Roger TEBIB
Novembre 2006
Le cadre politico-juridique des Nations unies était adapté à la solution des conflits de type classique. Il se révèle beaucoup moins opérationnel face aux guérillas, aux conflits ethniques et religieux.
La faiblesse des instances internationales
On part toujours d’une société fondée sur des États souverains. « La pierre angulaire de l’édifice est et doit demeurer l’État, et le respect de sa souveraineté et de son intégrité territoriale constituent des conditions de tout progrès international. La souveraineté absolue et exclusive n’est cependant plus de mise, si la pratique a jamais égalé la théorie »1.
Ce n’est donc pas la règle de droit qui est en cause, mais la répugnance des hommes politiques à abandonner la protection que leur assure la survie du principe de la souveraineté de l’État.
Le mode de fonctionnement de l’ONU – où un État, même minuscule et factice, vaut une voix – et la politique de chaque pays encourage l’attentisme pour diverses raisons :
- soit parce que les multiples drames qui se produisent dans le tiers monde ne sensibilisent pas beaucoup l’opinion publique ;
- soit parce que les hommes politiques estiment que ces tragédies sont
purement internes et ne justifient pas une intervention collective ; – soit parce que les Nations unies n’arrivent pas à trouver le consensus nécessaire pour une mobilisation.
Le plus souvent, l’ONU décrète un embargo contre l’État coupable avec comme conséquence l’asphyxie des malheureux. « On compte alors sur les ONG pour atténuer les souffrances. C’est une hypocrisie fondamentale des grandes puissances que de laisser pourrir des situations pour appeler ensuite à la rescousse l’action humanitaire… On laisse un État agresser ses voisins, un peuple se lancer dans une guerre atroce contre certaines de ses minorités, sans le contrer, au nom de l’équilibre régional, de la non-intervention dans les affaires nationales, etc. et on appelle les ONG à la rescousse pour éviter que le prix à payer ne soit trop lourd pour les populations civiles2 ».
Vers un droit d’assistance
Depuis la guerre du Golfe, sous la pression de l’opinion publique, les instances internationales ont fini par s’intéresser à l’exode des Kurdes, à la répression dans le sang du soulèvement des chiites en Irak, aux massacres des Togolais et des Rwandais, à l’islamisation et à la guerre civile au Soudan, au génocide en Bosnie.
En décembre 1988, la résolution n° 431 131 de l’ONU, adoptée à l’unanimité, finit par mettre en question deux des principes du droit international :
souveraineté des États et non-ingérence dans leurs affaires intérieures.
Elle prévoyait la mise en place de « corridors humanitaires », inviolables et inattaquables.
Cette décision ne faisait qu’officialiser sur le plan international des études faites en France sur le concept d’assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre. Il y avait à l’origine de ce travail un universitaire : Mario Bettati, un médecin : Bernard Kouchner et une pétition d’un million et demi de signatures3.
Il se trouve ainsi des gens qui cherchent à préserver la dignité de l’être humain face aux dérives actuelles et qui luttent pour une prise de conscience mondiale et un droit d’ingérence fondé sur la solidarité pour l’intervention auprès des peuples en péril.
L’ONU en crise
De 1990 à 1995, l’ONU a donc mis sur pied davantage d’opérations de maintien de la paix que durant les quarante années précédentes (18 contre 15).
Et de 1990 à 1994, le Conseil de sécurité a adopté plus de cinquante résolutions par an, contre une douzaine par an seulement de 1945 à 1989.
« Les opérations de maintien de la paix sont au nombre de huit avec dix mille soldats fin 1990. À la fin de 1994, dix-sept opérations sont en cours, impliquant 70 000 soldats et coûtant trois milliards de dollars par an. Et puis cette hyperactivité a reçu un violent coup de frein dès 1996, avec une réduction drastique des activités de l’ONU dans tous les domaines, ainsi que l’éviction par les Américains de l’Égyptien Boutros-Ghali et la nomination de son successeur Kofi Annan »4.
Non seulement l’ONU s’est vu refuser les moyens de lancer des opérations de rétablissement de la paix (peace making) mais celles du maintien de la paix (peace keeping) ont été ramenées à la portion congrue.
Kofi Annan a essayé pourtant d’améliorer la gestion d’une bureaucratie devenue incontrôlable, mais les résultats n’ont pas été positifs.
La contribution annuelle de chaque pays est calculée en fonction de ses revenus, avec une règle simple : les plus riches sont ceux qui paient le plus tandis que les pauvres versent une obole symbolique.
Le Japon et l’Allemagne doivent payer respectivement 200 et 100 millions de dollars alors que ces deux pays n’ont pas de siège permanent au Conseil de sécurité.
En 2003, 60 pays seulement sur 191 États membres ont réglé leur contribution. Les États-Unis, le Japon et l’Allemagne figuraient en tête de la liste des mauvais payeurs. Leurs arriérés atteignaient respectivement 1,3 milliard, 311 millions et 65 millions de dollars.
Pour satisfaire le Congrès et la partie le plus isolationniste du parti républicain, les E.U. avaient obtenu que leur pays ne paye pas sa contribution. On avait remarqué le même comportement dans l’histoire, quand les E.U. avaient boycotté la Société des Nations, à l’encontre des idéaux du président Wilson.
Pour rééquilibrer la situation financière de l’ONU, un accord a été signé : les États-Unis et le Japon paieront moins mais, en contrepartie, certains pays nouvellement industrialisés comme Singapour, le Brésil, l’Argentine et la Corée du Sud auront une contribution plus élevée.
Le budget annuel de l’ONU s’élevant à environ 2,6 milliards de dollars, on comprend que l’organisation internationale souffre d’un sérieux handicap financier.
Ajoutons qu’il n’est pas normal qu’une seule puissance assure une part importante des ressources d’une organisation censée représenter démocratiquement tous les États. Cette dépendance crée ainsi un lien d’assujettissement de l’ONU à l’égard des États-Unis, une vassalisation d’autant plus évidente que son siège se trouve à New York.
L’Assemblée générale des Nations unies
– On constate que, dans cette organisation, tous les pays bénéficient des mêmes droits et ont également les mêmes devoirs. Mais ce qui est étrange est que chaque État dispose d’une voix quelles que soient sa taille et l’importance de sa population.
La Chine (1,3 milliards d’habitants) vote ainsi à égalité avec la République de Saint-Martin (25 000 habitants). Le Brésil est au même niveau qu’une île du Pacifique. Et l’Afrique, qui compte 54 pays, a 54 voix ; mais l’Inde, où il y a un milliard de personnes, soit quelques centaines de millions de plus que l’Afrique entière, n’a qu’une voix. « On est dans une absurdité totale, alors que le problème de la représentation des peuples à l’intérieur d’une institution mondiale est fondamental »5.
Il conviendrait donc d’organiser certains groupes d’États sur le plan régional, d’après le modèle européen actuel ou sous d’autres formes. Ce peut être le cas des vingt-quatre pays des Caraïbes, de l’Amérique du Sud de langue espagnole, des États africains, de ceux du monde musulman…
- L’Assemblée générale devrait aussi se voir confier une mission de contrôle sur les actes normatifs du Conseil de sécurité. « La guerre anglo-saxonne contre la République d’Irak a montré qu’un système démocratique ne saurait être admis en tant que tel sans l’instauration d’un contrôle juridictionnel de la légalité des actes qui en émanent en particulier du Conseil de sécurité. Un contrôle in concreto par voie d’exception des actes de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité devant la Cour internationale de justice semble également répondre à cette obligation »6.
- Pour rendre l’ONU indépendante des États, il faudrait également la doter de ressources propres, de la même manière que la Commission de l’Union européenne possède son propre budget. « À côté des contributions des États, l’ONU serait autorisée à prélever une ou plusieurs taxes : par exemple sur les billets d’avions internationaux, le commerce maritime, le change des devises, le trafic postal ou téléphonique international, les satellites ou encore l’activité des multinationales. Les États garderaient la maîtrise de ces ressources à travers le contrôle financier de l’Assemblée générale. Ces moyens ne seraient pas affectés seulement au fonctionnement de l’organisation onusienne, mais à des fonds bénéficiant au développement, à des actions humanitaires, à des activités liées aux droits de l’homme, à l’environnement, à la sécurité internationale sur une base pluriannuelle »7.
Le Conseil de sécurité
Pour adapter l’ONU à l’espace politique, économique et culturel mondial du vingt et unième siècle, une réforme très importante serait utile : il s’agirait de modifier sa composition et ses compétences.
Les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale se sont octroyés les places de membres permanents ainsi que le droit de veto. Les États-Unis, l’URSS, la Grande-Bretagne et la France dominaient effectivement le monde en 1945, mais ce monde a changé : il est devenu polycentrique.
Il ne s’agit pas tant de donner un siège à l’Allemagne ou au Japon, ce qui renforcerait la suprématie occidentale. Il faudrait au contraire inclure dans le Conseil de sécurité les grands pays non occidentaux selon une clé régionale :
Amérique du Nord, Amérique du Sud, Afrique, Asie, région du Pacifique, monde musulman, Europe centrale…
Les membres seraient environ une vingtaine.
Quant au droit de veto, il devrait être aboli pour éviter des blocages inadmissibles et les décisions pourraient se prendre à la majorité des deux tiers.
Ce droit de veto a mis de facto entre parenthèses le chapitre VII de la Charte qui donne à l’ONU une efficacité et une valeur supranationales, par opposition aux clauses de la Société des Nations, dont le Pacte prévoyait que seuls les États membres pouvaient constater la violation du droit et déclencher des sanctions.
Notons aussi que l’application de ce chapitre VII est devenue possible avec la fin de la guerre froide.
Enfin, crises internes et guerres civiles doivent entrer maintenant dans le champ d’action des relations internationales et il ne faut plus faire seulement référence aux conflits internationaux ou aux guerres d’agression menées par des armées conventionnelles.
Les organisations internationales et la société civile
- Les difficultés rencontrées par les organisations internationales On sait que l’ONU a beaucoup de tâches en plus de la sécurité mondiale : la défense des droits de l’homme, l’aide aux réfugiés, la protection de l’enfance, la promotion de la science et de la culture, la coopération économique. Autant de missions à vocation universelle qui la rendent irremplaçable mais où elle a beaucoup de difficultés de gestion.
En voici des exemples :
- Une centaine de pays seulement ont ratifié les textes concernant les droits de l’homme, l’élimination de toutes les formes de discrimination et
l’abolition de la peine de mort.
- La lutte pour la prohibition de la torture est également très délicate à cause de la difficulté de recevoir les plaintes des particuliers et des possibilités d’intervention humanitaire, juridique et financière.
- Si les droits de l’enfant sont officiellement reconnus par une majorité d’États, il reste à les faire appliquer sur le terrain, ce qui est encore loin d’être le cas.
- L’UNESCO a été fragilisée par des crises d’origine financière et politique, surtout durant la guerre froide. Après l’avoir quittée, le Royaume Uni et Singapour l’ont réintégrée en 1997 et les Etats-Unis en 2003.
- L’organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) n’arrive pas à lutter contre les pénuries alimentaires, surtout en Afrique, malgré tout le programme alimentaire mondial qu’elle voudrait doubler, pour réussir à couvrir, vers 2015, les besoins nutritionnels des pays les plus pauvres.
- Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a secouru près de quarante millions de personnes dans le monde ; mais il manque d’argent et les fonds dont il dispose sont loin de couvrir ses dépenses.
- L’Organisation mondiale de la santé (OMS) multiplie ses actions sur le terrain mais n’arrive pas toujours à mobiliser les efforts des gouvernements dans plusieurs domaines : promotion de bonnes conditions alimentaires, approvisionnement en eau salubre, protection maternelle, vaccination contre les maladies infectieuses, contrôle des endémies locales, fourniture de médicaments essentiels. Elle se heurte à d’énormes difficultés, d’une part pour des raisons financières et, d’autre part, à cause de la politique de certains États et de leur manque d’intérêt.
- À noter enfin que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est, depuis des années, l’objet d’importantes critiques, certaines très justifiées.
- L’émergence de « la société civile », des ONG
On constate qu’au cours de la seconde moitié du vingtième siècle la société civile s’est imposée comme recours face aux impérities, à la corruption ou aux trahisons de certains pouvoirs politiques.
Ces dernières années, les ONG sont devenues une véritable nébuleuse tant sur le plan national qu’international. « On n’a jamais autant parlé de société civile internationale, de pouvoir mondial des ONG. Prenant acte de cette situation l’administration des Nations unies désigne maintenant sous le terme d’Organisation de la société civile (OSC) tous les acteurs à but non lucratif qui ne sont ni gouvernementaux ni intergouvernementaux, c’est-à-dire les organisations populaires formelles et informelles, les autres catégories (médias, autorités locales, responsables des affaires, chercheurs…) ainsi que les ONG. Ces dernières, placées en haut de la hiérarchie onusienne, sont définies comme « des organisations ayant un statut officiel, qui souvent ne représentent pas des secteurs de la population mais fournissent des services et/ou mobilisent l’opinion publique dans des domaines pertinents »»8.
Il a fallu attendre les années 1990 pour que l’idée d’une coopération des ONG avec les organisations des Nations unies soit sérieusement envisagée9.
Une conférence mondiale qui a eu lieu à Montréal du 7 au 11 décembre 1999 a abouti à la création d’un « partenariat pour la gouvernance mondiale ». Et on a fini par associer la société civile aux travaux de l’ONU. Au début de 2001, pas moins de 20 100 ONG ont obtenu l’accréditation auprès de l’Assemblée des Nations unies.
De plus, ces dernières années, on a observé la même stratégie d’« entrisme » dans le cadre de l’Union européenne où de nombreuses ONG ont obtenu le statut consultatif auprès du Conseil de l’Europe.
On peut citer, parmi elles, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Attac, la Marche mondiale des femmes, Jubilé 2000, Via Campesina.
En conclusion, nous pouvons dire que le véritable phénomène dit de « mondialisation » va conduire, de plus en plus, la société civile à s’intégrer aux organisations internationales.
* Professeur des Universités – Sociologie – Reims.
Notes
- Boutros-Ghali (B.), Agenda pour la paix,
- Brunel (S.), Le gaspillage de l’aide publique, Seuil, 1993.
- Bettati (M.), Le droit d’ingé Mutation de l’ordre international, Odile Jacob, 1996.
- Lempen (B.), La mondialisation sauvage. De la fin du communisme à la tragédie du Kosovo, Favre, 1999.
- Bertrand (M.), L’ONU, La Découverte, 2003.
- Izambert (J.L.), Faut-il brûler l’ONU ? Éditions du Rocher, 2004.
- Lempen (B.), La mondialisation sauvage… (ouvrage cité).
- Soulet (J.F.), La révolte des citoyens, Privat, 2001.
- Hasbi (A.), ONU et ordre mondial : réformer pour ne rien changer, L’Harmattan, 2005.