Majed NEHME, Chercheur, éditeur et Directeur de la revue « Afrique-Asie ».
En mars 2011, rares étaient les observateurs, les spécialistes, les décideurs politiques en Occident et dans la majorité des pays arabes, qui croyaient que le sort du pouvoir syrien n’était pas scellé. Dès les premiers mois de la guerre contre la Syrie, Barak Obama, l’ancien locataire de la Maison Blanche, prenant de court certains de ses proches conseillers et des diplomates en charge du dossier syrien, publie un communiqué sans appel appelant le président syrien, qui aurait perdu « toute légitimité » à partir. Dans un communiqué publié le 18 août 2011, il a clairement appelé au départ du président syrien : « Pour le bien du peuple syrien, le moment est venu pour le président (…) de se retirer ». Un appel aussitôt relayé par Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et David Cameron dans une déclaration commune. Les trois dirigeants européens se prononcent pour « de nouvelles sanctions fermes ». L’Union européenne, par la voix de Catherine Asthon, estime également qu’il est « nécessaire pour lui de quitter le pouvoir ». La guerre de l’Occident et ses supplétifs dans la région (Turquie, Arabie saoudite et Qatar) contre la Syrie est officiellement déclarée.
Quelle mouche avait-t-elle donc piqué Obama pour qu’il prenne une telle décision dans la précipitation, une décision contraire aux avis même de son ambassadeur à Damas, Robert Ford ? Le témoignage de Frederic Hof, Directeur du Atlantic Council’s Rafik Hariri Center for the Middle East, basé à Washington et nommé par Hillary Clinton comme Conseiller spécial de la transition en Syrie est à cet égard édifiant. Dans un long documentaire intitulé diffusé le 23 janvier 2017 par la chaine de télévision publique France 3, pour marquer le sixième anniversaire de guerre en Syrie réalisé par Antoine Vitkine intitulé « Bachar, moi ou le chaos », ce conseiller mal avisé déclare en effet : « Assad est fini. Il est fini à court terme. A la Maison blanche on était embêté qu’il ne soit fini avant que le Président des Etats-Unis ne dise qu’il était fini. Il fallait donc que le président fasse cette déclaration pour être du bon côté de l’Histoire, avant qu’elle ne se produise… ». On connaît la suite. Faute d’être du bon côté de l’Histoire, il s’est retrouvé à côté de la plaque. Depuis on ne compte plus les disparitions de la scène internationale de toux ceux qui avaient prédit la chute du président syrien : Barak Obama, Nicolas Sarkozy, François Hollande, David Cameron, l’Emir du Qatar, le roi d’Arabie…
Maintenant que la Syrie s’approche de la victoire finale, avec l’aide de ses alliés et que ceux qui avaient parié sur la destruction de ce pays pivot ont été pour leurs frais, la bataille pour la reconstruction politique, économique et sociale ne fait que commencer. Elle sera sans doute aussi difficile que la guerre elle-même qui ne se conclura que par la libération de toute pouce du territoire syrien. Ce sera le cas de la province d’Idlib est ses alentours encore contrôlés par les terroristes d’al-Qaïda toujours tolérés ou protégés par l’occupant turc, ou des provinces de Raqqa et de Hasaka et une partie de Deir Ezzzor contrôlées par les Etats-Unis et leurs supplétifs kurdes ou enfin le Plateau du Golan occupé par Israël depuis 1967.
Quelle sera la Syrie de demain ? Sur la base du rapport de forces né de huit années de guerre, il est plus logique de prédire ce qu’elle ne sera pas.
La Syrie de demain aura été le cimetière du projet occidental direct ou par proxy visant à l’intégrer dans sa zone d’influence. Le pari de l’Occident à ce sujet a lamentablement échoué. La Syrie de demain, grâce notamment à sa résilience propre et à ses puissantes alliances régionales et internationales (Le Hezbollah libanais, l’Iran, l’Irak, la Russie, Chine), échappera pour longtemps encore à l’hégémonie des Etats-Unis, de ses alliés et ses supplétifs. Elle fera partie d’un nouveau monde en gestation qui a jusqu’ici réussi à casser le monde unipolaire né de l’effondrement de l’Union soviétique. Il ne fait pas de doute aussi que c’est le président syrien Bachar al-Assad, dont le départ était réclamé à cor et à cri depuis 2011 par ses adversaires, conduira la nouvelle étape. Il ne faut pas minimiser cet exploit. Depuis la défaite américaine au Vietnam en 1975, il s’agit là, d’une seconde défaite qui va changer de fond en comble les relations internationales. Une défaite qui intervient après le réveil, depuis 2007, de la Russie combiné à la montée en puissance de la Chine. Cette défaite ne tardera pas à se concrétiser après le retrait annoncé mais non encore appliqué des militaires américains et alliés de l’Est de la Syrie. Car ce retrait va permettre à l’Axe de la Résistance de disposer d’une voie de communication sans entrave reliant l’Iran à la Méditerranée en traversant l’Irak, la Syrie et le Liban. Un axe adossé à la Russie et à la Chine et à l’ensemble de l’Eurasie. Une telle configuration rendra les sanctions américaines contre l’Iran caduques, en tout cas contreproductives. Les deux autoproclamés gendarmes de la région, à savoir Israël et la Turquie, vont sans doute redoubler de férocité mais sans avoir les moyens de s’y opposer réellement. Il n’est pas exclu non plus que la Turquie, après avoir contribué à allumer le feu syrien, rejoigne cet axe, non par conviction mais par réalisme et nécessité. D’autant que ses relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne ne cessent, depuis le coup d’état manqué du 15 au 16 juillet 2016, applaudi par l’Occident, de se détériorer jour après jour. Le soutien apporté par les Etats-Unis à la filiale syrienne du PKK qualifié par Ankara de terroriste, la crise économique aigue, le contrat d’achat du système de défense balistique russe S-400 avec les menaces de sanctions américaine au cas où ce contrat se concrétise, et, last but not least, le revers électoral de l’AKP en avril 2019, autant de raisons qui poussent la Turquie vers la nouvelle alliance tripartie, prélude à un désengagement à terme du bourbier syrien. Plusieurs déclarations émanant de nombreuses personnalités du régime islamiste turc rendent cette évolution irréversible. La dernière en date est l’appel d’Ankara à respecter les accords d’Adana, signés le 20 octobre 1998 à Adana entre la Syrie et la Turquie et qui prévoient un droit de poursuite des forces de sécurité des deux pays contre les groupes terroristes. Cette clause désigne en fait les combattants du Parti des Travailleurs du Kurdistan turc que la Syrie venait de lâcher après leur avoir accordé des années durant un soutien sans faille. Ces accords avaient ouvert la voie à une normalisation des relations entre les deux pays qui étaient alors au bord de la guerre.
Le tournant d’Astana
L’ébauche d’un tel tournant géopolitique, qui a encore besoin d’être confirmé et consolidé, a été dessinée lors de la Conférence d’Astana, capitale de Kazakhstan, en janvier 2017 sur initiative de la Russie. Il s’agit d’un tournant décisif dans la guerre contre la Syrie. Réunissant pour la première fois le gouvernement syrien et les groupes d’opposition, y compris certaines milices armées islamistes, sous le parrainage de la Turquie, de la Russie et de l’Iran, cette conférence qui s’était conclue le 24 janvier 2017 par une déclaration tripartie en vertu de laquelle les trois signataires ont annoncé être parvenus à un accord pour «soutenir le cessez-le-feu en Syrie», « combattre le terrorisme » et « pour favoriser une issue pacifique et négociée » au conflit syrien.
Mais au-delà des vœux pieux exprimés par les trois pays c’est le fait que cette conférence a eu lieu sans les Américains, sans les Européens et sans les monarchies du Golfe qui y avaient assisté en simples spectateurs désabusés.
Certes, Astana trace le début d’une nouvelle ligne de démarcation entre un monde qui s’effondre et un monde qui peine à naitre. Elle intervient deux jours après l’investiture de Donald Trump dont on avait de la peine à deviner les grands contours de sa politique étrangère et de défense. Mais quelle que soit cette politique, le nouveau locataire de la Maison blanche se trouve devant certaines réalités irréversibles.
En premier lieu, certains groupes armés syriens ont fait le déplacement à Astana, officiellement pour consolider un cessez-le feu fragile, mais objectivement pour entamer une sortie du conflit qui redistribue les cartes entre terroristes maximalistes (Daech, Al-Qaïda et consort) et groupes armés enfin enclins à la négociation avec un régime qu’ils avaient toujours voué aux gémonies. Certes ils n’ont pas accepté de se rendre à Astana de leur plein grès. C’est le pouvoir turc, réconcilié avec la Russie et pactisant avec l’Iran, qui les a sommés d’aller à Canossa. Il s’agit en fait d’appliquer une des exigences de la Syrie appuyée par la Russie de dire qui est terroriste et qui ne l’est pas.
Autre résultat : l’opposition cinq étoiles basée essentiellement en Europe, aux Etats-Unis, dans les monarchies du Golfe et en Turquie même s’est évaporée comme par enchantement et se livre désormais à travers ses médias à des jérémiades sans fin. Au grand dam de ceux qui l’avaient considérée comme « le représentant légitime du peuple syrien ».
Autre développement important : le nombre des « repentis de la révolution » qui font leur autocritique et retrouvent le chemin de Damas s’accélère. Le cas le plus intéressant est celui du cheikh Nawwaf Bachir, figure emblématique de la contestation syrienne et surtout le chef d’une grande tribu syrienne, les Baqqarat, qui compte près d’un million de personnes. Bien entendu, les médias mainstream occidentaux font semblant d’ignorer cette réalité.
Lors de la réunion d’Astana, la délégation russe s’était même permise de proposer un projet d’une nouvelle constitution syrienne, vite rejetée par les groupes armés, mais aussi par certains opposants de l’intérieur qui considèrent cette initiative déplacée car c’est aux Syriens de discuter librement, entre eux, à l’issue d’élections libres et transparentes de l’avenir de leur pays et de la nature du nouveau pouvoir.
Si le nouvel axe russo-turco-iranien semble jusqu’ici tenir malgré les calculs stratégiques divergents des uns et des autres, force est d’admettre qu’il est encore instable et fragile.
Cette nouvelle redistribution des cartes à Astana a ouvert la voie la libération du Sud syrien, d’Alep, de Palmyre et d’une bonne partie de la province de Deir Ez-Zor faisant la jonction avec l’Irak.
Si la libération de la province d’Idlib et une partie de la province d’Alep et de Hama, contrôlés par les groupes islamistes de la même trempe qu’al-Qaida ou Daech est désormais une simple question de temps, le dernier obstacle de taille qui se dresse encore devant le retour de la totalité du territoire syrien sous l’autorité de Damas, est celui de l’obstination des supplétifs kurdes qui réclament une certaine autonomie dans l’Est de la Syrie. Un système catégoriquement rejeté par le pouvoir syrien, mais aussi par la majorité de la population de cette région habitée par diverses communautés confessionnelles, ethniques et tribales. L’Etat syrien, plutôt que d’opter pour une Syrie fédérale, concède une forme de décentralisation poussée prenant en compte les aspirations des populations de l’ensemble de ces régions. Une autonomie kurde à l’irakienne n’est ni réaliste, ni conforme à la composition démographique de cette région où les Kurdes restent extrêmement minoritaires. Une telle autonomie, qui ouvre la voie à l’éclatement de la Syrie, est également rejetée par la Turquie et la Russie. Face à ces contraintes, le PKK syrien est devant un choix difficile : soit prendre le risque de se retrouver sous l’occupation turque, comme cela s’est produit à Afrine, soit retourner dans le giron de l’Etat syrien avec des garanties d’obtention de plus de droits linguistiques et décentralisation. Il ne fait pas de doute que ce dernier choix est le seul raisonnable et bénéfique pour les Kurdes syriens à moins qu’ils ne s’obstinent dans le déni de réalité et l’option suicidaire, comme ce fut le cas en Irak dernièrement avec le projet de référendum sur l’indépendance du Kurdistan en 2018, et en Iran en 1946 avec la très éphémère République de Mahabad qui n’aura duré que quelques mois…
La France, l’Europe toujours aux abonnés absents
Alors que la Syrie, depuis la conférence d’Astana, évolue lentement mais sûrement vers le recouvrement de sa souveraineté, s’implique dans le pansement de ses blessures et se projette dans la reconstruction de son avenir, la France, mais aussi le Royaume-Uni et l’Allemagne, persistent et signent dans le déni. Contre toute évidence, elle pèse de tout son poids, pour retarder cette échéance. L’aveuglement de la diplomatie française qui s’est montrée tout au long de cette crise pitoyable et inefficace, semble avoir de beaux jours devant lui. En s’obstinant à s’opposer au retour des réfugiés syriens dans leur pays, quitte à prendre le risque de les transformer en possibles bombes humaines livrés au désespoir, cette non-diplomatie fait preuve d’un autisme inquiétant qui soulève en France même d’innombrables inquiétudes.
C’est le cas de Caroline Galactéros et Patricia Lalonde, deux géopoliticiennes qui s’insurgent, dans une tribune parue le 29 mars 2019 dans l’hebdomadaire contre cette politique à contre-sens de l’Histoire et de surcroit nuisible aux intérêts de la France. Le constat que la géopoliticienne Caroline Galactéros et la député européenne Patricia Lalonde dresse du fiasco français vis-à-vis de la Syrie et la feuille de route qu’elles proposent pour y remédier reflètent une analyse de plus en plus partagée au sein de l’état profond français. Il me semble salutaire de citer leur diagnostic et leurs propositions.
« La Syrie recouvre son unité et c’est heureux, écrivent-elles d’emblée. Quelques poches djihadistes résistent encore mais la messe semble dite. Diplomatiquement, Russes et Américains sont à la manœuvre, les premiers pour capitaliser leur soutien militaire décisif au gouvernement syrien, les seconds pour retarder la sortie d’une guerre qu’ils ont perdue… »
Le nouveau locataire du palais de l’Elysée et ses incompétents idéologues qui peuplent le Quai d’Orsay peinent encore à reconnaître le retentissant fiasco de leur politique syrienne entamée, il est vrai, depuis 2004 par Chirac et poursuivie avec zèle par tous ses successeurs : Sarkozy, Hollande et Macron.
Pour sortir de cette ornière dans laquelle les idéologues néoconservateurs qui peuplent encore le palais de l’Elysée et le Quai d’Orsay avaient condamné la diplomatie française, Galactéros et Lalonde appellent à une nouvelle renaissance et à une nouvelle feuille de route.
« A l’orée d’un processus politique crucial pour les équilibres de la région et la reconstruction de ce pays mis en pièces, l’incurie qui mine notre influence, écrivent-elles, ne s’arrête pas à la Syrie, mais Paris continue à donner des leçons de morale que plus personne n’écoute ni ne supporte. Nous faisons toujours comme si, notre sécurité intérieure étant découplée de notre politique extérieure, nous pouvions projeter notre puissance sans réfléchir à l’appui idéologique ainsi donné chez nous au terreau de l’ultra-violence religieuse. On combat à contresens de nos intérêts et de nos « valeurs ». « Gentils rebelles » contre « Bachar-boucher de son peuple », « progressistes » contre « populistes », « Poutine qui divise l’Europe » et « Trump, agent du Kremlin » : la doxa égraine ses anathèmes vengeurs. C’est mépriser le bon sens de nos compatriotes. Lequel d’entre eux, avec ou sans gilet jaune, n’a pas aujourd’hui compris que tout cela n’est qu’un dangereux conte pour enfants, que la projection de notre « outil militaire » n’est pas bonne à tout prix, qu’on ne peut appuyer impunément ceux-là même qui inspirent et financent la radicalisation de nos banlieues ? Si l’on continue ainsi, nous figurerons bientôt en pointillé sur la carte des puissances comme le pays béni des Dieux qui renonça à lui-même sans s’en rendre compte. Il faut sortir d’un entre soi qui a tous les attributs de l’impuissance et de la vassalisation mentale, retrouver notre ADN stratégique et promouvoir un néoréalisme éthique qui ridiculise enfin le procès en cynisme fait aux réalistes par ceux mêmes qui se cachent derrière une moraline insipide pour ne pas reconnaître leurs erreurs aux sanglantes conséquences. C’est le cynisme des bons sentiments qui fait des ravages humains. »
Ce tableau étant dressé, nos deux courageuses géopoliticiennes prescrivent « six urgences » concernant la nouvelle politique française à suivre à l’égard de la Syrie :
- Prendre acte du fait que la souveraineté territoriale syrienne est en passe d’être recouvrée. Le soutien indirect aux abcès djihadistes résiduels ne favorise pas la pluralité politique mais la poursuite du martyr de la population. Les Kurdes eux-mêmes savent que leur avenir passe par une Syrie unitaire dans laquelle ils espèrent bénéficier d’une autonomie raisonnable. Nous devons les soutenir
- Abandonner toutes les sanctions qui affectent le peuple syrien. C’est lui, non son gouvernement, qui paie de son sang et de son avenir notre entêtement à « vouloir son bien » en déstabilisant un régime légal qui, quels que soient ses défauts, a toujours su préserver la coexistence ethnique et confessionnelle.
- Rétablir une coopération active avec les services de renseignements syriens, russes et iraniens pour identifier et fixer les djihadistes français sur place. Il faut démanteler les réseaux menaçant la sécurité des Français sur le territoire national. Le Kurdistan n’est pas un Etat. La Syrie si. Membre de l’ONU, elle peut juger ceux qui ont commis des atrocités sur son sol et à ses dépens.
- Favoriser le retour des réfugiés qui le souhaitent au lieu de le différer au prétexte de renforcer la légitimité du gouvernement. Il est souhaité par le Liban voisin qui ne comprend plus du tout la politique étrangère de son ancienne puissance mandataire.
- Retirer nos forces spéciales de Syrie. En demeurant dans une zone administrée par aucun État, elles font le jeu des djihadistes.
- Pousser la reconstruction, sans chantage au gouvernement de Damas, déjà pris entre le marteau russe et l’enclume iranienne.
En citant longuement ces propositions, qui ne seront certainement pas suivies par les idéologues qui continuent hélas à imposer leur discours surréaliste mais ô combien destructeur, à la diplomatie française, nous avons voulu souligner, sans se faire trop d’illusions, qu’une autre approche par la France des relations internationales est possible, qu’elle est en débat et en gestation. Mais le temps est court et la Syrie, pièce maitresse de l’ensemble de l’échiquier moyen-oriental, est en train à tourner le dos irréversiblement à l’occident au fur et à mesure qu’elle avance inexorablement vers la victoire.
Quand la Syrie se réveillera
Comme on l’a souligné, la bataille pour la paix et la reconstruction s’avère aussi difficile que la guerre elle-même.
Plusieurs défis à relever se posent d’ores et déjà. Citons-en les plus importants.
Quelle constitution ?
Même si le dialogue inter-syrien sur ce sujet n’a pas encore commencé officiellement, la bataille autour de la nature de l’Etat syrien bat déjà son plein. Quelle sera la nature du régime syrien ? Présidentiel ou Parlementaire ? Centralisé ou fédéral ? Religieux ou séculier ? Libéral ou à économie dirigé ?
La constitution de 2012 actuellement en vigueur mais refusée par l’opposition politique avait déjà répondu à de nombreuses revendications brandies par cette même opposition en 2011 : abrogation de l’article 8 instaurant le régime de parti unique, instauration du multipartisme… Mais certains articles notamment celui stipulant que le président de la république doit être de confession musulmane sunnite n’a pas été abrogé. Un article qui suscite le rejet des partis dits séculiers. La place des minorités dans la nouvelle constitution est également au centre des tractations ainsi que la définition de la Syrie comme pays arabe ou non ?
En insistant l’obligation de préserver les droits des minorités et le caractère non sectaire (non confessionnel) de la constitution, le Conseil de sécurité à l’unanimité de ses membres avait opté pour l’abolition de tout ce qui pourrait être interprété comme préjudiciable. Autres questionnements : les pouvoirs du chef de l’Etat, le fonctionnement de l’armée et des services, la réforme de la justice. Jusqu’ici ces questions n’ont pas été abordées directement. Les divergences portent aussi sur le choix des personnes choisies par toutes les parties pour participer à l’élaboration de la réforme constitutionnelle. Si l’état syrien a d’ores et déjà présenté les noms de sa délégations, l’opposition, plus éclatée que jamais, n’est pas encore tombée d’accord sur une liste de noms consensuels. De son côté la liste présentée par le médiateur de l’ONU a été rejeté par les autorités syriennes. Tout semble indiqué que cette question ne sera tranchée et sérieusement abordée qu’une fois la Syrie débarrassé de tous les groupes terroristes et qualifiés comme tels par l’ONU.
La reconstruction
Sans attendre la fin du conflit, l’Etat syrien s’est déjà engagé dans cette entreprise, à commencer par la mise en route de l’appareil productif, des infrastructures routières et électriques. Des plans urbains audacieux de reconstruction sont déjà en gestation avec l’implication des entrepreneurs nationaux ou des entreprises étrangères amies de Russie, de Chine, de l’Iran…Les sanctions occidentales, particulièrement financières, retardent sérieusement la reconstruction mais ne l’empêchent pas. D’autant plus que la Syrie, depuis son indépendance, a très peu compté sur le financement occidental. Tous les grands projets structurants (barrages, routes, chemins de fer, ports et aéroports, raffinerie, extraction pétrolière et gazière s’étaient faits avec l’aide de l’Union soviétique, de la Chine… D’un autre côté, la facture de la reconstruction, selon certaines estimations, est beaucoup moins importantes que ne le laissaient entendre certaines études occidentales ou internationales. Elle ne devrait pas dépasser les 60 milliards de dollars. Un montant raisonnable que la Syrie, seul pays arabe et musulman à avoir réalisé l’autosuffisance alimentaire et agricole, est en mesure d’affronter. Surtout si l’on prend en considération le fait que la Syrie n’avait pas, jusqu’en 2011, de dettes extérieures. Ou très peu.
Toutefois, la facture sociale et humaine s’avère très lourde avec des centaines de milliers de morts et de blessés, ce qui va entrainer une prise en charge pour des décennies des orphelins, d’invalides de guerre…Une situation à laquelle tous les pays sortis d’un conflit majeur ont été confrontés.
Le nouveau positionnement géopolitique
Les responsables syriens n’ont pas cessé de le répéter dès les premiers mois de la guerre alimentée par les Occidentaux : « Nous avons décidé de ne plus regarder vers l’Europe », disait publiquement Walid Al-Mouallem, le patron de la diplomatie syrienne. Concrètement cela va se traduire, il se traduit déjà, par un approfondissement des relations stratégiques avec la Russie, la Chine et l’Iran et la création d’un nouvel espace géopolitique et géoéconomique syro-irakien de nature à changer radicalement le rapport de forces au Proche-Orient. Cet espace qui s’étendra au Liban et à l’Iran transformera la Syrie, une base de résistance multiforme à l’hégémonisme occidental.
En déclenchant la guerre contre la Syrie, les Etats-Unis, comme le montrent les documents diplomatiques révélés par l’édifiant livre de Sami Kleib (Syrie, documents secrets d’une guerre programmée paru en mars dernier chez les éditions Les Points sur les I) cherchaient à mettre au pas ce pays pivot pour parfaire leur domination totale sur l’ensemble du Moyen-Orient. La fin victorieuse annoncée de la guerre contre la Syrie a eu l’effet inverse : un retournement spectaculaire des rapports des forces au profit de tous ceux que l’Empire étatsunien considérait comme ennemis ou états parias. C’est un séisme géopolitique dont les puissantes ondes ne vont cesser de se propager au-delà dans cette région considérée comme chasse gardée de l’Occident et ébranler les fondations de cet ordre néocolonial, notamment dans les monarchies du Golfe qui avaient participé activement à cette guerre barbare.