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Ali Rastbeen
Président de l’Académie de géopolitique de Paris
Chers Amis et lecteurs,
Permettez-moi tout d’abord de vous souhaiter une très bonne et heureuse année 2022 pour vous et tous vos proches.
Pour l’Académie géopolitique de Paris, cette nouvelle année qui commence est pour nous celle de la consolidation de nos acquis et du lancement de nouvelles ambitions.
En effet, comme vous le savez déjà, nous avons engagé dès le mois de février le premier semestre de formation (PhD, diplôme des études approfondies en géostratégiques et géopolitiques, et 3e cycle d’études stratégiques et géopolitiques) dans nos locaux rue Conté dans le 3e arrondissement de Paris. L’Académie y dispense un enseignement pour étudiants et organise des séminaires pour les professionnels des relations internationales (diplomates, Hauts fonctionnaires, cadres dirigeants, etc.). Cette localisation de notre établissement d’Enseignement supérieur (Horizons University – AGP) est une étape importante dans le renforcement de notre rayonnement national et international.
Ce nouveau numéro de notre Revue Géostratégiques est consacré aux mutations stratégiques de l’ordre international contemporain sous l’angle du géoconstructivisme et des particularismes, confirmant ainsi sa place originale dans les travaux d’analyse et de recherche des grandes questions internationales et de leur prospective.
Tout d’abord, le professeur Jure Georges Vujic éclaire de façon très exhaustive, dans le premier dossier de ce numéro, les manœuvres géoconstructivistes issus des doctrines d’intervention géostratégiques des États occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis. Reflet de l’état d’avancement des démocraties postmodernes et globales tardives, ces modes d’action pour des opérations extérieures sont souvent belliqueuses et déstabilisatrices (de la puissance directe au Kosovo, en Irak et en Syrie aux actions subversives de type révolutions de couleurs, printemps arabes ou utilisation de proxys). La nécessité de la déterritorialisation, du déracinement, du globalisme pour gérer les conditions de l’action géoconstructiviste implique selon le professeur Vujic que « le réel européen moderne qu’intégrait encore les lieux anciens et identitaires, a subi une mutation ou plutôt une migration sémiotique vers l’Occident sur-moderne hyper-signalétique caractérisé par trois excès fondamentaux que sont l’excès événementiel, l’excès spatial, et l’excès d’individualisation et, d’autre part, par la multiplication de l’expérience des non-lieux (…), l’espace occidental anonyme, désincarné, désarticulé qui n’a pas de centre et de foyers précis, privée de « sanctuarisation » identifiable (…). La nouvelle conflictualité s’inscrit dans « ce lieu commun planétaire » (du latin locus, lieu, loci au pluriel) et communes (communs) ce réseau global regroupant et rassemblant une communauté nomade de signes, de repères, d’émotions, d’affects et d’imaginaires communs, en dépit des différents codes culturels et sociaux. Il s’agit d’une conflictualité dont la propagation et le succès émotionnel en terme de guerres psychologiques et de représentation symboliques reste directement liées la philosophie dominante de l’« instantanéité », du « présentisme et du bougisme surabondant et de l’omniprésence médiatique qui pulvérisent ces non-lieux d’informations, d’images chocs surabondantes au temps réel ». N’importe quel acteur géopolitique peut ainsi être la cible d’une opération « hybride » de déstabilisation, d’affaiblissement, destinée à influer sur son sort et jugé indésirable. Au surplus, avec la nouvelle « gouvernance globale » une dynamique transnationale de dialogue, de négociation et de résolution des conflits, la vision géoconstructiviste voudrait imposer une nouvelle forme d’identité globale, un « readymade d’identité » consommable, jetable et interchangeable comme symbole d’un processus d’« acculturation globale » qui aurait pour mission proclamée de tuer le conflit et éradiquer la guerre. Mais chassez le naturel et il revient au galop : la postmodernité globalisante, qui, loin d’être synonyme d’une civilisation policée et mesurée sous la forme d’un néo-humanisme rénové, « revêt les formes de l’“hybris” polémogène d’une néo-impérialité théologique conquérante » sous les traits états-uniens, provoquant par conséquence le retour des identités et des enracinements protecteurs, le nomos ordonnateur.
Le professeur Clément Millon dirige le deuxième dossier de ce numéro intitulé L’ancrage des particularismes en Europe. Plus le cadre de la nation est contesté voire ignoré dans le monde global et multilatéraliste, notamment en termes d’identité culturelle, plus le particularisme se drape de concepts et de justifications repris sous les termes de régionalisme et de défense de l’identité culturelle, linguistique, géographique, ou autre. Différents auteurs se sont attachés à éclairer, chacun selon sa discipline propre, science-politique, droit international public, histoire, langue, etc., les caractéristiques de ce récent phénomène. Ainsi, Marie-Bernard Martineau, linguiste, va restituer le processus historique d’autonomisation catalane, notamment à partir de la redéfinition d’un contexte particulier, constitué d’une souveraineté à ellipses en Espagne en raison d’une occupation arabo-berbère de huit siècles, des actions insurrectionnelles catalanes face au poids de la centralisation et de l’imposition castillanes, de la célèbre guerre de la succession d’Espagne et du choix du « pactisme » politique. L’auteur achève l’étude de ce processus par une projection sous forme interrogative de la capacité de la communauté nationale et de celle particulariste catalane à vouloir établir les bases d’une vie en commun.
C’est cette interrogation que formule au rebond de l’article précédent, l’historien Clément Million, par ailleurs directeur de la publication de ce dossier, en analysant de façon chronologique les parcours des partis politiques de Catalogne depuis les débuts du xx e siècle à nos jours. C’est bien la faiblesse de l’État espagnol qui a permis le développement du particularisme, les velléités d’indépendantisme et au statut particulier de la généralité de Catalogne. C’est le paradoxe de la présence d’un gouvernement espagnol de gauche en 1936 qui va remiser l’indépendance catalane face aux troubles puis à la réaction franquiste : le « Frente Popular (est) finalement jacobin ». Après la clandestinité, l’autonomisme catalan va profiter de la démocratisation et de la constitution espagnole de 1978 et le parti de Jordi Pujol domine la vie politique catalane, le CiU, puis le CDC (convergence démocratique de Catalogne). Le coup de force que constitue le référendum correspond à une logique de fond que l’auteur explique remarquablement en conclusion comme étant l’aboutissement d’un régionalisme sous forme de nationalisme de puissance, affirmation identitaire séparatiste. En Europe, le cas belge méritait une étude particulière, d’autant que les derniers développements de la faiblesse d’une entité belge de nature fédérale a accentué la capacité régionaliste à faire entendre sa voix et à agir pour faire avancer les revendications particularistes qu’elles soient issues en Flandre, du Vlaams Blok ou de la N-VA, lequel avec le Vlaams Belang réalise presque 50 % des suffrages en Flandre. Pour sa part, le célèbre politiste Guillaume Bernard fait le constat qu’en Europe « l’actualité du régionalisme politique est bien réelle » confortée par la récurrence des consultations électorales partout à l’Ouest du continent et le référendum d’autodétermination en Catalogne. C’est une tendance d’autant plus lourde que « le régionalisme s’exprime dans le cadre de tous les types d’États : unitaire plus au moins décentralisé » de l’Europe de l’Ouest à l’Europe centrale et orientale. Une des particularités du régionalisme est selon l’auteur de se situer dans un cadre transcourant ; en effet, « tout le spectre politique est couvert par les partis régionalistes », affirme-t-il en analysant de façon croisée les cas espagnol, écossais, belge, italien, etc. lesquels révèlent également une même capacité à se concurrencer entre eux, à partager une vision européiste et à développer des motivations matérialistes moins romantiques que leur stratégie déclaratoire.
Cependant, souligne Guillaume Bernard, l’enjeu identitaire reste au cœur de la problématique régionaliste qu’elle se révèle autonomiste ou indépendantiste, même si le régionalisme politique ouvre la porte à une nouvelle sorte de séparatisme, celle « de communautarismes exogènes devenus démographiquement et culturellement dominants sur certains territoires ». Il revenait au juriste internationaliste, E. Pomès, de poser les questions des fondements juridiques posées par les demandes particularistes en droit international, telle que celle opposant Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et souveraineté ou Licéité et légitimité. Dans le premier cas, la conditionnalité très précise dans les définitions qu’elle requiert, d’un droit à la sécession limite la portée censée être universaliste de l’argumentation faussement évidente et définitive. Dans le second cas, l’auteur analyse prudentiellement les différentes approches, conditions et définitions à l’aune des arrêts de la CIJ, pour aboutir au caractère éminemment politique, factuel, ponctuel, de la décision de l’acceptation ou du rejet de la sécession.
On le voit, les deux dossiers proposés dans ce très riche numéro de notre revue illustrent bien chacun dans leur domaine les mutations profondes de l’ordre international contemporain. On sait gré ici à leurs auteurs d’en avoir éclairé les éléments de faits, leurs conséquences et la prospective qu’ils proposent à l’aide de leurs pertinentes analyses et de leurs profondes réflexions.
Dans notre rubrique varia maître Brunot, restitue avec exactitude l’état actuel des relations franco-russes. Avec l’alignement atlantique de la diplomatie française, l’attachement culturel et historique partagé par les deux pays a subi une éclipse concomitante et malheureuse parce que ne correspondant pas aux intérêts géopolitiques durables des deux nations de part et d’autre du continent européen.
Maître Brunot décrit l’ensemble des crises et évènements récents jalonnant la dégradation des contacts entre Paris et Moscou, leur attribue leur influence exacte et dessine la perspective nécessaire à un rétablissement de l’amitié entre les deux pays.
Avant la rubrique classique des recensions d’ouvrages, deux entretiens viennent conclure ce numéro riche en contributions. Le premier avec l’ambassadeur Albert Salon au sujet des actions de défense de la Francophonie à travers la remarquable initiative du Haut Conseil de la Langue française et de la Francophonie (HCILFF), et le second avec Xavier Moreau au sujet de son nouvel ouvrage de science politique sur la gauche française face à l’histoire.
Enfin, permettez-moi de vous renvoyer en fin de volume à notre appel à publication pour le prochain numéro de Géostratégiques consacré aux conséquences du nouveau contexte en Afghanistan et en Asie centrale.
À tous, bonne lecture.