Par Agnès LEVALLOIS
L’Egypte a connu à de nombreuses reprises des réflexions sur son rôle stratégique et la nature de ses relations avec ses voisins. Première interrogation : l’Egypte est-elle arabe, pharaonique, méditerranéenne1 ? Les réponses varient suivant les périodes de son histoire et, en définitive, ce pays a toujours tenu à marquer sa spécificité par rapport au monde arabe même s’il en est une partie essentielle et qu’il la revendique, tout au moins dans le discours. Après la guerre de 1967, on assiste à la fin du rêve du nationalisme arabe incarné par une de ses figures emblématiques, Gamal Abdel Nasser. La défaite de cette idéologie a conduit les pays arabes, tout en continuant à la brandir, à se replier chacun sur eux-mêmes et de tenter de défendre leurs intérêts propres. Dans ce contexte, l’Egypte redevient « égocentrique », c’est-à-dire qu’elle va faire valoir sa stratégie et cette option va mener à la décision d’Anouar al Sadate de se rendre à Jérusalem et à la conclusion d’un traité de paix, en 1979, entre Egyptiens et Israéliens2. La mise à l’écart du Caire de la scène arabe suite à la signature des accords de Camp David va avoir des conséquences sur la perception de ce pays et, à partir de 1981, on va assister à une tentative de retrouver un équilibre avec les pays arabes. Ce qui sera fait progressivement, le siège de la Ligue arabe réintègrera Le Caire en mars 1990, et le président Moubarak reprendra son rôle de médiateur qu’il affectionne. Depuis lors, le raïs est actif et s’implique dans les différents conflits qui secouent la région parfois à la demande de son allié les Etats-Unis. Les Egyptiens sont alors amenés à défendre les intérêts de Washington : ils ne peuvent rien lui refuser lorsque l’on sait que Le Caire est le deuxième récipiendaire3 de l’aide américaine au monde après Israël. Du coup, la marge de manoeuvre des Egyptiens est parfois étroite entre leurs intérêts et ceux de leur allié… ce grand écart est de plus en plus difficile à gérer sur le plan interne car le divorce s’accentue entre la population et ses dirigeants. La démonstration en a été faite lors de l’intervention américaine contre l’Irak : le président Moubarak ne l’a pas soutenue tant l’opinion publique y était opposée et en même temps lorsque des manifestations de protestation ont été organisées dans les rues du Caire elles étaient sérieusement encadrées par les forces de sécurité.
Il existe en Egypte une idée de solidarité avec le monde arabe mais pas d’identité commune. La question qui se pose actuellement est de savoir si ce pays peut jouer un rôle stratégique influent au Moyen-Orient. Cette question s’est déjà posée par le passé. Une première fois après la guerre d’octobre 1973 et la visite d’Anouar al Sadate à Jérusalem et ensuite au moment de la conférence de Madrid en 1991. Mais on ne peut pas pour autant limiter le rôle et l’influence de l’Egypte au seul conflit israélo-arabe. Une idée est répandue selon laquelle l’intérêt stratégique de ce pays est en grande partie due à la permanence de ce conflit et qu’il diminuera lors de son règlement. Il est vrai que les autorités du Caire déploient de nombreux efforts pour tenter de trouver une solution acceptable par les deux parties. Le chef des services de renseignements, le général Omar Souleiman effectue de nombreux déplacements dans les territoires palestiniens pour obtenir une trêve des mouvements radicaux et permettre ainsi une reprise des négociations israélo-palestiniennes. La volonté de contribuer à ce règlement est le résultat de l’analyse selon laquelle toute l’évolution de la région est conditionnée à son règlement et que l’Egypte y a tout intérêt pour jouer un rôle premier ensuite dans la nouvelle définition du Proche-Orient.
Israël/Palestine : quelle médiation possible?
Le dossier prioritaire pour l’Egypte est évidemment le conflit israélo-arabe car Le Caire ayant signé le premier un accord avec Israël, il a été le précurseur suivi de la Jordanie et espère qu’une solution sera trouvée avec les Palestiniens et les Syriens. Depuis la disparition de Yasser Arafat et le sentiment partagé par les Israéliens et les Américains que l’obstacle majeur à la paix a disparu, l’Egypte a repris un rôle moteur. Le meilleur exemple est la conclusion, le 14 décembre, du premier partenariat industriel et commercial stratégique entre Israël et l’Egypte. L’accord établi des zones industrielles qualifiées (QIZ) entre les deux pays assurant l’ouverture du marché américain, sans quota et sans droits de douane, aux produits fabriqués en Egypte dans ces zones. Mais le taux d’intégration industrielle (taux de fabrication sur place) des produits admis en franchise sur le marché américain devra être d’au moins 35%, et ces produits devront comporter au moins 11,2% de composants israéliens. Les Egyptiens espèrent que cet accord portera les échanges commerciaux israélo-égyptiens de 44 millions de dollars à 70 millions de dollars par an. Au-delà de l’importance économique de cet accord, il a une portée avant tout politique. En effet, le refroidissement des relations égypto-israéliennes depuis la reprise de l’intifada en septembre 2000 semble oublié aujourd’hui et Le Caire entend relancer, par cet accord, l’intégration d’Israël dans cette région. Il s’agit d’une véritable offensive diplomatique qui a pris de court les observateurs. Personne n’avait détecté aucun signe encourageant dans les relations entre Le Caire et lel-Aviv, ces derniers mois. Celles-ci auraient pu d’ailleurs se compliquer par une série d’événements meurtriers. Le 7 octobre dernier, des attentats perpétrés dans le Sinaï avaient provoqué la mort de nombreux Israéliens en vacances. Environ un mois plus tard, trois policiers égyptiens étaient tués par l’armée israélienne près de la frontière avec la bande de Gaza. Mais à la surprise de tous, ces incidents n’ont laissé aucune trace. Quelques jours plus tard, le chef de la diplomatie égyptienne, Ahmad Aboul-Gheit, et le chef des services secrets, Omar Souleiman, menaient une visite en Israël après laquelle les observateurs ont parlé d’un marché conclu entre Le Caire et Tel-Aviv. Un marché qui s’est manifesté par la libération de l’espion israélien Azzam Azzam en échange de six étudiants égyptiens détenus en Israël4.
Le plan de désengagement de la bande de Gaza élaboré par Ariel Sharon conduit l’Egypte à se préoccuper de la situation car elle se retrouvera en première ligne ayant une frontière commune avec cette bande de terre.
L’autre sujet important pour l’Egypte est le Soudan. Elle craint qu’une guerre dans ce pays ne mène à une scission dans le pays, ce qui pourrait menacer ses intérêts et remettre en cause la répartition des eaux du Nil. Une pression s’exerce sur les autorités du Caire en vue de la renégociation des accords de novembre 1959 sur le partage des eauxdu Nil. La Tanzanie, le Kenya, le Soudan et l’Ethiopie estiment que la part qui revient à l’Égypte est trop importante. Or, le Soudan est déchiré par des conflits au sud et à l’ouest, et Le Caire veut maintenir l’intégrité du pays. C’est la raison pour laquelle la crise au Darfour, à l’ouest, et les négociations de paix entre le nord et le sud du Soudan ont été récemment au centre des discussions entre le président Moubarak et son homologue soudanais, Omar Al-Béchir. « Al-Béchir est absolument déterminé à conclure les négociations de paix entre le nord et le sud du Soudan avant la fin de l’année en cours, à condition que l’on parvienne à un accord satisfaisant pour les deux parties », a affirmé le porte-parole de la présidence égyptienne, Magued Abdel-Fattah. Le Conseil de sécurité des Nations unies, exceptionnellement réuni en session spéciale à Nairobi en novembre dernier, avait arraché au gouvernement soudanais une promesse écrite de signer un accord final de paix avec les rebelles de l’Armée de libération du Sud-Soudan (SPLA) avant le 31 décembre, pour mettre fin à un conflit qui dure depuis 21 ans. L’Egypte veut encourager Khartoum à aller vers la paix et insiste auprès des Américains pour que ce conflit ne soit pas internationalisé. Les enjeux pour le Caire sont importants car la menace porte non seulement sur sa stabilité et celle des pays voisins mais comporte un risque d’immigration vers le territoire égyptien.
Le troisième dossier essentiel pour Le Caire est la nature de ses relations avec la Libye. Depuis la réintégration de Tripoli au sein de la communauté internationale, l’Égypte y a beaucoup œuvré car la normalisation des relations est importante pour elle en raison du débouché essentiel pour sa main d’œuvre – il y a entre 600 000 et 700 000 travailleurs égyptiens en Libye. En outre, le choix du colonel Qaddafi de se tourner vers l’Afrique et de vouloir exercer son leadership à destination de ce continent et non plus sur le monde arabe réduit les risques de tension avec son voisin immédiat égyptien, au grand soulagement du Caire qui entend pacifier les liens avec son environnement immédiat.
Enfin, on assiste actuellement à une volonté de normaliser également les relations avec l’Iran. Le vif différend est intervenu lorsque que le président Sadate a accueilli le shah d’Iran au moment de la révolution islamique. Aujourd’hui, les deux pays ont intérêt à renouer le dialogue mais la difficulté tient à la rencontre de deux nationalismes forts avec des volontés d’hégémonie régionale partagée par Le Caire et Téhéran. Une rivalité existe entre sunnites et chiites et la crainte des autorités du Caire porte sur l’influence des islamistes et des réseaux qui pourraient avoir pour objectif de déstabiliser le régime de Hosni Moubarak. Lors de la rencontre entre les présidents Moubarak et Khatami à Genève une certaine gêne était perceptible même si, de fait, la volonté de renouer est présente.
L’axe Damas/Riyad/Le Caire
Depuis la première guerre du Golfe (1990-91), il existe une volonté d’établir un axe entre ces trois capitales pour tenter de définir une stratégie arabe dans la région. Le premier signe de cette volonté a été un texte adopté, le 6 mars 1991, par les pays du CCG (Conseil de coopération du Golfe), la Syrie et l’Egypte sous l’appellation de Déclaration de Damas qui prévoit que des troupes syriennes et égyptiennes seront stationnées dans les pays du CCG pour assurer leur sécurité, en échange d’une assistance financière. Mais cette résolution ne sera jamais appliquée. Plus de dix ans plus tard, l’axe Riyad/Damas/Le Caire a retrouvé, à la faveur de l’intervention américaine contre l’Irak, une certaine réalité mais de profondes divergences existent toujours entre les trois pays ainsi que des rivalités : lequel des trois doit prendre le leadership de la région ? L’Arabie saoudite dispose de moyens financiers bien supérieurs à ceux de ses alliés, l’Egypte à une légitimité historique et la Syrie est la dernière à défendre le nationalisme arabe. En effet, Damas est soumis à une forte pression américaine, en grande partie pour cette raison, et Le Caire ne veut pas prendre le risque d’être perçu comme trop proche de ce régime fermement critiqué par Washington. Ils ont eu la volonté, dans le courant de l’année 2003, de lancer une initiative commune pour faire front aux projets américains de démocratisation qui les mettent à mal tous les trois. En même temps, conscient du risque de voir la Syrie un peu plus isolée encore, le président Moubarak s’est rendu de façon inopinée à Damas pour rencontrer Bachar al-Assad et évaluer les risques encourus par le régime syrien après l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 15595.
Menace extérieur ou menace intérieure ?
Les relations régionales de l’Egypte étant relativement apaisées, la menace apparaît plus d’ordre intérieur qu’extérieur. En effet, le pays traverse une grave situation économique et les propos tenus récemment par le premier ministre, Ahmad Nazif, présentant la politique de son gouvernement comme marquée par un intérêt intensif à l’égard des classes défavorisées n’ont pas suffi à rassurer la population. Il a déclaré : « Les catégories démunies figurent toujours parmi les priorités de l’Etat. Notre stratégie actuelle vise essentiellement à contrôler la hausse des prix. Le gouvernement poursuit toujours la politique de subvention des produits de base et des services, malgré les grandes charges que l’Etat assume à cause de ces subventions ». Il est vrai que les cartes d’approvisionnement ont refait leur apparition et les classes moyennes y ont recours tant leur pouvoir d’achat a été réduit. Les représentants de l’opposition estiment que les premiers indices de changement restent très limités et que la situation économique ne s’est pas améliorée depuis la nomination de la nouvelle équipe gouvernementale en juillet dernier. La monnaie, la livre égyptienne, continue à chuter et certaines sociétés étrangères installées en Egypte réfléchissent à un éventuel transfert de leurs activités dans d’autres pays arabes comme les Emirats arabes unis, par exemple.
L’opposition semble sortir de sa torpeur et elle a organisé en décembre une manifestation contre le président de la République dont les slogans étaient : « ça suffit, c’est trop ! » « Non à un nouveau mandat, non à un héritage du pouvoir, oui pour un présidentélu entre plusieurs candidats ». Le mouvement a été limité car les forces de sécurité étaient en nombre bien supérieur à celui des manifestants. La remise en cause du président constitue en Egypte la limite de l’expression politique légitime6.
Ce mouvement est significatif de l’ambiance de fin de règne qui règne dans ce pays surtout depuis que le président a été victime d’un malaise il y a un an ce qui a reposé la question de sa succession. Il n’a en effet pas désigné de vice-président pendant que son fils Gamal est de plus en plus présent sur la scène publique. Il a pris du galon au sein du PND (parti national démocrate au pouvoir) puisqu’il est en charge de la Commission des affaires politiques et le dernier remaniement ministériel qui a eu lieu en juillet dernier a vu sa marque dans le choix de jeunes technocrates formés à l’anglo-saxonne comme lui et qui ont pris en main les ministères économiques. Parallèlement à ces nominations, deux poids lourds de la vie politique, Safouat Cherif et Youssef Wali ne font plus partie du gouvernement. Le fait que le président ait accepté de se défaire de deux des plus anciens ministres est un signe d’une évolution et de la nécessité de donner des gages à une nouvelle génération plus ouverte aux défis de la libéralisation économique.
Mais cette ouverture économique suscite de nombreuses critiques car elle accentue les inégalités sociales et elle n’apporte pas de solution aux maux endémiques de l’économie égyptienne. C’est une économie de rente, qui par nature est vulnérable et dépend des aléas de la conjoncture régionale et internationale. La rente stratégique pourrait être remise en cause ce qui représenterait un manque considérable pour les caisses de l’Etat.
L’espoir réside aujourd’hui dans la découverte de gisements gaziers importants. Actuellement les ressources en hydrocarbures sont limitées : les exportations égyptiennes d’hydrocarbures (pétrole et gaz) se situent à un niveau modeste. Elles sont passées de 14,2 millions de tonnes équivalent pétrole (tep) en 2000-2001, à 18,6 millions tep en 2003-04, pour des recettes qui ont augmenté de 70% entre temps passant de 2,4 milliards de dollars à 4,1 milliards de dollars. Mais surtout les réserves baissent régulièrement et le tarissement des gisements pétroliers pourrait être compensé par le secteur gazier. Le gouvernement a lancé une politique d’exportation ambitieuse dans ce domaine. Les réserves de gaz seraient de l’ordre de 8% des réserves mondiales et un gazoduc interarabe, dont la première phase a été inaugurée en juillet 2003 fournit un milliard de m3 de gaz naturel liquéfié (GNL) par an à la Jordanie. Il doit ensuite être prolongé vers le Liban, la Syrie et la Turquie, avec une extension ultérieure possible vers la Bulgarie et la Roumanie.
Problème de succession, difficultés économiques, instabilité régionale, tels sont les défis que l’Egypte doit relever. Son alliance stratégique avec les Etats-Unis sera-t-elle remise en question en fonction de l’évolution de la situation en Irak ? Pour l’instant, ce sont les questions intérieures qui sont la priorité pour éviter que le mécontentement social ne prenne trop d’ampleur et ne déstabilise le régime.
Les autorités du Caire ont conscience du décalage existant entre leurs préoccupations et celle d’une population qui se paupérise dans sa grande majorité sans avoir de perspective et qui se sent de plus en plus marginalisée sur la scène internationale. L’Egypte qui aime à se présenter comme un « crocodile », coriace, vivace et stable (en référence aux déconvenues des « Tigres asiatiques ») doit néanmoins tempérer cette image et gérer les conditions a un développement contraste : la moaernite ae certains segments de la société cohabite avec des pesanteurs sociales et religieuses. C’est cette évolution qui conditionnera sa place sur la scène régionale et le rôle central qu’elle a toujours voulu jouer.
Agnès LEVALLOIS
rédactrice en chef de la revue « Risques internationaux »
NOTES
(î) Diaa Kacnwan, « Redéfinition du rôle stratégique de l’Egypte », La revue internationale et stratégique, n° 40, hiver 2000-01.
- Le 17 septembre 1978 sont signés les accords de Camp David entre l’Egypte, Israël et les Etats-Unis et le 26 mars 1979 le traité de paix entre l’Egypte et Israël est signé à Washington.
- L’aide militaire américaine s’élève à 1,3 milliard et, en 1998, les deux pays ont décidé de faire passer l’aide civile de 815 millions de dollars à 407 millions par an jusqu’en 2009. Chiffres transmis par l’ambassade des Etats-Unis au Caire.
- Al Ahram Hebdo, 15/12/2004 et AFP 14/12/2004 « Olmert au Caire pour signer un partenariat majeur entre Egypte et Israël ».
- Cette résolution présentée conjointement par Washington et Paris prient les troupes syriennes, sans les citer nommément, de quitter le Liban.
- Propos d’Alain Roussillon tenus en 1996 et repris par Al Ahram, hebdo dans un article intitulé « Une manifestation hautement significative », 15/12/2004.