L’UNION POUR LA MEDITERRANEE : UNE INITIATIVE PRECIPITEE

Ali RASTBEEN

Président de l’Institut International d’Études Stratégiques de Paris, directeur éditorial de la revue Géostratégiques. Spécialiste de l’Iran et des questions stratégiques et énergétiques au Moyen-Orient.

Novembre 2008

L’initiative stratégique du Président Sarkozy relative à la création d’une union entre les pays du littoral méditerranéen comporte un message très simple : l’Europe sent que l’OTAN ne répond plus aux besoins stratégiques de ce continent pour le XXIe siècle.

La raison en est que, depuis la disparition des deux blocs de l’Est et de l’Ouest, l’OTAN est vidée de son sens. La planète n’est plus partagée en deux mondes dif­férents et opposés. Presque tous les ex-membres du traité de Varsovie ont adhéré aujourd’hui à l’OTAN1, même la Russie, l’axe principal du traité de Varsovie a, depuis un certain temps, conclu en quelque sorte une solidarité stratégique avec l’OTAN2. Cette situation a mis en question la raison d’être de cette organisation. Le nom du « traité de défense contre l’invasion de l’Union Soviétique » — qui jus­tifiait la création de l’organisation en 1949 — a été transformé en « traité de déve­loppement des coopérations mondiales » et « Traité de sauvegarde des valeurs de la démocratie, de la liberté, de la politique du libre commerce et de la souveraineté de la loi », mais ces modifications ne peuvent cacher l’incompatibilité structurelle de l’OTAN avec les conditions du XXIe siècle3.

De par sa structure, l’OTAN est une puissance militaire centralisée, placée sous le commandement direct des Etats-Unis qui déterminent les limites de son indé­pendance d’action et le rôle de chaque membre. L’OTAN est le fruit d’une situation de mobilisation militaire entre deux blocs ennemis dont les capacités ne correspon­dent guère à une période de paix et de reconstruction. Dans les conditions actuelles du monde, marquées par la présence d’une seule puissance, l’OTAN ne peut être qu’un moyen pour asseoir la domination américaine sur les relations entre les peu­ples, entraînant à sa suite l’Europe dans des pièges politiques et militaires comme cela fut le cas en Afghanistan et plus tard en Irak4.

Les guerres en Afghanistan et en Irak qui, d’une certaine manière, ont pris un caractère international, ont démontré que l’OTAN agissait en tant que bras armé du système néocolonialiste du XXIe siècle et que la place des différentes puissances mondiales constitue le défi politique et militaire contemporain. Le président fran­çais a répondu aux opposants à l’envoi de forces militaires françaises en Afghanistan dans le cadre de l’OTAN que, pour faire partie des grandes puissances, la France est obligée d’être présente en Afghanistan. Cette prise de position est une preuve fla­grante du changement de la nature de l’OTAN et des questions qui se présenteront à elle dans l’avenir.

Cependant, prendre ses distances vis-à-vis de l’OTAN ne peut se faire ni rapi­dement, ni facilement. Cela passe par des changements politiques et économiques progressifs et des liens à établir dans le monde européen. Cette évolution est déli­cate car le projet qui, dès la décennie 1990, constituait l’axe de coopération entre les Etats-Unis et l’Europe en matière de stratégie mondiale, stipulait que l’OTAN, en tant que levier militaire, doit veiller au bon fonctionnement de l’Organisation Mondiale du Commerce et étendre sa domination au-delà des deux rives de l’océan Atlantique à l’ensemble des continents et des eaux du monde. Une extension qui, dès le début, a suscité des réactions hostiles.

Il semble aujourd’hui que l’unité de point de vue entre les deux rives de l’océan Atlantique, apparue lors de la désintégration de la fédération européenne de la Yougoslavie marquant le début de l’extension de l’OTAN vers l’Europe de l’Est, n’est plus de mise. Les sept années de la présidence de l’administration Bush à la Maison Blanche ont créé des suspicions chez les Occidentaux quant aux véritables intentions de Washington. Aujourd’hui, même le Japon et l’Allemagne se sont vus entraînés dans la guerre en Afghanistan5.

L’incident survenu parmi les forces françaises a mis en avant le danger suscité par l’OTAN pour les pays européens. Peu de temps s’est écoulé entre l’annonce de la décision du président français quant à la réintégration des forces françaises dans l’OTAN et l’envoi en Afghanistan des troupes françaises dont dix hommes mourront et onze seront blessés. De même, un court délai sépare cette décision du président (cassant celle du général de Gaulle quant au retrait des forces fran­çaises de l’OTAN en 1968) et une seconde mesure relative à l’invitation à Paris des chefs d’État des pays du littoral méditerranéen en vue de créer l’Union pour la Méditerranée. Ce sont deux décisions avec des horizons parfaitement différents.

Le fait que la paix ou la guerre et la défense de la sécurité internationale relèvent uniquement des prérogatives d’une puissance supérieure défie la logique. Les évé­nements des huit dernières années montrent qu’il convient d’y remédier et d’établir un équilibre dans la composition des puissances militaires afin d’empêcher la straté­gie de conquête de territoires d’autrui par une puissance centralisée et de rétablir les relations entre les peuples dans leur cours naturel. Il ne faut plus admettre qu’une puissance centralisée démontre dans la pratique son incapacité à mener à bien ses objectifs et crée des crises en demandant ensuite l’aide des autres pays pour sortir de l’impasse. Pour quelle raison les peuples du Japon, du Canada, de l’Australie, de l’Allemagne, de la France, de l’Espagne ou de l’Italie doivent-ils tomber dans les bourbiers irakien ou afghan ?

Peut-être pourrait-on justifier la présence de l’armée française en Afghanistan, comme un signe de bonne volonté et de solidarité avec les Etats-Unis, afin que l’in­vitation aux pays du littoral méditerranéen ne soit pas considérée comme une prise de position contre la première puissance mondiale ou comme une concurrence avec l’OTAN6.

L’effort déployé pour la création de l’Union pour la Méditerranée, dans le ca­dre de la composition actuelle de ces pays est une initiative qui peut répondre aux besoins de défense collective avec une portée régionale. Il peut répondre à un cer­tain nombre de questions restées sans réponses depuis la seconde moitié du siècle précédent dans une région qui, depuis des millénaires, a été le lien entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe et le centre de contacts des civilisations et des relations his­toriques. Aujourd’hui encore, elle est le principal carrefour des civilisations. Un traité qui puisse assurer la sécurité de cette région serait aussi important que celui de l’OTAN au moment de sa création. Il serait plus rationnel de penser que l’ini­tiative du Président français visait à répondre à l’extension subite de l’organisation et à son incapacité à s’étendre en Asie et en Afrique : ce serait une sorte de partage des tâches afin d’alléger le poids qui pèse sur l’OTAN sans que cela ne contrarie les adhésions. Cependant, cette initiative ne peut intervenir dans l’équilibrage du rôle de commandement des Etats-Unis au sein de l’OTAN.

De nombreux obstacles s’érigent face à la création de l’Union pour la Méditerranée, des obstacles divers et enracinés. Le premier est celui de la distance entre les pays européens du littoral méditerranéen et les pays africains et asiatiques. Une distance qui porte encore en elle les traces du colonialisme européen. Au cours de la première moitié du XXe siècle, la Libye et l’Éthiopie faisaient l’objet des guer­res coloniales menées par Mussolini ; l’Algérie, le Maroc et la Tunisie étaient des colonies françaises, tandis que le Liban et la Syrie — faisant précédemment partie de l’empire ottoman — étaient placés sous la tutelle de la France et la Palestine sous celle de la Grande-Bretagne7. A partir de la moitié du XXe siècle ces pays ont progressivement acquis leur indépendance à travers des luttes et des conflits, cependant leur économie restait intimement liée aux pays européens. Aujourd’hui encore, en Afrique, les vestiges de la domination coloniale se manifestent sous dif­férentes formes de conflits tribaux ou religieux, interrompant la tranquillité et la sécurité, empêchant l’épanouissement économique de ce continent et y permettant la présence de puissances étrangères rivales. A cela il faut ajouter l’attrait des réserves de pétrole, de gaz et de minéraux déjà prospectées en Afrique. Par ailleurs, les pays africains assurent une main-d’œuvre bon marché pour les anciens colonialistes. L’émigration sans relâche des ressortissants africains vers l’Europe, à la recherche du travail et des moyens de subsistance, est ainsi une aubaine pour les pays européens. L’infrastructure politique de ces pays est restée la même qu’avant leur indépendance et le potentiel exécutif et administratif agit de manière superficielle dans ces pays, ce qui est à l’origine de tous les maux actuels. Les dictatures militaires ou ethniques puisent leur origine dans cette forme de transfert du pouvoir8.

Dans le nord de l’Afrique, marqué par les tendances islamistes et nationalis­tes, le terrain est propice à la rivalité des puissances étrangères. La situation res­semble plus ou moins à celle des pays de langue arabe du littoral asiatique de la Méditerranée. L’indépendance officielle de ces pays n’a pas empêché leur dépen­dance économique, politique et militaire incontournable et les peuples soumis aux dictatures régionales sont privés des libertés et des droits sociaux et vivent dans la misère avec toutes ses conséquences. Cette situation constitue un problème majeur pour le monde entier.

Sur le littoral asiatique de la Méditerranée, la création de l’État indépendant d’Israël depuis une soixantaine d’années, un abcès chronique et irrémédiable, constitue l’axe de crises politiques et militaires dévastatrices qui semblent liés à la puissance dominatrice des Etats-Unis sur la planète, qui passent outre les voi­sins directs d’Israël pour s’étendre jusqu’au Golfe Persique et au littoral de la mer Caspienne. Même la Turquie, alliée militaire d’Israël, ne peut se tenir à l’abri des impacts du conflit qui sévit depuis soixante ans entre Israël et ses voisins9. L’errance des Palestiniens et les oppressions commises à leur égard, à l’origine des conflits et de l’animosité entre Israël et ses voisins, constituent les pages les plus sombres de l’histoire contemporaine dont, à l’avenir, non seulement Israël mais tous les pays du monde devront répondre10.

Que le Président de la République française ait réussi à organiser une réunion des pays du littoral méditerranéen en France à laquelle ont participé les dirigeants de ces pays malgré leurs désaccords fondamentaux, constitue en soi une action louable, mais insuffisante. La Palestine reste toujours une source de conflit, le plus complexe de la région, sans pour autant occulter d’autres facteurs de crises : les dif­férends entre la Syrie et Liban, ceux de la Turquie et de la Grèce à propos de Chypre, tous trois membres de l’OTAN, le cadavre désintégré de l’ancienne Yougoslavie en quatre pays méditerranéens indépendants dont la coexistence n’est pas acquise…[1]

Cette diversité de la composition géographique entraîne celle du niveau cultu­rel, de la situation économique, des relations sociales et des besoins généraux. Que peuvent attendre de cette nouvelle Union l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Albanie, la Grèce, Chypre et Malte, aussi bien membres de l’OTAN que de l’Union euro­péenne ? Des dispositions ont-elles été également prévues dans le cadre de cette nouvelle Union pour que les relations entre les membres européens, africains et asiatiques dépassent le cadre néocolonial et atteignent une véritable solidarité sur un pied d’égalité ?

C’est cette interrogation principale qui a mis en question l’existence du pacte de l’OTAN et son rôle dans la paix, la sécurité internationale, l’extension des droits de l’homme, des libertés, de la souveraineté individuelle et collective et de l’indépen­dance nationale des États12.

La paix et la sécurité mondiale passent par la disparition des traités militaires, à l’instar de l’OTAN, par la suprématie de la volonté collective des peuples, par le biais de l’Organisation des Nations Unies et par le volontarisme des grandes puis­sances. Les embranchements au sein de l’OTAN ou la création des traités bilatéraux ou parallèles ne peuvent qu’influencer le nouveau partage du monde.

Au XXIe siècle, le monde doit sortir du néocolonialisme et donc, inéluctable­ment, emprunter encore un chemin difficile, dangereux et plein d’embûches.

  1. Pascallon Pierre, Quel Avenir pour l’Otan, l’Harmattan, 2006.

2. « L’OTAN après Prague », Bureau de l’information et de la presse de l’OTAN, www.otan. nato.int

3. Charles Zorgbibe, Histoire de l’Otan, Éditions Complexe, 2002.

4. Caroline Pailhe, L’engagement de l’OTAN en Irak : la fracture transatlantique, GRIP, 2003.

5. Le Moyen-Orient à l’épreuve de l’Irak, Actes-Sud-Sindbad, 2003.

6. Béatrice Patrie, Emmanuel Espagnol, Méditerranée , Adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, Sindbad, 2008.

7. Paul balta et Claudine Rulleau, La Méditerranée, berceau de l’avenir, Milan 2006. Cf. Thierry Fabre, Robert Ilbert, Les Représentations de la Méditerranée : la nouvelle Méditerranée, Maisonneuve & Larose, 2000

8. Amiral Jean Dufourcq, (dir) Sécuriser le Développement durable de la Méditerranée, Actes du

colloque du GRUM, CEREM, 2008.

9. La Turquie dit vouloir jouer un rôle actif dans l’UPM, le Monde 13-07-2008.

10. Jeune Afrique, 6-08-2008.

 

Notes

[1]UPM : « blocage » de dernière minute entre Israéliens et Palestiniens, le Monde, 14-07-2008.

  1. Rebecca Moore, NATO’s New Mission: Projecting Stability in a Post-Cold War World, Praeger Security International General Interest-Cloth, 2007
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