Sécurité Humaine et Responsabilité Humaine en Afrique

Laurent LADOUCE

Coordinateur de la commission de travail « Le Rêve Africain » dans la Fédération pour la Paix Universelle

Octobre 2009

En 2005, Sylvie Brunel, ancienne directrice d’Action Internationale Contre la Faim, écrivait sans détour : « L’Afrique s’identifie pour le plus grand nombre au malheur et à l’échec. Guerre, sécheresse, maladies, pauvreté, enfants qui meu­rent de faim et qu’il faut aider : le continent tout entier semble ne susciter qu’une pitié mêlée de répulsion. » Ce cri d’alarme de Sylvie Brunel nous place au cœur du problème de la sécurité humaine. Sylvie Brunel est une spécialiste majeure du développement, auteur de nombreux ouvrages sur cette question.2 Elle s’exprimait volontairement sur le mode de la doxa, l’opinion vague, le ressenti. Platon lui oppo­sait Xépistémé, la connaissance scientifique, qui procède par recueil méthodique des faits et raisonnement hypothético-déductif. Or le sentiment premier est corroboré par des données plus objectives.

Le continent de la plus grande insécurité

La sécurité humaine est une composante de la paix. Mais peut-on mesurer la paix ? Oui, selon les concepteurs de l’indice de la paix globale (global peace

  1. Citée par Christian Bouquet, Guerres et conflits en Afrique :la décomposition des
    pouvoirs et des territoires,
  1. Quelques ouvrages de Sylvie Brunel Le Développement durable, PUF, « Que sais-je ? »,
    L’Afrique. Un continent en réserve de développement, Éditions Bréal, 2004, Prix Robert Cornevin
    de l’Académie des Sciences d’Outre mer, A qui profite le développement durable, Larousse,
    2008, Nourrir le monde. Vaincre la faim, Larousse, 2009 index) qui s’efforce chaque année de classer les pays du monde selon la paix qu’ils connaissent. Etabli par le magazine The Economist et le Centre for Peace and Conflict Studies en Australie, cet indice évalue un peu plus de 140 pays selon 24 indicateurs. Il confirme les mauvaises performances du continent africain. Sans surprise, la Nouvelle-Zélande est classée pays le plus pacifique du globe en 2009, suivie de 3 pays scandinaves : le Danemark et la Norvège sont à égalité, suivis de l’Islande. Le premier pays africain est le Botswana à la 34e place. Viennent ensuite la Tunisie (44e), la Lybie (46e), le Malawi (47e).3 Une cohorte de pays se situe entre la 100e et la 140e place. On notera que cet indice définit volontairement la paix avec modestie, comme étant « une absence de violence ». Le classement de certains pays est contestable (la Libye en particulier), mais la vision d’ensemble est prise au sérieux par les observateurs. Le comparateur fondé sur les 24 indicateurs de la liste permet de bien mieux cerner où se situent les lacunes majeures du continent africain en termes de sécurité humaine.

Le but du présent article est de présenter brièvement les thèmes de la sécurité humaine et l’utilité de ses outils pour mieux répondre aux besoins du continent africain. Nous proposerons aussi de lier la notion de sécurité humaine à celle de responsabilité humaine. En effet, tant que ce lien n’aura pas été clairement établi, le constat de l’insécurité mènera à des réactions de pitié mêlée de répulsion, alors qu’il est certainement possible de faire appel à de nouvelles réactions plus favorables à l’émergence d’une vraie sécurité humaine en Afrique.

Le discours des quatre grandes libertés

Discipline récente, la sécurité humaine évolue constamment dans sa définition et ses outils. Elle part de l’existentiel, voire du viscéral, comme le suggèrent ses deux slogans : libérer de la peur, libérer du besoin. Les chercheurs en sécurité hu­maine oublient souvent de préciser l’origine de ces deux slogans. Le 6 janvier 1941, Franklin Roosevelt prononça le discours sur les quatre libertés. Le président améri­cain proclama l’existence de quatre libertés universelles. Ces libertés permettront de vivre dans un monde plus sûr :

La première liberté est la liberté de parole et d’expression. La deuxième est la liberté pour chaque personne d’adorer Dieu à sa façon – partout dans le monde. La troisième est d’être libre du besoin, ce qui veut dire que chaque pays pourra octroyer une vie saine en temps de paix à ses habitants – partout dans le monde. La quatrième est d’être libre de la peur, ce qui passe par une réduction mondiale des armements.

Ces quatre libertés sont indissociables. Les deux premières voient en chaque être humain une personne libre et souveraine ayant le double privilège de la parole et d’une relation avec la transcendance. Luc Ferry définit ces deux libertés comme un droit de, alors que les deux autres libertés (besoin et peur), constituent plutôt des droits à. Ce sont des libertés octroyées par l’Etat à des citoyens qui peuvent être soudain menacés, et dont il faut protéger immédiatement l’existence. Nous verrons plus tard que la sécurité humaine, si elle veut devenir une discipline complète, ne doit pas simplement être une liberté pour les êtres humains, mais aussi une liberté des êtres humains et par les êtres humains. C’est seulement si l’être humain est le premier agent de sécurité humaine qu’il en sera le premier consommateur.

Nous parlerons donc d’hommes plus libres et plus responsables pour un monde plus sûr. Les quatre pays qui occupent la tête du classement de l’indice global de paix ne sont pas plus à l’abri que les autres de toutes les formes d’insécurité qui existent dans ce monde. Mais ils ont probablement une culture et des attitudes amenant plus qu’ailleurs à une synthèse réussie entre la liberté, la responsabilité et la sécurité.

Définir l’insécurité vécue et ressentie

Le discours du président Roosevelt sur les quatre grandes libertés dans les années 1940 est devenu un discours sur la sécurité humaine dans les années 1990. Mais qu’appelle-t-on la sécurité humaine ? Diverses situations peuvent susciter chez l’être humain un sentiment d’insécurité. Abordons l’insécurité subie, vécue et ressentie.

Trois aspects de l’insécurité

On se sent en sécurité lorsqu’on est correctement informé, que la situation est stable et rassurante. A l’inverse, le mot « insécurité » renvoie à trois notions : la no­tion d’incertitude, la notion de précarité et la notion de danger.

Toutes les trois sont omniprésentes en Afrique.

L’incertitude touche à l’identité d’un être ou d’une relation et crée un sentiment d’angoisse et de confusion. Ne pas savoir clairement ce que sont les choses ou com­ment elles sont reliées est un facteur majeur d’insécurité. Un groupement humain peut se trouver dans une situation stable et protégée, mais vivre dans une angoisse de l’avenir, par manque de vision.

Le danger menace l’intégrité, voire l’existence d’un être.

La précarité abaisse son statut et sa dignité. Une personne peut vivre dans la précarité parce qu’elle se sent dépourvue du minimum de savoir, de pouvoir et d’avoir auquel elle aspire.

La première plaie d’Afrique est l’incertitude quasi générale ; puis viennent la précarité et le danger. Des vérités qui rendent libres feront le plus grand bien aux Africains et les rendront plus sûrs d’eux et de leurs frères et sœurs.

Il faut ajouter que l’insécurité humaine est insupportable quand elle est subie et involontaire. Ce point doit être précisé, car il existe de nombreuses activités humaines où nous choisissons volontairement l’insécurité pour parvenir à certaines fins. Mahatma Gandhi est choisit volontairement la voie de la précarité et d’une mise en danger personnelle ; ses certitudes intellectuelles et morales furent inébran­lables.

Pour appréhender au mieux combien l’insécurité humaine peut être traumati­sante, prenons l’exemple de la famille. Regroupant des individus unis par des liens de sang et d’affection qui les rendent organiquement indispensables les uns aux autres, la famille est le milieu idéal pour mesurer la sécurité ou bien l’insécurité humaine.

Le danger domestique revêt deux grandes formes : l’accident et la violence. L’accident blesse, peut mutiler à jamais, voire provoquer l’anéantissement de l’être aimé. Quant à la violence domestique, elle peut gravement blesser voire tuer le conjoint, l’enfant, le parent, le frère ou la sœur. Plus la violence règne dans un foyer, plus l’insécurité humaine y est vécue et ressentie quotidiennement.

L’instabilité et l’incertitude créent une autre insécurité. Ciment de la cohésion familiale, l’amour crée un sentiment de sécurité. Mais si les malentendus s’instal­lent, si l’être aimé se montre différent de que l’on croyait, si la vie familiale déçoit les attentes initiales, une insécurité va planer sur le devenir du couple et du foyer. L’infidélité d’un conjoint, la fugue d’un enfant ou son éloignement affectif et psy­chologique prolongé altèrent l’image initiale de la famille. On se retrouve soudain dans des rôles déplaisants qui fragilisent la confiance en soi et dans les autres, génè­rent des angoisses et font basculer la destinée. Un sujet livré à l’instabilité chronique ne sait plus qui il est, où il en est, même s’il ne court aucun danger et n’est menacée d’aucune précarité.

Enfin, la précarité est une situation poignante pour une famille. Le chômage, l’insuffisance de revenus, un déclassement professionnel, la perte de certains avan­tages, peuvent installer un foyer dans une spirale de provisoire, d’occasions man-quées, de promesses jamais tenues, de frustrations récurrentes. Jusqu’au point où certains membres voudront fuir le foyer, ou prendre des risques inconsidérés pour le rendre plus attrayant, en se mettant à jouer, à tricher, à voler, à mentir, par refus de l’indignité.

Les diverses formes d’insécurité se nourrissent l’une l’autre.

Sécurité d’Etat et sécurité humaine

Ce vécu familial rend plus palpable la sécurité humaine pour de grands groupes de populations, comme une nation, voire un continent. Vu comme un État souve­rain, un pays peut sembler sûr au plan de ses institutions, de ses capacités à réagir à des menaces internes ou externes grâce à sa police et à ses forces armées. Vu comme un peuple qui aspire au bonheur, le même pays peut montrer de graves déficits en sécurité humaine : la population y vit dans la peur physique, beaucoup de gens doi­vent se cacher et mener une double vie pour ne pas révéler qui ils sont, ou encore la puissance publique fabrique trop de canons et peu de beurre.

Avec la fin de la guerre froide, le monde est devenu plus sûr géopolitiquement, la guerre reflue. Alors que la sécurité traditionnelle s’améliore, la sécurité humaine longtemps négligée nous préoccupe davantage. La mondialisation abaisse la superbe des Etats, leur souveraineté est moins majestueuse qu’avant. La société civile inter­nationale, avec son réseau d’ONG, de media, d’échanges transnationaux, met en lu­mière la fragilité de nos certitudes et modes de vie. Il faut sans cesse réagir, s’adapter et le poids de la sécurité globale repose de plus en plus sur les épaules de chacun de nous, l’État s’avérant souvent impuissant. D’un autre côté, devenus plus sensibles aux souffrances des autres peuples, nous réagissons davantage aux épidémies, catas­trophes, injustices, qui menacent la sécurité quotidienne de millions de gens.

Autre facteur expliquant l’attention croissante à la sécurité dite humaine : la fé­minisation de la politique et de nos modes de pensée. La mondialisation dite cour­toise nous fait voir un autre décor que des Etats sûrs d’eux et imbus de leur autorité. Les femmes affirment leur leadership et nous font percevoir comme insupportables certains risques humains que l’on croyait auparavant être dans la nature des choses.

Au tout début de cet article, nous avons volontairement cité une femme de conviction, qui allie l’étude théorique et l’expérience de terrain. Son propos est celui d’une femme face à une situation qui menace la dignité même des êtres hu­mains. Aujourd’hui, les meilleurs spécialistes mondiaux de la sécurité humaine sont en général des femmes. Leurs travaux modifieront en profondeur le discours géo­politique.

Le Dr Mahbub al Aq, prix Nobel d’économie, fut le premier à faire entrer la notion d’insécurité humaine dans le discours officiel. Le rapport des Nations unies sur le développement humain en 1994 liait pour la première fois les notions de développement humain et de sécurité humaine. Là où la sécurité traditionnelle met l’accent sur l’État, la souveraineté nationale, le poids des forces armées et des forces de police, la sécurité humaine, appelée aussi sécurité des personnes identifie les principales menaces pesant sur la dignité de l’être humain. Elles sont généralement estimées au nombre de sept :

  • La sécurité économique (accès à un revenu ou à des ressources minimum)
  • La sécurité alimentaire (accès à la nourriture, et si possible une nourriture équilibrée)
  • La sécurité médicale (accès aux soins et prévention des maladies)
  • La sécurité environnementale (protection contre la pollution et les risques naturels)
  • La sécurité personnelle (protection contre les violences domestiques, crimi­nelles)
  • La sécurité communautaire (protection d’un groupe humain menacé pour son particularisme)
  • La sécurité politique qui recoupe en grande partie la protection des droits de l’homme.

L’insécurité humaine vécue et ressentie en Afrique

Du continent africain nous parviennent régulièrement des images qui évoquent toutes les formes d’insécurité : environnements insalubres, exodes de réfugiés fuyant la guerre, la répression, l’épidémie ou la catastrophe et venant accroître l’insécurité dans d’autres zones aux installations déjà insuffisantes et précaires. Le continent cumule les exemples où les problèmes de sécurité humaine s’ajoutent à la faiblesse de l’État. La Somalie est le type même de l’État fragile ou défaillant. Le pays connaît l’anarchie et la désorganisation générale, la vie humaine y est incertaine, précaire, dangereuse, le trafic d’êtres humains sévit sur terre et la piraterie en mer.

Les trois formes d’insécurité se renforcent mutuellement comme le faisait res­sortir un rapport récent sur la sécurité humaine : « en Afrique sub-saharienne, les conflits violents, avec le cortège d’insécurité et d’instabilité politique qui les accom­pagne, a freiné les progrès vers les Objectifs du Millénaire pour le développement dans nombre de pays. Reconstruire des sociétés après des conflits violents demande du temps et met en péril les ressources limitées de ces pays. »

Le déficit d’ownership

Même dans les pays africains où l’État est stable, bénéficie d’une certaine lé­gitimité et évite de brutaliser sa population, quelques élites sont en sécurité, une minuscule classe moyenne se fait des niches de sécurité, et une grande partie de la population subit les sept grandes insécurités décrites plus haut. Au cœur du « mal africain », il y a le problème fondamental que la langue anglaise appelle « ownership », avec les connotations suivantes : maîtrise, responsabilité, prise en main, appropriation, souveraineté. Le déficit général d’ownership s’exprime dans trois domaines : le rapport à l’identité, qui explique le climat général d’incertitude et d’instabilité en Afrique. Le rapport à l’avoir, qui explique la précarité, et le rap­port à l’être, qui explique le danger.

Signe de cette difficulté à s’assumer, l’Africain tente souvent de mettre son malheur sur le compte de l’autre : la sorcellerie, l’esclavage, la colonisation, la « Françaffrique » etc. Selon le chercheur camerounais Gervais Yamb, l’Afrique fonc­tionne encore trop dans l’hétéronomie sans arriver à se penser par elle-même. Il exhorte les africains à ne plus être « peuple objet » mais « peuple sujet », pensant et agissant d’eux-mêmes et par eux-mêmes.4 Une pédagogie de l’ownership est la seule qui puisse aider l’Africain à maîtriser son destin et son environnement. Des acteurs

  1. M. Gervais Yamb étudie la transition politique en Afrique. Ses propos ont été tenus lors du colloque La philosophie politique africaine et ses développements contemporains – Une nouvelle façon de concevoir le vivre ensemble organisé à Paris le Vendredi 20 juin 2008 par le CSPRP -Paris Diderot et le CNRS Nancy 2

 

régionaux réunis en atelier à Lomé en mars 2006 semblent avoir pris conscience de ce problème, déclarant notamment : « Il appartient aux Africains de se réapproprier le concept de sécurité humaine dans un monde de rivalités, de combats. »5

Des identités fragiles et incertaines

La première insécurité en Afrique touche à l’identité en général : qui suis-je ? Beaucoup d’Africains se sentent peu maîtres de leur vie, car trop de personnes, trop de facteurs décident pour eux. Même s’ils nourrissent des rêves et des aspirations, l’avenir semble souvent incertain. Sur le plan politique, la soif de démocratie est sincère, mais la réalité est celle que le politologue Max Liniger-Goumaz appelle la « démocrature » dans son ouvrage de 1992 : « La démocrature, dictature camouflée, démocratie truquée ».

Sur le plan culturel et social, Le continent africain est extrêmement fragmenté et éparpillé en une mosaïque de langues et d’ethnies. Beaucoup d’Africains sont certes polyglottes et passent d’une langue à l’autre, mais la situation d’une immense majorité d’entre eux est de ne pas bien maîtriser une langue qui soit à la fois la leur et une langue de communication dans l’espace public. Il existe par ailleurs, dans de nombreuses régions d’Afrique, un conflit plus ou moins profond entre le rôle que la tradition assigne à l’individu et l’image que lui renvoie la modernité ; entre les as­pirations collectives (familiales, tribales) et les aspirations individuelles. L’individu africain est souvent obligé de jouer entre plusieurs entités contradictoires, déchiré entre le passé et le présent entre « eux » et « moi » entre « ici » (la grande ville) et là-bas (le village natal). Le problème de beaucoup d’Africains est donc « qui suis-je ? » « comment maîtriser un moi multiple et fragmenté, trouver ma place dans un certain milieu ».

Vient ensuite la question : « C’est à qui ? ». Dans une atmosphère de dénue­ment général, on ne sait jamais à qui appartiennent les choses et les biens, qui en est responsable. Même si une personne arrive à maîtriser sa vie, il n’est pas cer­tain qu’elle saura maîtriser son environnement et faire ce qu’elle a voulu avec des moyens appropriés. L’Africain découvre souvent que son pays regorge de richesses et de ressources. Mais les vrais propriétaires sont ailleurs. Et quand l’État entreprend

  1. La sécurité humaine en Afrique de l’Ouest : Défis, synergies et actions pour un agenda régional, Atelier de travail organisé par le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest/OCDE, Lomé (Togo), du 28 au 30 mars 2006

 

de nationaliser les richesses, il n’a bien souvent pas la capacité de les maîtriser à lui tout seul.

 

Ethique et sécurité humaine

L’Ethique ne peut que saluer l’émergence de la sécurité humaine. Cette nouvelle discipline place la dignité humaine au centre de la paix. Toutefois, pour devenir véritablement humaine, la sécurité ne doit pas seulement prendre l’homme comme objet d’attention, menacé dans son être par le danger, dans son identité par l’in­certitude, dans son avoir et son action par la précarité. La sécurité ne peut être dite vraiment humaine que si l’être humain comme sujet s’approprie et maîtrise la sécu­rité. N’oublions pas en effet que le principal facteur d’insécurité pour l’être humain, c’est un mauvais usage de sa liberté, un usage que la psychologie appellera conduite à risque, et la morale transgression.

On peut distinguer deux grands aspects de la sécurité humaine :

  • un aspect objectif qui libère l’homme de la peur et du besoin en agissant sur les insécurités venues du dehors. Celles-ci sont dues à la nature (risques, fléaux, acci­dents) ou à l’activité humaine (violence, irresponsabilité, négligence, malveillance).
  • un aspect subjectif, qui libère l’être humain pour des valeurs et le responsabi­ Incarner ces valeurs rendra le monde bien plus sûr.

Prenons le cas de la sécurité routière. Il faut rendre les véhicules plus sûrs, amé­liorer les chaussées, et tendre vers des signalisations et des itinéraires plus simples, clairs et fluides. Le plus grand danger toutefois n’est pas celui qui s’abat sur le conducteur et les passagers, mais celui qu’ils créent. Bien conduire, c’est d’abord bien se conduire. Le plus sûr facteur de respect du code de la route est une éthique faite de sens des responsabilités, d’attention, de concentration, de courtoisie, de res­pect d’autruiPour ce qui est de l’Afrique, on trouve cette remarque dans les ateliers de Lomé : « Il faut qu’il y ait une prise de conscience individuelle sur la question de la sécurité humaine. Il y a lieu pour les individus d’adopter des attitudes respon­sables en la matière. »

 

Quelques principes simples pour améliorer la sécurité humaine en Afrique

En Afrique comme ailleurs, plusieurs facteurs proprement humains pourraient améliorer la sécurité : une plus forte unité dans la diversité, une spiritualité davan­tage incarnée, une redéfinition des rôles de la famille, un altruisme plus large, une fraternité qui dépasse les divers clivages.

Unité

L’insécurité en Afrique tient pour beaucoup à l’identité très fragile des Etats-nations, lesquels sont toujours à la recherche de leur unité. Dans la plupart des pays africains, il y a trop d’ethnos (de peuplades) et pas assez de demos (le peuple souverain, d’où vient le mot démocratie). Le rapport à la République indivisible est encore très incertain et fragile. Pour certains chercheurs, seul un système tota­lement fédéral conviendrait à l’Afrique. Lors du colloque de philosophie politique africaine évoqué plus haut, Madame Juliette Lagrange, agrégée de philosophie à Nancy, a rappelé pour sa part la formule de Renan : la nation est « une âme, un principe spirituel ». Elle s’organise autour d’un « héritage indivis. » Le grand drame de la plupart des Etats-nations africains est de ne pas arriver à s’organiser autour d’un héritage national indivis. Le déficit national est très fort.

Déficit de nation ? Ou déficit d’Etat ? Lors du colloque de philosophie politique africaine organisé à Paris en juin 2008, Madame Seloua Luste Boulbina, spécialiste de l’Algérie, s’est interrogée sur la notion d’État. « Pour schématiser, Rousseau est le théoricien du peuple souverain. Mais il faut lire Hobbes pour avoir une théorie de l’État moderne. L’Algérie a mis toute son énergie et sa légitimité à affirmer sa souveraineté, mais elle n’a pas pris la peine d’édifier un État, au sens hobbesien. » Toujours selon Luste Boulbina, l’Algérie a un gouvernement et une administration, mais pas d’État. Philosophiquement, le cas algérien oblige à penser la différence entre un gouvernement, une administration et un État, toutes choses que l’opinion a tendance à confondre. Pourquoi en est-il ainsi ? La lutte politique en Algérie s’est faite à partir d’un parti unique, le front de libération nationale. Ce parti ne parlait que de souveraineté politique faite par la guerre. Le pouvoir est né d’une guerre de libération nationale révolutionnaire accouchant de l’indépendance. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’État.

A l’inverse, on notera que certains Etats africains ont fait récemment des efforts soutenus pour se doter à la fois d’une véritable légitimité nationale et d’une admi­nistration centrale moderne assurant un véritable encadrement de la population. En Afrique de l’Ouest, le Ghana, le Bénin, le Mali et le Burkina Faso sont souvent cités comme des Etats modestes mais qui commencent à asseoir une véritable gou­vernance africaine.

 

Une Spiritualité qui s’incarne

Peu d’études sur la sécurité humaine évoquent le facteur spirituel. C’est un tort. Dans leur conclusion, les ateliers de Lomé passent totalement sous silence ce facteur, alors que le sujet est revenu souvent dans les travaux, comme le révèle cette phrase : « Les aspects culturels de la sécurité humaine et les mécanismes de protection endogènes faisant recours au domaine du « magique » ou du religieux, ont été évoqués. » Plus loin, le document précise : « La gestion des mythes en Afrique fait problème : l’Afrique comme l’a fait l’Europe au XVIIIème siècle doit sortir de l’obscurantisme. La mentalité mythique ou magique domine encore chez nos peuples. »

En fait, cette question dérange tout le monde en Afrique. Le continent est po­tentiellement une grande puissance spirituelle, mais la spiritualité a parfois ten­dance à tendre vers l’escapisme, la quête éperdue d’une félicité qui tourne le dos aux réalités de la vie. Quiconque se rend en Afrique ne peut qu’être ému par les ex­plosions de ferveur, le mysticisme, la foi souvent très forte, qu’on retrouve d’ailleurs chez les Afro-Américains. Il y a sans nul doute dans ces réservoirs de spiritualité quelque chose qui peut animer une véritable renaissance du continent africain, mais la spiritualité africaine manque encore d’encadrement théologique, éthique, institutionnel pour faire bouger la société.

A quoi ressemblerait un monde vraiment sûr ? Plus encore qu’à la politique ou à l’éthique, c’est à la spiritualité de nous le dire. La plupart des civilisations tendent vers la cité idéale de l’être humain comme une harmonie des trois plans : divin (Theos), humain (anthropos) et naturel (cosmos). Pour cela, l’être humain doit vivre en bonne intelligence avec la loi céleste, la loi humaine et la loi naturelle.

Les trois religions du Livre (Judaïsme, christianisme, Islam) évoquent un parte­nariat entre Dieu et l’homme dans l’histoire. Avec quatre conséquences :

Le monde où l’être humain est réellement maître de son destin est celui où il est le co-créateur, dans une alliance d’amour et de confiance. Dans son dialogue serein avec le Créateur, il n’a pas un sentiment d’insécurité métaphysique, de peur du jugement divin, mais il épouse la règle spirituelle et se l’approprie. Il y aurait aussi une véritable entente entre les hommes et les femmes, et la sexualité n’exercerait pas de fascination malsaine conduisant à la volonté de transgresser. Les hommes et les femmes seraient portés à s’engager dans des liens durables et solides sans crainte de se trahir. Les rapports sociaux seraient exempts d’hostilité, reposant sur la confiance, la justice et l’équité. Enfin, l’être humain maîtriserait la nature et les ac­tivités de production, de consommation et de distribution garantiraient à tous des revenus raisonnables dans un environnement agréable, ce qui existe déjà localement en maints endroits.

Une société qui connaîtrait ces quatre libertés (aimer le créateur, rapports cour­tois entre les deux sexes, véritable fraternité, amour de la nature) serait une société foncièrement pacifique et sûre.

Pour toutes les religions, la principale source d’insécurité est la rupture de l’al­liance, la séparation entre Dieu et l’homme: « J’ai entendu Ta voix et j’ai eu peur car je suis nu, et je me suis caché. » dit Adam à Dieu après sa désobéissance. Il avait jusqu’ici vécu dans une félicité exempte d’inquiétude. L’insécurité ne surgit pas du dehors, mais du dedans de l’être humain, dans son rapport avec la transcendance et avec sa conscience. Cette insécurité touche à la fois à la finitude de l’être humain qui l’assimile à toutes les autres créatures, et à sa liberté qui l’en distingue radicale­ment. Elle se teinte d’un sentiment d’absurdité et d’étrangeté, parfois appelé aliéna­tion. L’Etre humain entre alors dans un rapport de tension, de conflit et de trahison potentielle avec son Créateur. La Genèse suggère aussi que des rapports difficiles vont désormais s’établir entre l’homme et la femme devenus des êtres rivaux mal­gré le lien du mariage. Et que l’être humain travaillera désormais à la sueur de son front, en butte à une nature hostile. La violence meurtrière entre les êtres humains ne surgit qu’ensuite, dans le meurtre d’Abel par Caïn.

Ce récit des origines est certes propre aux religions abrahamiques : judaïsme, christianisme, islam. Mais en fait, ce sont toutes les spiritualités qui lient l’insécurité humaine à quatre péchés majeurs :

  • Séparé de la loi céleste, l’homme court vers l’illusion, l’erreur, le mensonge, l’idolâtrie.
  • Séparés l’un de l’autre, l’homme et la femme sombrent dans les désordres sexuels, la misère affective, l’infidélité, l’adultère, les violences conjugales, le mépris de l’autre sexe.
  • Séparés entre eux, les frères en viennent à se jalouser, se haïr, recourir à vio­lence pour régler les problèmes, tuer et se faire la guerre. Ce que l’atelier de Lomé appelait la « haine de proximité ».
  • Séparé de son environnement, l’homme abuse des biens matériels, entre dans la spoliation, le vol, la corruption, la pollution.

Nous retrouvons ici tous les grands thèmes de la sécurité humaine en Afrique et on voit sans peine comment les grands courants spirituels devraient devenir des partenaires pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement.

Mobiliser les familles pour la sécurité humaine en Afrique

Les études sur la sécurité humaine doivent tenir davantage compte du rôle que joue la famille pour donner à l’être humain un environnement sûr propice à son épanouissement. Pour le Joint Center for Poverty Research, la famille apporte à l’enfant les 5 S : sécurité, stimulation, soutien socio-émotionnel, structure et sur­veillance. Dans le monde entier, la crise de la famille aggrave l’insécurité humaine, particulièrement en Afrique.

Le colloque sur la sécurité humaine à Lomé en 2006, a énormément insisté sur le rôle de la famille africaine. Il a été souligné que l’Afrique des villes développe l’exclusion, forme d’insécurité sociale. Aujourd’hui, des pans entiers des sociétés se trouvent en situation d’insécurité : les enfants, les femmes et les personnes âgées. Elles ne sont pas assez protégées par les lois ou par le lien social. La stabilité des pays commence par celle de la famille. Il a été rappelé le rôle essentiel des pères dans l’éducation à la paix de leurs enfants. L’Afrique de l’Ouest n’est pas épargnée par l’éclatement des familles, les divorces entraînant souvent l’abandon des femmes et des enfants. Nombre de ces enfants sont aujourd’hui des recrues faciles pour les armées, des candidats à l’immigration.

L’exclusion sociale sévit en milieu urbain sur tout le continent africain. La prin­cipale source de pauvreté vient du fait d’être seul. Si les cercles de solidarité familiale ou amicale sont absents, l’individu africain se retrouve totalement livré à lui-même. Alors que beaucoup d’Etats africains sont fragiles, on assiste à un processus de dé­gradation de la sécurité humaine. Ainsi, les femmes seules (divorcée, veuve, céliba­taire) de même que les jeunes filles sont vulnérables et très menacées par l’insécurité.

Un grand facteur d’insécurité humaine en Afrique tient à l’évolution rapide des systèmes familiaux. L’émancipation des femmes et des jeunes progresse énormé­ment, mais la liberté gagnée s’accompagne aussi parfois d’une brusque perte des repères et d’un chaos social et moral. Les stéréotypes liés à la femme, aux anciens, aux jeunes volent en éclat. Parallèlement, la culture du vagabondage sexuel, des unions éphémères, du divorce, crée d’énormes désordres et de grandes souffrances affectives et sexuelles. Beaucoup d’Africains, tout en souhaitant préserver certains éléments de la société traditionnelle (le respect des anciens, la solidarité, le sens du groupe) souhaitent aussi une évolution. 6

Stimuler l’altruisme et les mouvements de la société civile

Le philosophe Alain définissait la famille comme l’école du sentiment. Elle doit arriver à synthétiser les sentiments inclusifs qui favorisent l’enracinement et confè­rent une identité personnelle et les sentiments de projection vers le dehors qui permettent au jeune être humain de se socialiser. Pour Auguste Comte comme pour Emile Durkheim, l’altruisme est le vrai ciment de la vie sociale, plus encore que la loi et le droit. Comment développer un véritable altruisme dans les sociétés africaines ?

Les ateliers de Lomé contenaient une remarque juste à propos de la mobilisation de la jeunesse : « Il apparaît que dans des situations de crise, les jeunes sont mobi­lisées soit pour prendre part aux combats soit pour résister. Or, en temps de paix, les jeunes n’intéressent personne. Une réflexion doit être menée sur la mobilisation constructive des jeunes en temps de paix. » Entre l’État encore autoritaire et le poids des groupes traditionnels, il y a un espace pour l’émergence d’une véritable société civile, d’un vivre ensemble.

Au Cameroun, la percée des jeunesses vertes constitue un phénomène encou­rageant. Ce mouvement doit beaucoup au charisme de Marie Tamoifo Nkom. La jeune femme, lauréat du Prix Mohamed VI et reconnue Lady Africa dans son pays, défend un militantisme non revendicatif. Elle apprend aux jeunes à se prendre en main, autour d’objectifs simples, concrets, où ils peuvent constater d’eux-mêmes l’efficacité de leurs bonnes pratiques. Ce sont souvent des projets touchant à l’écolo­gie, à la santé, à l’éducation. Alors que l’escapisme religieux d’une part et la violence politique de l’autre sont souvent stériles, l’approche des jeunesses vertes est de miser sur la société civile. Il ne s’agit pas de soutenir ou de renverser les dirigeants en place, mais de montrer que les jeunes sont des acteurs à part entière du changement social.

  1. Voir le beau texte de Jean-Pierre Dozon, En Afrique, la famille à la croisée des chemins, dans Histoire de la Famille, Armand Colin, 1988, pp. 301-337

 

Renouveler un panafricanisme universel

En 2010, pour la première fois, le continent africain sera l’hôte d’une compé­tition sportive majeure : l’équipe championne du monde de football sera sacrée en terre africaine. Le cœur du monde battra à l’heure africaine, le cœur de tous les Africains sera au diapason de toute la grande famille humaine. Quels que soient les difficultés que rencontre l’Afrique du Sud, il faut apprécier la responsabilité qui lui incombe d’organiser cet événement au nom de tout un continent

Pendant plusieurs semaines, l’Afrique sera le centre du monde, sera le cœur de la mondialisation fraternelle et courtoise. Ce tournoi n’aurait jamais pu s’inviter si le pays hôte n’avait pas donné des gages majeurs en termes de sécurité humaine. Certes, l’Afrique du Sud est mal classée dans l’indice de paix globale cité plus haut, mais les auteurs de cet indice seront peut-être amenés justement à revoir et affiner leurs critères. En effet, si l’Afrique du Sud peut se permettre d’organiser cet évène-ment, c’est qu’elle constitue et de loin, le pays le plus sûr du continent africain, et pas seulement le plus puissant et le plus avancé.

Deux ans après l’élection d’un président noir aux Etats-Unis, cet événement est de nature à redonner confiance aux Africains. Il aura lieu dans la nation arc-en-ciel, l’un des rares pays d’Afrique à avoir donné au monde entier une leçon de philosophie politique presque unanimement reconnue. Certes, le personnage de Nelson Mandela est entouré d’un catéchisme bon enfant qui ne doit pas masquer les problèmes sérieux que l’Afrique du Sud affronte encore, à commencer par la corruption et la criminalité. Mais enfin, le pays où Mahatma Gandhi posa pendant 21 ans les bases de la non-violence (1893-1914), s’impose de plus en plus comme l’Etat-phare du continent africain.

En Afrique du Sud, un grand nombre d’habitants luttent encore pour se libérer de la peur et du besoin. Par contre, c’est sans doute le pays d’Afrique où certains équivalents du rêve américain peuvent se retrouver. Il existe dans ce pays un senti­ment d’élection et de bénédiction divine, de constituer une « cité sur la colline ». Ce rêve fut malheureusement dévoyé par l’apartheid, tout comme le puritanisme américain fut terni par l’esclavage et la ségrégation aux Etats-Unis. Il existe aussi l’équivalent d’une sorte de « destinée manifeste » des Sud-Africains, la certitude de devoir être un jour l’avant-garde du réveil de toute l’Afrique. De sorte que si l’on devait trouver un pays en Afrique où se libérer du besoin et se libérer de la peur sont aussi forts qu’ailleurs, mais où les deux autres libertés chères à Roosevelt sont en marche et bien en marche, l’Afrique du Sud viendrait tout de suite à l’esprit. L’ownership y est beaucoup plus enraciné que partout ailleurs sur le continent, et avec lui le sentiment d’une responsabilité à la fois personnelle et collective.

Les citoyens d’Afrique du Sud ont une véritable liberté d’expression et de parole qui a atteint l’âge de raison, et le discours religieux s’y accompagne, plus qu’ailleurs, d’un réel encadrement théologique, moral et institutionnel, grâce à la puissante tradition intellectuelle et universitaire. Il faut espérer qu’à l’occasion la coupe du monde, beaucoup d’Africains pourront mieux comprendre ce qui fait la force de ce pays et y puiser diverses formes d’inspiration. Le sentiment panafricain y gagnera.

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