Par Mohamed MAKHLOUF écrivain et journaliste
Géostratégiques N°7 -Avril 2005
S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept de l’Etat aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du
terme, l’anarchie», disait un jour Max Weber, le savant et le politique.
En Irak, il existe aujourd’hui une sorte d’anarchie et une recherche de légitimité en l’absence de l’Etat, sans oublier la présence d’une occupation étrangère.
L’ancien Etat, celui du Baas, n’existe plus, avec ses mécanismes tyranniques et despotiques. Le « nouvel » Etat, l’après Baas annoncé par les Américains comme une « démocratie, pluralisme et oasis de liberté », l’Etat-type comme devrait être l’Etat dans la région du Moyen-Orient, n’est pas encore né. Mais les considérations théoriques deviennent tout autres dès qu’on passe en pratique et l’Irak traverse la période périlleuse de transition. Deux ans après la dernière guerre et la chute de la dictature de Saddam Hussein, le chaos continue à régner, et la violence sanglante et les tueries demeurent le lot quotidien des Irakiens coincés entre le marteau de la violence aveugle et l’enclume de l’occupation.
Il est certain que la réalité n’est pas simple au point de pouvoir la résumer en ces deux points. Il faut également prendre en compte l’histoire récente et ce qui en reste, les dangers des projets de division et les calculs des voisins à la lumière du jeu de partage des rôles régionaux.
119 L’Irak – Violence, absence de l’Etat et élections
POUDRIÈRE ET PARADIGME RÉGIONAL
La suprématie américano-britannique était évidente face à « la quatrième armée du monde », et la victoire militaire a été par conséquent rapide. Baghdad n’est pas devenu un cimetière des conquérants ni un grand champ de bataille. Il n’y a même pas eu de résistance proprement dite. Il existe aujourd’hui de nombreuses interrogations sur la chute de Baghdad. Comment ? pourquoi ? peut-être ne connaîtra-t-on jamais les réponses justes, ou tout au moins entières.
Quels sont les véritables caractéristiques de la situation en Irak depuis la guerre. Les soldats de l’occupation ont payé depuis leur victoire, un tribut encore plus lourd que sur le champ de bataille même. La résistance à l’occupation prend la forme d’une violence aveugle, de voitures piégées, d’innocents payant le prix de leur vie par dizaines… et d’un gouvernement de transition sur le point d’acquérir une légitimité représentative, par les élections.
Les analystes conviennent que les Américains ont commis une faute grave en procédant à la dissolution de l’armée irakienne construite par le régime de Saddam Hussein. Ils se sont débarrassés d’un des outils utilisés par le dictateur pour opprimer ses citoyens mais ont en même temps créé un vide exploité par les extrémistes, en sus de certains éléments de cette armée dissoute, qui sont par milliers chômeurs et sans avenir.
Il est important, avant d’adopter une position par rapports aux Américains, de distinguer l’avant-guerre de l’après-guerre. Avant la guerre, les Irakiens voulaient vraiment le changement. Après de longues années de répression sous la dictature de Saddam Hussein qui a fait montre d’un don exceptionnel pour avilir son peuple, étouffer toute opposition et mener son pays vers l’impasse avant d’arriver à cette situation de destruction. Les Irakiens voulaient vraiment se débarrasser de Saddam et de son régime et l’intervention américaine est apparue pour beaucoup comme une solution, après que les voies de changement interne se sont avérées quasi-impossibles. Aussi, le déblocage d’une situation longtemps gelée paraissait tributaire d’une intervention externe, américaine dans le contexte irakien.
Après la guerre, la situation a changé notamment pour ceux qui ont ouvertement ou indirectement, soutenu l’intervention américaine.
En effet, les forces américaines ont affiché une attitude orgueilleuse et n’ont pas pu rétablir la sécurité et la stabilité dans le pays. Des pratiques de certains éléments de l’armée américaine dans la prison d’Abou Ghraib et d’ailleurs, ont donné aux Américains l’image d’occupants perpétrant les actes les plus ignobles de l’histoire coloniale. Sans oublier qu’en parallèle, la situation économique ne faisait qu’empirer.
Il est vrai que les Américains ont assuré leur victoire militaire, ont arrêté la plus grande partie de la liste des 55 personnes recherchées, dont Saddam Hussein en personne, et ont tué ses fils Udaï et Qussaï. Mais ils font face à une situation dont ils ne savent plus comment se sortir ; et ce en dépit du ton victorieux adoptés par les responsables américains, à leur tête Georges W. Bush qui a célébré la « vague démocratique » qui traverse le Moyen-Orient à partir de l’Irak, et ce dans son discours sur l’Etat de l’Union, le 2 février 2005. Cette « vague démocratique » qu’il estime, et il n’a pas tout à fait tort, avancer vers l’histoire, à travers les élections en Afghanistan, puis sur les territoires palestiniens et enfin les élections législatives irakiennes.
Ces élections méritent de s’y arrêter longuement. Mais quoi qu’on en dise, elles représentent une victoire pour les Irakiens en dépit de ses lacunes, de ses points faibles et du boycott d’une part importante de la société irakienne. Des millions d’habitants y ont participé en dépit des menaces qui y planaient, des voitures piégées et des attentats suicide. Pour la première fois dans l’histoire de l’Irak depuis des générations, se sont tenues des élections libres ou quasi-libres, entre des candidats de diverses tendances politiques. Aussi, les élections étaient d’une certaine façon, la vraie fin du Baas en Irak. Même si le Baas, en tant que force politique, se limite à des groupes publiant de temps à autre, des communiqués pour les « compagnons », les invitant à poursuivre la lutte contre l’occupant jusqu’à la « victoire totale définitive », et à participer dans des actes de violence.
RAVIVEMENT COMMUNAUTAIRE ET ÉLECTIONS
Les élections irakiennes ont connu la participation de près de 60% des électeurs. Elles ont mis en exergue l’importance de l’appartenance confessionnelle, ethnique ou régionale au détriment des partis démocratique à tendance laïque ou des partis nationaux à la mode occidentale. Les deux principaux partis kurdes, le Parti Démocratique Kurde dirigé par Massoud Barzani, et l’Union Nationale du Kurdistan, dirigée par Jalal Talbani, n’ont pas hésité à mettre fin à leurs conflits, sanglants quelques fois, afin de se lancer dans les élections législative irakienne avec « une voix kurde » unie, et une seule liste électorale intitulée « l’alliance du Kurdistan ». cette alliance exige ouvertement que la ville pétrolière de Kirkouk fasse partie du Kurdistan kurde alors que les Turkmènes s’y opposent.
Les Kurdes d’Irak jouissent d’une grande autonomie par rapport aux Kurdes des trois pays voisins : la Turquie, l’Iran et la Syrie. Ils jouissent en outre, du soutien américain mais pas au point de demander franchement leur indépendance, car cela entraînerait une situation indésirable (la Turquie y verrait une agression). Ce que l’alliance américaine ne souhaite point. Washington n’est pas prête à sacrifier cet allié important dans les calculs géopolitiques américains dans la région.
Le plus grand vainqueur des élections est l’Alliance pour l’Unité de l’Irak, qui jouit de la bénédiction de Ayatollah Ali Al-Sistani. Le Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak (CSRII) en est la pièce maîtresse. Cette alliance désormais connue sous le nom de la « maison chiite », a réalisé un grand succès en obtenant la majorité absolue, mais avec 41% environ des voix, en profitant des mécanismes du système électoral. Les observateurs prévoyaient qu’elle obtiendrait 55% à 65% des voix. Mais quoi qu’il en soit, il est apparu clairement qu’elle est le courant le plus fort dans le pays, à même de mobiliser les électeurs chiites derrière lui et qui représentera le centre de décision politique au cours des prochaines années en Irak
La grande question qui revient à tous concerne la relation entre le régime de la république Islamique en Iran et la « maison chiite » irakienne. Cette relation a son histoire. En effet, la majorité des dirigeants politiques chiites – comme ils se présentent- avaient trouvé refuge en Iran face à la répression de Saddam Hussein. Ces mêmes directions sont aujourd’hui au centre de décision politique en Irak, chose qui devrait susciter l’inquiétude des Américains qui ont ouvert la boîte de pandore, et ne peuvent plus le maîtriser.
Les sunnites irakiens dont la direction politique notamment le Conseil des Uléma, ont décidé de boycotter les élections et ont brillé par leur absence. N’ont participé au scrutin que 20% des Irakiens sunnites arabes (il y a des députés sunnites kurdes). L’Assemblée nationale irakienne ne comprend que 10 députés sunnites arabes parmi les 275 membres. Mais leur non-représentation ne signifie en aucun cas leur absence de la carte politique irakienne.
Il convient de s’arrêter devant les éléments pouvant changer la donne en Irak, à savoir la présence des Américains et leur rôle dans ce pays. Une sorte de front unifié chiite-sunnite pourrait à terme se former, à partir de bases distinctes, mais visant le même objectif : le départ des Américains d’Irak. C’est ce qui a été déclaré par Abdelaziz Al-Hakim, président du CRII, et rapporté par le quotidien « Le Monde » dans son édition du 8 mars 2005 : « non, personne en Irak ne souhaite l’établissement de bases étrangères permanentes sur notre terre. Les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sont claires : il appartiendra au gouvernement irakien élu de donner, le moment venu, à ces forces une date précise pour leur départ. Aussitôt que possible ».
Ibrahim Al-Jaffari abonde dans le même sens. Les indices prévoient qu’il formera le prochain gouvernement irakien, et que ce sera un gouvernement d’ « unité nationale », regroupant le plus grand nombre de partis et forces politiques irakiens avec toutes leurs tendances (politique, confessionnelle, nationaliste, ethnique). Si cette orientation ne se base pas essentiellement sur le principe seul de la citoyenneté, et prend en compte d’autres critères, elle confirme néanmoins que la grande priorité est de se débarrasser de la présence américaine en Irak, sur la base d’une entente chiite-sunnite, soutenue par la République Islamique d’Iran.
Les élections ont créé une nouvelle dynamique dans la vie politique irakienne. Beaucoup estiment qu’elles sont un pas vers la démocratie et l’acceptation du principe de l’alternance au pouvoir à travers le scrutin. En fait, la réalité est beaucoup plus compliquée que cela. Toutes les forces démocratiques, ou qui se présentent en tant que telles, n’ont pas réussi à entrer dans la nouvelle Assemblée nationale irakienne. Le parti communiste irakien seulement, a obtenu deux sièges. Les élections ont démontré en outre que la société irakienne a conservé ses structures traditionnelles confessionnelle, tribale, clanique, nationaliste et ethnique. C’est ce qui a été traduit par la victoire de la coalition dirigée par l’Ayatollah Al-Sistani, qui a obtenu la majorité, alors que la liste du chef du gouvernement de transition Iyad Allaoui, chiite laïque, n’a obtenu que 14% des voix des électeurs et les Kurdes ont obtenu près du quart des sièges. Dans tous les cas, il apparaît que les tendances les plus présentes dans les élections sont confessionnelles ou ethniques, alors que la laïcité est quasiment inexistante. La tribu et le clan ont pris toute leur importance et leur grande capacité de mobilisation du peuple. Mais ils ne maîtrisent pas les mécanismes de la vie politique. Si Ghazi Al-Yawer, président de la république irakienne actuel, est un chef de tribu, il est aussi un homme cultivé et instruit, et a vécu quelque temps à l’étranger.
RÉORGANISATION SOCIOPOLITIQUE, UNE AVANCÉE LENTE MAIS CERTAINE
Les élections ont constitué donc un pas important, mais seulement un pas sur le chemin de l’édification de l’Etat. Le nouveau gouvernement sur la base des élections, n’a pas encore été constitué, et l’Assemblée Nationale ne s’est pas réunie à la date de la rédaction de ces lignes. Mais c’est une question de temps seulement. Le véritable pari se trouve au niveau de la Constitution. La constitution du pays qui déterminera les axes de la marche vers l’avenir irakien, d’où l’importance de sa formulation qui sera l’occasion de poser de nombreuses questions essentielles, non seulement pour l’Irak mais pour toute la région, et même le monde. Il s’agit à leur tête, de la relation entre la religion et l’Etat. Ou plus précisément le rôle de la religion dans la gestion des affaires de l’Etat.
Concernant l’élaboration de la constitution, une grande question se pose sur la manière de faire participer les sunnites dans cette opération, eux qui ont boycotté les élections ? Le Conseil des Uléma fera-t-il partie du groupe qui portera la responsabilité de la rédaction de la constitution, sur quelle base et dans l’objectif de construire quel avenir ? on peut prévoir que l’Islam sera une des sources de la législation, mais pas la seule. Tout en respectant l’essence de l’identité nationale qui souligne d’abord l’appartenance irakienne avant de passer aux considérations chiite, sunnite, chrétienne, kurde, arabe, ou autre. Sans oublier que le pouvoir en Irak doit respecter la question du partage l’autorité et de la richesse.
On peut parier que l’Irak ne rentrera pas dans une guerre civile. Il existe une sorte de sagesse chez les Irakiens qui pourrait les pousser vers un vrai dialogue national. Les prémisses d’un dialogue sont déjà apparues entres les forces et partis politiques vaincus lors des élections législatives.
Sur la base de tout ça, nous pouvons dire qu’il n’y a pas de danger à «balkaniser» l’Irak. Il y a aujourd’hui un accord général pour changer et ouvrir la page de l’après -Saddam. Mais tout est tributaire de l’édification d’un Etat. Dans cet Etat, sera fixé le destin de l’Irak, et peut-être même de tout le Moyen-Orient.
Géostratégiques N° 07 L’Irak Violence, absence de l’Etat et élections