L’économie américaine : un changement de nature ?

Par : Thierry Coville,

Economiste au Centrs d’Observation économique de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris.
Janvier 2001
L’économie américaine est entrée dans une phase de ralentissement depuis le deuxième trimestre de 2000. Cette modération de la croissance ne doit toutefois pas obérer le fait que l’on est toujours en présence d’un cycle de croissance qui se distingue par sa longueur exceptionnelle, près de 9 ans. Ce cycle a également été caractérisé par une inflation restée relativement faible durant cette période, ce qui a pu donner l’impression que les « butoirs » habituels de fin de cycle n’existaient plus. Ces caractéristiques du cycle américain ont conduit certains économistes à considérer que, dans le cas de l’économie américaine, le cycle de croissance classique avait disparu et que l’on était maintenant dans une « nouvelle économie » où des phases de croissance plus longues alterneraient avec des périodes d’atterrissage en douceur. Cette mutation de l’économie américaine serait due à des facteurs tels que la globalisation, le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), et une nouvelle politique économique. Pourtant, si l’on ne peut pas nier les évolutions structurelles récentes, il semble qu’il soit encore trop tôt pour parler de mort du cycle classique. Le premier facteur qui incite à la prudence vis-à-vis d’une telle analyse est que l’on assiste depuis le deuxième trimestre de l’année passée à un ralentissement de la croissance américaine. Ceci signifie que le « vieux » cycle des affaires n’est pas mort et que l’économie américaine n’est pas uniquement caractérisée par des cycles d’expansion sans véritable phase de ralentissement.
I) Ralentissement de la croissance américaine depuis le printemps
Le ralentissement de l’économie américaine s’est en effet confirmé ces derniers mois. La croissance du PIB avait très nettement ralenti au troisième trimestre 2000 avec une hausse de 0,5 % contre une progression moyenne par trimestre de 1,3 % depuis le début de l’année. Ce mouvement s’est poursuivi depuis, l’indice des directeurs d’achat de l’industrie manufacturière et les nouvelles commandes adressées aux activités de services s’inscrivant à la baisse durant le dernier trimestre 2000. Tous les secteurs de l’économie sont donc affectés. L’industrie informatique, moteur du cycle de croissance actuel, a ainsi enregistré un très net tassement de sa production depuis le début de l’année 2000.
Cette décélération de l’activité s’est traduite par une moins bonne orientation du marché du travail. La croissance de l’emploi dans le secteur non agricole a, en glissement annuel, été ramenée de 2,5 % en mai à 1,6 % en novembre 2000. Jamais la progression de l’emploi n’avait été aussi faible depuis quatre ans. D’autre part, on constate une réduction des offres d’emplois publiées dans les journaux. Ce mouvement devrait se poursuivre dans les prochains mois. L’emploi dans les secteurs de l’intérim et du traitement des données, considéré comme un indicateur avancé du marché du travail, est en phase de ralentissement, la progression du nombre total d’employés dans ces deux branches étant passée, en glissement annuel, de 5,7 % en septembre à 3,7 % en novembre 2000.
Le recul des gains de pouvoir d’achat a pesé sur la consommation privée La dégradation de l’emploi a évidemment grevé le revenus des ménages. Ce dernier a également été affecté par une réduction des gains de pouvoir d’achat liées à l’accélération de
l’inflation, de 2,2 % en moyenne en 1999 à 3,4 % en 2000 (sur 11 mois en glissement annuel) : la croissance moyenne du salaire réel a été ramenée de 1,5 % en 1999 à 0,3 % en 2000. En outre, le recul de la Bourse l’année dernière a conduit à une diminution des effets de richesse. Cette dégradation des revenus salariaux et patrimoniaux intervenant dans un contexte d’endettement élevé, les ménages à plus faibles revenus ont vu leur situation financière fragilisée. Les déclarations de faillite personnelle ont recommencé à augmenter pour la première fois depuis deux ans et concernent, pour près de 80 % des cas, des personnes disposant d’un revenu inférieur au revenu familial annuel médian (50 000 dollars). Dans un tel environnement, les ménages se sont montrés moins confiants et ont limité leur consommation : la progression des ventes au détail en volume est passée de 7,3 % en glissement annuel au premier trimestre 2000, à 1,7 % durant le dernier trimestre de 2000.
Les exportations s’affaiblissent également, suite notamment à l’appréciation du taux de change effectif du dollar. On constate ainsi une très nette diminution des nouvelles commandes étrangères depuis l’été 2000. Confrontées à cette diminution de leurs débouchés, les entreprises ont commencé à ralentir leur effort d’équipement comme l’indique le plafonnement des nouvelles commandes à l’industrie de biens d’équipement (hors matériel militaire) depuis l’automne 2000.

Mais il est important de noter que si la croissance semble en train de se modérer plus fortement que prévu, les autorités ont fait preuve d’une grande réactivité face à cette situation. Devant ce ralentissement et l’inquiétude grandissante des marchés financiers, la Réserve fédérale, estimant sans doute que, dans un contexte de prix du pétrole baissier, la priorité n’était plus la lutte contre l’inflation, a réduit les taux des fonds fédéraux de 50 points de base début 2001. Cette décision, qui met fin à la politique de resserrement monétaire initié à l’automne 1999, signifie en fait l’amorce d’une période de détente de la politique monétaire. L’institut d’émission américain dispose en fait d’une certaine marge pour desserrer la politique monétaire. L’inflation, bien qu’ayant accéléré depuis le début de l’année, reste modérée. La hausse des prix (hors énergie et produits alimentaires) reste proche de son plus bas niveau historique avec une progression de 2,6 % en glissement annuel en décembre 2000. Et l’on constate, de plus, un très ralentissement des coûts salariaux unitaires depuis la mi-1998, la très nette accélération des gains des productivité faisant plus que compenser la hausse des salaires nominaux. politique.

Il en est de même en matière de politique budgétaire, W.G. Bush ayant annoncé sa volonté de baisser très nettement les impôts (1600 milliards de dollars sur 10 ans). Il est vrai que, dans ce domaine, des marges sont disponibles puisque le gouvernement fédéral a enregistré un excédent budgétaire de 2 % du PIB en 2000. Toutefois, un certain nombre d’éléments pourraient limiter l’efficacité d’une telle mesure. Il sera tout d’abord difficile de faire accepter par le Congrès, en dépit d’une majorité républicaine, une baisse massive d’impôts. On peut noter ainsi que des différences de vue existent entre le nouveau Président et le gouverneur de la Réserve fédérale qui estime qu’il faut mieux utiliser les excédents budgétaires actuels pour rembourser la dette publique. De plus, si une baisse massive d’impôts est votée par le Congrès, cela pourrait conduire à des tensions sur les taux d’intérêt à long terme compte tenu de la possible détérioration de l’état des finances publiques. Or, de telles tensions pourraient peser sur l’activité. Enfin, le plan de Bush prévoit que l’essentiel de ces baisses d’impôt interviendra dans 10 ans, ce qui ne permettra pas évidemment de faire face au ralentissement actuel de l’activité. Graphique 1 – Inflation sous-jacente

Graphique 2 – Taux de chômage

Graphique 3 – Coût salarial unitaire

Ce ralentissement de l’économie signifie donc que le cycle de croissance de l’économie américaine connaît toujours des phases de ralentissement, ce qui va à l’encontre des thèses les plus optimistes de la nouvelle économie qui prévoyaient des cycles de croissance presque ininterrompus. Cependant, ce tassement de l’activité ne doit pas occulter le caractère exceptionnel des performances enregistrées ces dernières années. Il est donc toujours important de s’interroger pour savoir si ces résultats signifient que le mode de fonctionnement de l’économie a radicalement changé.

II – La thèse de la nouvelle économie

La longueur du cycle actuel et la faiblesse du rythme d’inflation durant cette phase expansion ont conduit un certain nombre d’observateurs à évoquer la fin du cycle traditionnel de l’économie américaine. Le mode de fonctionnement de l’économie américaine aurait ainsi profondément changé et l’on serait passé à une « nouvelle économie ». Le cycle de l’économie américaine serait maintenant caractérisé par des phases de croissance plus longues qui alterneraient avec des phases d’atterrissage en douceur. On ne serait plus en présence de cycles où alterneraient des phases d’expansion de huit années au plus et des phases courtes de forte récession. Cette mutation serait liée à trois types de facteurs. Tout d’abord, l’économie nationale évolue de manière moins cyclique que par le passé du fait d’une meilleure gestion des stocks, de la libéralisation intervenue dans un certain nombre de secteurs (finance, transports, assurance), du développement des nouvelles technologies qui a induit une hausse de la productivité du travail, de la part croissante des services dans la production (et de la diminution corrélative de la part de l’industrie manufacturière, plus cyclique). En second lieu, la globalisation mondiale a créé de nouveaux marchés pour les producteurs et de nouveaux centres d’approvisionnement pour les importateurs. Enfin, la politique économique a permis une plus grande stabilité du cycle. La politique budgétaire n’est plus utilisée comme un instrument de réglage[1] et la politique monétaire utilisant la méthode des frappes préventives a considérablement réduit la volatilité des taux d’intérêt tout en luttant avec succès contre l’inflation.

III – Quelques remarques sur la nouvelle économie

Dans tous les cas, on ne peut nier que l’économie américaine a connu un certain nombre d’évolutions structurelles ces dernières années qui ont permis d’obtenir ces résultats exceptionnels : un cycle de croissance exceptionnellement long qui a permis de ramener le taux de chômage à son plus bas niveau depuis la fin des années 1960. En particulier, les résultats obtenus depuis le deuxième semestre 1999 sont tout à fait remarquables. Durant le deuxième semestre de 1999 et le premier semestre de 2000, la croissance a atteint en moyenne par trimestre 6 % en rythme annuel, soit des rythmes d’économies émergentes. Et ce dynamisme a continué de s’accompagner d’une évolution modérée des prix. La clef de ces

performances a été constituée par de très forts gains de productivité, la productivité du travail enregistrant une hausse de près de 4,1 % en glissement annuel en moyenne par trimestre. En fait, on a assisté à une très nette accélération des gains de productivité du travail depuis la fin de 1999, ce qui renforce le poids des arguments des partisans de la nouvelle économie.

Toutefois, tout en admettant la réalité de ces évolutions, il appartient de relativiser le discours euphorisant sur le nouveau monde parfait de l’économie américaine.

Longueur et intensité du cycle de croissance

Le cycle de croissance actuelle est d’abord exceptionnel par sa durée. Selon le National Bureau of Economic Research, l’expansion en cours a débuté en mars 1991. Si l’on prend en compte les derniers chiffres de croissance du PIB disponibles, la phase actuelle d’expansion est pour l’instant de 114 mois. Or, si l’on se base sur les cycles de croissance calculés par le National Bureau of Economic Research, on est donc maintenant en présence du plus long cycle de croissance depuis la deuxième guerre mondiale. Cependant, il est intéressant de constater qu’en termes de rythme de croissance moyen, on est encore loin des rythmes de croissance du début des années 1960. La phase d’expansion en cours n’est par ailleurs aucunement extraordinaire en termes de rythme de croissance. Ainsi, si l’on calcule un rythme de croissance moyen par expansion en reprenant la datation du NBER, on se rend compte que l’expansion actuelle est, avec celle de 1980-1981, la phase de croissance qui a enregistré le plus faible rythme de croissance depuis l’après-guerre.

On constate de plus que cette expansion s’est distinguée par un démarrage particulièrement faible en termes de croissance. C’est manifestement la première fois depuis la deuxième guerre mondiale que lors d’une phase d’expansion, la croissance de rattrapage de début de période est aussi faible (cf graphique 1). Il est par ailleurs intéressant de mettre en rapport ce manque de dynamisme de début de cycle avec le fait que la récession qui l’a précédé de juillet 1990 à mars 1991 a été l’une des plus brèves depuis la deuxième guerre mondiale (seule la récession intervenue entre janvier 1980 et juillet 1980 a été plus courte). En fait, les cycles de l’économie américaine semblent caractérisés depuis le milieu des années 1980 (cf. graphique 1) par une plus faible amplitude de leurs variations.
Il s’agit du taux de croissance trimestriel du PIB en volume
annualisé Source : BEA

Graphique 4 – Croissance du PIB en volume

La phase de croissance actuelle s’inscrit donc dans une tendance régulière sur les 50 dernières années qui voient un affaiblissement progressif des rythmes de croissance. Ce type d’observation apparaît contredire ceux qui pensent que l’on a enregistré une très forte hausse du rythme de croissance potentielle ou, qui plus est, estiment que l’on est rentré dans une période de hausse permanente du taux de croissance potentielle. Ce cycle n’apparaît donc en rien exceptionnel par ses performances en termes de croissance mais plutôt par sa stabilité. Est-ce que cela suffit pour évoquer un nouveau type de cycle ? Rien de sûr en la matière, tant le recul historique par rapport à une expérience en cours est indispensable.

Quelle sortie de cycle ?

Un certain nombre d’interrogations restent également posées quant aux caractéristiques de ce nouveau type de cycle. En particulier, comment se dérouleraient les fins de cycle ? Les partisans d’un nouveau type de cycle considèrent qu’il n’y aurait plus de récession mais des phases d’atterrissage en douceur. Il semble qu’il faille rester très prudent à ce sujet. En effet, on ne dispose pas du recul historique suffisant pour se prononcer à ce sujet. En particulier, le cycle actuel ne nous dit pas grand chose dans ce domaine puisque il a été pour l’instant

constitué uniquement par une phase d’expansion de près de 10 ans. L’incertitude reste donc grande car si les dernières informations disponibles semblent confirmer qu’un atterrissage en douceur est en train d’intervenir, les risques d’un atterrissage plus brutal persistent.

En fait, la véritable nouveauté du cycle actuel est la fin de l’inflation.

La faiblesse des tensions inflationnistes constitue en fait l’élément le plus remarquable de cette période d’expansion. La « Nouvelle économie » pourrait ainsi croître sur des périodes plus longues sans connaître les habituelles périodes de récession nécessaires pour « refroidir » l’économie, faire disparaître les anticipations inflationnistes, retrouver des capacités de croissance. Toutefois, on peut remarquer dans un premier temps que l’économie américaine est entrée dans une phase d’inflation faible depuis le début des années 1980. C’est à cette période qu’a été mise en place une politique monétaire restrictive qui a contribué à « casser  » les anticipations d’inflation forte d’alors. En outre, les éléments disponibles ne permettent pas de conclure à une fin définitive de l’inflation. Ainsi, la relation inverse entre l’inflation et le taux de chômage théorisée par la Courbe de Phillips semble toujours valable. En fait, des évolutions structurelles ont sûrement conduit à une diminution du « taux de chômage non accélérateur de l’inflation » (soit le taux de chômage qui correspond à une inflation stable) mais ce dernier n’a pas disparu[2]. D’ailleurs un certain nombre d’analyses qui intègrent comme facteurs explicatifs de l’inflation salariale, les anticipations d’inflation des salariés et l’écart entre le taux de chômage d’équilibre et le taux de chômage effectif concluent que, dans ces conditions, la Courbe de Phillips reste un outil d’analyse valide[3]. On notera également que des facteurs démographiques tels que la plus grande représentativité de groupes d’ages qui ont traditionnellement un taux de chômage moins élevé peuvent aussi expliquer la baisse du taux de chômage d’équilibre.

Graphique 5 – Croissance et inflation

L’essor des gains de productivité ne signifie pas que l’on est passé dans une nouvelle économie.

Il y aurait eu une très forte hausse des gains de productivité du fait du développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Cet argument est en fait le plus important du discours de la nouvelle économie. La formidable croissance des dépenses des entreprises en matériel informatique et la diffusion des NTIC à l’ensemble du processus de production auraient entraîné une accélération durable du progrès technique et donc de très forts gains de productivité. Les entreprises seraient maintenant plus efficaces et pourraient dorénavant faire face à des hausses de salaires tout en maintenant leurs marges. On constate effectivement une très nette accélération des gains de productivité aux Etats-Unis depuis le début des années 1990, la hausse de la productivité du travail passant de 0,5 % à la fin des années 1980 à 4,8 % au troisième trimestre de 2000 (en glissement annuel). On sait de plus que le secteur des NTIC contribue directement à ces bonnes performances en matière de productivité. Ainsi, le secteur des composants électroniques a enregistré une croissance moyenne annuelle de sa productivité du travail de 9,5 % durant la période 1988-1996[4]. Toutefois, il faut noter que ces performances en matière de productivité doivent sans doute beaucoup aux rythmes de croissance élevé enregistrés. Il faudra donc examiner avec soin l’évolution de la productivité quand la croissance ralentira. D’autre part, peut-on parler de « nouvelle économie » alors que les gains de productivité actuels restent inférieurs à ceux du début des années 1960. Enfin, cette accélération des gains de productivité doit également

beaucoup à des facteurs « classiques » comme les formidables restructurations qui sont intervenues dans l’industrie manufacturière dans les années 1980.

Graphique 6 – Productivité du travail

Au total, si l’on admet sans réserves que l’économie américaine a connu de profondes mutations structurelles ces dernières années qui ont notamment conduit à une hausse de son taux de croissance potentielle. Cependant, il est difficile d’aller plus loin et de conclure que, sous l’impact d’une nouvelle vague de progrès technique, le mode de fonctionnement de cette économie aurait complètement changé.

[1] – Il est intéressant de noter que la volonté du nouveau président des Etats-Unis d’utiliser l’instrument budgétaire pour relance l’économie pourrait mettre fin à une telle situation.

[2] – Cf. T. Coville, « L’économie américaine : un changement de nature ? », in Les mutations de l’économie mondiale, C; De Boissieu edit., Economica, 2000, pp. 179-210.

[3] – A. Brender et F. Pisani, Le nouvel age de l’économie américaine, Economica, 1999, pp.32-35.

[4] – Bureau of Labor Statistics.

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