Turquie : Dynamiques internes et externes

Par Gilles Bertrand, Docteur en science politique

Enseignant à l’Université d’Auvergne et à l’Institut d’Etudes politique de Paris

Janvier 2011

L’année 2000 qui vient de s’achever et 2001 qui commence sont le prétexte à de multiples bilans, sur tout et n’importe quoi, la presse internationale rivalisant de titres ronflants et sensationnels sur «l’événement du millénaire» (ou «du siècle») que ce soit dans le domaine des arts, de l’économie, de la politique, etc. Évidemment ce type de démarche est européo-voire, plus globalement, christiano-centré, même si l’occidentalisation du monde a quasiment universalisé le calendrier chrétien. Beaucoup d’autres se demandent bien pourquoi ce serait l’heure des bilans… La Turquie est, dans l’histoire, l’une des premières «victimes» ou «bénéficiaires» (suivant sa prise de position vis-à-vis de ce phénomène) de cette occidentalisation. La Turquie a donc fêté le passage au XXIe siècle, comme tous les États qui ont ce calendrier-là. Est-il nécessaire pour cela de faire un bilan ? Ceci n’aurait guère de sens, pas davantage en tout cas que pour tous les autres États. Les historiens eux-mêmes parlent de «Court Vingtième Siècle» en précisant : «de 1914 à 1991»[1]. L’heure des bilans serait donc passée ! Pour ces différentes raisons, ce n’est pas à un bilan que nous souhaiterions nous livrer ici, mais plutôt à une analyse de la situation de la Turquie, marquée par deux événements majeurs : l’inscription de la Turquie sur la liste des États-candidats à l’adhésion à l’Union européenne (UE) lors du sommet d’Helsinki de décembre 1999, et l’élection, en mai 2000, d’un nouveau président de la République, Ahmet Necdet Sezer, apparemment résolu à promouvoir d’importantes réformes constitutionnelles.

Ces deux événements sont à analyser en tant que tels, mais ils révèlent surtout les évolutions internes et externes qui affectent la Turquie. Ces évolutions sont en étroite corrélation, mais c’est peut-être un truisme que de le répéter ici. La scène politique turque n’a jamais été isolée de la scène internationale depuis que le multipartisme a été instauré à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où le gouvernement turc a choisi d’intégrer l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). La société turque s’est de plus en plus ouverte à l’extérieur depuis cette époque, si elle ne l’était pas suffisamment auparavant. Et ce phénomène d’ouverture s’est accéléré à partir des années 1960 avec l’émigration de plusieurs centaines de milliers de ressortissants turcs vers l’Europe de l’Ouest, puis, à partir du milieu des années 1980, du fait des politiques libérales de Turgut Ôzal, pour le commerce et les médias notamment. L’intégration européenne pose cependant bien des défis : en termes de démocratisation, particulièrement en ce qui concerne le rôle des militaires dans la vie politique ; en termes économiques, la corrélation entre une croissance relativement forte et une inflation galopante n’étant pas acceptée par l’UE ; en termes politico-socio-économiques, l’exigence d’une relative cohésion sociale assurant la stabilité du système permettant l’adhésion à l’UE se heurtant au fossé entre ruraux et/ou pauvres et classes moyennes urbaines, entre la Turquie de l’Ouest, économiquement dynamique et politique dominante et la Turquie de l’Est, économiquement sous-développée et politiquement instable du fait de la non-résolution du conflit kurde et ce malgré un autre événement majeur récent, à savoir la capture d’Abdullah Ôcalan en février 1999. Or, loin de mettre un terme à la guérilla menée par l’organisation dont il est le chef, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkeren Kurdistan, PKK), cette capture risque de n’être qu’un épisode du conflit si le gouvernement turc ne fait aucune proposition sérieuse face aux revendications de plus en plus minimales mais résolues des «kurdistes», particulièrement en matière de droits culturels. Or cette question est l’une de celles que les organes de l’UE, notamment la Commission et le Parlement, considèrent comme prioritaires dans le processus d’adhésion de la Turquie.

L’évolution de la scène politique interne

Ergun Ôzbudun, dans un ouvrage récent sur le problème de la «consolidation de la démocratie» en Turquie, souligne ce paradoxe que le multipartisme en Turquie a été instauré en 1945 mais qu’il y a eu trois coups d’État militaires (mai 1960, mars 1971, septembre 1980), et autant de phases de crise avant le coup et de transition vers un gouvernement issu des élections après le coup[2]. Cependant, chaque coup d’État était différent du précédent : celui de 1960 a finalement abouti à l’élaboration de la constitution la plus libérale qu’a connu la Turquie ; celui de 1971 s’est limité à un «mémorandum» des militaires puis à l’instauration d’un gouvernement technique pendant trois ans ; le coup de 1980 a été le plus brutal et la constitution imposée par les militaires, très restrictive en matière de libertés publiques, est toujours en vigueur. Il n’en reste pas moins que les trois coups ont été marqués par la violence extrême : l’exécution du Premier ministre libéral Adnan Menderes (1961), la répression très dure contre les organisations d’extrême-gauche et dans une moindre mesure d’extrême-droite en 1971, une répression encore plus dure et plus longue en 1980.

De 1983 à 1991, la Turquie a connu une stabilité gouvernementale certaine, contrastant fortement avec l’instabilité des années 1970. En 1993 s’est ouvert une nouvelle période d’instabilité qui a culminé entre 1996 et 1998. Où en sommes-nous aujourd’hui ? À une configuration du système politique doublement paradoxale : un gouvernement de coalition réunissant les pires ennemis des années 1970 ; le déclin de la droite libérale qui a triomphé dans les années 1980 et le début des années 1990 mais qui assiste à la victoire de son programme, appliqué par d’autres. Les élections législatives d’avril 1998 ont en effet porté au pouvoir une étrange coalition entre les kémalistes de gauche dirigés par Bulent Ecevit au sein du DSP (Demokratik Sol Parti, Parti démocratique de gauche) et les ultranationalistes de droite du MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti du Mouvement national) fondé par feu le colonel Alparslan TurkeO mais dirigé aujourd’hui par un économiste, Devlet Bahçeli. Le troisième partenaire de la coalition, le parti libéral mais nationaliste ANAP (Anavatan Partisi, Parti de la Mère-Patrie) fondé par Turgut Ôzal et dirigé par Mesut Yîlmaz, n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dans les années 1980. Son adversaire lui aussi libéral et nationaliste, le DYP (Dofiru Yol Partisi, Parti de la Juste Voie), fondé par Suleyman Demirel et dirigé par Tansu Çiller, est lui aussi en déclin continuel. ANAP et DYP perdent leurs électeurs au profit du MHP et du Fazilet Partisi (Parti de la Vertu) dirigé par Recai Kutan, fondé en décembre 1997 en raison de l’interdiction du Refah Partisi (Parti de la Prospérité) de Necmettin Erbakan, accusé d’islamisme politique.

Pour compléter ce rapide tableau de la scène politique turque, il faut citer le parti fondé par Mustafa Kemal Ataturk lui-même, le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du Peuple), qui a changé plusieurs fois de nom après la période d’interdiction par le régime militaire (1980-1983) et semble miné par des luttes de personnalités, voire une crise d’identité : rester kémaliste de gauche ou devenir un parti social-démocrate sur le modèle ouest-européen ? La question est d’importance : ou bien le parti se situe, grosso modo, sur le même terrain que le DSP (qui n’est jamais qu’une dissidence du CHP) et se trouve en concurrence directe avec lui dans l’électorat, ou bien il affirme des positions plus progressistes et plus ouvertes, notamment sur la question kurde (ce qu’il a commencé à faire) et peut alors se situer plus clairement sur la gauche du DSP et éventuellement reprendre des voix à quelques petits partis comme l’ÔDP (Ôzgurluk ve DayanÈOma Partisi, Parti de la liberté et de la solidarité) voire au parti pro-kurdiste HADEP (Halk Demokrasi Partisi, Parti démocratique du Peuple). Le HADEP parvient difficilement à dépasser 4,5% des voix aux élections législatives au niveau national mais recueille entre 20 et 40% des suffrages dans les provinces kurdes (Sud-Est de la Turquie). Cependant, le code électoral stipule qu’il faut obtenir au moins 10% des voix au niveau national pour envoyer des députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie, ce qui limite le système proportionnel en vigueur et évite un trop grand émiettement à l’Assemblée, mais prive aussi les petits partis de représentation.

Les élections législatives en Turquie depuis 1987

En 1983, l’ANAP, nouvellement créé, emporte 45,1% des suffrages et la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale contre deux partis liés au régime militaire et qui disparaissent peu après. Les élections de 1987 constituent, sinon un retour au système politique antérieur, les premières de l’actuel.

158″ :?î5 1S9S
Partis t/ sièîîs
ANAP 36,3 23,9 115 19,6 132 13,2
17!
DSP 8 5 10,7 7 75 22,1 136
CH? %à 7 88
13 18,1
RPF? 16,9 62 158 15;

 

L’Assemblée nationale compte 450 sièges pour les élections de 1987 et 1991, 550 sièges à partir de 1995. En 1999, 3 députés sont sans étiquette mais ont été élus grâce au soutien d’un parti.

Versatile l’électeur turc ? Plutôt stratége et impuissant face à un système politique qui peine à se réformer du fait du conservatisme de certains dirigeants et de la surveillance exercée par les militaires. La barre des 10% à l’échelle nationale favorise incontestablement les grands partis. Mais ceux-ci font rarement alliance avant les élections, ce qui aurait déjà pour résultat d’éclairer l’électeur sur les coalitions possibles.

Les trois principaux pôles idéologiques
Seuls le Refah Partisi (RP) et le MHP se sont ainsi alliés, et une seule fois, en 1991, après avoir tiré les leçons de leur non-représentation dans le parlement issu des élections de 1987. Circonstancielle, cette alliance se fondait aussi sur de nombreux points communs idéologiques et programmatiques, à commencer par la synthèse turco-islamique définie par Étienne Copeaux comme 
«Une forme d’idéologisation de l’islam [qui], au lieu de propose un repli sur les seules valeurs coraniques, (…) préconise un retour à la «culture nationale» turque, considérée comme le produit d’un synthèse entre le passé propre aux Turcs, d’une part, et l’islam d’autre part. Selon ces vues, l’islam a transcendé la culture turque, qui, sans lui, n’aurait pas survécu ; mais la culture turque a protégé et fortifié l’islam, qui, sans elle, se serait sclérosé.»[3] Certes, les deux partis divergent sur l’importance à accorder à l’islam dans la société turque, mais cette divergence est relativement mineure par rapport aux points de convergence. Surtout, le RP a été interdit en février 1998 sur décision de la Cour constitutionnelle, son successeur, le FP, est affaibli, et toute coalition avec lui est susceptible d’attirer la colère des militaires qui sont déjà parvenus à empêcher la poursuite de la coalition RP-DYP (Refahyol) en 1997. Voter pour le FP n’est donc guère «utile» pour reprendre le vocabulaire des partis politiques et il ne faut donc pas s’étonner qu’une partie des électeurs du RP ait préféré voter MHP ou bien se soit abstenu.

Autre alliance possible en raison de la proximité idéologique, ANAP-DYP (Anayol) est appelée de leurs vœux par nombre de personnalités du centre-droite, membres de l’un ou l’autre parti ou dissidents de l’un et/ou de l’autre, mais sans succès jusqu’ici malgré quelques tentatives après les élections de 1995. Les deux partis coalisés pouvaient alors prétendre à la majorité absolue au parlement. Et leurs objectifs communs sont nombreux : libéralisation de l’économie, à commencer par les privatisations, rapprochement voire intégration à l’UE, mais conservatisme social et nationalisme, modération vis-à-vis des revendications en faveur de l’islam. Certes, les deux partis ont des histoires différentes : le DYP est l’héritier des partis libéraux successifs, depuis le Demokrat Parti d’Adnan Menderes dans les années 1950, victimes des trois coups d’État militaires. L’ANAP, au contraire, a émergé à la faveur de l’interdiction des partis politiques traditionnels après le coup d’État de 1980. Turgut Ôzal, proche de l’islam politique dans les années soixante-dix et sympathisant de la synthèse turco-islamique, participe d’abord au gouvernement mis en place par les militaires en 1980. Il garde cependant ses distances avec eux. L’ANAP, qu’il fonde avant les élections de 1983, est autorisé à y participer, mais avec réticence, ce qui en fait pratiquement un parti d’opposition à l’armée. Huri Tursan nuance cependant cette analyse : «Although the election of Ôzal was generally applauded domestically and internationally as a victory for democracy in Turkey, this opinion was based largely on a misunderstanding about Ôzal’s relations with the military in preparing and implementing economic policy. While he had fallen from grace during the last year of military rule, the military rulers knew that, when they appointed him to govern, they could rely on him to preserve their regime.»[4] Turgut Ôzal se situe dans le courant reagano-thatchérien ultralibéral des années 1980. Son successeur à la tête du parti, Mesut Yîlmaz, ne parvient pas à mobiliser les électeurs sur cette orientation. De même qu’il n’arrive pas à se défaire d’une image de technocrate et nourrit une solide inimitié (réciproque) pour sa rivale du DYP, Tansu Çiller. Celle-ci s’est imposée à la tête du DYP en juin 1993 après l’élection du fondateur et Premier ministre, Suleyman Demirel, à la présidence de la République, alors qu’elle était une nouvelle venue en politique. Mais elle a rapidement perdu son crédit politique initial : crise financière de 1994, alliance avec le RP en 1996, choix du «tout répressif» face à la guérilla kurde, d’où une dérive mafieuse et paramilitaire de la kontrgerilla, scandales politico-financiers mêlant son mari, Ôzel Ciller… Le journaliste Dofiu Ergil la surnomme même «the Turkish version of « Calamity Jane »»[5]. Tansu Çiller est en grande partie responsable du déclin du DYP. Or l’ANAP et le DYP enregistrent des scores quasi-identiques aux deux dernières élections législatives. Et si ce déclin se poursuit, il est possible que les deux partis ne soient plus représentés au parlement lors des prochaines législatives, faute d’atteindre les 10% des suffrages nécessaires. Et dans ce cas de figure, la recomposition de la droite turque ne fait guère de doute. Cependant, dans l’intervalle, il est très probable que les électeurs de ces deux formations seront de plus en plus nombreux à se tourner vers le MHP ou le FP. Mais le MHP apparaît déjà comme le principal bénéficiaire de ce déclin de la droite, grâce notamment à l’image modérée que se donne son dirigeant, Devlet Bahçeli. Cet économiste a mené une campagne électorale efficace en 1999. Il avait alors conseillé à ses militants d’abandonner leur trop fameuse moustache – un marqueur identitaire politique fort en Turquie – pour ne pas effrayer les électeurs du centre.

Le troisième pôle du système politique turc est constitué de deux partis issus de l’ex-parti unique kémaliste, le CHP. Le CHP lui-même a beaucoup changé depuis les années 1950, mais peine à définir une ligne claire par rapport à la démocratisation, au rôle des militaires et à la question kurde. Le DSP est lui dominé par la figure de Bulent Ecevit. Tant que celui-ci vivra (il est né en 1925), il est certain qu’il dirigera le DSP. Et tant qu’il dirigera le DSP, il est sûr qu’aucun rapprochement ne se fera avec le CHP. Les deux partis qui se disent sociaux-démocrates ne sont manifestement pas en mesure, de toute façon, de former une coalition majoritaire. Les électeurs de gauche passent de l’un à l’autre ou bien se dirigent vers des partis plus petits mais à la ligne politique plus claire comme l’ÔDP et le HADEP.

Des coalitions de circonstances

Querelles de personnes, politiques clientélistes, flou idéologique, intervention des militaires, tout ceci explique qu’aucun des pôles idéologiques que nous venons d’évoquer ne se soit traduit par des coalitions durables. les alliances se font donc contre un ou des partis, ou par défaut entre les formations politiques arrivées en tête : DYP-CHP entre 1991 et 1995 contre l’ANAP ; ANAP-DSP en 1997-1998 contre le RP/FP et le DYP ; RP-DYP en 1996, DSP-MHP en 1999. Encore l’alliance RP-DYP se faisait-elle entre un parti revendiquant un islam politique modéré et un parti qui questionne le contrôle sévère du sunnisme par l’État au nom du kémalisme. Et souvent, un troisième parti fait l’appoint, participant ou se contentant de soutenir le gouvernement, évitant des têtes-à-têtes conflictuels.

Dans la coalition actuelle, l’ANAP joue le rôle du «tampon» entre des partis qui n’ont en commun que leur attachement à la souveraineté de la Turquie et au nationalisme turc. La différence, et elle est de taille, est que le MHP a des origines fascistes, certes de moins en moins revendiquées depuis la mort du colonel TurkeO, alors que le DSP se situe plutôt sur une ligne inspirée des nationalismes du Tiers-Monde. Mais l’ANAP ne fait pas de la figuration : c’est Mesut Yîlmaz, en tant que vice-premier ministre, qui est en charge du dossier de candidature de la Turquie à l’UE. Quant au programme de privatisation des entreprises publiques, il s’agit là encore d’un thème de campagne de l’ANAP. Le MHP serait plutôt discret sur un sujet moins porteur dans son électorat populaire. Quant au DSP, c’est évidemment un problème pour sa cohésion interne. Ainsi, l’influent Mumtaz Soysal, député DSP jusqu’en 1999, professeur de droit constitutionnel et de science politique réputé et éditorialiste au quotidien Hurriyet, est l’un des pourfendeurs de ces privatisations. Ces privations devraient concerner plusieurs banques d’État dont la Ziraat Bankasî ; 24% de Turkish Airlines et 33,5% de Turk Telekom devraient également être mis sur le marché.

Malgré tout, la coalition fêtera en avril 2001 ses deux ans d’existence, un record depuis la fin de la coalition DYP-CHP (1991-1995). Or cette coalition avait connu bien davantage de remaniements ministériels que l’actuelle. Elle risque cependant de connaître de plus en plus de turbulences au cours de l’année 2001 en raison de la crise financière, de l’absence de mesures en faveur des Kurdes et de progrès de la démocratisation, mais aussi, plus surprenant peut-être, des critiques adressés par le nouveau président de la République.

Un président de la République à suivre…

Le 10e président de la République de Turquie, Ahmet Necdet Sezer, élu en mai 2000, suscite la curiosité des observateurs à maints égards. Premièrement, il n’est ni un ancien général, ni un homme politique de premier plan comme ses deux prédécesseurs, Turgut Ôzal et Suleyman Demirel, mais ancien président de la Cour constitutionnelle. Deuxièmement, il n’est pas étiqueté proche d’un parti ou d’un autre, mais est considéré comme « attaché aux valeurs républicaines et laïques », ce qui veut seulement dire qu’il n’est pas proche du Fazilet Partisi -c’est le moins que l’on puisse dire puisque c’est sous la présidence que la Cour constitutionnelle a frappé d’interdiction le Refah Partisi ! Troisièmement, Ahmet N. Sezer a été élu dans des circonstances étranges, alors que le gouvernement souhaitait amender la constitution pour permettre à Suleyman Demirel d’effectuer un second mandat et malgré une fronde d’une partie des députés de la coalition qui préféraient d’autres candidats. Enfin, loin de se montrer discret, comme il semble que le gouvernement l’espérait, le nouveau Président ne se prive pas d’user de ses prérogatives pour critiquer l’action gouvernementale, voire l’appareil d’État, voire les dispositions non démocratiques de la constitution.

Rappelons que le président de la République de Turquie est élu par la Grande Assemblée nationale pour un mandat unique de sept ans. Ses prérogatives ne sont pas minces, même si elles sont moindres que celles du président français, et, a fortiori, de son homologue américain. Le président nomme le Premier ministre et reçoit sa démission, nomme et démet les ministres sur proposition du Premier ministre, préside le Conseil des ministres qu’il convoque, nomme le chef d’état-major des armées, décide de l’emploi des forces armées, proclame la loi martiale ou l’état d’urgence, signe et ratifie les traités internationaux, peut demander le ré-examen d’une loi par l’Assemblée nationale ou saisir la Cour constitutionnelle. En matière judiciaire, il nomme les membres de cette même Cour et un quart des membres du Conseil d’État, mais aussi le procureur général près la Cour de cassation.

Ces pouvoirs étendus sont l’héritage du régime militaire. Encore ont-ils été réduits lorsque Turgut Ôzal était Premier ministre, ceci pour contrer le général Kenan Evren, auteur du coup d’État de 1980 et président de la République jusqu’en 1989. Devenu président, Ôzal s’est surtout distingué par sa conduite de la politique extérieure, notamment pendant la guerre du Golfe, mais aussi pour avoir nommé un chef d’état-major des armées qui n’était pas le candidat des militaires. Mais il s’est trouvé isolé après la défaite de son parti, l’ANAP, aux élections de 1991. Suleyman Demirel a joué un rôle en demi-teinte : il a constamment arbitré les querelles entre les chefs de partis qui ne parvenaient pas à se mettre d’accord (notamment Mesut Yîlmaz et Tansu Çiller), sachant se placer au-dessus de la mêlée, mais, en même temps, il s’est toujours plié aux desiderata des militaires, principalement contre Necmettin Erbakan et le RP. Suleyman Demirel n’a également rien fait en faveur des Kurdes alors que son prédécesseur s’était mis en quête d’une solution politique à partir de 1991 et que lui-même, étant Premier ministre entre 1991 et 1993, avait eu quelques déclarations audacieuses.

En raison du manque de cohésion de la coalition, le gouvernement souhaitait donc que Suleyman Demirel effectue un second mandat, mais l’amendement constitutionnel nécessaire a été repoussé par les députés (par 303 voix face à 177 pour) un mois avant l’élection. Il a donc fallu trouver un candidat. Un consensus minimal s’est dégagé autour d’Ahmet N. Sezer, né en 1941, qui a fait toute sa carrière dans la magistrature avant d’entrer à la Cour constitutionnelle en 1988. Ou aurait pu s’attendre à un affaiblissement de la fonction présidentielle, ou du moins à sa neutralisation. Il n’en est rien, du moins pour l’instant.

En fait, Ahmet N. Sezer avait déjà attiré l’attention des médias, un an avant son élection, en avril 1999, par un discours très vigoureux sur les réformes constitutionnelles à effectuer pour lever les restrictions à la liberté d’expression. Lors de son investiture à la présidence, il a promis de renforcer «l’État de droit et la démocratie»[6] . Au mois de juillet 2000, il arbitre un conflit opposant l’organisme étatique chargé de surveiller l’enseignement supérieur (YÔK) et l’université d’Izmir au sujet de la nomination de son recteur. Le YÔK doit soumettre trois noms au chef de l’État qui nomme donc le recteur de chaque université, bien que des élections aient lieu parmi les enseignants. Dans le cas d’Izmir, le président a choisi d’affronter le YÔK (qui dépend du Premier ministre) en nommant le candidat qui avait reçu le plus de voix des enseignants mais n’était pas sur la liste du YÔK. En août, le président refuse de signer un décret permettant de révoquer les fonctionnaires suspectés d’islamisme ou de kurdisme au motif que de telles mesures doivent faire l’objet d’une loi. En septembre, même opposition au gouvernement, prié de soumettre des dispositions sur les privatisations au parlement, plutôt que de légiférer par décret. Le 1er octobre, lors de son discours ouvrant la session parlementaire, le président a donné une leçon de droit au gouvernement et réclamé des réformes constitutionnelles allant dans le sens de la démocratisation. En décembre, il oppose son veto à une loi d’amnistie controversée, ce qui nécessite un second vote au parlement[7]. Ce même mois, il ne renouvelle pas le mandat (arrivé à expiration) du procureur général près la Cour de cassation, Vural SavaO, considéré comme un proche des militaires et qui avait recommandé l’interdiction du Refah Partisi puis réclamé – sans succès – celle du HADEP.

Mais le président se montre plus modéré que son ex-collègue le président de la Cour de cassation, Sami Selçuk. Ce dernier a inauguré les années judiciaires 1999-2000 et 2000-2001 par des discours extrêmement critiques non seulement vis-à-vis de la constitution de 1982 imposée par les militaires, mais aussi des piliers de la république kémaliste comme le sécularisme, qui se traduit surtout par un contrôle de l’État via la DIB (Diyanet IOleri BaOkanlîfiî, Direction des Affaires religieuses) sur le sunnisme[8].

Le pouvoir des militaires en question ?

Ces discours, la mise en cause de la constitution de 1982 mais aussi l’affaire du décret sur la révocation des fonctionnaires visent implicitement les militaires. Ce décret a pour origine une recommandation du Conseil national de sécurité (Milli Guven Kurulu, MGK[9]) de février 1997 qui était de fait un ultimatum adressé au Premier ministre Necmettin Erbakan pour qu’il prenne des mesures contre l’entrisme des militants de son propre parti, le Refah, dans l’État ! Il est remarquable que ce soient des personnalités issus du corps judiciaire, et non des politiques, qui mettent désormais systématiquement en cause le rôle des militaires dans la vie politique.

Les juristes apparaissent comme les seuls capables de critiquer la constitution sans être accusés d’atteinte à la sûreté de l’État ou de séparatisme. Tel professeur de droit constitutionnel qualifie la constitution de «constitutionnelle mais non démocratique». Un autre, Bulent Tanôr, dénonce l’existence de 800 lois édictées par le régime militaire entre 1980 et 1983 qui échappent, selon une de ces lois, à tout contrôle de constitutionnalité. Beaucoup de juristes déclarent, à l’instar du président de la République, qu’il ne faut pas seulement réformer la constitution mais en promulguer une autre.

Du côté des politiques, Turgut Ôzal est le seul, entre 1987 et sa mort en 1993, qui soit parvenu à imposer les décisions du pouvoir civil aux militaires. Depuis 1993, les décideurs politiques ont laissé ces derniers regagner le terrain perdu : le système mis en place par la constitutition de 1982 a donc peut-être mieux fonctionné (du point de vue de l’armée) sous Suleyman Demirel que sous Turgut Ôzal. Quel paradoxe lorsqu’on pense que les militaires avaient voulu écarter définitivement le premier de la vie politique en 1980 ! Autre opposant aux interventions des militaires dans le système politique, Bulent Ecevit s’est partiellement réconcilié avec eux dès 1974 grâce à l’intervention à Chypre, et paraît désormais résigné à accepter leurs directives. L’armée semble avoir surmonté ses divisions internes, plus visibles dans les années 1960 et 1970. Le kémalisme, du moins dans l’interprétation qui en est donné depuis 1980, constitue le soubassement du consensus qui règne parmi les officiers supérieurs. D’où les deux priorités de l’armée : le maintien de l’unité de l’État, avec un jacobinisme extrême ; la lutte contre l’islam politique. Des officiers et sous-officiers suspects de sympathie envers lui sont régulièrement expulsés de l’armée. Ceci semble induire soit une paranoïa de l’état-major vis-à-vis de l’entrisme des islamistes ou prétendus tels, soit un réel entrisme des militants du RP/FP mais aussi d’autres groupes, illégaux et violents ceux-là, à l’image du Hîzbullah, et probablement les deux phénomènes.

La persistance de la question kurde

La lutte des militaires contre l’islam politique est pourtant paradoxale. L’armée a utilisé le référent religieux contre l’extrême-gauche après le coup d’État de 1980, suivant la stratégie anticommuniste que les États-Unis ont encouragé en Afghanistan et au Pakistan notamment. Le Hîzbullah a été manipulé comme instrument de répression face à la guérilla du PKK[10]. Comme par hasard, la police et l’armée sont parvenus à démanteler le Hîzbullah (janvier-février 2000) après la capture d’Abdullah Ôcalan (février 1999) et l’affaiblissement de la guérilla.

L’emprisonnement du chef kurde ne règle pourtant pas la question kurde[11]. Mise à part la loi de mars 1991 autorisant l’usage de la langue kurde en privé, les Kurdes n’ont obtenu aucun droit culturel. La décentralisation, qui pourrait jouer en leur faveur, fait encore partie des projets du gouvernement. Rappelons que la Turquie compte près de 65 millions d’habitants et que sa superficie est d’1,5 fois la France (soit 770 000 km2). La décentralisation française n’est certes pas un modèle du genre et donner quelques pouvoirs supplémentaires à l’Assemblée territoriale de Corse pose déjà des problèmes insurmontables à la classe politique. Mais la Turquie se trouve dans une situation proche de la France des années 1960 : non seulement il n’existe pas de région mais uniquement des départements de tailles très différentes, mais les préfets (vali) sont nommés par le gouvernement sans que leur pouvoir soit contre-balancé par une assemblée départementale élue, à l’instar du conseil général en France. Or, depuis 1993, le PKK ne réclame plus l’indépendance du Kurdistan mais l’autonomie. Et jusqu’à la capture de son chef, ses exigences se sont plutôt assouplies : un statut comparable à celui que connaît la Corse actuellement pourrait même peut-être contenter une guérilla quasi-vaincue militairement et affaiblie politiquement. Il est vrai que le PKK est une organisation pratiquant une culte de la personnalité immodérée. La capture d’Abdullah Ôcalan, puis ses déclarations demandant la reddition de ses militants, puis sa profession de foi kémaliste[12] au moment de son procès ont provoqué de vifs débats au sein du PKK. Reste que les militants continuent de reconnaître «Apo» («oncle», le surnom d’Ôcalan) comme leur chef.

La situation est donc bloquée. Les combats se poursuivent, mais essentiellement au Kurdistan irakien où l’armée turque mène régulièrement des expéditions punitives contre les camps du PKK depuis 1994. Les deux factions kurdes irakiennes, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) du clan Barzani, ne parvenant pas à s’entendre entre elles, s’opposent à l’implantation du PKK dans cette zone grise que constitue le nord de l’Irak. En 1996-97, le PKK a tiré profit des combats entre les deux partis, au point de recruter de jeunes Kurdes irakiens. Le PDK a fait alliance avec le gouvernement turc contre le PKK, mais c’est désormais l’UPK qui affronte militairement les guérilleros venus de Turquie. Le PKK, à moins de s’auto-dissoudre, peut survivre à une défaite militaire complète grâce à son implantation dans l’immigration kurde de Turquie en Europe de l’Ouest[13]. Du côté du gouvernement turc, le débat sur l’autorisation d’émissions de radio et de télévision en kurde n’est toujours pas tranché. Le DSP et l’ANAP y seraient plutôt favorables quand le MHP est contre. Encore s’agit-il de concurrencer la télévision kurde Med-TV (devenue récemment Medya-TV) qui émet depuis l’Europe de l’Ouest malgré les pressions exercées par le gouvernement turc pour la faire interdire. C’est dire que la question de la décentralisation et celle de l’autorisation de l’enseignement (privé bien sûr) de la langue kurde sont loin d’aboutir. La version officielle du conflit est que les Kurdes sont avant tout victimes du sous-développement. Les aides financières se succèdent donc mais sans grand succès et il y a le GAP (Guneydofiu Anadolu Projesi, Projet pour l’Anatolie du Sud-Est). Il s’agit d’un gigantesque projet qui comprend la construction de 22 barrages dont le fameux barrage Ataturk, 19 centrales hydroélectriques et de très nombreux projets d’irrigation qui doivent concerner 9,5% de la superficie totale de la Turquie (soit deux fois et demie la Belgique) et le même pourcentage de la population. Ce projet doit contribuer au développement de la région. Le point négatif est que les lacs de retenue doivent submerger 200 villages (sans compter les sites archéologiques)[14], ce qui contribue à mécontenter la population et nourrit l’opposition du PKK qui considère le projet comme une entreprise de «colonisation turque» du Kurdistan. Et le GAP profite surtout à la région d’Urfa et de Gaziantep où le PKK n’a jamais été très implanté.

La création d’un État kurde issu de la sécession du nord de l’Irak, du sud-est de la Turquie et des provinces iraniennes (dont celle dénommée officiellement Kordestan) est donc plus que jamais utopique. les confins de la Turquie, de l’Irak et de l’Iran sont-ils cependant condamnés à demeurer une «zone grise» où la souveraineté et le contrôle des États est partiel et incertain ? Le fatalisme paraît prévaloir jusque dans les ministères des Affaires étrangères européens et américain. L’une des solutions envisageables est pourtant la décentralisation des États cités, qui pourrait s’accompagner d’un certain degré d’autonomie des trois régions kurdes. L’unité des trois États ne serait donc pas remise en cause mais il s’agirait d’introduire le principe de subsidiarité dans les constitutions. Les gouvernements centraux ne prendraient plus seuls les décisions pour les Kurdes et dans la paranoïa actuelle, c’est-à-dire dans l’idée qu’accorder le moindre droit culturel représente l’ouverture de la «boîte de Pandore» et mène directement à la sécession. Mais de tels changements constitutionnels supposent la démocratisation (en Iran et en Irak) et son approfondissement en Turquie. Ils supposent aussi une décrispation quant aux problèmes de minorités.

Un autre problème de minorité : celui des Alévis

La question de la place des Alévis dans la société et la vie politique turque constitue un problème connexe de la question kurde et renvoie également à celui de l’autonomisation de la société civile turque. L’alévisme est considéré comme une branche du shiisme mais a peu à voir avec sa forme iranienne. Les Alévis n’observent pas les mêmes pratiques que les autres musulmans : ni prières à la mosquée, ni jeûne du ramadan, ni aucune autre fête célébrée par les sunnites et les shiites. Les Alévis ont leur propres fêtes, dans leurs propres temples (les «maisons de Cem»), leurs propres périodes de jeûne, etc. Les Alévis sont turcophones ou kurdophones, ce qui les placent dans une position délicate vis-à-vis des revendications kurdistes, d’autant que les célèbres révoltes de Dersim de 1920-21 et 1937-38 furent le fait des Kurdes alévis. Les Turcs alévis ont pourtant constitué des alliés «naturels» du kémalisme, étant partisans d’une laïcité de l’État et de la liberté de culte par opposition à une hégémonie du sunnisme.

Cependant, le soutien très important accordé aux mouvements d’extrême-gauche dans la communauté alévie l’a rendue suspecte aux yeux du pouvoir et notamment du régime militaire de 1980. Plus récemment, en juillet 1993, des intellectuels alévis et/ou de gauche ont été la cible d’extrémistes sunnites qui ont mis le feu à l’hôtel de Sivas où ils s’étaient réunis dans le cadre d’un festival. 37 personnes ont péri. 33 personnes jugées pour ce crime ont été condamnées à la peine de mort (qui fait l’objet d’un moratoire en Turquie) lors de leur procès en novembre 1997. En mars 1995, l’attaque contre des Alévis par un groupe armé dans le quartier populaire stambouliote de Gazi avait provoqué une manifestation des premiers et l’intervention de la police et de l’armée, causant 23 morts et 250 blessés. Si ces explosions de violence apparaissent comme des épiphénomènes, elles ont mobilisé une communauté divisée sur la dimension à donner à l’identité alévie, notamment entre une aile kémaliste qui s’inquiéte surtout de la progression de l’islam politique, et des groupes plus à gauche qui lient les persécutions contre les Alévis au manque de progrès de la démocratisation, au non-réglement de la question kurde et à la montée de l’islamisme. La question est de savoir si l’identité alévie peut s’exprimer au sein de la société civile ou si la faiblesse de celle-ci ne provoque pas son déplacement sur le terrain politique[15].

Une société civile dynamique

Le problème de fond de la Turquie est donc peut-être celui de l’extrême politisation d’un certain nombre de questions sur lesquelles l’État refuse de laisser s’exprimer les citoyens dans l’espace public et au sein de la société civile. Les intellectuels kurdistes des années 1960 et 1970 réclamaient avant tout le droit de pratiquer leur langue maternelle, mais le déclenchement opportun de la guérilla du PKK permit à l’État de «sécuriser» (pour employer un mot à la mode) la question kurde et les traiter comme des ennemis. Les Alévis demandent au fond davantage d’espace pour la société civile, davantage de liberté d’expression, mais pour l’instant aucune guérilla alévie ne s’est manifestée pour permettre à l’État de «sécuriser» de la même façon la question alévie. Et, parallèlement, le débat sur la religion et la laïcité a été «sécurisé», c’est-à-dire que le Conseil national de sécurité s’en est emparé comme d’une question prioritaire, alors que les politiques et les organisations de la société civile auraient pu en discuter. C’est ainsi que les militaires ont imposé la prolongation de la scolarité obligatoire de cinq à huit années à partir de la rentrée 1997. Cette mesure a eu pour objectif de mettre fin au succès grandissant des écoles de formations des imams (imam hatîp) par lesquelles de plus en plus d’écoliers passaient. Elle a été saluée comme un progrès indéniable et comme la preuve que les militaires turcs étaient des gens éclairés. La presse occidentale aurait sans doute été bien avisée de se pencher sur les moyens de l’Éducation nationale turque et comparer son budget avec celui de la Défense.

La lutte anti-communiste dans les années 1950 puis la quasi-guerre civile des années 1970 ont largement contribué à politiser à outrance toutes les organisations relevant a priori de la société civile (associations étudiantes, professionnelles et autres groupes d’intérêt) comme le souligne Nilufer Gôle[16]. Dans les années 1980 et 1990, les chercheurs observent deux mouvements distincts au sein de la société. D’une part, selon Nilufer Gôle, s’opère une «islamisation par le bas» du fait des confréries et des organisations non gouvernementales telles que les associations féminines islamistes[17]. Le problème est que celle-ci rencontre «l’islamisation étatique» (la revendication de la Sharia), plus encline à l’autoritarisme, via «l’Islam électoral»[18], en l’occurrence les partis dits islamistes, Refah puis Fazilet Partisi. Ces derniers ont précisément bâti leur succès électoral sur le travail de militants motivés issus d’organisations censées représenter la société civile et sur l’appui de ces organisations elles-mêmes. Il y a donc captation de ces organisations par ces partis, ce qui remet en cause le label de « société civile » qui leur est octroyé notamment par les chercheurs. Le deuxième mouvement touche un autre segment de la population turque : les classes moyennes urbaines et occidentalisées. Selon Atila Eralp, le pouvoir politique, à commencer par les militaires de 1980 à 1983, a cherché à transformer une population politisée de manière radicale en une masse de consommateurs [19]. Faire de l’économie le principal enjeu n’est-il pas dans l’objectif de l’économiste qu’est avant tout Turgut Ôzal ? Il est certain qu’une partie de la classe moyenne des grandes villes de l’Ouest de la Turquie est peu mobilisée par la politique et davantage repliée sur la sphère privée (carrière et consommation principalement). Mais elle se caractérise alors plutôt par son individualisme ou par un repli sur la famille, donc elle ne s’engage pas socialement.

Pourtant, la société civile s’exprime. Trois exemples : les hommes d’affaires ; la mobilisation contre la corruption et les liens entre organes de sécurité et crime organisé (affaire Susurluk) ; le tremblement de terre de 1999.

Les hommes d’affaires turcs contestent de manière très visible les orientations politiques de la Turquie. Il existe en fait plusieurs organisations patronales turques. TISK (Turkiye ËOveren SendikalarÈ Konfederasyonu, Confédération des syndicats d’employeurs de Turquie) est une organisation classique qui intervient essentiellement dans les négociations salariales et sociales avec les syndicats d’employés, suivant une approche très conservatrice. TÛSIAD (Turk Sanayici ve ËOadamlarÈ Dernefii, Association des industriels et des hommes d’affaires turcs), fondée en 1971 par douze des plus puissants entrepreneurs de Turquie, dont les deux plus riches, MM. Koç et Sabancî, prétend œuvrer pour «l’intérêt général», la démocratie et les droits de l’homme, en plus de revendications plus traditionnelles en faveur de la libre-entreprise[20]. Depuis sa fondation, TÛSIAD est devenu le groupe patronal le plus influent mais aussi le moins indulgent envers les gouvernements successifs, critiquant non seulement les politiques économiques suivies mais aussi, principalement durant les années 1990, le quasi-immobilisme quant à la réforme de la constitution héritée du régime militaire et l’approfondissement de la démocratie.

TÛSIAD a ainsi plaidé pour une solution politique à la question kurde, par la voix de son président Halis Komili, de son ex-président, Cem Boyner, mais aussi, en 1996 par celle de l’un des héritiers de la famille Sabancî, Ôzdemir[21]. TÛSIAD a surtout beaucoup insisté sur la démocratisation. Cem Boyner a lui-même fondé un parti après son départ de la présidence de l’association, Yeni Demokrasi Hareket (Mouvement pour la nouvelle démocratie) qui est resté marginal sur la scène politique turque. Ishak Alaton, président du holding Alarko, met en cause le «système anti-démocratique de la Turquie»[22]. Le rapport Perspectives on Democratisation in Turkey (janvier 1997) pour TÛSIAD a fait, lui, grand bruit. Écrit par une équipe d’universitaires sous la direction du professeur Bulent Tanôr, le rapport préconise un certain nombre de réformes constitutionnelles et politiques, la résolution de la question kurde par des moyens politiques, et l’élargissement de l’espace laissé à la société civile. Le rapport préconise aussi une plus grande ouverture de la Turquie sur l’Europe et sur le monde :

«Turkey’s future does not lie in isolating itself from the world, on the contrary it should keep step with global developments. Barriers between the world and democracy are being raised one by one. Henceforward, economic and political relations cannot evolve independently of democracy and human rights. It is not by increased co-operation with countries less-developed than itself, but by increased co-operation with developed countries that Turkey can accelerate its economic growth thereby gaining the competitive impetus required for the 21st century.»[23]

Le rapport plaide donc pour un rapprochement avec les pays occidentaux. L’intégration européenne est l’une des priorités, sinon la priorité des priorités de TÛSIAD. L’association assigne aussi aux organisations non gouvernementales la tâche de faire pression sur les politiques sur le dossier beaucoup plus important de la démocratisation :

«A broader-based democracy will certainly not result from this study, nor will it be realised by TÛSIAD alone. This can only be achieved by those who adopt the perspectives put forward by this document and who are willing to come together to reach an agreement on the details. Thus it would only be possible by the concerted effort of groups such as: non-governmental organisations, trade unions, professional bodies, industrialists and businessmen’s associations, whose struggle would be reflected in Parliament by the political parties. After all, if we decide that « now is not the right time, or it is not our job », then we, as the true sovereigns of this land, who authorize politicians to represent us in Parliament, we as members of civil society organisations should ask ourselves this question: If not us – who ?, If not now – when ?»[24]

Le deuxième exemple est donc l’affaire Susurluk. Rappelons briévement les faits : Un grave accident de voiture survient le 3 novembre 1996 dans cette localité de l’ouest de la Turquie. Dans un des véhicules, est retrouvé mort Abdullah Çatlî, dirigeant d’extrême-droite accusé de trafic d’héroïne, de complicité dans l’attentat contre le pape en 1981 et d’une tentative de coup d’État en Azerbaïdjan en 1995. Aux côtés de Çatlî, l’autre mort est Huseyin Kocadafi, chef adjoint de la Sûreté d’Istanbul. À l’arrière du véhicule, son propriétaire, blessé : Sedat Bucak, député DYP, mais surtout afia, c’est-à-dire chef de tribu, kurde. Le coffre de la voiture est plein de faux papiers et d’armes très légalement enregistrés comme appartenant à la police. Le scandale est énorme mais les deux principaux accusés dans cette affaire, Sedat Bucak et Mehmet Afiar, ancien chef de la Sûreté d’Istanbul, ministre de l’Intérieur (DYP) au moment de l’accident et rapidement mis en cause, n’ont toujours pas été jugés au printemps 2000 : réélus députés aux élections d’avril 1999, ils ont recouvré leur immunité parlementaire qui avait été levée le 11 décembre 1997. Tous deux Kurdes et députés dans des provinces kurdes, ils ont participé à la «sale guerre» contre le PKK. Ainsi le député Sedat Bucak a-t-il créé sa propre armée privée, forte de 2000 hommes chargés de lutter contre le PKK, avec l’aval de Tansu Çiller, chef de son parti et Premier ministre à l’époque. La commission parlementaire réunie pour enquêter sur les liens entre les organes de l’État et le crime organisé révèle l’effacement progressif des frontières entre police, services secrets (Milli Ëstihbarat TeOkilatÈ, MIT) et gangs. Les mêmes personnes chargées de la lutte anti-terroriste sont impliquées dans les réglements de compte de type mafieux pour le contrôle des casinos, conflit auquel a pris part l’époux de Tansu Çiller.

Les révélations de la commission d’enquête parlementaire et des médias contrastent avec l’inertie du pouvoir politique et de la justice pour punir les coupables de ces dérives. D’où la campagne «une minute d’obscurité pour la lumière permanente» lancée par une «initiative citoyenne» qui débute en février 1997 dans les grandes villes : à 21 heures, chaque soir, les participants éteignent la lumière chez eux, puis des manifestations à la bougie sont organisées. Le vice-président du DYP (alors au pouvoir avec le Refah Partisi) qualifie ces manifestants de «traîtres» et le Premier ministre Necmettin Erbakan de «parasites et conspirateurs». La police disperse des manifestations – un mort (crise cardiaque) à Antalya – puis les pressions sur les initiateurs du projet les conduisent à interrompre leur action le 6 avril 1997. Cette mobilisation est exemplaire : les simples citoyens ont osé interpeller l’État et le gouvernement, mais sans succès, car ce n’est pas l’État qui plie, mais eux.

Le troisième exemple, c’est le tremblement de terre du 17 août 1999 dans le nord-est de la Turquie. Personne ne saura exactement combien de personnes ont péri. 17 000 officiellement, mais 30 000 selon un rapport réalisé par le cabinet de consultants IBS Marketing Research Services[25]. Ce tremblement de terre était évidemment prévisible – la seule question étant quand ? – et des normes anti-sismiques avaient été édictées. Il n’empêche que tout le monde fut surpris. Les citoyens turcs découvrirent alors qu’aucun plan de secours n’existait – mais l’état-major proposait d’instaurer ce avec quoi il sait faire : l’état d’urgence et la loi martiale. L’armée n’intervint que tardivement par rapport aux attentes des sinistrés : il faut dire aussi que sa principale base navale, Gôlcuk, se trouvait à l’épicentre du séisme, ce qui n’a pas aidé à sa mobilisation. L’État ne s’est pas montré très efficace non plus ; le ministre de la Santé, Osman DurmuO (MHP), refusant même dans un premier temps les secours venus de l’étranger sous prétexte que «les équipes étrangères ne comprennent pas notre style de vie et notre culture»[26]. Le Croissant rouge turc, organisation para-gouvernementale, n’a pas brillé par ses performances et son président, Kemal Demir, a dû démissionner. Cependant, la société turque s’est fortement mobilisée en faveur de la région sinistrée : des autocars ont amené des milliers de volontaires armés de pelles et de pioches vers les villes touchées par le séisme. Les organisations non gouvernementales ont prouvé leur efficacité : les volontaires de l’une d’entre elles, AKUT, ont ainsi sauvé 200 personnes[27]. Mais ces derniers ont été accusés d’être trop médiatiques par le Premier ministre Bulent Ecevit. Quant à l’Association de défense des droits de l’homme islamique, Mazlum-Der, créée par des personnalités proches du Refah Partisi, elle s’est vu confisquer les fonds qu’elle avait collectés pour les victimes. Les ONG se sont regroupées au sein d’une «Sivil Koordinasyon», signe, là encore, de leur volonté d’efficacité, de manière à ne pas répéter les erreurs trop souvent commises par les organisations humanitaires qui en arrivent parfois à se faire concurrence. L’enquête déjà citée plus haut de IBS Marketing Research Services montre qu’un mois après le séisme 60% des survivants subsistaient grâce à l’aide privée et individuelle et non de l’aide de l’État.

Un État trop peu efficace, sauf lorsqu’il s’agit de «surveiller et punir» pour reprendre le titre du livre de Michel Foucault, un gouvernement qui se soucie avant tout de limiter les initiatives citoyennes, une société civile dynamique, qui sait, depuis le séisme d’août 1999 qu’il lui faut compter sur elle-même, mais qui, du coup, réclame davantage de transparence et de liberté. Paradoxalement, le président Sezer a été élu par les députés, donc par la classe politique, alors que, manifestement, son discours s’inspire en grande partie des revendications du peuple, d’une société civile qui aimerait obtenirplus d’espace pour exister. Fait nouveau, elle dispose d’un appui non négligeable mais parfois encombrant : celui de l’Union européenne, qui considère que sa vitalité est une des conditions sine qua non de la bonne intégration de la Turquie. Tout le problème est de savoir jusqu’où la Commission et le Parlement européens sont prêts à aller dans leur soutien à cette société civile, et dans quelle mesure ce soutien ne prête pas le flanc à la critique d’instrumentalisation des ONG turques par «l’étranger», soit une forme d’ingérence.

La candidature turque à l’Union européenne

L’inscription de la Turquie sur la liste des États candidats à l’adhésion par le Conseil européen lors du sommet d’Helsinki (10-11 décembre 1999) constitue une victoire de la diplomatie turque aussi grande que le défi qu’elle suscite. Rejeté de cette liste des candidats lors du sommet des 12-13 décembre 1997 à Luxembourg, La Turquie était alors dénoncée pour ses violations massives des droits de l’homme, l’absence de progrès dans la démocratisation, l’impasse militaire dans la question kurde, ses mauvais résultats économiques, c’est-à-dire sa non-conformité aux «critères» édictés par le même Conseil européen lors du sommet de Copenhague en juin 1993. Plus grave, certains responsables démocrates-chrétiens affirmaient officieusement que la Turquie n’entrerait jamais dans le «club chrétien» que serait, selon eux, l’UE. Pourtant la Turquie est le plus ancien État associé.

La candidature turque à un accord d’association avec la Communautée économique européenne (CEE) a été déposée le 31 juillet 1959, soit peu après la candidature grecque (8 juin). L’Accord d’association est signé le 12 septembre 1963 à Ankara et entre en vigueur le 1er décembre 1964. Le coup d’État du 12 septembre 1980 conduit la CEE à interrompre ses relations avec la Turquie. Les relations CEE-Turquie ne reprennent qu’à partir de 1985.

La stratégie de la Turquie vis-à-vis de son éventuelle intégration dans la CEE n’est pas seulement brouillée par le coup d’État militaire, elle manque surtout de cohérence. Le gouvernement turc ne semble soucieux de resserrer ses liens avec la CEE que lorsque ses tentatives de mener une politique étrangère moins strictement pro-occidentale échouent ou que sa situation économique devient plus critique. À l’inverse, dès que les États occidentaux de la CEE et/ou de l’OTAN font obstacle à ses ambitions régionales, la diversification de la politique étrangère revient à l’ordre du jour. Il en est ainsi après le refus américain de laisser l’armée turque intervenir à Chypre en 1964 : les relations avec l’URSS et les pays arabes s’améliorent. La période 1973-74 est également cruciale : le renchérissement des prix du pétrole transforme les pays du Golfe persique en clients plus intéressants alors que les pays de la CEE tendent à limiter leurs importations et interrompent l’immigration. L’intervention militaire à Chypre (1974) entraîne des réactions très négatives en Occident. L’entrée de la Grèce dans la CEE (1981) se traduit par l’exercice récurrent d’un droit de veto sur les aides financières à la Turquie. Aussi, les exportations et l’émigration turques se ré-orientent-elles vers le Moyen-Orient entre 1974 et 1985, date du contre-choc pétrolier. La phase préparatoire de l’Accord d’association (1964-1972) s’est limitée à la concession d’avantages commerciaux de part et d’autre, et surtout au détriment de la Turquie en échange de l’émigration massive de travailleurs turcs en Europe de l’Ouest, en Allemagne principalement. La phase transitoire qui devait originellement se dérouler de 1973 à 1985 ne s’achève finalement qu’en 1995. Et la Turquie n’a jamais obtenu la libre circulation des personnes vers la CEE alors que cette mesure est prévue explicitement par l’article 12 de l’Accord d’association.

Il apparaît que la portée réelle de l’association n’a pas été entièrement comprise au sein des élites politiques, diplomatiques et militaires. Tout se passe comme si la CEE n’était considérée par ces élites que comme le pendant économique de l’OTAN – ce qui n’est pas complètement faux dans les premières années de la CEE. En même temps, les questions économiques sont

subordonnées aux questions politiques. Les élites kémalistes veulent prouver qu’elles sont «occidentales» alors que le MHP et la tendance dite islamiste fustigent cette occidentalité proclamée, considèrent la CEE comme un «club de chrétiens» et cherchent d’autres voies -ainsi du «marché commun islamique» que projette Necmettin Erbakan dès 1973 et qu’il tente de remettre à l’ordre du jour en 1996. Les dirigeants turcs cherchent donc à faire partie d’une alliance certes avant tout économique mais qui accroît leur présence dans le bloc occidental du temps de la Guerre froide et même ensuite quand ce bloc se définit davantage par rapport à de «nouveaux barbares» au Moyen-Orient et dans les Balkans. Jean-François Bayart a sans doute raison d’affirmer que : «la politique extérieure turque n’a jamais privilégié le développement économique comme moyen d’action (…). D’une façon permanente, Ankara a estimé que l’augmentation des ressources économiques du pays procéderait d’une stratégie d’ordre politico-diplomatique, par le biais de l’assistance massive que celle-ci était censée induire. Cela fut le cas, nous l’avons vu, au moment de l’adhésion de la Turquie à l’Alliance atlantique (…). Pareillement, la négociation d’un traité d’association avec la CEE paraît avoir été dicté – tant, d’ailleurs, du côté européen que du côté turc – par des considérations avant tout politiques. Force est de reconnaître, avec M. A. Birand, qu’Ankara n’a jamais préparé économiquement son entrée dans le Marché commun.»[28]

La question de la souveraineté est particulièrement sensible – notamment en raison des revendications kurdistes. Les dirigeants turcs, y compris Suleyman Demirel et Bulent Ecevit, ont une approche des plus conservatrices et classiques de la souveraineté ne sont prêts ni à des «transferts» ni à des «mises en commun» de la souveraineté turque. Le MHP et le Fazilet Partisi y sont encore moins prêts.

Le 14 avril 1987, le gouvernement de Turgut Ôzal fait pourtant officiellement acte de candidature à l’adhésion auprès de la CEE. Les motivations du Premier ministre turc semblent claires : il tente de diminuer le poids des militaires dans la vie politique, veut transformer l’économie turque en économie libérale, se présente globalement comme un modernisateur. La candidature a lieu après l’adhésion de l’Espagne et du Portugal car il était évident que tant que les dossiers d’adhésion de ces deux États n’étaient pas clos, la candidature turque n’avait aucun chance. Le gouvernement turc améliore ses relations avec le Conseil de l’Europe en acceptant le droit de recours individuel à la Commission européenne des droits de l’Homme (article 25 de la Convention européenne des droits de l’Homme) le 28 janvier 1987 et reconnaît la juridiction obligatoire de la Cour européenne des droits de l’Homme (article 46 de la Convention) le 22 janvier 1990. Le Conseil est bien une organisation distincte de la Communauté mais le gouvernement turc n’ignore pas que les organes de la CEE sont attentifs à ce genre de décisions politiques.

Mais l’Acte unique de 1986 prévoit alors le Marché unique pour le 1er janvier 1993 et un nouveau traité en 1992. L’élargissement à l’Espagne et au Portugal est donc considéré comme le dernier avant une nouvelle phase d’approfondissement. Et, étant donnée la situation économique et politique de la Turquie en 1987, sans parler des relations avec la Grèce et de la question chypriote, Turgut Ôzal pouvait-il raisonnablement espérer un Avis positif de la Commission ? Espérait-il alors que l’Avis serait positif et que la Commission accepterait que les réformes nécessaires à l’adhésion (et la résolution du conflit helléno-turc) soient menées parallèlement aux négociations avec la CEE, permettant ainsi au Premier ministre de maintenir la pression sur l’appareil d’État et les militaires pour obtenir ces réformes et cette résolution ? L’Avis de la Commission, rendu le 18 décembre 1989 est de toute façon négatif. Toutefois, la Commission propose d’avancer vers l’union douanière.

Pourquoi accepter une union douanière avant une hypothétique adhésion ? Le cas de la Turquie constitue un précédent intriguant. Cette affaire est pourtant révélatrice des relations euro-turques et concerne directement les relations helléno-turques puisqu’au veto initial grec succède le compromis du 6 mars 1995 : la levée du veto contre l’ouverture de négociations entre l’UE et la république de Chypre en vue de son adhésion. L’acceptation de ce compromis, comme de l’union douanière d’ailleurs, souleva un tollé en Turquie et pour cause. Non seulement le Premier ministre Tansu Çiller débloque ainsi le dossier chypriote au profit des Chypriotes grecs, mais elle procède à un véritable abandon de souveraineté économique : dès l’entrée en vigueur de l’union douanière, la Turquie doit se soumettre aux règles et au tarif extérieur commun de l’UE sans pouvoir prendre part (du moins en théorie) à la décision.

L’argument selon lequel la non-ratification de cette union douanière «renforcerait puissamment le camp de ceux qui entendent substituer à la république laïque d’autres conceptions qui se propagent sur le flanc sud de la Méditerranée ainsi qu’au Moyen-Orient» (en clair l’islamisme), menace brandie par le représentant permanent de la Turquie auprès de l’UE, Nihat Akyol[29], et maintes fois répétée par les représentants de l’État et Tansu Çiller elle-même, était déjà douteux avant la victoire du Refah Partisi aux élections législatives du 24 décembre 1995 (après ratification de l’Accord par le Parlement européen). La montée en puissance du Refah Partisi a pour causes essentielles les problèmes intérieurs turcs. La motivation électoraliste mise à part, qu’en est-il des aspects économiques ? Dans un premier temps, la libéralisation des échanges avec l’UE conduit à une aggravation du déficit commercial de la Turquie. Cependant, selon un rapport de la Banque mondiale, la Turquie devrait à moyen terme gagner entre 1,1 et 1,5 point de PIB chaque année grâce à l’union douanière[30]. Le rapport se montre globalement optimiste quant aux bénéfices pour la Turquie. Tansu Çiller a, elle, répondu aux critiques du Parlement européen à propos de certaines dispositions constitutionnelles et plus généralement sur les violations des droits de l’homme, qu’elle ne voyait pas pourquoi le Parlement s’y intéressait puisque l’Accord n’a qu’une portée commerciale. Soit exactement le contraire du discours sur la portée symbolique de l’Accord et son poids contre la montée en puissance des islamistes ! Suivant cette logique, le gouvernement turc n’a vraiment réalisé aucune des réformes finalement promises au Parlement européen :

«Seize amendements à la Constitution ont été adoptés par l’Assemblée nationale turque le 23 juillet 1995, par 360 voix contre 32, le Refah étant le seul parti à voter contre. Il faut noter cependant qu’aucun d’entre eux ne concerne explicitement des dispositions destinées à promouvoir et à protéger les droits et libertés individuels, ni n’énonce de garanties pour la protection des droits de l’homme.»[31]

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de la décision du Conseil européen de Luxembourg des 12 et 13 décembre 1997. Pourtant, les dirigeants turcs estiment que l’UE s’est implicitement engagée à examiner favorablement leur candidature en signant l’union douanière. Le refus essuyé par la Turquie à Luxembourg conduit à une nouvelle crise dans les relations Turquie-UE. Paradoxalement peut-être, le gouvernement turc ne fait officiellement rien pour remédier à cette situation. La décision prise à Luxembourg a en tout cas servi de prétexte à la Grande Assemblée nationale comme au gouvernement pour ne pas entreprendre de nouvelles réformes constitutionnelles allant dans le sens de la démocratisation.

Après la décision du sommet d’Helsinki, le parlement comme le gouvernement se trouvent face à leurs responsabilités : si aucune réforme n’est entreprise, il sera bien difficile d’expliquer aux électeurs pourquoi l’UE retarde l’adhésion de la Turquie. Le «partenariat

d’adhésion» conclu entre l’UE et le gouvernement turc le 4 décembre 2000 et le «document stratégique» de la Commission du 8 novembre sur lequel il est basé annoncent déjà l’ampleur de la tâche. Ce document décrit en effet les réformes politiques et économiques que doit entreprendre le gouvernement turc au cours du processus de négociations pour l’adhésion. Et ce programme est appuyé par un calendrier à «court» (2001) et «moyen» termes. Le document ne révèle rien de nouveau mais donne une idée de la tâche à accomplir, dont les observateurs savaient déjà qu’elle devait comprendre la résolution des questions kurde et chypriote, la mise aux standards européens de la législation en matière de droits politiques et de règles du marché.

Les relations extérieures de la Turquie

La Turquie a-t-elle le choix ? D’aucuns diront sans doute que la mondialisation oblige la Turquie à intégrer l’UE si elle ne veut pas se retrouver isolée dans les futures négociations internationales, sur le commerce notamment, vis-à-vis des flux de capitaux, et dans la division internationale du travail. Ce sont là des questions que nous laissons volontiers aux économistes, pour envisager surtout les relations politiques de la Turquie. Et qu’observons-nous ? Le relatif isolement régional de la Turquie et la quasi-disparition d’alternative à ses relations privilégiées avec l’Occident en général et l’Europe de l’Ouest en particulier. C’est pourquoi le rapprochement avec la Grèce est tellement important. Non seulement la levée du veto grec est nécessaire à l’adhésion à l’UE mais le poids de la Grèce et de ses firmes dans les Balkans fait que des coopérations helléno-turques seraient les bienvenues pour stabiliser la région.

Le rapprochement avec la Grèce

Les relations helléno-turques connaissent, depuis le séisme d’août 1999, un très net réchauffement. Le rapprochement était en fait prévisible en raison de la marginalisation des ultranationalistes grecs suite à l’affaire Ôcalan et en raison de la candidature turque à l’Union Européenne. Les ultranationalistes qui avaient voulu forcer la main au Premier ministre Costas Simitis et imposer la présence d’Ôcalan en Grèce ont provoqué une crise nationale et se sont décrédibilisés en faisant courir le risque d’une guerre avec la Turquie après la capture du chef du PKK, à sa sortie de la résidence de l’ambassadeur grec à Nairobi (février 1999). Théodore Pangalos, ministre des Affaires étrangères qui s’était prêté à ce jeu de dupes, démissionnait et était remplacé par le ministre des Affaires européennes, Yorgos Papandréou. Le gouvernement turc n’a pas obtenu la condamnation internationale de la Grèce pour «complicité avec le terrorisme» qu’il réclamait. Mais la tension persistait, inquiétant Athènes pour sa sécurité et Ankara pour sa candidature à l’Union européenne.

La gravité et la complexité des dossiers en jeu laissent sceptique quant à la pérennité de ce rapprochement. La volonté politique a manqué jusque-là pour résoudre les questions opposant les deux États. Les contentieux bilatéraux ne sont pas en eux-mêmes un obstacle insurmontable. Les questions de délimitations du plateau continental égéen, des eaux territoriales, des espaces aériens et de contrôle du trafic aérien, de souveraineté sur des îlots et récifs, ou de la démilitarisation de certaines îles grecques relèvent avant tout du droit international (notamment les conventions sur le Droit de la mer de 1958 et de 1982) et des traités (traité et convention de Lausanne de 1923, convention de Montreux de 1936, traité de Paris de 1947)[32]. Encore faudrait-il que la Turquie accepte de recourir à l’arbitrage de la Cour internationale de Justice (CIJ), ce qu’elle refuse. L’UE pose pourtant ce recours comme condition sine qua non à l’adhésion de la Turquie. Le gouvernement grec devrait aussi persister dans sa décision de ne pas étendre la limite des eaux territoriales à 12 milles marins, extension considérée comme un casus belli à Ankara, mais qui est rendue possible par la Convention sur le Droit de la mer de 1982 que la Grèce a ratifié en 1995. Le gouvernement grec peut faire accepter à l’opinion publique un arbitrage de la CIJ sur toutes ces questions, mais pas des concessions accordées dans des négociations directes. La politique étrangère turque est perçue par le gouvernement et l’opinion publique grecs comme une politique de puissance hégémonique à laquelle la Grèce ne peut que résister. Les deux graves crises de l’Égée, celle de mars 1987 et celle d’Imia en janvier 1996, montrent que le risque de conflit armé n’est pas totalement écarté.

Toutefois, la question chypriote est la plus sérieuse qui oppose Grecs et Turcs. Le discours officiel turc est que la partition a résolu la question chypriote. Mais, depuis 1974, loin de goûter au «coin de paradis» que serait la zone nord selon la propagande des autorités, les Chypriotes turcs émigrent en masse[33]. Les initiatives en faveur de la réconciliation et de la réunification se multiplient au sein de la «société civile» de part et d’autre de la ligne de démarcation, mais les autorités chypriotes turques y restent sourdes[34]. Quant au gouvernement chypriote grec, il accumule les décisions erronées qui provoquent de nouvelles crises et suscitent la méfiance parmi les Chypriotes turcs, alors que leur objectif est de faire pression sur la Turquie pour qu’elle accepte les résolutions de l’ONU : autorisation d’une manifestation de motocyclistes nationalistes le long de la ligne de démarcation en août 1996 ; achat de missiles sol-air russes S-300 en janvier 1997. La manifestation devait garder l’attention de l’opinion publique internationale sur Chypre. Les missiles devaient protéger la zone sud d’une attaque aérienne turque. Dans le premier cas, les ultranationalistes turcs (« Loups gris »), appuyés par les forces de sécurité turques, ont répliqué en tuant deux Chypriotes grecs. Dans le deuxième cas, l’armée turque a menacé de bombarder les rampes de missiles, ravivant la peur des Chypriotes turcs d’être pris entre deux feux. Cédant aux pressions internationales, le gouvernement de la république de Chypre a accepté que les missiles soient installés en Crète (décembre 1998).

Les gouvernements grec et turc ont donc fort à faire s’ils veulent sincèrement mettre fin à cette situation de guerre froide. La question chypriote est manifestement dans l’impasse – les négociations officielles menées sous l’égide de l’ONU depuis 1975 n’ont jamais abouti. Seule une réunification de l’île, dont les modalités restent à imaginer, paraît susceptible de sceller une réconciliation durable entre Grecs et Turcs et de disqualifier deux nationalismes qui se nourrissent l’un l’autre.

L’UE est devenue, qu’elle le veuille ou non, un acteur de poids dans le conflit helléno-turc. La politique économique de la Grèce, future membre de la zone euro, est sous surveillance. Il est évident que ses dépenses militaires excessives la handicapent et qu’il faudra les réduire. La république de Chypre ne peut guère espérer voir son adhésion acceptée tant que le conflit ne sera pas résolu, malgré toutes les déclarations des décideurs politiques européens. Surtout, le processus d’adhésion de la Turquie constitue autant d’étapes d’un changement radical de dimension des relations helléno-turques. L’adhésion à l’UE a une toute autre portée que celle à l’OTAN, alliance puissante mais strictement interétatique. La Grèce et la Turquie étaient alliées avant leur entrée simultanée dans l’Organisation (1952) et celle-ci est restée impuissante quand les deux pays se sont affrontés, par nationalistes interposés, à Chypre, dès 1955. L’adhésion à l’UE signifie une intégration dans différentes sphères (politique, économique, sociale) qui va bien au-delà de l’entente classique entre États. La Turquie doit régler ses différends avec la Grèce et la question chypriote avant d’adhérer mais cette adhésion conduirait à plus qu’un simple rapprochement entre les gouvernements. Les

économies grecque et turque, déjà davantage liées qu’auparavant par l’union douanière UE-Turquie depuis 1996, auraient alors en commun une même monnaie et seraient soumis aux mêmes impératifs (en matière d’endettement, d’inflation, etc.). Au niveau politique, les gouvernements ne pourraient plus s’en tenir à un tête-à-tête souvent synonyme de rivalité mais seraient étroitement insérés dans le jeu complexe des négociations, des compromis et de la recherche du consensus qui caractérise les relations entre les États-membres de l’UE et qui n’est après tout que la projection des règles du débat démocratique interne sur la scène interétatique. Les querelles autour de la souveraineté en mer Égée apparaîtraient dès lors bien dépassées.

Le problème majeur des différentes tentatives de rapprochement, notamment depuis la fameuse rencontre de Davos (Suisse) entre les premiers ministres Turgut Ôzal et Andréas Papandréou (30 et 31 janvier 1988) et le processus qui en a découlé, est qu’elles ne reposent sur rien d’autre que la volonté des gouvernants au plus haut niveau. Ceux-ci tentent un « coup politique », parient sur leur charisme personnel, mais le soutien de l’opinion publique, de la diplomatie et des militaires fait défaut à l’un ou à l’autre de ces dirigeants, voire aux deux simultanément.

Suscitant de vives critiques dans l’opinion publique grecque et de la part de la diplomatie et de l’armée turques, le processus de Davos, initiative de Turgut Ôzal, s’est enlisé et la décision négative (18 décembre 1989) de la Commission européenne concernant la candidature turque lui a porté le coup de grâce. Les négociations menées au niveau des ministres des Affaires étrangères, Hikmet Çetin et Michalis Papaconstantinou, à l’initiative de ce dernier cette fois (1992-93), ont été ajournées après le retour d’Andréas Papandréou au pouvoir (octobre 1993). Le «dialogue» – selon la terminologie officielle – lancé en avril 1997 n’a guère eu plus de succès. Un an après la crise d’Imia, Costas Simitis et Théodore Pangalos espéraient que la candidature turque à l’adhésion à l’UE, la prochaine ouverture des négociations d’adhésion de la république de Chypre et les pressions des autres États-membres et de la Commission européenne conduiraient le gouvernement turc à accepter le recours à la CIJ. Ce fut un nouveau dialogue de sourds, chacun campant sur ses positions traditionnelles. La décision du sommet de Luxembourg de ne pas inscrire la Turquie sur la liste des candidats à l’adhésion a provoqué un refroidissement des relations bilatérales : le gouvernement turc feignait alors d’abandonner tout espoir d’adhérer un jour à l’UE et de ne plus considérer comme prioritaire un rapprochement avec la Grèce.

Le rapprochement actuel doit beaucoup à la volonté des deux ministres des Affaires étrangères, Ismail Cem et Yorgos Papandréou. Les ministres s’étaient déjà entretenus en marge du sommet euro-méditerranéen de Stuttgart le 16 avril 1999, soit deux mois après la crise Ôcalan. Leur rencontre suivant, le 30 juin, en marge d’une réunion sur l’avenir du Kosovo aux Nations unies à New York, a été déterminante. Cinq réunions bilatérales sur le tourisme, le commerce et le terrorisme sont fixées pour le mois de juillet. Elles préparent la signature de quatre traités bilatéraux, sur la coopération judiciaire, le tourisme, le commerce et la fin de la double taxation des investissements. Survient le tremblement de terre en Turquie, qui donne l’occasion au gouvernement grec de prouver sa bonne foi à son homologue turc. Mais l’opinion publique y joue un rôle considérable : en se mobilisant en faveur de l’aide à la Turquie, l’opinion publique grecque signifie à son gouvernement qu’elle n’est pas hostile aux Turcs – la critique du Grec de la rue vise d’ailleurs essentiellement le gouvernement et l’armée turque, mais il y a peu de racisme à l’égard des Turcs en général. Et l’opinion publique turque remercie pour cette aide grecque, ce qui est une manière d’ouvrir la porte au rapprochement alors que la Grèce avait été désignée à la vindicte populaire pour sa complicité

avec le «chef terroriste» Ôcalan. Surtout, la coopération entre les organisations non gouvernementales, très prometteuse depuis la crise d’Imia de 1996 mais interrompue par l’affaire Ôcalan, a alors repris. Du 19 au 22 janvier 2000, Yorgos Papandréou a ainsi pu effectué une visite officielle sans incident en Turquie, signant les quatre traités de coopération négociés depuis juillet. Et Ismail Cem s’est rendu à Athènes le 3 février suivant. Tout n’est pourtant pas réglé pour autant : les contentieux n’ont pas encore été abordés. En octobre 2000, l’armée grecque a quitté les manœuvres de l’OTAN Destined Glory pour lesquelles elle coopérait avec l’armée turque, à cause de la persistance de la dispute sur le statut (démilitarisé ou non) de l’île de Lemnos…

La Turquie dans le bassin de la mer Noire et les Balkans

Cependant, l’entente helléno-turque ne peut que bénéficier à la stabilité et à la prospérité dans les Balkans et le bassin de la mer Noire. En ce qui concerne la stabilité, la situation est assez évidente. Une vision commune sur l’avenir de la région ne peut que dissuader de nouveaux aventurismes. Ce n’est pas un hasard si Slobodan Milosevic a ménagé la Grèce durant les guerres yougoslaves (1991-1999) alors que les théoriciens nationalistes serbes auraient pu rappeler que le roi serbe Dusan avait dominé toute l’actuelle Grèce au XIVe siècle, ce qui aurait ouvert la voie à des revendications irrédentistes comme en Croatie ou en Bosnie-Herzégovine, en Macédoine et ailleurs. Le flanc sud de l’OTAN désuni, c’est tout le dispositif de prévention des conflits de l’Alliance qui se trouve affaibli. Il est donc à noter que, malgré une opinion publique hostile à la guerre menée par l’OTAN, le gouvernement grec a soutenu cette guerre et contribué à l’encerclement de la Yougoslavie. Les deux armées, grecque et turque, qui se livrent à une course aux armements aussi vaine que dispendieuse, représentent, unies, une puissance de feu capable de dissuader quiconque dans la région de chercher à modifier le statu quo. Les deux arméess ont participé à l’intervention multinationale « Alba » en Albanie au printemps 1997 (800 soldats chacune). Elles sont aussi présentes au sein de la force multinationale sous direction de l’OTAN au Kosovo (Kfor).

Quant à la prospérité, la Turquie s’est beaucoup investie dans la Coopération économique de la mer Noire (Black Sea Economic Cooperation – BSEC), élargie à la Grèce et à l’AlbanieL Il s’agit d’une initiative turque. L’acte fondateur de la BSEC est la déclaration d’Istanbul du 25 juin 1992. Celle-ci pose comme cadre de référence politique l’Acte final d’Helsinki et les principes de l’OSCE. Les domaines de la coopération envisagée ne se limitent pas à l’économie (transport et communication, commerce, tourisme, agriculture, protection des investissements) même indirectement (science et technologie, problèmes sanitaires et vétérinaires) mais il est aussi question de protection de l’environnement (point 15) et plus généralement de faire de la mer Noire une «mer de paix, stabilité et prospérité» (point 8). Les États signataires sont au nombre de 11 : Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldavie, Roumanie, Russie, Ukraine, Turquie. Apparemment menacée par les conflits (notamment arméno-azerbaïdjanais) entre ses membres, la BSEC s’est pourtant développée et renforcée progressivement mais sûrement. Elle s’est surtout institutionnalisée (rencontres des ministres des Affaires étrangères, secrétariat permanent et assemblée parlementaire établis à Istanbul, Banque de développement et de commerce de la mer Noire à Thessalonique, Centre international d’Études sur la mer Noire, BSEC Business Council), ce qui en fait plus qu’un simple forum, même si on est encore loin d’un véritable «marché commun».

Sur le plan financier, la Turquie et la Grèce sont les seuls États véritablement à même de lever des fonds pour des projets d’envergure régionale. Les contributions financières aux institutions de la BSEC sont significatives : la Grèce, la Russie, la Turquie et l’Ukraine assurent chacune 16% du budget du secrétariat. Le capital de la Banque est réparti de la façon suivante : 16,5% chacune pour la Grèce, la Russie et la Turquie ; 13,5% chacune pour la Bulgarie, la Roumanie et l’Ukraine ; 2% chacun pour les autres États.

La BSEC paraît devoir se développer grâce au couple helléno-turc plutôt qu’au couple russo-turc qui accumule les sujets de contentieux, notamment dans le Caucase avec la guerre au Karabagh (Moscou soutenant l’Arménie et Ankara l’Azerbaïdjan) et en Tchétchénie (1,2 millions de Tchétchénes vivent en Tchétchénie mais 1,5 million de citoyens turcs sont d’origine tchétchéne). Même si les entrepreneurs turcs multiplient les succès sur le marché russe, la poursuite de la guerre en Tchétchénie ne permet aucune amélioration des relations bilatérales. On voit mal, déjà, le président Poutine effectuer une visite officielle en Turquie sans incident. Et on voit mail un gouvernement dans lequel siège le MHP envoyer une telle invitation alors que ce parti est à la pointe du discours pantouraniste.

Gaz et pétrole de la Caspienne et les relations avec l’Asie centrale

Un autre sujet de rivalité avec la Russie est la question de l’acheminement, dans l’avenir, du gaz et du pétrole de la mer Caspienne vers l’ouest. La Russie entend maintenir son contrôle sur les gazoducs et oléoducs. Ceux qui existent passent tous par la Russie. La Turquie, soutenue par les États-Unis, a proposé aux États turcophones (Azerbaïdjan, Turkménistan et Kazakhstan) d’exporter leurs hydrocarbures vers l’ouest via la Turquie. Après des années d’études de faisabilité, de supputations sur l’avenir du Caucase, de guerres en Géorgie, au Karabagh, d’instabilité à Bakou, les présidents de Turquie, Géorgie, Azerbaïdjan et Kazakhstan ont signé le 18 novembre 1999 une série d’accords pour la construction d’un oléoduc de 1730 kilomètres, de Bakou au terminal pétrolier turc de Ceyhan, sur la Méditerranée. L’oléoduc contournerait l’Arménie via la Géorgie. Par ailleurs, un autre oléoduc relie, depuis avril 1999, Bakou au port géorgien de Supsa, d’où le pétrole est embarqué vers le Bosphore. Cette solution ne convient pas aux autorités turques qui cherchent aussi à diminuer le passage de produits dangereux dans le Bosphore, plusieurs incendies à bord de pétroliers ayant failli tourné à la catastrophe pour Istanbul ces dernières années. Un autre projet est d’acheminer du pétrole de Bakou à Ceyhan via l’Iran. Mais cette solution déplaît aux États-Unis et les compagnies pétrolières américaines seraient alors hors-jeu puisqu’il leur est interdit d’investir plus de 40 millions de dollars en Iran. Or, jusqu’à présent, les projets russes semblent moins onéreux, ont reçu le soutien du Turkménistan et les travaux ont déjà commencé. Les Russes fondent leurs projets sur le réseau existant, jusqu’au port de Novorossiisk sur la mer Noire. De là, ils proposent un gazoduc sous-marin vers la Turquie, pour faire face à cette demande spécifique. Le pétrole serait, lui, acheminé vers Constantza en Roumanie, soit vers Burgas en Bulgarie d’où un oléoduc le transporterait vers le port grec d’Alexandroupolis permettant de contourner le Bosphore. Les négociations entre les différents États et compagnies privées sont donc intenses mais la Turquie peine à mobiliser les États turcophones d’Asie centrale pourtant présentés en 1991-1993 comme les alliés naturels qui lui revenaient après la disparition de l’URSS.

Les espoirs de la Turquie en Asie centrale auront été relativement déçus. La proximité linguistique ne se transforme pas forcément en rapprochement politique, même si elle peut y aider. Or, si l’azeri et le turkmène sont très proches du turc de Turquie, l’ouzbek, le kirghiz et le kazakh s’en éloignent. De plus, l’Asie centrale s’est trouvée davantage sous l’influence persane et russe ces trois derniers siècles que turque-ottomane. La Turcophonie reste bien limitée. Certes, l’État a envoyé en Asie centrale enseignants et manuels scolaires. Et la confrérie d’obédience nurcu dirigée par Fethullah Gulen y a ouvert écoles et universités, sous le regard mi-approbateur, mi-soupçonneux de l’État turc qui n’a pas l’habitude d’encourager ainsi une entreprise privée menée par un mouvement religieux ! Mais l’unification linguistique ne s’est pas vraiment faite : au Turkmenistan, l’alphabet cyrillique prédomine toujours ; en Ouzbekistan la transcription de la langue en alphabet latin n’a pas repris les caractères spécifiquement turcs que le lecteur retrouve ici. La langue russe continue de prédominer, d’autant que les Russes, en tant que citoyens de ces républiques d’ailleurs, continuent d’occuper bon nombre de postes à responsabilité.

Le succès commercial est indéniable pour les hommes d’affaires turcs, bien qu’ils se trouvent en concurrence avec les Américains, les Chinois, les Russes et les Canadiens – ces derniers principaux investisseurs au Kirghizstan. Sur le plan politique, c’est tout autre chose. L’offensive diplomatique turque dans le Caucase a fait long feu, notamment après la chute du président azerbaïdjanais Elçibey (1992-1993) et son remplacement par le davantage pro-russe Heydar Aliev. En Asie centrale, l’influence russe reste forte, notamment en Ouzbekistan où elle s’est renforcée en raison de la menace d’une guérilla «islamiste» opérant à partir du Tadjikistan. Au Turkménistan, les influences turque, russe et iranienne sont en concurrence. La tournée du président Suleyman Demirel dans la région en février 1998 ne change guère la donne : les États d’Asie centrale ont besoin d’investissements lourds, notamment en matière d’infrastructures. Or la Turquie n’a pas la capacité financière pour les faire. La Russie joue, elle, sur l’aspect sécuritaire et dispose encore d’assez de crédibilité pour « offrir » sa « protection » aux États et surtout aux régimes autocratiques qui dominent dans la région. L’Iran cherche également à gagner en influence. Mais sa politique n’est pas en accord avec celle de la Turquie.

Relations avec l’Iran et place de la Turquie au Moyen-Orient

Les relations turco-iraniennes ne connaissent guère de développement autre que commercial. En juillet 1996, un accord de fourniture de gaz iranien à la Turquie a certes été signé. Le Premier ministre était alors Necmettin Erbakan et certains observateurs ont cru y voir le signe d’un rapprochement voire d’un début de réalisation du «marché commun islamique» projeté par le Refah Partisi. Il en a été de même pour la visite du président iranien Rafsandjani en décembre 1996. Mais les liens de certains courants les plus radicaux de l’islam politique avec l’Iran ont permis aux militaires turcs d’incriminer le Refah Partisi. Le renvoi du consul général d’Iran à Erzurum en février 1997 a coïncidé avec l’ultimatum adressé à Necmettin Erbakan et qui a abouti à la chute de son gouvernement cinq mois plus tard.

L’Iran est encore accusé de soutenir le PKK, dont les guérilleros se réfugient aussi au Kurdistan iranien, et dont le chef vivait en Syrie – soit le meilleur allié de l’Iran au Moyen-Orient – jusqu’en octobre 1998. Les accusations turques nourrissent et alimentent celles formulées par les États-Unis contre l’Iran. Cependant la Turquie et l’Iran sont voisins et ni l’une ni l’autre ne paraissent vouloir rompre un statu quo qui date du XVIIIe siècle… Leurs modèles respectifs servent donc essentiellement de repoussoir à l’autre, comme l’illustre l’affaire Merve Kavakçî[35] : la Turquie comme État occidentalisé et oppresseur de la religion et des croyants, symbole de la décadence des valeurs de l’islam, allié des États-Unis qui plus est, selon le régime iranien ; l’Iran comme symbole l’obscurantisme que les islamistes promettraient à la Turquie si l’armée n’était pas là pour protéger l’héritage d’Ataturk, selon les kémalistes.

La Turquie se trouve fortement impliquée dans le conflit israélo-arabe, notamment depuis le renforcement de sa coopération (essentiellement militaire) avec Israël, mais aussi du fait de ses relations avec la Syrie. Celles-ci sont conflictuelles, notamment sur deux dossiers, à savoir la question du Sandjak d’Alexandrette devenue la province turque d’Hatay, et la question du partage des eaux de l’Euphrate, celle-ci liée à la question kurde. Le gouvernement syrien ne reconnaît donc la cession du Sandjak d’Alexandrette (Iskenderun en turc) par la France à la Turquie, du temps du mandat (1939). Jusqu’à aujourd’hui, le Sandjak figure sur les cartes syriennes comme faisant partie du pays.

La deuxième question est celle de l’eau. L’Euphrate prend sa source en Turquie avant d’arroser la Syrie et l’Irak. En 1976, la Syrie a inauguré le barrage et le lac de rétention Assad, situés à 60 kilomètres de la frontière turque, sur l’Euphrate. Ce barrage a pour objectif non seulement la production hydroélectrique mais aussi l’irrigation de terres désertiques. Il s’agit de réguler le débit de l’Euphrate, ce qui entraîne d’ailleurs un premier différend avec l’Irak qui accuse la Syrie de réduire le débit du fleuve à son profit. Parallèlement, la Turquie lançait son propre projet de construction non pas d’un mais d’une série de barrages (GAP). Le gouvernement syrien réclame, durant toute la décennie 1990, que la Turquie respecte l’engagement de Turgut Ôzal qui, lors de sa visite en Syrie (15-17 juillet 1987), avait signé un protocole provisoire assurant la Syrie d’un débit de l’Euphrate de 500 mètres cube d’eau par seconde. Selon le gouvernement syrien, le débit est au contraire plus souvent de 300 m3/seconde, ce que le gouvernement turc reconnaît partiellement en attribuant cependant cette différence à la sécheresse, et non, comme l’affirment les Syriens, à une mesure de rétorsion pour le soutien accordé au PKK.

Le gouvernement de Hafez Al-Assad a toujours nié soutenir le PKK et protéger Abdullah Ôcalan, du moins jusqu’à la crise d’octobre 1998. Les dirigeants politiques et militaires turcs ont alors lancé des mises en garde très précises à la Syrie au sujet du PKK. Le 1er octobre, des manœuvres militaires de grande envergure ont commencé le long de la frontière syrienne. La menace a été prise très au sérieux à Damas. Le président égyptien Hosni Moubarak et le ministre iranien des Affaires étrangères ont alors entrepris une médiation qui a abouti, le 9 octobre à l’assurance donnée par le gouvernement syrien qu’il prendrait des mesures contre le PKK, le 12 par le départ d’Ôcalan de Damas pour Moscou et le 20 par la signature d’un accord bilatéral de lutte contre le terrorisme et contre le PKK en particulier. La victoire du gouvernement turc aurait été complète si Hafez Al-Assad lui avait livré Abdullah Ôcalan, mais ceci aurait constitué une humiliation bien plus grande pour le président syrien. Le texte de l’accord est déjà suffisamment humiliant en lui-même : la Syrie s’engage à prendre une série de mesures contre le PKK (reconnaissance de la qualité d’«organisation terroriste» du PKK, fermeture de ses camps d’entraînement, assurance qu’Ôcalan n’y réside plus et ne pourra y revenir, etc.) qui sonnent comme autant d’aveux par rapport au « statut » d’«État terroriste» attribué à la Syrie par les États-Unis. La Turquie n’offre aucune contrepartie, tous les engagements contenus dans l’accord concernent la seule Syrie. La Turquie a ainsi un peu plus affaibli son voisin, qui est aussi celui d’Israël. Or, précisément, si Hafez Al-Assad a peut-être pris la menace avec autant de sérieux et a réagi aussi vite, les liens entre Ankara et Tel Aviv n’y sont sans doute pas pour rien.

La coopération avec Israël s’explique par des nécessités technologiques (en matière d’armement) mais surtout par le complexe d’encerclement des dirigeants turcs au milieu des années 1990. Semih Vaner résume ainsi la conception qu’ont de la menace les dirigeants turcs «La Turquie subit également de très fortes pressions régionales, directes ou indirectes, de la part des régimes autoritaires (notamment la Syrie et l’Iran) ou de la part des pays (en particulier la Grèce et l’Arménie) bénéficiant de la protection des États ou sociétés occidentaux.»[36]

La menace vient donc de quatre des huit voisins. L’Azerbaïdjan (11 kilomètres de frontière avec la Turquie grâce au Nakhitchevan) est un allié de la Turquie. La Bulgarie et la Géorgie pratiquent une politique étrangère d’équilibre, notamment entre Russie et Turquie. L’Irak n’est de toute façon pas en mesure de menacer la Turquie actuellement.

La menace vient de «régimes autoritaires», ce qui est une manière de rappeler que la Turquie serait la seule démocratie au Moyen-Orient, avec Israël bien sûr. La menace vient aussi «de la part des pays bénéficiant de la protection des États ou sociétés occidentaux», qui ne sont pas autoritaires (d’où le problème pour la Turquie de s’attirer le soutien des autres États démocratiques contre eux) mais qui profitent justement de l’indulgence de ces démocraties pour soutenir le «terrorisme». Notons la précision sur les sociétés qui renvoie à l’idée d’un soutien obtenu grâce aux lobbies arménien et grec, principalement aux États-Unis. Il y aurait donc encerclement. Pour ^ukrii Elekdafi, c’est évident : la Grèce menace la Turquie tant en mer Égée qu’à Chypre. Surtout, la Grèce aurait signé avec la Syrie un accord de coopération en matière de défense en juin 1995, bien sûr tourné contre la Turquie[37].

La Turquie veut rompre un encerclement en partie dû à des «régimes autoritaires» qui sont aussi les ennemis d’Israël, en partie dû à des États accusés de soutenir le «terrorisme» dont souffre aussi Israël. Deux démocraties menacées par le «terrorisme», alliées des États-Unis, qui coopèrent. N’y a-t-il pas de quoi plaire aux décideurs de Washington ? La Turquie fut l’un des premiers États à reconnaître Israël en 1949, mais elle mène, au cours des les décennies suivantes, une politique prudente et multilatérale dans le conflit israélo-arabe. L’alliance avec Israël date de l’après-Guerre froide et de l’après-guerre du Golfe. Côté turc, c’est la montée en puissance du PKK puis de l’Islam politique qui inquiètent les décideurs. Il y a d’autre part la conscience d’une forte dépendance en matière d’armement vis-à-vis des États-Unis que l’embargo de 1975 – dont le responsable serait le «lobby grec» au Congrès – a parfaitement illustré. Or, en matière d’armement, les militaires turcs veulent pouvoir profiter de transferts de technologie qui, même en cas de nouvel embargo américain, ne leur fera pas perdre la course aux armements.

En échange, l’armée turque est suffisamment puissante pour dissuader tout État arabe (voire l’Iran) d’attaquer Israël, même dans le cas où les États-Unis ne pourraient pas intervenir. Or la guerre du Golfe a montré la relative vulnérabilité d’Israël à qui le gouvernement américain a demandé de ne pas répliquer aux attaques des missiles irakiens afin de pas compliquer la situation en provoquant, par exemple, la défection d’un ou de plusieurs membres arabes de la coalition contre l’Irak, notamment la Syrie voire l’Égypte. Certes l’État turc a connu d’intenses débats en son sein, entre le président Ôzal, le gouvernement et l’état-major, entraînant une série de démissions, à propos de l’engagement aux côtés des États-Unis – du moins logistique car les troupes turques n’ont pas participé à la coalition. Il n’en demeure pas moins qu’une alliance avec la Turquie a un effet dissuasif important (outre le fait qu’Israël possèderait l’arme nucléaire), principalement vis-à-vis de la Syrie, qui se retrouve ainsi prise entre ses deux ennemis qui sont devenus amis.

Nous n’entrerons pas dans les détails de la coopération israélo-turque, entamée officiellement en mars 1996. À cette date est signé un accord commercial. Le mois suivant, c’est un accord de coopération militaire qui est conclu. Deux autres accords militaires sont conclus la même

année. Ils portent sur les modalités d’entraînement conjoint pour l’armée de l’air et la possibilité pour les Israéliens de s’entraîner dans l’espace aérien turc, la modernisation d’avions de chasse F-4 turcs par l’industrie d’armement israélienne, la vente de missiles Popeye israéliens et des manœuvres militaires aériennes et navales conjointes (ces dernières avec les États-Unis)[38].

Jusqu’à présent, l’impact direct de cette coopération sur les relations de la Turquie avec ses voisins a été relativement limité à l’affaire des missiles S-300 russes que la république de Chypre a acheté en janvier 1997 mais qui ont finalement été déployés en Grèce sur décision conjointe fin décembre 1998, et peut-être à l’affaire Ôcalan. Dans le premier cas, en effet, en juin 1998, des avions de chasse F-16 turcs ont participé à un entraînement dans le désert du Néguev israélien consistant à détruire des batteries de missiles similaires aux S-300[39]. La Turquie a ainsi montré sa détermination à réagir en cas de déploiement des missiles à Chypre, et ce avec l’appui d’Israël, ce qui constituait sans aucun doute un signal fort à l’égard des gouvernements de la république de Chypre et de Grèce. D’autre part, les services secrets israéliens (le Mossad) sont fortement soupçonnés d’avoir aidé les services secrets turcs à capturer Abdullah Ôcalan au Kenya en février 1999[40]. Des observateurs font valoir que les services turcs n’avaient aucune expérience de ce type d’opération, mais le Mossad une très grande, depuis, notamment, l’enlèvement d’Eichmann en Argentine. De plus, le Kenya est considéré comme l’une des bases du Mossad en Afrique de l’Est. L’État turc aurait ainsi bénéficié de la solidarité d’un autre État lui aussi victime du «terrorisme»[41].

La Turquie apparaît donc aujourd’hui confrontée à des défis immenses, les deux plus importants étant liés puisqu’il s’agit de son développement interne socio-économico-politique et de son adhésion à l’Union européenne. Mais l’apaisement des tensions avec ses voisins proches n’est pas non plus un problème simple à résoudre. Une partie de ces tensions résulte du non-règlement de la question kurde, qui n’incombe pas uniquement à la Turquie. D’autres tensions, notamment avec la Russie et l’Iran, ont des racines historiques profondes et relèvent de politiques de puissance très classiques menées par les trois gouvernements. Enfin, le devenir du conflit israélo-palestinien aura nécessairement des répercussions sur la place qu’occupe la Turquie au Moyen-Orient.

[1] Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XXe Siècle, Bruxelles/Paris, Éditions Complexe/Le Monde diplomatique, 1999, p. 22.

[2] Ergun Ôzbudun, Contemporary Turkish Politics. Challenges to Democratic Consolidation, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2000, 171 p.

[3] Étienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS Éditions, « Méditerranée », 1997, p. 78.

[4] Huri Tursan, « Ersatz Democracy : Turkey in the 1990s », p. 219 in Mediterranean Politics, 2/ed. by Richard Gillespie, London, Pinter, 1996.

[5] Turkish Daily News du 14 juillet 1997.

[6] Le Monde du 18 mai 2000.

[7] Après ce second vote par le parlement, le président est obligé de signer la loi.

[8] La DIB, créée en 1924, dépend du Premier ministre. Elle nomme et rémunére les imans des mosquées.

[9] Le MGK est présidé par le Chef de l’État, il est composé du Premier ministre, des ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur ; des commandants en chef de l’armée de terre, de la marine, de l’armée de l’air, de la gendarmerie et du chef d’état-major des armées. Il se réunit une fois par mois.

[10] Le Hîzbullah serait responsable de 2 000 assassinats et disparitions non élucidés dans les provinces kurdes sous état d’urgence selon le New York Times du 26 janvier 2000 et Turkish Daily News du 31 janvier 2000.

[11] Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de référence de Hamit Bozarslan, La Question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, 383 p.

[12] Abdullah Ôcalan, Declaration on the Democratic Solution of the Kurdish Question, (plaidoirie pour son procès en juin 1999), London, Mesopotamian Publishers, 1999, notamment p. 24 et suivantes.

[13] Lire Isabelle Rigoni, « Nationalisme et violence politique dans l’État unitaire. Les Kurdes du PKK et les Tamouls des LTTE », CEMOTI, (28), juin-décembre 1999, p.255-286.

[14] Fabienne Goux-Baudiment, « Le GAP : Projet Anatolie du Sud-Est », Futuribles, (192), novembre 1994, « Les marchés financiers en 2001 », p. 117-120, et Le Monde du 14 juin 2000 à propos de Zeugma, surnommée la «Pompéi de Turquie», recouverte à 30% par les eaux du fleuve à partir du 19 juin.

[15] Sur les Alévis, lire Tord Olsson, Elisabeth Ôzdalga et Catharina Raudvere (ed.), Alevi Identity, Swedish Resarch Institute in Istanbul, 1998, 210 p.

[16] Nilufer Gôle, « Authoritarian Secularism and Islamist Politics : The Case of Turkey », p. 37 in Civil Society in The Middle East (vol. 2)/ ed. by Augustus R. Norton, Leiden, Brill,

1996.

[17] Nilufer Gôle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993, 168 p.

[18] Nilufer Gôle, « Authoritarian Secularism and Islamist Politics… », op. cit., p. 28.

[19] Atila Eralp, « The Politics of Turkish Development Strategies », p. 219-258, in Turkish State, Turkish Society/ed. by Andrew Finkel & Nukhet Sirman, London, Routledge, 1990.

[20] Sur TÛSIAD, voir AyOe Bufira, State and Business in Modern Turkey. A Comparative Study, Albany, SUNY Press, 1994 p. 247 et suivantes.

[21] Assassiné en janvier 1996 par un militant de l’organisation d’extrême-gauche DHKP/C, quelques jours après s’être publiquement prononcé pour une solution politique à la question kurde (Turkish Probe, Issue 211, January 10, 1997). Ce meurtre reste empreint de mystère : Le meurtrier a été assassiné à son tour, en prison, par des «Loups gris» (militants actifs du

MHP). Pourquoi ceux-ci auraient-ils « vengé » Ôzdemir Sabancî dont la famille leur a toujours été hostile (Turkish Probe du 11 avril 1997) ?

[22] Dans un entretien accordé à Turkish Daily News, 2 mars 2000.

[23] TÛSIAD, Perspectives on Democratisation in Turkey, Istanbul, TÛSIAD publications, 1997, p. 3 de la version téléchargée sur internet (http://www.tusiad.org).

[24] Idem.

[25] Le Monde du 22 septembre 1999. [26] Cité par Le Monde du 24 août 1999.

[27] Turkish Probe du 29 août 1999.

[28] Jean-François Bayait, « La politique extérieure de la Turquie : les espérances déçues », Revue française de Science politique, 31 (4-5), 1981, p. 881. Il cite M. A. Birand, « Turkey and the European Community », The World Today, 34 (2), février 1978, p. 52-61.

[29] Nihat Akyol, « Les relations euro-turques dans la perspective de l’union douanière. » -Rivista di Studi Politici Internazionali, (247), Luglio-Settembre 1995, p. 391.

[30] World Bank, Turkey : Challenges for Adjustment, Report n° 15076-TU, April 1, 1996,

vol I, p. 58.

[31] Hasan Basri Elmas, Turquie-Europe. Une relation ambiguë, Paris, Syllepse, 1998, p. 244.

[32] Voir le débat entre spécialistes grecs et turcs dans Études helléniques/Hellenic Studies, « Le Différend gréco-turc en mer Égée/ The Aegean Dispute », 4 (2), automne 1996, 215 p. ou dans Semih Vaner (éd.), Le Différend gréco-turc, Paris, L’Harmattan, 1988, 282 p.

[33] La moitié de la communauté chypriote turque aurait déjà émigré, vers la Grande-Bretagne notamment.

[34] Lire notre Étude du CERI (n°59), Vingt-cinq ans après, où est la partition de Chypre ?, novembre 1999, 45 p.

[35] – Merve Kavakçî, jeune députée du FP élue lors des législatives du 18 avril 1999, s’est présentée le 2 mai suivant à la session inaugurale du Parlement en portant le foulard islamique, un acte sans précédent dans les annales de la République turque. Des députés ont alors perturbé la séance de façon à ce qu’elle ne puisse prêter serment. D’où un énorme scandale. Le 15 mai 1999, Merve Kavakçî est déchue de sa nationalité turque pour avoir dissimulé sa naturalisation américaine (celle-ci a fait ses études en informatique aux États-Unis. Par ailleurs, les candidats turcs à une élection doivent déclarer toute autre nationalité à la Commission électorale). L’affaire a contribué à envenimer les relations déjà tendues de la Turquie avec l’Iran. Plusieurs manifestations de soutien à la députée ont eu lieu à Téhéran, irritant les dirigeants turcs. Le 7 mai, 7 Iraniens sont retrouvés morts près du poste-frontière, côté turc. L’agence officielle iranienne IRNA accuse des militaires turcs. Gardes-frontières et

policiers turcs refusent de coopérer avec leurs collègues iraniens dans l’enquête sur les circonstances de ces morts.

[36] Semih Vaner, « Turquie : la démocratie ou la mort », Politique étrangère, 4/1998, p. 778.

[37] Xukru Elekdafi, « 2 1/2 War Strategy », Perceptions (Ankara), 1 (1), March-May 1996, p. 37. Toutes nos recherches pour trouver la preuve que cet accord existe se sont révélées vaines.

[38] Amikam Nachmani, « A Triangular Relationship: Turkish Israeli Cooperation and Its Implications for Greece », CEMOTI (28), juin-décembre 1999, p. 153 et suivantes.

[39] Selon Turkish Probe du 13 septembre 1998.

[40] Le Mossad dément publiquement et immédiatement toute implication dans la capture du chef du PKK (Le Monde du 18 février 1999), après avoir été mis en cause par l’agence de presse allemande DPA dans une dépêche du 16 février.

[41] The Sunday Times du 22 août 1999 révèle en tout cas que deux sociétés privées britanniques de sécurité, Spire et Aims Ltd ont entraîné le commando turc qui a capturé A. Ôcalan, ce qui relativise une possible implication du Mossad.

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