Les régimes politiques arabes : la clanocratie, la kleptocratie et le tribalisme comme modes de gouvernance au Maghreb

Houchang HASSAN-YARI

Professeur et directeur, département de Science politique, Collège militaire royal du Canada à Kingston.

2eme trimestre 2011

Cet article étudie l’existence de différentes formes de pouvoir et d’autorité au Maghreb. La complexité émane du fait que la structure du pouvoir est multistrates et embrouillée. Dans le processus complexe de la formation de l’État moderne au Maghreb, la famille comme le clan ou la tribu a joué un rôle crucial dans la formation des systèmes politiques et de la gouvernance. Les conflits d’aujourd’hui sont le résultat d’un choc entre une mo­dernité sociétale et un immobilisme des gouvernants.

Jhis article examines the existence of the différent forms of power and authority in the Maghreb. The complexity comes from the fact that the power structure is multilayered and confused. In the complexprocess of the formation of the modern state in the region, the family as the clan or the tribe has played a crucial role in the creation of the political systems and governance. Today s conflicts are the result of a clash between the modern society and the immobility of the rulers.

Tout a commencé en Tunisie en 2010 avec une vague de protestations popu­laires contre un gouvernement très impopulaire et dictatorial qui avait volé pendant 23 ans la dignité de tout un peuple. Son réveil a forcé le président à vie et sa fa­mille de fuir le pays. Ce développement sans précédent dans le monde arabe a ou­vert la voie à de nombreuses contestations qui avaient une résonance dans les popu­lations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Des remises en question similaires, certes avec différents degrés d’intensité, ont été déclenchées en Égypte, au Bahreïn, en Libye, au Maroc, en Algérie, en Syrie, en Jordanie, en Arabie Saoudite et au Yémen.

Malgré les différences inévitables qui existent entre les expériences arabes, force est de constater que celles-ci sont aussi porteuses des similitudes. Les révoltes po­pulaires attirent de nouveau l’attention des observateurs de la scène régionale sur la nature des régimes politiques arabes. La région est gouvernée par des autocraties familiales, tribales, religieuses, politiques et même par des ploutocrates. En dépit de l’existence d’une structure de pouvoir politique rétrograde, les clanocrates arabes utilisent contre leurs populations des instruments de répression des plus sophisti­qués, y compris une armée et une police munies des armes à la fine pointe de la technologie.

Les dictatures nord-africaines cachent derrière une modernité importée sau­vage, mais non pas apprivoisée, un vieux contenu pourri et rétrograde qui se voit défié de plus en plus par des peuples désabusés. La modernité de façade se manifeste sous différentes formes. La séparation apparente des pouvoirs, l’existence des élec­tions arrangées et la compétition pour le pouvoir, les forces militaires et leurs armes sophistiquées font partie de l’affirmation de cette modernité.

Cette aberration1 gênante et répandue qui révèle le paradoxe du pouvoir et la hiérarchie des besoins tels que perçus par des systèmes politiques dans la région. Là, il n’existe aucune différence entre les républiques et les monarchies. Les présidents à vie ont émulé le comportement des rois en préparant leurs fils pour prendre les reins du pouvoir lorsqu’ils décident de le céder eux-mêmes. Quant aux rois, ils gèrent les affaires de l’État comme une entreprise personnelle et familiale.

À l’aide des exemples marocain, tunisien et libyen, nous posons comme pos­tulat que la corrélation directe et organique entre la durée du règne des dirigeants politiques et la corruption dans tous ses états existe dans tous ces pays en dépit des différences apparentes qui les distinguent les uns des autres. Ce rapport dynamique constitue un obstacle majeur à l’avènement d’un ordre politique juste et l’évolution normale des sociétés. Un pouvoir absolu qui échappe à tout contrôle est tenté de s’enfermer de plus en plus dans un isolement aigu. Immunisé ainsi, il s’entoure des couches de complaisants dont l’intérêt réside dans le renforcement de l’isole­ment du souverain/président, d’une part, et une accélération des actions illégales, de l’autre.

Notre propos consiste à analyser la dynamique interne des cas proposés où cer­taines des familles (de sang ou politique) détentrices du pouvoir le délaissent plus facilement lorsque la crise de légitimité des dirigeants atteint un point de non retour tandis que d’autres vont jusqu’au bout. La révolte des peuples arabes qui perturbe la paix des autocrates a eu des conséquences différentes dans les pays du Maghreb et du Machrek. Notre étude utilise l’actualité politique comme prétexte pour discuter d’une question profonde qui est la gouvernance, le conflit entre une modernité sociétale et l’immobilisme des gouvernants.

Au niveau conceptuel, on constate l’existence de différentes formes de pouvoir et d’autorité au Maghreb. La complexité émane du fait que la structure du pouvoir est multistrates et embrouillée. Dans la terminologie scientifique (informatique) cette structure est appelée architecture d’anticipation car le flux des connexions du réseau progresse de la strate d’entrée vers la strate de résultat sans former de boucles de réaction.2 Imaginer le fonctionnement des régimes arabes de cette façon ne relève pas du domaine impossible. Cela permet également la possibilité d’utiliser plus d’un concept en vue de décrire ces mêmes régimes clanocrate, ploutocrate, kleptocrate, klepthéocrate, autocratiques, etc.

La Tunisie de Ben Ali

Tout a commencé le matin du 7 novembre 1987 lorsque le Premier ministre et l’ancien officier des services secrets, général Zine el-Abidine Ben Ali, a démis de ses fonctions le « Père de l’indépendance » de la Tunisie grâce à un «coup d’État médi­cal» de palais.3 Assigné en résidence surveillée, Habib Bourguiba (au pouvoir depuis 1957) meurt en avril 2000. L’idiotie politique que l’Assemblée nationale tunisienne avait introduite, en 1975, en déclarant Bourguiba président à vie en l’autorisant à conserver le pouvoir jusqu’à sa mort, prendra des dimensions démesurées sous Ben Ali. En dépit de sa popularité, la tentative de monopolisation du pouvoir par Bourguiba par l’entremise du Néo-Destour (nommé plus tard le Parti socialiste destourien), son parti unique, s’est soldée par des émeutes de 1978 qui ont fait des dizaines de victimes. Des «émeutes du pain», en 1983, le résultat d’une très forte augmentation de prix des denrées alimentaires essentielles, avaient fait des dizaines de morts, forçant le président d’annuler les hausses annoncées.

Le Premier ministre Ben Ali est élu président de la République en 1989, à la suite d’élections présidentielles et législatives. Forcé par les Islamistes, il mènera pendant quelques temps une politique semi-démocratique et libérale mais favorise­ra, dès 1990, un retour à la répression, notamment contre les mêmes mouvements islamistes. Il sera réélu en 1999, puis en 2004. En 2002, le président Ben Ali fait adopter une modification de la Constitution qui permet désormais aux candidats présidentiels de se présenter jusqu’à l’âge de 75 ans et n’admet plus aucune limite du nombre de mandats. Cette réforme, taillée sur mesure, sera effective en 2004 et facilitera la réélection du président4.

L’apparence glorieuse du libéralisme économique autoritaire instauré par Ben Ali cachait une réalité cruelle et douloureuse. En surface, l’économie de la Tunisie se portait plutôt bien. Son revenu annuel par tête avoisine les 2 000 dollars, son taux de croissance annuel frôle la barre des 5 %, ce qui fait d’elle l’un des pays les plus riches d’Afrique. Cette apparence trompeuse, du «miracle tunisien», dissi­mulait la réalité du chômage dont le taux plafonnait à 15 % au début des années 1990 et autour de 20 % une décennie plus tard. En d’autres termes, la croissance économique n’a pas été porteuse de la création d’emploi. Les jeunes étaient les plus touchés lorsque l’économie tunisienne créait en moyenne 10 000 postes par an de moins alors qu’elle enregistrait chaque année de nouveaux demandeurs d’emploi, allongeant ainsi la liste des candidats au départ vers l’Europe5. Ce sont précisément ces jeunes diplômés au chômage qui se révoltent contre le système de Ben Ali et attendent maintenant des entreprises qu’elles reconsidèrent leur stratégie et accor­dent plus d’importance au capital humain. L’accumulation des décennies d’humi­liation amène à penser qu’il faudra que les relations économiques telles qu’établies par les kleptocrates de Tunis avec certains partenaires et investisseurs soient revues. Si sous l’ancienne autocratie, on saluait l’arrivée des opérateurs étrangers comme pourvoyeurs d’emploi, aujourd’hui, les employés aspirent à ce que leur valeur sur le marché du travail soit reconnue et rétribuée à leur juste hauteur6. Ils cherchent du respect et réclament leur dignité volée.

Comme c’est le cas dans toute autre autocratie, le système politique tunisien sous Ben Ali disposait d’un pouvoir absolu qui n’avait d’autre justification et lé­gitimité que la personne du président. En d’autres termes, comme tout dépendait de lui, sa fragilisation équivaudrait à la déstabilisation du régime politique. Le pré­sident a certes été entouré de kleptocrates qui à la tête du pays pratiquaient à une très grande échelle la corruption et le détournement des fonds. La toile d’araignée tissée autour de Ben Ali a été si étanche que ce dernier ne pouvait guère y échapper, même s’il n’était pas dans un état de délinquance avancée. L’entourage du président a su quoi et comment faire pour s’enrichir et étendre son pouvoir personnel. Le processus de l’enrichissement du palais, et tous ceux qui gravitent autour de lui, ne pouvait pas se matérialiser en présence des contrepoids tels une presse libre et l’expression sans entraves des droits humains.

Lorsque Ben Ali est arrivé au pouvoir, il a promis de donner suite aux chan­gements, en commençant par le pluralisme politique et l’application des limites constitutionnelles de mandats présidentiels. Pour se démarquer du Destour et de son héritage bourguibiste, il a rebaptisé le parti en 1988 en Rassemblement dé­mocratique constitutionnel (RCD). Cependant, il a vite exposé la profondeur de ses réformes lorsqu’il était le seul candidat aux élections présidentielles en 1989 et 1994; dans les deux cas il a reçu plus de 99% des voix7. En 1999, il a de nouveau obtenu plus de 99% de voix, bien qu’il ait permis à deux candidats obscurs à se pré­senter contre lui dans une concession à ses critiques étrangers dociles. La deuxième dérogation aux changements promis survient pour remédier à la limite constitution­nelle des mandats présidentiels à trois. La tâche d’enlever cet obstacle revient aux alliés parlementaires de Ben Ali qui modifient cet article en 2002. Désormais, la seule limite est l’âge du candidat, fixée au maximum de 75 ans. Ben Ali a brigué les suffrages à nouveau en 2004 et 2009 avec des adversaires médiocres sélectionnés par lui-même. Fait étonnant, il a reçu 94,5% et 89,6% des voix respectivement, soit moins de vote que lors des élections précédentes ! Lorsque les récentes mani­festations ont éclaté il s’apprêtait à modifier la constitution une fois de plus pour le scrutin de 2014. En ce qui concerne le Parlement, la commission en charge de la préparation des listes électorales a été nommée par le RCD, qui avait également dirigé les bureaux de vote et devrait en compter les bulletins derrière des portes fermées8.

Le président et son entourage ont été très créatifs dans le pillage des fonds pu­blics. En 1993, le président a créé le Fonds de solidarité nationale (FSN) comme une solution aux problèmes de l’isolement et de la pauvreté dans un esprit de soli­darité et d’entraide entre tous les Tunisiens. Il s’agissait de fournir à chaque individu une source de revenu, un logement décent et des conditions de vie améliorées. Tout cela s’inscrivait dans le respect des droits humains9. Plus connu sous le nom Fonds 26-26, il devrait permettre à plusieurs zones d’ombre de se désenclaver à la faveur d’une mise en place d’une infrastructure de base appropriée et l’introduction des différents équipements collectifs et de toutes les commodités de base. Selon certaines évaluations positives qui suivaient la ligne du gouvernement, le FSN a contribué largement à changer radicalement la réalité des zones dans lesquelles il est intervenu. Il aurait ainsi contribué à désenclaver 1879 zones d’ombres, sauvant 297000 familles, soit plus d’un million 487 000 personnes, de la situation précaire dans laquelle elles vivaient en leur offrant, par ailleurs, des conditions de vie favo­rables et des commodités de base qui ont changé leur situation et amélioré leur qualité de vie10.

L’optimisme pro-gouvernemental n’est pas partagé par ses critiques qui voient le FSN comme un autre instrument dans l’arsenal de Ben Ali destiné à consolider le pouvoir en dehors du domaine de la politique formelle, cherchant à capter des ressources économiques, souvent au détriment des Tunisiens ordinaires. Le Fonds pour le programme de développement rural, pour l’amélioration de l’infrastructure telle que l’électricité, les routes et les cliniques , était maintenu à flot par une partie non divulguée du budget annuel de l’État ainsi que par des contributions du public en général. En principe, ces contributions étaient volontaires. Les fonctionnaires payaient l’équivalent du salaire d’une journée par année, les agriculteurs 1% de leurs bénéfices annuels tandis que les chefs d’entreprises contribuaient un montant au pro rata du nombre de leurs employés. Le syndicat des artisans avait signé un ac­cord concernant une contribution annuelle. Dans la pratique, les dons n’ont pas été facultatifs. Les récalcitrants étaient confrontés à toutes sortes de difficultés dans leurs rapports quotidiens avec la bureaucratie d’État, ainsi qu’ à la menace de vérification de leurs dossiers d’impôt et à d’autres formes de harcèlement manifeste. Malgré tout, la performance du Fonds dans le domaine de la qualité de la construction de l’infrastructure rurale comme la route et l’électricité est décevante. Les familles qui ne pouvaient pas payer les factures mensuelles n’avaient pas accès à l’électricité. Le principal problème avec le Fonds, cependant, était l’absence totale de trans­parence. Le Fonds a été sous l’autorité directe du président, qui le gérait seul, et ne tenait pas de comptes de ses activités. Selon les estimations officielles, le Fonds recueillait une moyenne de 15 à 16 millions de USD par an dans les années 1990. Or, les rares économistes qui avaient tenté de faire leurs propres calculs ont conclu que seules les entreprises contribuaient entre 24-38 millions de USD sur une base annuelle. Même si la télévision étatique diffusait en grande pompe les réparations de logements et se vantait du nombre de familles assistées, la plus grande partie des revenus du Fonds a été portée disparue. Les fonds ont également été distribués de façon arbitraire, de manière clientéliste, sous l’égide du RCD. Les comités de résidents dans les zones défavorisées jouaient un rôle consultatif, tandis que les décisions sur la distribution des fonds ont été prises par les officiels du RCD et les élus membres du parti. Dans la Tunisie nouvelle où les hommes politiques prêchent clarté et transparence au sein du gouvernement et l’élimination de la corruption des plus hauts échelons du pouvoir, le peuple qui avait entendu ces discours enflammés avant, reste pessimiste. Dans un pays où la corruption et le clientélisme ont condi­tionné le comportement pendant si longtemps, il n’est pas évident que même le changement politique sincère au sommet sera en mesure de les déraciner11.

Le 14 janvier 2011 Ben Ali a fui le pays à la suite d’une révolte populaire contre son gouvernement. Son départ précipité a révélé jusqu’à quel degré les fonde­ments de son régime ont été fragiles en dépit de vingt trois ans de l’ordre policier. Cependant, le départ de Ben Ali n’est pas la fin d’un ordre qui a fait de la corruption une maladie enracinée dans tous les aspects de la vie tunisienne. Dans la dynami­que postrévolutionnaire il faut décontaminer du bénalisme l’appareil étatique, les fonctionnaires, les forces de l’ordre, la justice et toute la société..12 Un effort colos­sal est nécessaire pour remettre sur le bon rail le train des réformes et mettre fin à l’idolâtrie qui a si profondément détruit la dignité de tout un peuple. Le principal risque dans la transition politique de la Tunisie réside dans la coexistence difficile de l’ancien système de pouvoir avec le nouveau qui émerge. En conséquence, le sort de la transition politique de la Tunisie dépend essentiellement de si oui ou non le pays sera en mesure de démanteler la structure du pouvoir précédent. Ce sont les prin­cipaux défis pour la Tunisie à surmonter pour réussir sa transition vers État démo­cratique, progressiste ; stable et durable13.

 

Le cas Marocain

Si les dirigeants actuels de la Tunisie franchissent intelligemment la période de transition, ce pays sera dans une meilleure posture que tous les pays du Maghreb, y compris le Maroc. Ce royaume est géré par une kleptocratie14 dans laquelle l’auto­rité se trouve entre les mains d’un roi, considéré Amir al-Muminin ou le comman­deur des croyants. Il contrôle le pouvoir temporel, incarné par le trésor public15. la population et la vie matérielle, et l’autorité religieuse. Aucun autre dirigeant dans la région ne jouit de ce double pouvoir. Cette pratique pourrait être un des facteurs qui expliquerait le calme relatif au Maroc.

L’histoire du Maroc est fortement influencée par sa position stratégique. À la croisée des chemins, ce pays a attiré l’intérêt de toutes les puissances méditerra­néennes. Pourtant, c’est l’avènement de l’Islam au VIIe siècle, et notamment la domination de la dynastie Alaouite à partir de 1649, qui façonnera le devenir du Maroc et scellera le destin de ses dirigeants, descendants du prophète Mohamed. Le titre du commandeur des croyants vient de cet héritage.

Le règne de Hassan II, de plus de trente huit ans, a pris fin avec sa mort en juillet 1999. L’arrivée de son jeune fils Mohammed VI au pouvoir a suscité un certain espoir chez le peuple qui cherchait un espace pour respirer après des décennies de répression et d’assassinat des opposants d’une part et de disparités socio-écono­miques de l’autre.

Après la répression politique féroce des années 1970 et 1980, Hassan II a donné des promesses non-tenues de transition vers la démocratie. Le règne du despote éclairé16 a été terni non seulement par la violation des droits de l’homme, mais aussi sali par la corruption et un système politique discrédité. Son successeur ne fera pas mieux que le père. Il a été particulièrement sensible à toute critique des médias qu’il réprimait sévèrement. À l’épineuse question des droits de l’homme s’ajoute l’étouffement économique des diplômés universitaires dont la protestation conti­nuelle devant le parlement pour la création d’emplois n’a pas réussi à faire bouger le gouvernement. Les hommes politiques marocains sont généralement considérés comme réticents ou incapables d’entreprendre des réformes sans l’approbation du roi. En gardant la plupart des leviers du pouvoir dans ses mains, le roi Mohammed a perpétué l’émasculation du corps politique créé par son père. Le roi, et non le gouvernement, contrôle les ministères de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Intérieur ainsi que d’innombrables commissions et autorités. Il est l’agricul­teur le plus important du pays, le plus grand banquier et le plus actif investisseur en capital risque. La plupart des idées novatrices au cours des dernières années ont été des projets royaux17. Le commandeur des croyants ne peut être qu’un homme total et parfait!

Le « printemps arabe » n’a pas épargné le Maroc lorsqu’en février 2011 des milliers de manifestants descendus dans les rues exigeaient que le Roi renonce à une partie de ses pouvoirs, dissolve le gouvernement et réprime la corruption. Contrairement à d’autres pays arabes, les policiers en uniforme se tenaient à dis­tance des protestants, tandis que les agents en civil se mêlaient à la foule au milieu des slogans tels que « le peuple rejette une constitution faite pour des esclaves! « et » A bas l’autocratie! »18.

Parfois la police agissait rapidement et violemment contre les manifestants qui défiaient l’interdiction du gouvernement de manifester. Les protestations spo-radiques avaient eu lieu dans le pays depuis le 20 février 2011, appelant à des changements démocratiques et à la fin de la corruption. Les manifestations pré­cédentes avaient fait six morts. Les protestations qui se sont tenues à Rabat à cette date ont provoqué une réaction violente de la police qui était déterminée à ne pas laisser les manifestants camper en face du Parlement. Les manifestants réunis à Casablanca ont été dispersés par la police. Des contestataires du pouvoir monar­chique se disaient contre le despotisme, la corruption et pour la dignité, la liberté, la démocratie et la justice sociale. Le Roi qui avait promis des changements suite à des protestations précédentes, n’a pas encore annoncé sous quelle forme les chan­gements seraient introduits.19 La tactique du souverain marocain est de souffler le chaud et le froid et mise sur l’épuisement des manifestants. La brutalité policière est présente mais contrôlée. Il vit sa crise de légitimité de jour en jour. Le danger avec cette tactique serait une explosion brusque et incontrôlable par les autorités lorsque la peur n’a plus d’effet sur les manifestants. Le risque d’un très rapide glissement sismique au Maroc ne peut pas être indéfiniment écarté si Mohammed VI répète l’erreur de son père en faisant des promesses sans lendemain.

 

La Libye de Mouammar Kadhafi

Une personnalité colorée et bouillonnante, Kadhafi se démarque clairement de ses voisins maghrébins. Surpris par la version libyenne du printemps arabe, Kadhafi a choisi une troisième voie entre le départ relativement ‘facile’ de Ben Ali et les manœuvres innovantes de Mohammed VI, celle de jouer le tout pour le tout et d’accorder à l’audace de nouvelles dimensions. Sur ce plan, Kadhafi n’est pas un bon disciple de Jean Cocteau lorsque ce dernier écrit : «Le tact dans l’audace c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin »20. La différence vient du fait que Kadhafi n’a pas montré l’habilité de savoir où s’arrêter dans son entreprise de survie depuis le déclenchement de la révolte populaire en Libye.

De tous les pays en proie à des soulèvements populaires contre leurs dirigeants, le cas de la Libye se distingue, bien à la hauteur de son ‘guide’. Depuis le 15 février, les émeutes contre Kadhafi, sa famille et son régime sont sévèrement réprimés par les autorités épaulées par des mercenaires africains. Moins de trois semaines après le début des émeutes, les accrochages ont produit près de 6.000 morts. Kadhafi étant tenu personnellement responsable de cette situation, la Cour pénale internationale a entamé des poursuites contre lui et les membres de sa famille pour avoir commis des exactions. Celles-ci ont aussi conduit au passage de deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et à une guerre que l’OTAN mène contre les forces gouver­nementales libyennes.

Le comportement de Kadhafi et de sa famille face aux revendications populaires révèle une réalité catastrophique. Eux, comme les autres régimes arabes, s’intéres­sent d’abord et avant tout au pouvoir, tout le pouvoir, au détriment de leur pays et de leurs citoyens qu’ils jugent tour à tour « étrangers », « drogués », « terroristes », « mercenaires », etc. Confiné à Tripoli et quelques autres localités, Kadhafi défie la vaste majorité de la communauté internationale en s’accrochant au pouvoir. Son sort aura un impact sur d’autres crises de légitimité qui secouent les autres auto­craties arabes. Sa victoire inciterait les autres à faire tout, y compris l’usage de la force aérienne contre les manifestants. Sa disparition renforcerait la quête des autres manifestants arabes de leurs droits et dignité.

La crise libyenne expose également les contradictions qui existent entre des inté­rêts économico-stratégiques et la protection de la vie humaine à l’échelle mondiale. Kadhafi, le ‘roi des rois d’Afrique’ a su comment exporter la bonne gouvernance en Afrique subsaharienne par l’entremise des moyens de corruption. On dit de lui qu’il détient une arme de corruption massive et beaucoup d’influence politique grâce aux revenus du pétrole; il est devenu l’assurance tous risques des opposants et des dirigeants africains qu’il finance depuis des années (80 % du budget de l’Union africaine, paraît-il) d’où leur silence et leur inertie. Le 21 février 2011, le ‘Guide’ fit savoir qu’il avait reçu des appels de soutien de la part de cinq chefs d’État. Le Guinéen Dadis Camara avait brandi publiquement un chèque et des Pick-up of­ferts par Kadhafi21.

 

Perspectives

Le Maghreb traverse une crise existentielle pour les régimes autoritaires au pou­voir depuis des décennies et un moment de respiration et d’espoir pour les peuples d’habitude humiliés et négligés. Il paraît que ces deux désirs sont irréconciliables et mènent inévitablement à la confrontation. Le résultat, bien que imprévisible n’en empêche pas pour autant les victimes des autocraties de se jeter dans le feu de l’ac­tion dans l’espoir d’un meilleur avenir. Les peuples arabes qui ont subi des siècles d’humiliation et d’injustice se réveillent contre toutes attentes et défient des régimes qui semblaient inébranlables. La question est de savoir comment faire avec la di­gnité retrouvée et quoi faire avec un pouvoir qui tourne souvent en catastrophe ?

 

Notes

  1. Il s’agit du contraste entre les mécanismes d’exercice du pouvoir par un système politique déconnecté et dépassé par le temps et ses instruments répressifs modernes.
  2. Voir IBM SPSS Neural Networks 19,http://www.szit.bme.hu/~kela/SPSSStatistics%20 (E)/ Documentation/French/ Manuals/IBM%20SPSS%20Neural%20Network%2019.pdf
  3. Le Coup d’État non-violent fait suite à un rapport de médecins stipulant «l’incapacité phy­sique et mentale du Combattant suprême». A 84 ans Habib Bourguiba est contraint de quit­ter le pouvoir. http://www.tunisieholidays. com/la-tunisie/historique_tunisiphp Habib Bourguiba décède à l’âge de 96 ans le 6 avril 2000.
  4. http://www.impact.mu/NewsView.asp?NID=7498
  5. Archives Larousse, «Tunisie : les faux pas du président», Journal de l’Année, Édition 2001, Paris, 2001. http://www.larousse.fr/archives/journaux_annee/2001/20/tunisie_les_faux_pas_ du_president#E63336
  6. Véronique Naram, «Pour une économie socialement responsable», paru dans NewAfrican, mars-avril 2011.http://veronique.narame.over-blog.com/article-maghreb-economie-68683431. html
  7. Vincent Geisser, « Tunisie: des élections pour quoi faire? Enjeux et ‘sens’ du fait électoral de Bourguiba à Ben Ali », Maghreb/Machreq N°168, avril-juin 2000, cité par Amy Aisen Kallander, «Tunisia’s Post-Ben Ali Challenge. A Primer», Middle East Research and information Project (MERIP), 26 janvier 2011.
  8. Aisen Kallander, cit.
  9. com http://fr.allafrica.com/stories/200712070722.html
  1. Insaf Fatnassi, «La solidarité des Tunisiens par les chiffres», Business News, 8 décembre 2010. http://www.businessnews.com.tn/La-solidarit%C3%A9-des-Tunisiens-par-les-chiffres-,519,22573,1
  2. Voir Eric Gobe, «Politiques sociales et registres de légitimation d’un État néo-patrimonial: le cas tunisien», dans Monique Selim and Bernard Hours, sous la direction de, solidarités et compétences: idéologies et pratiques, Paris, L’Harmattan, 2003, et Béatrice Hibou, «Les marges de manœuvre d’un ‘bon élève’ économique: la Tunisie de Ben Ali», Paris, Les Études du CERI 60, 1999, cités par Aisen Kallander, cit.
  3. Pour une analyse de l’étendue de la corruption au sein de l’administration Ben Ali et le rôle du clan Trabelsi (sa femme) voir : Colin Freeman, «Tunisian President Zine el-Abidine Ben Ali and his family’s’Mafia rule’», The Telegram, 16 janvier 2011.
  4. Maria Cristina Paciello, «Tunisia : Changes and Challenges of Political Transition», MEDPRO TechnicalReport, 3/May 2011, p. 12. L’auteure présente un éventail des réformes néces­saires dans une nouvelle Tunisie.
  1. La klepthéocratie est composée de kleptocratie et théocratie où la religion est l’élément jus­tificateur d’un pouvoir héritier corrompu. Autorité conférée par Dieu à son représentant sur Terre.
  2. Sur la question de la corruption au Maroc, voir: Ian Black, «WikiLeaks cables accuse Moroccan royals of corruption», The Guardian, 6 décembre 2010. Un des rapports de l’Ambassade amé­ricaine au Maroc révèle le rôle du roi dans les affaires et l’institutionnalisation de la corrup­tion sous le roi Mohammed VI. Le quotidien El Pais a cité des documents WikiLeaks selon lesquels la corruption a atteint les plus hauts niveaux des autorités au Maroc, où les intérêts commerciaux du Roi Mohammed VI et certains de ses conseillers influence ‘tous les projets de logements’.http://www.monstersandcritics.com/news/africa/news/article_1603193. php/WikiLeaks-%C2%A0Morocco-s-royal-palace-involved-in-widespread-corruption
  3. Abdeslam Maghraoui, «Political Authority in Crisis. Mohamed VI’s Morocco», Middle East Research and Information Project, http://www.merip.org/mer/mer218/political-autho-rity-crisis. Les dictatures sont des régimes autocratiques, mais une dictature qui réussit tend souvent à devenir une royauté. L’opposition à celles-ci n’est plus du fait des privilégiés susci­tés, les dictatures étant une réaction antidémocratique en complet accord avec les opinions de ceux-ci. Cette notion est antinomique de ploutocratie. http://dictionnaire.sensagent.com/ autocratie/fr-fr/
  4. « In his father’s shadow. Morocco’s faltering transition to democracy under King Mohammed VI », The Economist, 6 avril 2006.
  5. Souhail Karam, «Moroccan protesters demand limit on royal powers», Reuters us online Report World News, 20 février 2011.
  6. Helium News, 23 mai 2011.http://news.helium.com/news/13396-morocco-protestors-who-defy-demonstration-ban-are-beaten-by-police
  7. Jean Cocteau, Le coq et l’Arlequin: Notes Autour de la Musique – Avec un portrait de l’auteur et deux monogrammes par Picasso, Paris, Éditions de la Sirène, 1918.
  8. http://www.kibarou.net/tv/fichiers/videos999.php?langue=fr&choixchaine=non&idc= fr_Conf_rence_D_bat_organis_e_ le_12_mars 2011_par_ECHO_D__AFRIQU&PHPS ESSID=701d00a8c50b0384980a67657a86bd39

[1]Composée de clan (un regroupement d’individus dont les membres sont liés par liens de sang et un long passé commun) et suffixe cratie (du grec kratos, signifiant force, pouvoir dans le sens d’autorité étatique et gouvernementale) la clanocratie est un mode d’exercice du pouvoir de manière collective par les membres du clan sur la base d’une division de travail en désignant un des leurs leader. Les clans seraient donc maîtres d’œuvre dans les activités publiques et privées.

[2]Kleptocratie est un concept hybride de racines grecques kleptos (vol) et kratos (pouvoir) qui signifie le gouvernement des voleurs. Un système politique en proie de corruption généralisée à l’échelle nationale. La notion a été, pour la première fois, utilisée par Patrick Meney dans son ouvrage La kleptocratie : la délinquance en URSS, Paris, La Table ronde, c1982. Ce concept décrit bien l’état des pays de l’Afrique du Nord où les gouvernements sont donnés au vol et au crime systémiques organisés par l’appareil étatique lui-même.

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