Par : Thierry COVILLE
L’économie turque a toujours été l’économie des paradoxes marquant par-là un certain nombre de points communs avec l’économie brésilienne. L’économie turque avait donc été caractérisée ces dernières années par la coexistence d’un régime d’inflation très élevée (induit par le financement monétaire des déficits du secteur public) et les performances d’un secteur privé turc extrêmement compétitif sur les marchés mondiaux. Or, alors que le gouvernement avait enfin mis en place au début de l’année 2000 un plan de stabilisation économique avec le soutien du FMI et que ce programme avait commencé à donner des résultats avec notamment un très net ralentissement de l’inflation, ce pays s’est enfoncé depuis la fin de l’année dernière dans une très grave crise financière. Seule l’intervention du FMI semble être maintenant capable de sortir le pays de cette crise. L’objectif de cet article est donc d’abord d’examiner rapidement pourquoi la crise actuelle s’est déclenchée en dépit de la stabilisation de l’environnement macro-économique. Puis, dans un deuxième temps, on essaiera de tirer quelques enseignements de cette crise monétaire.
L’économie turque a été caractérisée ces dernières années par la conjonction d’importants déséquilibres interne et externe. Au moment où la plupart des pays industrialisés se sont habitués à des taux d’inflation faibles et que la Banque Centrale Européenne s’inquiète quant l’inflation approche 2,5 %, il est bon de rappeler que certains pays comme la Turquie devaient toujours face à une inflation élevée. Sur la période 1994-1999, l’inflation a ainsi atteint en moyenne annuelle 81 %. Cette forte inflation était très classiquement le résultat du financement par la création de monnaie de déficits budgétaires importants (7,5 % du PIB en moyenne annuelle durant la période 1994-1999). Plus précisément, cette inflation élevée était le produit de la multiplication d’activités quasi budgétaires, c’est à dire d’activités qui avaient une nature budgétaire mais qui étaient menées en dehors du cadre budgétaire. Le gouvernement effectuait ainsi un certain nombre de dépenses pour soutenir certains secteurs par l’intermédiaire de fonds extrabudgétaires (les deux principaux étant le fonds pour la défense et celui pour la solidarité sociale). De même, le gouvernement soutenait l’activité de certains secteurs par l’intermédiaire de banques publiques chargées de fournir des financements à des taux subventionnés à certains types d’entreprises comme les PME ou certains secteurs comme l’agriculture. En outre, ces activités quasi budgétaires ont également permis le financement d’opérations douteuses qui n’avaient que pour seul objectif l’enrichissement de réseaux proches de l’Etat. Dans ces conditions, les banques publiques ont accumulé les déficits. Ces déficits se sont accumulés dans un compte de créances sur le gouvernement. Le gouvernement n’a jamais rien fait pour restructurer les bilans des banques publiques et a simplement laissé l’inflation éroder la valeur réelle de ce déficit global des banques publiques. La Turquie connaissait également une situation de déséquilibre structurel de ses échanges extérieurs, le déficit de la balance commerciale atteignant 6,2 % du PIB en moyenne durant la période 1994-1999, qu’elle finançait grâce aux recettes du tourisme, à des entrées de capitaux privés attirés par des perspectives de rendement élevés compte tenu des taux d’intérêt pratiqués, et par des emprunts de l’Etat à l’extérieur.
Pourtant, en dépit de cette inflation forte et de ces déséquilibres extérieurs, le secteur privé a fait preuve d’un très grand dynamisme. Ceci s’est notamment reflété dans le fait que les entreprises turques ont très fortement développé leurs ventes dans les pays industrialisés, ces derniers étant destination de près de 66 % des exportations de biens en 1999. Cette performance est liée à la vitalité du secteur privé mais aussi à une politique de dévaluation contrôlée de la lire qui a maintenu la compétitivité externe des entreprises. En clair, le système économique, en dépit de ses insuffisances, « tenait » debout. La preuve est que le régime d’inflation élevée qui affecte le pays depuis le début des années 1980 n’a jamais véritablement dégénéré en hyper-inflation.
Pourtant, le système économique turc ne pouvait continuer à fonctionner éternellement de cette manière. L’inflation élevée pesait sur le potentiel de croissance de l’économie. Contenir l’inflation a en effet nécessité des taux d’intérêt réels relativement élevé qui pesaient structurellement sur l’investissement du secteur privé. Ce niveau élevé d’inflation était un obstacle pour une intégration économique plus prononcée avec l’Union européenne. Plus généralement, l’instabilité macro-économique turque s’est révélée un frein à une plus forte intégration économique internationale et explique notamment pourquoi le flux d’investissements directs à destination de la Turquie (790 millions dollars en moyenne annuelle durant la période 1994-1999) est resté inférieur à ce que le potentiel de l’économie aurait dû conduire. De plus, un tel niveau d’inflation a encouragé une dollarisation progressive de l’économie (les comptes en dollar représentaient près de la moitié des dépôts bancaires fin 2000). Il a également contribué à accroître les inégalités de revenu qui ont, semble-t-il, atteint le standard sud-américain en Turquie. D’autre part, le poids de la dette publique et des charges d’intérêts laissaient planer la menace d’une dérive incontrôlable des finances publiques. Mais surtout, la fragilisation excessive du système bancaire pouvait conduire à une grave crise systémique, qui dans un environnement marqué par de fortes tensions sociales, aurait pu dégénérer en hyper-inflation.
De ce fait, en accord avec le FMI, un plan de stabilisation a été mis en place au début de 2000. L’objectif était de ramener l’inflation à 25 % en 2000 et moins de 10 % à partir de 2002. Ce plan très classique reposait sur schémas usuels : politique budgétaire rigoureuse, politique monétaire restrictive basée en partie sur les principes du currency board (la création de liquidités étant dépendante des entrées nettes de capitaux), politique de change contraignante (avec la définition d’objectifs de change trimestriels visant à réduire la vitesse de dépréciation de la livre), réformes structurelles visant notamment à privatiser les secteurs de l’énergie et des télécommunications. L’ensemble de ces mesures était accompagné de financements du FMI qui avait accordé un crédit de 3,7 milliards de dollars en décembre 1999. Or, ce plan a conduit à des résultats satisfaisants en 2000. Les finances publiques se sont redressées, l’excédent primaire (le solde budgétaire moins les charges d’intérêt sur la dette de l’Etat) pour 2000 se situant sans doute à un niveau légèrement supérieur à l’objectif du plan (qui était de 4 % du PIB) . Par ailleurs, l’ajustement contrôlé de la lire a permis de peser sur les anticipations inflationnistes. L’inflation a ainsi été ramenée à 33,4% en glissement annuel en février 2001 après avoir atteint respectivement 65 et 55 % en moyenne annuelle en 1999 et 2000. Enfin, ce ralentissement de l’inflation a permis d’obtenir une baisse des taux d’intérêt réels, ce qui a soutenu l’activité (les taux d’intérêt au jour le jour qui en termes réels atteignaient 13 % fin 1999 se situaient à – 6 % en octobre 2000 avant la crise). Et cette baisse des taux d’intérêt réels a soutenu l’activité, la production manufacturière qui avait baissé de 4 % en 1999, a ainsi progressé de 6 % en glissement annuel sur les trois premiers trimestres de 2000.
Pourtant, cette amélioration de l’environnement macro-économique n’a pas empêché la Turquie de connaître une grave crise financière depuis la fin de 2000. La politique de dévaluation contrôlée de la lire a conduit à une appréciation du taux de change en termes réels et ceci a pesé sur la compétitivité des exportateurs. En outre, un environnement international peu favorable (dépréciation de l’euro, hausse du prix du pétrole) a aggravé les déséquilibres extérieurs, le déficit courant passant de 0,7 % du PIB en 1999 à 5 % du PIB en 2000. Dans ce contexte, des difficultés de plusieurs banques ont conduit à une fuite des capitaux étrangers. Face à cette situation, les taux d’intérêt ont bondi, le taux d’intérêt interbancaire passant de 38,5 % en octobre 2000 à 183,2 % en décembre 2000 puis à 400,3 % en février 2001, quand le gouvernement a décidé de laisser flotter la livre. De ce fait, la livre s’est effondrée, le dollar s’appréciant de près de 70 % entre début janvier et début avril et se stabilisant depuis. La hausse des taux d’intérêt et le climat d’incertitudes lié à la volatilité du taux de change ont pesé sur l’activité, la production manufacturière a d’ailleurs baissé en février et en mars 2001. Enfin, la hausse des taux d’intérêt, la dévaluation de la monnaie et des conditions bancaires plus strictes vont rendre périlleux le paiement (capital et intérêt) de la dette publique interne ou externe. Certaines estimations font état d’un écart de 25 à 35 % du PNB entre le besoin de financement total du gouvernement et les ressources financières qu’il pourra réunir.
Dans tous les cas, cette crise financière inspire un certain nombre de réflexions.
Il ne faut tout d’abord pas avoir une vision trop pessimiste de l’économie turque qui a, dans le passé, toujours montré des capacités de rebond. L’inflation est pour l’instant restée faible début 2001, ce qui pourrait signifier que les anticipations d’inflation ont été fondamentalement modifiées. En outre, l’activité devrait bénéficier du regain de compétitivité des exportateurs du fait de la dévaluation récente de la livre.
Cependant, plus structurellement, la crise turque confirme que la fragilité du système bancaire et la position nette négative des banques en devises sont des éléments déterminant dans le déclenchement de crise financière dans les économies émergentes. Il apparaît d’ailleurs toujours aussi ahurissant que la Turquie ait bénéficié d’une opinion favorable des marchés internationaux et ait enregistré un afflux de capitaux. Les investissements de portefeuille ont atteint 3,8 milliards de dollars durant le premier semestre de 2000, soit une progression de 178 % par rapport au premier semestre 1999. De même, on a assisté à un véritable engouement des banques étrangères pour la Turquie durant les trois premiers trimestres de 2000 avec une allocation de nouveaux crédits pour un montant de 45 milliards de dollars ! Ces mouvements sembleraient s’expliquer par les perspectives en matière d’intégration européenne ouvertes par le sommet européen d’Helsinki ainsi que par l’appui du FMI. Or, comme on le sait, ces capitaux sont d’une grande volatilité. Dans ces conditions, la capacité de la Turquie à les attirer s’est révélée être une arme à double tranchant. La moindre mauvaise nouvelle pouvait effrayer les détenteurs de ces capitaux et entraîner une crise de change. Or, il était évident que le système bancaire turc était « bourré » de dysfonctionnements. Ce système bancaire est complètement sous-développé avec un faible taux de bancarisation. Le recours au système bancaire public pour financer des secteurs prioritaires, un niveau élevé de collusion entre l’Etat et le secteur privé, des financements de grandes banques à des groupes industriels qui sont par ailleurs actionnaires de ces mêmes banques ont conduit à un niveau élevé de créances douteuses dans les bilans bancaires. En outre, la fragilité des banques turques a été accrue par l’ampleur de leurs opérations d’arbitrage (transactions sur les titres d’Etat ou sur les titres de très court terme) dans leurs activités traditionnelles. De plus, les banques, du fait du succès du programme de stabilisation, ont accru leurs emprunts en devises pour spéculer sur les titres d’Etat et les titres à court terme. Or, avec une telle stratégie, la baisse des taux d’intérêt induite par le programme de stabilisation et le ralentissement des créations de liquidités ont pesé sur les marges des banques et conduit à la crise de la fin 2000. Enfin, l’absence jusqu’en septembre 2000 d’une agence de supervision bancaire aurait dû conduire à une profonde méfiance de la part des prêteurs étrangers.
Il est cependant trop facile de rendre seuls responsables de la crise les banques et investisseurs étrangers. Les autorités turques auraient dû mettre au premier plan de leur programme de stabilisation, un plan de restructuration global du système bancaire. Au contraire, elles ont préparé la crise du fait d’une série d’erreurs de politique économique. Tout d’abord, en 1989, le compte de capital a été complètement libéralisé. Or, on sait maintenant qu’il faut un système bancaire particulièrement robuste pour résister aux afflux et reflux des capitaux à court terme. Or, aucune restructuration du système bancaire n’a été véritablement engagée depuis. Il est vrai qu’une telle restructuration aurait coûté cher au moment où il était indispensable de réduire les déficits publics. La mise en place d’une agence de surveillance bancaire indépendante n’a été mise en place qu’en septembre 2000. Pire encore, l’application du programme de stabilisation et l’assèchement des liquidités du fait de la mise en place d’une politique monétaire restrictive (qui liait la création de liquidités aux entrées de devises) ont pesé sur les résultats des banques. En fait, la mise en place de ce programme de stabilisation signifiait à terme la réorientation des activités des banques d’une stratégie spéculative vers des activités plus classiques d’allocation de crédits au secteur privé. Or, les banques turques étaient manifestement très mal préparées à de telles missions. Enfin, les autorités sont coupables de ne pas avoir respecté des règles de sécurité qu’elles avaient elles-mêmes édictées. La banque centrale avait indiqué que la position nette en devises des banques (actif moins passif) ne devait pas être supérieure à 20 % des fonds propres. Or, ce sont les banques publiques qui ont le plus nettement dépassé ce ratio. L’Etat n’a donc pas suivi les directives de la banque centrale . Résultat, avec une position nette en devises comprise entre -12 et -20 milliards de dollars, les pertes provoquées par la dévaluation représenteraient entre le tiers et la moitié des fonds propres du système bancaire.
Néanmoins, cette crise pose, indépendamment de la responsabilité des prêteurs étrangers et des autorités, l’éternel problème du rythme optimal de libéralisation des systèmes financiers des économies émergentes. L’absence d’Etat de droit dans ces économies rend leurs systèmes bancaires particulièrement vulnérables à la multiplication des collusions entre le public et le privé, ceci étant particulièrement vrai dans le cas des banques publiques. Le meilleur système de contrôle bancaire du monde ne peut rien contre le développement généralisé de la corruption (on rappellera à ce propos que l’on demande aux agences de contrôle bancaire des économies émergentes d’être infaillibles, ce que les agences des systèmes financiers des pays industrialisés n’arrivent pas à être, et de loin !). Dans un tel environnement, toute libéralisation totale du compte de capital prépare le terrain à une crise future.
Cette crise révèle aussi sans doute les limites d’une approche étroitement « économiste ». Que ce soit le programme de stabilisation mise en place en 2000 ou le nouveau plan de stabilisation décidé en accord avec le FMI en mars 2001 ne touchent que la partie immergée des problèmes en insistant sur la nécessité de mettre en place des politiques budgétaire et monétaire restrictives, de poursuivre les privatisations, et de restructurer le système bancaire. Ces mesures sont évidemment nécessaires. Toutefois, comment oublier que les déséquilibres interne et externe de l’économie turque s’expliquent en partie par le poids des dépenses militaires liées notamment à la guerre contre les groupes armés kurdes. Ne faudrait-il pas prendre les mesures adéquates à prendre pour réintégrer l’économie informelle (et notamment tout le commerce informel avec les pays de l’Est) dans le système officiel ? Comment réduire
les déficits publics sans considérer les problèmes d’économie politique à l’origine de ces déséquilibres ? Ainsi, la nécessité de contrôler les salaires dans le secteur public doit être examinée à la lumière des importantes tensions sociales qui agitent actuellement le pays du fait notamment de très importantes inégalités en matière de répartition des revenus. Procéder à un rééquilibrage des finances publiques implique également de limiter les activités quasi budgétaires, qui sont des activités de nature budgétaire menées par d’autres organismes que les ministères (banques, fonds extrabudgétaires, etc.) ? Est-ce que la multiplication de ces activités ne traduit pas le fait qu’un certain nombre de réseaux proches de l’Etat accumulent des richesses grâce à leurs liens avec le pouvoir ? Comment alors éviter de poser la question de la construction d’un Etat de droit si l’ont veut restructurer le système bancaire et les finances publiques ? Enfin, est-ce que la faiblesse de la livre turque n’illustre pas surtout sa perte totale de légitimité et à travers elle celle des autorités ? Cette perte de légitimité des autorités n’est-elle pas à relier à leur incapacité à représenter la diversité des habitants de la Turquie et à leur crispation identitaire ? La faiblesse de la monnaie turque n’est-elle pas également à relier à l’exacerbation des tensions sociales ? En fait, on pourrait presque dire que les problèmes actuels de la monnaie, des finances publiques et des banques sont à relier à l’essoufflement d’un système politique où l’Etat abrite des groupes sociaux qui demandent une part excessive des richesses nationales ?
Il est assez ironique que le FMI continue à travers les recettes qu’il applique d’ignorer ces facteurs qui se situent en dehors des cadres d’analyse traditionnelle alors que son action, vis-à-vis de la Turquie est loin d’être basée sur des critères purement économiques. En effet, le fait que le FMI vienne d’accorder une aide de près de 19 milliards de dollars à la Turquie est surtout lié à l’importance stratégique de ce pays pour les Etats-Unis. L’Indonésie n’a pas eu cette chance, les Etats-Unis n’avaient alors pas permis aux Japonais de venir au secours de ce pays si important pour eux. On n’évoquera même pas l’Iran qui a été mis sur la sellette de la communauté financière internationale au début des années 1990 pour un problème assez minime de structure inappropriée de l’endettement. On regrettera à ce propos que l’Europe ait été relativement absente de la scène durant cette crise. Il est vrai que les responsables politiques européens (et français) semblent encore connaître très mal ce pays qui, en dépit de ses nombreux et importants problèmes, mérite mieux que la présentation caricaturale qui en est souvent faite.