Ali RASTBEEN
Avril 2006
Vers la fin de la seconde guerre mondiale, les trois grands vainqueurs se sont réunis à la conférence de Téhéran pour discuter des questions de la guerre et du lendemain de la victoire. Dans leur déclaration ils ont surnommé l’Iran le « Pont de la victoire ». Un surnom qui signifiait parfaitement la réalité de la victoire des Alliés. Staline, Churchill et Roosevelt ont confié ce nom à l’histoire. Sans doute, si ce pont de la victoire se trouvait entre les mains des pays de l’Axe, le destin de la guerre aurait changé et les vaincus auraient remplacé les vainqueurs.
Plus de soixante ans nous séparent de la date d’attribution de ce surnom. L’Histoire du monde a changé plusieurs pages, mais le rôle de l’Iran dans le monde n’en a pas été modifié pour autant. Un rôle qu’il a joué pendant plusieurs millénaires.
Le premier politologue qui, dès le lendemain de la guerre, a insisté sur le rôle de l’Iran dans l’avenir politique de la région, était un diplomate polonais, ambassadeur de son pays à Moscou avant la guerre mondiale. Au début de la guerre froide, il devint professeur d’université et conseiller en affaires étrangères des Etats-Unis dans les questions relatives au Moyen-Orient. Il insista sur le rôle clé de l’Iran compte tenu de ses longues frontières avec l’Union soviétique d’une part et du Moyen-Orient arabe et indirectement, par là, de l’Afrique du Nord de l’autre. Il décrivit l’Iran comme le barrage et l’obstacle principal au mouvement de Moscou en direction du monde arabe.
L’attachement intense de la politique américaine à se succéder à la domination anglaise en Iran, démontre que ce pays était conscient de la place sensible de l’Iran dans la stratégie mondiale et en particulier dans l’affrontement Est-Ouest. La présence des Etats-Unis dans le traité de CENTO en tant qu’observateur et plus tard dans des traités bilatéraux, démontre clairement la position stratégique exceptionnelle de l’Iran entre les deux pôles belligérants. L’affrontement stratégique des deux parties se traduisait dans les hauteurs de Zagros.
Le changement des fronts et les évolutions politiques -la tombée du rideau de fer autour des frontières de l’ex-Union soviétique et l’ouverture des frontières politiques et économiques dans la grande Asie- ont ouvert de nouveaux horizons surtout au début du XXIe siècle où le monde s’est trouvé subitement face à une situation différente, inconnue et confuse. Cette situation n’a non seulement pas réduit la place stratégique de l’Iran, au contraire, elle l’a renforcée. Si les puissances internationales monopolistiques ne tentent pas des actions aventurières, le monde, après avoir traversé l’époque néo-coloniale, rentrera dans son chemin naturel d’évolution. Tout en insistant sérieusement sur le danger de la puissance unique qui s’efforce de revenir à la loi de la jungle dans une époque où on espère l’instauration d’un système international convenable et qui s’érige face à la civilisation et viole la sécurité des peuples, les témoignages, dans leur ensemble révèlent un horizon éclatant pour la solidarité mondiale, continentale et régionale.
On peut, dans cet horizon, apercevoir l’image de l’Asie de demain. Une Asie prête à la renaissance après des siècles de sommeil et d’oppression. L’avenir de l’Asie a, dès aujourd’hui, suscité l’intérêt de l’Occident. Le Japon appartient au XXe siècle. Au XXIe siècle, la Chine et l’Inde sont devenus les avant-gardes de l’Asie. Cependant, cela ne signifie guère que les autres pays asiatiques en particulier ceux de l’Asie centrale et occidentale, se contentent d’attendre l’avenir. Dans un monde où la distance qui sépare l’Est et l’Ouest, grâce aux technologies de communication, s’est réduite à la distance entre deux trottoirs d’une même rue, l’Asie libérée du colonialisme et se faufilant à travers les mailles du néo-colonialisme, est prête à lancer le char de la civilisation sur le globe. Avec la renaissance asiatique -après une période de stagnation et d’impuissance-, le monde contemporain se ressaisit. Chaque partie de l’Asie avance vers l’épanouissement. Dans ces épanouissements, une place importante et notable est réservée à l’Iran.
Dans l’histoire, tout changement et une évolution naturelle sur terre, poussaient les habitants à se déplacer. Ces déplacements du nord vers le centre, l’est et l’ouest du continent s’effectuaient en harmonie avec la nature. L’histoire de la civilisation a attentivement suivi le déplacement des ariens, des peuples bergers et éleveurs d’animaux domestiques. Les Indo-européens se sont installés en Inde, sur le plateau d’Iran et en Europe. Nous savons que le plateau d’Iran, détient son nom de ces nouveaux arrivants. Avant leur arrivée, d’autres peuples vivaient dans ces régions avec lesquels ils se sont mélangés et ils sont entrés en possession de leurs apports. Les vestiges de ces civilisations progressivement découverts à partir du XXe siècle, remontent à sept mille ans et dépassent les trois mille cinq cents ans qui nous séparent de l’arrivée des Ariens et de leur installation dans cette région.
Après l’arrivée des Ariens, ce passage de civilisation et de l’histoire ne fut pas obstrué. Cependant, en tant que cadre géographique, il eut un nom et les futurs déplacements de population -qui ne furent pas négligeables- se sont reliés à ce nom. Le plateau d’Iran, fut nom seulement le passage de grandes et petites migrations de population, mais le pont entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe et des peuples de différentes contrées ; il joua ainsi un rôle notable dans le destin de l’est et de l’ouest de l’Asie, mais aussi de l’Afrique et de l’Europe.
Parmi les déplacements de population ultérieurs nous en connaissons particulièrement trois qui, en Iran et parallèlement dans les trois anciens continents, ont laissé leur empreinte dans l’histoire. Le déplacement des peuples de l’Europe occidentale avec à leur tête Alexandre de Macédoine mit un terme à la domination mondiale de deux siècles des Achéménides sur l’ouest de l’Asie, le nord de l’Afrique et l’est de l’Europe. Après avoir traversé le plateau iranien, Alexandre s’avança jusqu’à l’ouest de l’Inde. Sur son trajet, il installa des colonies et répandit la civilisation hellénique jusqu’en Inde occidental, mais avec une influence limitée.
La seconde immigration se déroula sous la bannière de l’Islam et de Mahomet. Ce mouvement était dû à l’augmentation du nombre des tribus arabes et la possibilité de leur mobilisation. Il prit deux orientations. La première, la voie européenne, à la suite des affrontements avec l’empire byzantin leur fut fermée. La deuxième, en traversant la Mésopotamie et le passage du plateau iranien où régnait le dernier roi sassanide, elle suivit le chemin d’Alexandre. L’Islam n’avait pas encore cinquante ans d’histoire que les tribus arabes installées en Iran se mélangèrent de manière d’abord violente puis ségrégationniste avec la population locale. Elles s’établirent progressivement dans les plaines longeant les déserts et dans les hauteurs de Zagros. Aujourd’hui encore, outre des tribus qui vivent au Khouzistan, on trouve dans les villes du centre de l’Iran et même à Khorassan, des noms qui sont des survivances des tribus arabes, mais les tribus se sont dissoutes dans la population autochtone.
Le troisième déplacement de population, fut celui des tribus turques qui, au début, trouvèrent un marché, par le biais de la traite d’esclaves sur le plateau d’Iran. Plus tard, au sein des esclaves, apparurent d’importants chefs de guerre. Et, en troisième lieu, les tribus turques se ruèrent par vagues successives et se chargèrent de la surveillance des frontières du califat islamique vis-à-vis de Byzance. Les Ghozs instaurèrent le règne de la dynastie des Séleucides en Iran et à l’ouest de l’Asie. Les Turcomans, leurs ancêtres, avaient préparé le chemin à la victoire de l’armée séleucide. L’instauration de cette puissance prépara le terrain à l’invasion des mongols dirigés pas Gengis Khan. Une invasion qui reste un symbole de tyrannie et de destruction dans l’histoire. Elle facilita l’arrivé de Turcs, des Tatares et des Mongoles dans toute l’Asie et plus tard des Ottomans en Europe. En détruisant l’empire byzantin, ils réussirent à réaliser ce dont l’Islam agressif avait été incapable. Ce qu’avaient fait les Mongols avec le califat islamique à Bagdad.
Il n’est pas nécessaire de signaler que l’invasion d’Alexandre jusqu’à l’ouest de l’Inde aurait dû faire disparaître l’empire d’Iran, de même que celle des vagues successives des tribus arabes après la chute de la dynastie sassanide, ainsi que celle des tribus turques.
Dans toutes ces périodes, l’Iran n’avait pas simplement un rôle passif. Le rôle actif de l’Iran commençait dès la chute de la fièvre des agresseurs. La civilisation et la culture iraniennes commençaient à se mélanger ou à métamorphoser celles des occupants. Pour mieux se rendre compte de la puissance de cette influence, il suffit de signaler que la Grande-Bretagne s’est efforcée pendant un siècle de remplacer en Inde la langue persane par l’anglais. Alors que l’Iran ignorait l’imprimerie, des journaux en langue persane étaient publiés en Inde. Le sultan ottoman qui combattait le roi séfévide, composait des poèmes en persan. La culture iranienne, indépendamment du pouvoir politique, s’exportait vers des régions plus ou moins lointaines. Ibn Battûta, le voyageur tunisien, qui avait traversé la Chine durant la première moitié du huitième siècle après l’hégire, rapporte que les interprètent chantaient en persan, et il rapporte quelques vers d’un poème de Saadi récemment disparu. Certains grands poètes iraniens, sont indiens, soit qu’ils viennent de l’Inde, soit qu’ils y aient immigré. Le Cachemire doit être appelé le « petit Iran ». La présence de l’Iran peut être décelée jusqu’à la frontière de la Chine. A partir du cinquième siècle après l’hégire, les tribus turques arrivent progressivement au nord-ouest du plateau iranien et s’y installent. A l’époque de la domination de l’empire ottoman sur l’Europe occidentale, la Bosnie devint un des centres de la culture iranienne. La langue et la culture iraniennes n’ont pas été propagées par l’armée iranienne, elles ont été exportées par les Turcs. Les relations commerciales ont également été un des axes de la propagation de la langue persane. La culture iranienne est celle de l’harmonie et de la coexistence. Ceci constitue un des secrets de la persistance de la nation iranienne. La composition de la population iranienne en est également une preuve. Elle comporte des peuples et des traditions divers.
Les relations entre l’Iran et l’Asie centrale, s’étaient éteintes à partir de la seconde décennie du XXe siècle à la suite de la muraille de fer entre les territoires de l’empire du tsar et de leurs voisins.
En Inde, la Grande-Bretagne s’efforça de propager officiellement la langue anglaise pour isoler la langue persane qui y était courante. Or, ce lit désert du fleuve ne demande qu’à être de nouveau abreuvé. L’Inde et les autres territoires ont besoin de supprimer les obstacles coloniaux érigés par le colonialisme occidental en Asie. De même que l’Iran…
Le XXIe siècle dégage de nouveaux horizons en Asie et dans le monde. Si le mouvement mondial du développement harmonieux se développe sans tomber dans les pièges dangereux tendus par les nouveaux conservateurs mondiaux sous l’égide de l’actuel gouvernement américain, l’Iran jouera de nouveau son rôle -loin des actions moyenâgeuses- établissant des liens entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Ce rôle est dû, en premier lieu, aux conditions géographiques de l’Iran, un plateau situé dans l’intersection des terres et des eaux et de sa richesse naturelle pour satisfaire les besoins industriels et énergétiques, auxquels il conviendrait d’ajouter les axes maritimes et terrestres immédiats. Il réside également dans les liens du peuple iranien avec les peuples de l’Asie centrale et de la Chine, liens interrompus par les obstacles érigés par le néo-colonialisme. La suppression de ces obstacles permettra à l’Iran de jouer son rôle dans la solidarité de l’Asie, avec des perspectives plus larges que la solidarité de l’Amérique latine.
Le rôle de l’Iran dans les lendemains épanouissants de l’Asie, doit être étudié de manière plus précise et sous différents aspects.
* Président de l’Institut International d’Etudes Stratégiques- Paris