opposition islamiste au Tadjikistan, apparition des talibans sur la scène afghane, dimension islamique de l’insurrection séparatiste du Cachemire. sans compter la vivacité de l’antagonisme indo-pakistanais et l’impact de la drogue1 ».

Ajoutons la concurrence pour le leadership asiatique entre l’Inde et la Chine, avec des relations cycliques, passant de l’amitié – entre 1947 et 1955 – à la guerre ouverte en 1962. Le fait que l’Inde soit désormais une puissance nucléaire paraît avoir, plus ou moins, équilibré les relations entre les deux pays. Au Pakistan, il sem­ble que les militaires au pouvoir soient, bien davantage que les civils, conscients du danger d’une escalade nucléaire.

Mais il est difficile de prévoir un avenir. Un spécialiste a écrit : « Si l’Inde deve­nait membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, comme elle l’a demandé, le Pakistan pourrait se sentir lésé et réagir négativement. Islamabad tolérerait dif­ficilement que New Delhi joue dans la cour des grands et pas lui. Mais l’accession de l’Inde au rang de membre permanent du Conseil de l’ONU pourrait tout aussi bien, en officialisant son rang de grande puissance, accroître la stabilité régionale, en la plaçant à parité avec la Chine et en rationalisant ses relations avec le Pakistan. Ce dernier serait amené à entériner son statut de puissance moyenne. Les relations entre les trois pays deviendraient plus raisonnables et les chances de désescalade en seraient favorisées 2».

Les religions traditionnelles dans le sous-continent indien et le sens de la paix

L’hindouisme, dont les origines remontent au milieu du troisième millénaire avant le Christ, désigne l’ensemble des courants religieux qui se sont développés en Inde.

Lors du deuxième millénaire, l’invasion de ce sous-continent par les Aryens a profondément modifié les races, les langues et les religions que l’on groupe sous le nom de civilisation de l’Indus.

De la langue des Indo-Européens sont nés le sanskrit et le Rig Veda, premier livre sacré de l’Inde. Les développements ultérieurs de l’hindouisme apparaissent dans les Upaniçads – dont la rédaction se situe aux alentours du neuvième siècle avant Jésus-Christ -, la Bhagavad-Gitâ qui date de la moitié du premier millénaire avant Jésus-Christ et les Six systèmes philosophiques, groupés en trois divisions et s’échelonnant du neuvième siècle avant Jésus-Christ au troisième siècle de notre ère.

 

le « chevelu cosmique » dans le Rig-Veda

Les « hymnes spéculatifs » du Veda exposent la révélation de la sagesse du mon­de, le savoir total au-delà duquel rien n’existe, la grande vision de l’Unité :

Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. Il n’y avait ni l’espace ni le firmament au-delà… Ni la mort ni la non-mort n’étaient en ce temps, Point de signe distinguant la nuit du jour.

Vient ensuite la création de l’homme, celle des animaux, de la poésie, de la musique, l’entrée du brahman dans le corps, le souffle, le temps, etc. Et un hymne célèbre la gloire de l’être humain qui a réalisé en lui les enseignements du Veda, l’ascète, le sage, celui qui possède toutes les vertus de la sagesse suprême :

Le chevelu porte le feu, le chevelu porte l’eau,

Le chevelu porte les ondes,

Le chevelu porte tout ce qu’on voit de ciel.

Le chevelu s’appelle lumière.

Il vole à travers les airs,

Aspects du sous-continent indien contemporain Considérant toutes les formes des choses,

L’ascète, pour le bienfait de chaque dieu, s’est constitué leur ami. Cheval du vent, compagnon de Vayu Mis en branle par les dieux, L’ascète habite les deux mers, Celle de l’orient et celle de l’Occident.

 

L’unité cosmique dans les Upanifads

Le moi, àtman est, en effet, comme un fragment de la divinité de Brahma. Ils sont indissociables. L’identité de l’âme humaine et du divin, le brahman est affirmée avec puissance : « L’àtman présent en toute chose est inconnu de toute chose. Il est le corps de toute chose, l’agent interne, l’immortel.» (BradAranyaka Upaniçad).

L’union de la divinité avec le Moi imprègne toute manifestation : « Immobile, l’àtman voyage au loin ; sans bouger, il parcourt l’espace. La douleur du sage cesse dès qu’il connaît l’àtman immense, pénétrant partout, sans corps au milieu des corps, stable au sein des choses transitoires. Cet àtman ne peut être atteint ni par l’étude ni par la science ; c’est par l’àtman lui-même que l’àtman peut être connu. L’àtman du sage reconnaît alors sa propre essence ; » (Kathaka Upaniçad).

On nous rapporte aussi cette scène entre un père et un fils qui, après douze années d’études, n’avait pas encore saisi la suprême Vérité.

« Mettez ce sel dans l’eau, mon enfant, puis venez me voir demain matin. » Le fils fit ce qui lui était commandé. Le père lui dit : « Apportez-moi le sel que vous avez mis dans l’eau hier soir ». Le fils, l’ayant cherché, ne le trouva pas, car il avait fondu mais le liquide en gardait le goût. Alors le père dit : « Là aussi, dans ce corps, assurément, vous ne percevez pas le Vrai, mon fils ; mais, en fait, il y est. Ce qui est la subtile essence, tout ce qui existe en elle a son Moi. C’est le Vrai. C’est le Moi, et toi, mon fils, tu es cela. » (Chandogya Upaniçad).

 

La vision de l’action dans la Bhagavad-Gitâ

C’est par paliers successifs que l’individu s’élève, renonçant à tout désir, aban­donnant ses mobiles égoïstes afin d’accéder à une plus haute vérité. « Il rejette loin de lui l’action bonne et l’action mauvaise parce qu’il s’élève, par-delà le bien et le mal, à une loi supérieure fondée sur la liberté de la connaissance de soi3. »

 

Par l’accomplissement de l’acte pur, l’homme atteint la perfection. Et Krishna expose à Arjuna la voie de la fusion du moi dans la divinité : « Délivrés de l’attrac­tion et de la peur et de la colère, pleins de Moi, prenant refuge en Moi, beaucoup d’êtres purifiés par l’austérité de la connaissance sont arrivés à Ma nature d’être ».

 

L’homme accompli est alors défini : « Maîtrisant l’être entier par une volonté ferme et stable, renonçant aux objets des sens, oubliant amour et haine, sobre, ayant maîtrisé le corps et le mental, recherchant par la méditation son moi le plus profond, rejetant égoïsme, violence, arrogance, désir, colère, instinct de possession, délivré du sentiment de la propriété personnelle, calme et lumineusement impassi­ble – un tel être est prêt pour devenir le Brahman. » (Bhagavad-Gitâ)

 

La connaissance selon le Vaicesika et le Nyânâ

Ces deux systèmes philosophiques proposent une cosmologie et une logique. La matière est préexistante à son ordonnancement par la divinité. Il y a, d’une part, quatre sortes d’atomes : terre, eau, feu et air et, d’autre part, cinq éléments qui les complètent : espace, temps, éther, âme et esprit.

On reconnaît quatre sources de connaissance : la perception, le raisonnement, l’analogie et le témoignage authentique. L’analyse peut aller de la cause à l’effet, de l’effet à la cause, de la perception à l’abstraction.

Le Vaicesika – fondé par Kanada vers le troisième siècle de notre ère – et le Nyânâ de Gautama – qui devait vivre à la même époque – se complètent, en ac­ceptant réciproquement leurs thèses et présentent des philosophies de type réaliste rappelant l’aristotélisme.

 

La libération spirituelle de l’homme selon le Samkhya

Développé par Kapila, qui vivait vers le septième siècle avant Jésus-Christ, cette philosophie rejette les excès de l’ascétisme ainsi que l’autorité du Veda. Elle affirme que le devenir du monde et le développement de la personnalité sont indépendant de l’existence ou de la non-existence de Dieu.

Il y a dans l’univers deux forces profondes : la purusha représentant les entités essentielles de l’esprit et laprakriti qui réunit les potentialités de la nature.

Purusha et prakriti sont liées. Cette dernière possède trois caractères : lumière, énergie mais aussi obscurité. La conjonction des deux premiers détermine le mou­vement ascendant de l’univers vers la pureté et l’amour ; la prédominance du der­nier pousse l’humanité à la décadence, à l’âge de fer.

Pour l’être humain, la paix suprême consiste à couper le lien entre la purusha et la prakriti, ce qui lui permet d’échapper ainsi aux cycles éternels et à la réincarna­tion. Le yoga permet cette libération.

Le Samadhi

Vivant aux environs du deuxième siècle avant Jésus-Christ, Patanjali a déve­loppé l’école du yoga. Cette pratique existait bien avant lui mais il en est le repré­sentant le plus brillant4.

Il ne rejette pas l’existence de Dieu et il affirme que la libération n’est pas at­teinte par la seule connaissance.

Le but est « l’arrêt des activités spontanées de l’esprit », obtenu par le déta­chement, l’amour divin, la discipline du corps et le silence de l’esprit. Lorsqu’un humain est arrivé au samadhi, état ultime de la méditation, « il ne reste plus rien et l’âme se manifeste exactement telle qu’elle est, dans sa propre gloire. Elle ne peut pas naître. Elle ne peut pas mourir. Elle est immortelle, indestructible. Elle est l’essence toujours vivante de l’intelligence4. »

On retrouve le thème fondamental de l’hindouisme : « Comme les rivières qui coulent disparaissent dans l’océan, perdant nom et forme, de même celui qui sait, affranchi du nom et de la forme, accède à l’Etre divin, plus haut que ce qu’il y a de haut. Qui connaît ce suprême Brahman, devient lui-même le Brahman. » (Mundaka Upaniçad).

Les stades de l’illumination, selon le Vedânta

À côté du Purva-Mîmansâ, recherche d’importance mineure, datant du cin­quième siècle avant Jésus-Christ, le Vedànta peut être considéré comme l’ultime développement des Upanisads et des notions de Brahman et d’àtman. Il est déve­loppé dans le Brahma Sûtra5.

Il y a dans le Vedânta trois écoles différentes : le dwaïta qui est dualiste et fut fondé par Mahva vers le treizième siècle ; le visishadwaïta, d’allure syncrétiste, créé par Râmânuja aux environs de l’an 1020 ; et enfin Xadvaïta du philosophe Çankara, qui vivait au huitième siècle et avait adopté de nombreuses thèses des bouddhistes dont il était pourtant l’adversaire.

Pour lui, l’illumination se situe en nous ; il n’y a pas à la chercher à l’extérieur du moi mais à épurer le noyau lumineux qui est le Brahman à l’intérieur de l’àtman.

Le disciple du Vedânta s’identifie peu à peu au mouvement cosmique, puis, dépassant ce stade manifesté, parvient par l’illumination totale au Brahman. Cette progression se fait en quatre étapes :

  • une compréhension profonde au premier degré par l’étude des textes sacrés et de leurs commentaires ;
  • la concentration intense et la méditation ;
  • la fixation de la conscience sur la vision intérieure et contemplative de l’essence du Vedânta. L’être humain plonge ainsi au cœur du Brahman ;
  • l’extase illuminée dans laquelle il n’y a plus aucune substance conceptuelle. Elle est l’unité réalisée dans le samadhi, état ultime de la méditation.

Le sage parvenu à cet ultime stade de connaissance peut dire : « Ma nature la plus intime est lumière. Je ne suis rien d’autre que lumière. Quand le monde est illuminé, c’est moi qui l’illumine5 ». On retrouve ainsi la célèbre formule des Upanisad : « Tu es cela », c’est-à-dire : tu portes en toi la divinité.

Le sage, par la pureté et l’intensité de sa concentration, réalise en lui l’unifi­cation totale ; il réside dans l’unité profonde qui est le message des Upanisad : atteindre l’àtman et connaître le Brahman. « Plus petit que ce qui est le plus petit, plus grand que ce qui est le plus grand, l’àtman repose, caché dans le cœur de la créature. Le sage, affranchi du désir, dont les sens sont apaisés, aperçoit lui-même la majesté de l’àtman ».

 

Les syncrétismes

L’apostolat est ce qui répugne le plus aux hindouistes ; ils estiment, comme le grand khan Mongka, que « les diverses religions sont comme les cinq doigts de la main ». Gandhi pensait que les tentatives de conversion sont « de véritables attein­tes à la dignité de l’homme ».

Mais, pratiquement, la coexistence de diverses religions conduit à des types de syncrétismes. « Dans le domaine proprement religieux, elle a eu pour effet de faire naître d’innombrables sectes cherchant à opérer une synthèse entre les enseigne­ments de plusieurs grands instructeurs de l’humanité, et les frontières dogmatiques qui séparent les grandes religions apparaissent beaucoup plus floues que nous ne pourrions nous l’imaginer6 ».

On a dit du vishnouisme, par exemple, « qu’il est toujours disposé à s’accommo­der d’autres croyances religieuses, et qu’il prend plaisir à s’approprier les concepts religieux de tous les peuples du monde7 ».

Les Khârvâ du Konkan vénèrent la Vierge Marie et divers saints chrétiens ; les Mahâr du Berâr et de Bombay ont dans leur Panthéon hindou les archanges Gabriel, Azraël, Michel et le saint musulman Cheikh Farid.

Ramakrishna écrivait : « Il n’y a qu’un Dieu, mais ses noms sont innombrables et innombrables les aspects sous lesquels il peut être considéré. Nommez-Le de n’importe quel nom et adorez-Le sous l’aspect qui vous plaira le mieux, vous êtes certain d’arriver à Lui8 ». En chaque être humain, on décèle la présence divine ; le déséquilibre et la souffrance du monde résultent de ce que nous ne cherchons plus à vivre en Dieu.

Pour Aurobindo, très attaché aux Écritures sacrées hindoues mais nourri aussi de philosophie occidentale, le monde résulte du « jeu cosmique » qui est involution du Divin dans la matière : « L’Etre absolu est l’inconnu, l’omniprésent, l’indispen­sable, que la conscience humaine cherche éternellement dans sa connaissance, sa sensibilité, sa perception et son action9 ». De son côté, l’homme doit utiliser toutes ses potentialités pour aller toujours « plus loin ». Cette libération ne doit en aucun cas être une fuite, mais retour vers la substance primordiale.

Les écoles bouddhistes

Comme l’hindouisme, le bouddhisme n’exige pas de conversion mais seulement que l’on reconnaisse la justesse de son analyse de la condition humaine. Il n’est nullement exclusif et respecte toutes les croyances, ce qui explique la multiplication des écoles, reflétant son adaptabilité aux domaines les plus divers.

Le résultat est qu’à l’heure actuelle il y a un écart bien plus grand entre certains groupes zen du Japon, des sectes tantristes du Tibet, des communautés théravadis-tes du Vietnam qu’entre l’enseignement du Bouddha et ceux auxquels se rattachent jaïns ou hindous.

Ajoutons que les orientalistes ont encore quelque peu exagéré les oppositions entre les deux grandes écoles du Theravada et du Mahayana, la première mettent l’accent sur la vie individuelle du disciple, tandis que l’autre prêche le travail col­lectif avec la formation des « sauveurs » (bodhisattvas). On trouve, par exemple, à Formose, des moines bouddhistes mahayanistes, les « t’aou t’oua » qui déclarent expressément ne se préoccuper que de leur propre salut.

Au Tibet, l’animisme primitif, la religion bôn, garde depuis des siècles un goût de magie et de sorcellerie qui résiste à toutes les influences extérieures. C’est ainsi que le bouddhisme a pris dans ce pays la forme particulière du lamaïsme, que ses adeptes préfèrent appeler vajrayana. Or il est pratiquement impossible de distin­guer dans ses croyances et son rituel ce qui est d’origine hindouiste ou bouddhiste et ce qui est bôn. Si les bôn modernes – comme d’ailleurs le Ryôbu Shinto au Japon – voient dans le Dieu-Soleil une incarnation du Bouddha, les monastères orthodo­xes impriment et vendent des livres religieux bôn. Et, lors d’un mariage bouddhiste, on célèbre aussi une cérémonie bôn au cours de laquelle on implore le Roi-Dragon de ne pas quitter la maison pour suivre la jeune épousée10.

 

La tolérance

Ce syncrétisme s’applique en Asie à toutes les religions. Déjà Genghis Khan avait donné à ses fonctionnaires pour principe formel « de tolérer, respecter toutes les confessions religieuses de leurs sujets, qu’ils fussent chrétiens, musulmans ou bouddhistes, de participer même à leurs cérémonies, mais de ne professer expressé­ment aucune croyance11 ». Marco Polo avait encore trouvé le grand Khan également bien disposé envers les diverses confessions représentées à sa cour.

 

Les Mongols avaient toujours accueilli avec une tolérance égale bouddhistes, taoïstes, confucéens, musulmans, manichéens, juifs, adeptes dissidents du Lotus Blanc ou du Nuage Blanc, chrétiens nestoriens et catholiques… Même après leur conversion au bouddhisme, ils continuèrent à consacrer au feu un culte particu­lier tandis que les entrées de leurs temples étaient encore gardées, au milieu du vingtième siècle par des dieux chamanistes, Chingultu, Bogdo-khan-Uli-Dunjin, Sonjinin-Bulun, Bain-Dzurikh12.

 

De leur côté, les bouddhistes tibétains, dans la province chinoise de Tsing-Hi font excellent ménage avec les musulmans et, inversement, les musulmans des mê­mes régions croient volontiers aux vies successives. On a noté aussi que c’est sur l’intervention personnelle du Dalaï Lama que le roi bouddhiste Djoungar Galdan rétablit, au dix-huitième siècle, l’autorité cléricale musulmane en Kachgarie13.

Pour ce qui est des chrétiens, « un bouddhiste japonais constatait récemment que dans toutes leurs maisons, on était sûr de trouver, dans une chambre intérieure, des lampes à beurre qui brûlaient jour et nuit devant une image du Bouddha. Inversement, une cloche laissée à Lhassa par deux missionnaires catholiques qui avaient essayé d’y créer une église est actuellement à une place d’honneur dans le Tsug Lha Khang, le grand temple de Lhassa14.

 

Dans tous ces cas, le proverbe tibétain reste vrai : « À chaque province son dia­lecte, à chaque lama sa doctrine ».

 

Les problèmes stratégiques et politiques actuels

  1. L’Inde et les conflits frontaliers a. Le Cachemire

Le conflit qui oppose depuis 1947, c’est-à-dire dès la partition, l’Inde au Pakistan porte sur les provinces dites de Jammu-et-Cachemire, dont la population est composée de bouddhistes tibétains dans le Nord-Est, d’hindous dans le Jammu et de musulmans (majoritaires) dans la vallée de l’Indus.

Les mouvements séparatistes cachemiris sont, en gros, divisés entre deux partis :

  • indépendantistes (regroupés dans le J.F.L.K.) ;
  • partisans d’un rattachement au Pakistan (Hezl-ul-Mujahidin).

 

  1. Le Bangladesh

Il existe dans ce pays de nombreuses ethnies, dites tribales, au nombre d’environ 52, qui quadrillent pratiquement tout le territoire et qu’on retrouve aux alentours des régions périphériques.

La plus importante est celle des Chakmas, bouddhistes theravada, plus de 300 000, qui souffrent de déplacements massifs (60 000 réfugiés) du Bangladesh vers l’Inde.

Les incidents frontaliers avec l’Inde ne cessent pas malgré des accords dits de paix comme celui du 2 décembre 1997. C’est ainsi qu’en avril 2001 on a encore connu un grave incident frontalier.

  1. Le Bhoutan

Cet État essaie de garder des relations pacifiques avec l’Inde malgré les attentats commis par des groupes terroristes comme les Tigres de libération bodo (BLT) qui refusent tout dialogue.

Les rapports avec le Népal ont tendance à s’améliorer. « Le 27 novembre 2000, le Népal et le Bhoutan sont enfin parvenus à mettre en place une procédure d’iden­tification des 100 000 réfugiés bhoutanais de culture népalaise présents au Népal, en vue d’un éventuel rapatriement15 » .

  1. Les autres Etats : Maldives, Népal, Sri Lanka

On y assiste toujours à des conflits internes, surtout de type ethnique et reli­gieux mais, en général, sans influence militaire face à l’Inde ou au Pakistan.

  1. L’utilisation politique et militaire du religieux dans le sous-continent indien
  2. En dépit de l’image de non-violence que cette région affiche depuis Gandhi, ses achats militaires représentent plus du quart de ceux du monde en développe­ment.

Depuis les années 1990, après avoir importé des dizaines de Mig 29, l’Inde fabrique sous licence des Mig 27. Elle a même acheté à la Russie un sous-marin nucléaire et à la France des Mirages 200016 .

  1. De même, dans le bouddhisme avec ses quatre vérités – réalité de la souf­france, origines et causes de la souffrance, cessation de la souffrance par l’accès au nirvana, remèdes pour s’en affranchir – il y a des mouvements politiques allant du militantisme engagé jusqu’à l’appel à la résistance avec dérapages, goût du pouvoir et des exactions.
  • Il y a des groupes de moines armés en Birmanie.
  • Il existe également au Sri Lanka un mouvement de bonzes nationalistes radi­caux dirigé par le dénommé Buddharakhita.
  • Au Bhoutan, le bouddhisme a été déclaré religion officielle d’État.
  • En Birmanie, la junte militaire persécute les minorités ethno-religieuses. Les musulmans sont maltraités et leurs tombes profanées si bien que, le 31 octobre 2001, les ministres européens des relations extérieures ont décidé de prolonger pour six mois les sanctions qu’ils avaient prises contre la Birmanie où ils ont jugé que « des violations graves et systématiques des droits de l’homme continuent à être commises ».
  1. Fondamentalisme islamique et économie informelle au Pakistan

Jusqu’aux années 1970, le Pakistan n’occupait dans la région qu’une position marginale, d’autant plus que son conflit persistant avec l’Inde l’avait confiné dans l’environnement politique du sous-continent et privé de relations internationales viables.

Mais, à partir de cette décennie, trois facteurs vont lui donner un rôle important sur la scène islamique mondiale.

  1. La sécession du Bangladesh, en 1971, tourne la partie Ouest du Pakistan vers le Moyen-Orient et notamment vers le Golfe d’où viendront des transferts finan­ciers considérables dus à l’émigration de plusieurs millions de ses habitants allant travailler dans les pays pétroliers.
  2. La croissance très élevée de sa population – passant de 65 à 121 millions entre 1970 et 1990 pour arriver à 152 millions en l’an 2002 – en fait le deuxième pays musulman après l’Indonésie.
  3. La politique d’islamisation menée par le général Zia – qui mourut en 1988 dans l’explosion d’un avion militaire, attentat non élucidé à ce jour – accroîtra encore l’insertion du pays dans le fondamentalisme des Frères musulmans. Un symbole sera la création en 1980, à Islamabad, d’une université islamique internationale chargée de former des théologiens intégristes. À partir des années 1990, son calendrier sera diffusé par Internet.

La situation économique du Pakistan en fait une véritable poudrière. « Agité par l’islamisme, pauvre et militarisé, il exporte une partie de sa population vers l’étranger. Émigration de travail vers le Royaume-Uni et les pays du Golfe, mais aussi émigration de combat en Afghanistan et au Cachemire. Dans ce pays, 1 % seulement des habitants paient l’impôt sur le revenu. La gouvernance n’existe pas et l’économie informelle, alimentée par la contrebande et l’évasion fiscale, représente 50 % du P.I.B.17 ».

  1. La shari’a au Pakistan et son utilisation démagogique

Elle est appliquée par le décret du 10 février 1979 qui a réintroduit les « hu-dûd » afflictifs, par exemple :

  • La consommation d’alcool, vins et spiritueux ainsi que des stupéfiants est sanctionnée de peines allant jusqu’à trente coups de fouet et cinq ans de prison. Les étrangers qui consomment de l’alcool en public sont punis d’une « peine laïque » (tazir) un peu moins sévère : trente coups de fouet et trois ans de prison.
  • Le délinquant primaire est amputé de la main droite ; le récidiviste a le pied tranché ; en cas de seconde récidive, l’individu est condamné à l’emprisonnement à vie avec possibilité de libération conditionnelle en cas de bonne conduite.
  • Le témoignage d’une femme – même policier – est fixé à la moitié de la valeur d’une déposition masculine.
  • L’homme ou la femme adultère, musulmans adultes, seront mis à mort sur la place publique par lapidation. Mais ils devront avoir été convaincus par quatre témoins « hommes de confiance et sans péché », qui auront constaté l’adultère de visu. En cas de viol, le coupable est condamné à la même peine. Les non-musul­mans et les prostituées ne seront condamnés qu’à cent coups de fouet.

 

Cette législation, influencée par la prédication intégriste, vise à plaire à la popu­lation, friande d’exécutions publiques et dont on peut ainsi détourner l’agressivité.

 

  1. Le trafic des stupéfiants entre l’Inde et le Pakistan, une source de conflits

L’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques puis la révolution ira­nienne de 1979 ont perturbé les routes traditionnelles de l’opium dans la région du « Croissant d’Or », à cheval sur l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan.

 

Les trafiquants locaux se replient, depuis des années, sur le golfe persique et l’Inde, ce dernier pays étant à la fois le premier producteur mondial d’opium et, sans doute, le plus grand centre mondial du commerce de l’héroïne.

De son côté, le Pakistan a multiplié par six sa production d’opium depuis les années 1970. Tout le long de sa frontière avec l’Afghanistan sont installés, de plus en plus nombreux, des laboratoires à l’arrière des combats. De nouvelles routes de l’héroïne ont été ouvertes : vers l’Inde à dos de chameau puis en avion vers le golfe persique et l’Europe. On comprend que ces filières entre l’Inde et le Pakistan soient de plus en plus contestées18.

Ce trafic est donc susceptible de favoriser le développement des conflits. Le flot des stupéfiants à travers ces pays engendre des niveaux élevés de toxicomanie, amoindrit leurs économies déjà bien fragiles en leur substituant des ressources fi­nancières illégales et agit comme un facteur de corruption.

Il représente, en effet, une source de revenus pour les chefs de guerre et les tali­bans. Ceux-ci ont coutume de « prélever deux sorts de taxes sur l’opium : l’« ushr » – 10 % sur les récoltes agricoles, dont l’opium – et le « zakat » – 20 % sur les reve­nus de commerce, dont la transformation d’opium en morphine et héroïne et son transport19 ».

Ajoutons encore un aspect de démagogie politico-économique : quand un dic­tateur impose la prohibition de la culture du pavot à opium dans le territoire qu’il contrôle, comme l’a exigé le Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 1373 du 28 septembre 2001), cela entraîne immédiatement une hausse massive du prix des réserves de stupéfiants.

  1. Les actions des services secrets entre l’Inde et le Pakistan

– Les actions clandestines contre le Pakistan sont de plus en plus importantes. Créé en 1968, le Research andanalysis wing (RAW) est devenu en 1980 le Research and analysis service (RAS). Il est responsable des écoutes électroniques et de la dé­sinformation.

  • Il est à l’origine de la création de XArmée de libération du Pakistan oriental en 1970 ;
  • Il a mis sur pied des camps d’entraînement pour les rebelles tamouls au Sri Lanka mais, pour comble de malchance, ils luttent contre l’armée indienne !
  • En 1996, il a créé des troubles avec attentats dans le Sind (Pakistan).
  • Les États-Unis aident l’Inde pour le renseignement électronique. Ils ont ins­tallé une base à Charbatia, puis une autre à Sarsawa, au nord du pays, quand le Pakistan a fermé celle de Peshawar. Il existe d’autres installations américaines de télémétrie – dont on ne connaît pas les lieux – pour surveiller les lancements de missiles chinois.
  • Les Russes en ont fait autant et ont créé des bases d’écoute électronique à Bfatinda et à Ludhiana, dans le Pendjab, pour surveiller le Pakistan et la Chine.

Le ministère indien de la Défense a créé le Joint cipher bureau (Bureau combiné du chiffre) pour coordonner ces systèmes étrangers de renseignement.

  • De son côté, le Pakistan utilise surtout contre l’Inde son service de renseigne­ment militaire, l’Inter service intelligence (ISI). On peut rappeler quelques-unes de ses anciennes manœuvres :
  • Il est à l’origine de nombreux attentats dont celui causé à New Delhi le 12 mars 1993, où treize bombes ont fait 317 morts.
  • Il entraîne des rebelles musulmans – près de 20 000 en 1998 – pour les mêmes actions terroristes.
  • Il forme également des agents venus d’Inde à Islamabad.
  1. La Grande-Bretagne est-elle utilisée comme base arrière stratégique par les isla­mistes du sous-continent indien ?

La France et l’Angleterre sont les deux États européens qui, à la suite de leur pré­sence séculaire dans le monde musulman, sont particulièrement livrés à une forte implantation des intégristes islamistes. Dans notre pays, ils proviennent surtout du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne ; en Grande-Bretagne, ce sont avant tout ceux du sous-continent indien.

On a dit : « Les Anglais ont l’œil sur les Pakistanais, les Bangladais et les Indiens, voire les Arabes du Golfe, mais ils ne connaissent pas les Maghrébins auxquels ils n’ont jamais été liés dans l’histoire20 ».

Outre-Manche, on retrouve, en gros, quatre groupes traditionalistes mais in­filtrés par des adeptes de la « guerre à outrance » contre les anciennes puissances coloniales :

  • le mouvement déobandi, adepte de la stricte observance de l’orthodoxie sun­nite, même à l’intérieur d’un État non-musulman ;
  • les barelvis soufis, qui manifestent une dévotion intense pour le Prophète Mohammed, avec prêches, danses religieuses.
  • le Tabligh et la Jama’at i islami du Pakistanais Mawdoudi qui prône l’édifica­tion d’une « ummâ » islamique comme à l’époque médiévale.

 

Le Royaume Uni compte près de 500 mosquées et lieux de culte dont la plupart sont tenus par des partisans de la non-intégration, donc par des intégristes.

Le Tabligh, en particulier, a connu une solide implantation dans le pays. C’est dans le Yorkshire, à Dewsbury, qu’il a installé son centre européen où se trouve un Islamic College accueillant des adeptes très traditionalistes pour des cours de forma­tion supérieure.

À Birmingham a été créé XIslamic relief, par Hani al Banna, fils du fondateur des Frères musulmans, tandis qu’à Bordeaux se trouve une association annexe dite Secours islamique.

Malgré les multiples interventions de l’unité antiterroriste de Scotland Yard – en particulier le 22 mai 1997 contre un groupe de moudjahidin dont certains appar­tenaient au G.I.A. algérien – le gouvernement anglais garde une certaine prudence politique.

  1. La politique chinoise face à l’Inde

Le jeu géostratégique de cet État consiste à verrouiller l’Inde dans le « bas » du continent grâce au Pakistan, voie d’accès au reste de l’Asie.

La conséquence est une relation triangulaire difficile, compliquée par les stra­tégies nucléaires. D’autre part, le recherche par Pékin d’une façade portuaire sur l’océan Indien à partir de Myanmar préoccupe New Delhi.

On a écrit, à ce sujet : « Pourtant, l’offensive habile de la diplomatie indienne a entraîné un rééquilibre en faveur de New Delhi sur la scène internationale, particu­lièrement à Washington. La position très clairement « pro-américaine » adoptée par New Delhi à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ne pourra qu’accélérer ce mouvement, éloignant sans doute d’autant les tentations « aventuristes » de la part d’une Chine longtemps très sûre d’elle-même face à l’Inde21 ».

 

On constate les mêmes conséquences avec le Pakistan à la suite de cet attentat terroriste dont les États-Unis ont été victimes. Après quelques hésitations, Islamabad a, en effet, rallié le camp de la lutte contre le terrorisme, y compris face à ses alliés talibans. D’ores et déjà, la quasi-totalité des combattants d’origine pakistanaise ont quitté le Cachemire. Cependant, toutes les rancœurs sont loin d’être apaisées et on peut craindre une remontée des terrorismes.

L’Union indienne est, avec le Japon, l’une des seules vraies démocraties du conti­nent. En effet, cet empire organise des élections libres depuis des dizaines d’années, jouit d’une presse libre et connaît une justice au moins aussi indépendante que dans les pays occidentaux.

Son système de castes a été ébranlé, en faveur des intouchables, dès l’époque co­loniale par des politiques mises en œuvre par les Britanniques puis par les autorités indiennes.

Par contre, les conflits internes ne sont pas près de s’éteindre et le rôle de l’Inde en politique internationale est mal vu par certaines grandes puissances.

* Professeur des Universités- Sociologie – Reims.

 

Notes

  1. M. BALENCIE et A. de la GRANGE, Mondess rebelles, tome II, Michalon, 1996
  2. JAFFRELOT, in : Les guerres qui menacent le monde, Éditions du Félin, 2001
  3. Shri AUROBINDO, Commentaires sur la Bhâgavâd-Gîta, Albin Michel, 1970
  4. Mircea ELIADE, Patanjali et le yoga, Seuil, 1967
  5. Jean HERBERT, Spiritualité hindoue, Albin Michel, 1972
  6. Jean HERBERT, Introduction à l’Asie, Albin Michel, 1960
  7. M. ESNOUL, Rdmànuja et la doctrine vishnouite, Paris, 1964
  8. In : Romain ROLLAND, La vie de Ramakrishna, 2e édition, Paris, 1962
  9. Shri AUROBINDO, L’évolution future de l’humanité, U.F., 1960
  1. David MACDONALD, Mœurs et coutumes des Thibétains, Payot, 1930
  2. Robert BLEICHSTEINER, L’Église jaune, Payot, 1937
  3. Louis HAMBIS, La Haute-Asie, P.U.F., 1953
  4. René GROUSSET, L’Empire des steppes, Payot, 1952
  5. Heinrich HARRER, Sept ans d’aventures au Tibet, Arthaud, 1953
  6. RAMIREZ, in : L’État du monde 2002, La Découverte
  7. P. DUSSAUGE, L’industrie française de l’armement, Économica, 2000
  8. P. GOUREVITCH, L’économie informelle, Le Pré aux Clercs, 2002
  9. J.F. COUVRAT et N. PLESS, La face cachée de l’économie mondiale, 2e édition, Hatier, 2000
  1. FRAHI, in : Armées d’aujourd’hui, n° 269, avril 2002
  2. SFEIR, Les réseaux d’Allah, Plon, 2e édition, 2001
  3. BONIFACE, Les guerres de demain, Seuil, 2001

 

 

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