L’Intelligence arabe de l’Europe Une faille géo-culturelle

Professeur Jean Paul CHARNAY

Février 2006

Appelons faille géo-culturelle les méconnaissances civilisationnelles entre deux ou plusieurs ensembles politiques et sociologiques globaux, séparés par une faille géo-historique qui a filtré leur intercommunication, et a déformé leurs perceptions réciproques. La rencontre fut parfois brutale : les conquistadores en ce qui sera l’Amérique, l’expédition de Bonaparte en Egypte (1798) ou l’arrivée du Commodore Perry, devant Edo au Japon (1853). Ce qui entraîne des réactions désordonnées et contradictoires. De la part de l’envahisseur un sentiment de supériorité conjuguant la prise économique et la légitimité du devoir de civiliser. De la part de l’envahi un repli désenchanté et compensateur (ils ont la force mais nous avons la vraie religion) ou une volonté forcenée de parvenir aussi à l’égalité technologique et scientifique.

Une faille géo-culturelle est donc une zone de rupture de croyances et de mœurs. Elle peut aboutir à un choc de civilisation : situation banale dans l’histoire universelle. Ainsi, la faille géo-culturelle surdétermine les antagonismes économiques, mais se laisse mieux illustrer, pour les opinions publiques, par les écrivains et les artistes – les percevants – que par les anthropologues et les politologues – les connaissants – ou ceux qui croient connaître. Car, l’érudit peut être submergé par la passion ; l’herméneutique a ses stratégies pour camoufler ses a priori et ses objectifs, et peut devenir apologétique. Ce qui dévalorise le vieux poncif Orient spiritualiste / Occident matérialiste. Et entraîne des demandes reconventionnelles : cette force matérielle de l’Occident ne vient-elle pas aussi de l’Orient ? D’où de la part des Arabes cette revendication ; l’Europe ignorait-elle les apports arabes à la civilisation universelle ? Ce serait alors une faille intellectuelle. Ou a-t-elle volontairement occulté ces apports ? Ce serait une faille idéologique.

C’est le problème de l’intelligence arabe de l’Europe à travers la faille géo-historique de la Méditerranée, faille amorcée par la décrépitude de Rome face aux invasions et à Byzance, faille matérialisée par la conquête arabo-musulmane de la rive sud.

L’expression à une triple acception :

  • La connaissance qu’ont les Arabes de l’Europe
  • Les apports arabes à la civilisation (littérature, philosophie, sciences, …) de l’Europe.
  • La compréhension par les Européens de la civilisation arabo-musulmane.

Avec le risque que l’intelligence que l’on a « de l’ennemi ne conduise à l’intelligence avec l’ennemi ». Les Arabes reprochent avec véhémence aux Européens d’ignorer -de nier l’héritage arabe. D’où un sentiment mêlé de tristesse et de revendication. Ils ne se pardonnent pas, mais ils ne pardonnent pas aux Européens, leur « sortie de l’histoire », leur décrochage scientifique et technologique tandis que l’Europe de la Renaissance puis des Lumières bousculait les vieilles certitudes théologiques et postulait le règne du progrès humain.

Il est humain de s’affermir, de demander justice pour son passé. La recherche de la vérité historique -à supposer qu’elle puisse échapper aux idéologies et aux passions- ne va pas toujours sans la volonté de secrètes vengeances, dans l’espoir que l’Autre fera repentance. Or chaque culture, par illusion spéculaire, s’enivre de ses propres richesses, et par jeu de miroir se désole de n’apparaître pas à l’Autre telle qu’elle croit se voir -telle qu’elle voudrait avoir été.

À ce qu’une certaine historiographie coloniale a appelé « les siècles obscurs » des Arabes, passées la grandeur abbasside et la splendeur andalouse, peut être exagérées – les Arabes opposent ce que certains appellent « les siècles obscurs de l’Europe » – du partage de l’empire carolingien au départ en croisade – que les Francs considéraient comme une légitime reconquête de la Terre Sainte.

Sur cette vaste faille géo-historique, la Méditerranée, les civilisations s’étaient bousculées. Sur l’Asie Mineure et le Proche-Orient avaient fluctué les avancées et les reculs des peuples d’Orient et des peuples d’Occident. Xerxès siècle avant manqué l’orientalisation de la Grèce, mais celle-ci recouvrait l’Eonie, et Alexandre tentait l’hellénisation de la Perse -et au-delà de l’actuel Centre Asie. Ce fut la splendeur de la grande Alexandrie, et celle de certains de ses successeurs, les Diadoques dans les royaumes hellénistiques : les Ptoléméees en Egypte, les Séleucides entre la Cappadoce et la Sogdiane, le royaume de Pergame en Asie Mineure, l’Etat gréco-bactrien sur l’Afghanistan actuel -où se dressaient à Bamyan les Bouddhas dynamités par les Talibans. Ainsi à des siècles de distance se réorientalisait l’Orient. Mais quelle avait été la connaissance de l’Orient en Occident ?

Au Moyen-Âge la scholastique occidentale a toujours buté sur ce problème : l’apparente insécabilité de l’arabe et du musulman, qui apparaît dès les premiers « orientalistes » : les historiens des croisades dépassant le simple témoignage par la valeur littéraire au-delà de l’intérêt documentaire : Fouquer de Chartres et Guibert de Nogent, chapelain de Baudouin de Bouillon frère de Godefroy pour la première, l’archevêque Guillaume de Tyr pour la troisième, la vie de Saint Louis par son chevalier sénéchal de Champagne, Joinville, la princesse Anne Comnène pour les guerres byzantines, le chroniqueur flamengo bourguignon Froissart pour les croisades contre l’invasion turque sur le Danube. Saint François d’Assise s’était efforcé de convertir durant la cinquième croisade le sultan Abdel-Malik qui rétrocéda Jérusalem à Frédéric II de Hohenstaufen, et fut honni par les musulmans.

Pourtant demeure l’interrogation passionnée des Arabes, l’Europe admet-elle des racines arabo-musulmanes dans la culture européenne ? Or, les théologiens médiévaux avaient tellement pratiqué les philosophes arabo-musulmans, qu’ils les ont phonétiquement latinisés. Peu familiers avec la langue, interloqués parfois par l’énonciation généalogique qui désigne la personne, et par la prononciation, ils ont simplifié les désignations de ces savants. Donc, en ce temps où est reprise, à travers des documents et de nouvelles méthodes historiques la controverse sur le point de savoir si les savants arabes des siècles d’or ont irrigué l’Europe, s’ils ont été des transmetteurs, des vulgarisateurs des pensées grecque, perse et indienne, des observateurs avisés, des praticiens parfois inventifs, ou de véritables constructeurs de concepts et de théories, évoquons certains des plus illustres dont s’était saisie la scholastique médiévale, selon leur mouvement chronologique (bien que les grandes traductions aient été plus tardives).

Dès le VIIIe siècle en Perse et en Asie Centrale

Al-KHAWARIZMI : Asie Centrale, VIIIe et IXe siècle. Mathématicien de l’école de Bagdad, « père » de l’algèbre, si célèbre que son nom est devenu le substantif ALGORITHME.

AL-FRAGANUS (AHMAD FERGANI) : Transoniane, IXe siècle -Mathématicien et astronome ptoléméen.

AL-BATEGNIUS (AL BATTANI) : Maran (Perse)

AL-PETRAGIUS (AL BITRAGI) : Andalousie. Mathématicien, astronome aristotélicien hostile au système des sphères célestes de Ptolémée.

GEBER (IBN HAYAN) JABIR : Perse centrale. Médecin, philosophe et alchimiste, sous le nom duquel furent regroupés de nombreux traités.

AL-BUMASAR (ABU-MASHAR BALKHI) : Astrologue bactrien disciple de l’illustre AL-KINDI, médecin du VIIIe siècle à la cour abbaside, l’un des premiers traducteur d’Aristote.

Au Xe siècle les grands novateurs

AVICENNE (IBN SINA) : près de Bukhara 980-Hamdan 1037. Médecin célèbre dont l’œuvre fut l’une des sources de la médecine médiévale, mais aussi philosophe aristotélicien et surtout mystique, traduit en latin au XIIIe siècle.

AL-BIRUNI : (Khârezmi 973 – Ghaznî 1048), Persan ayant accompagné Mahmoud le Ghaznévide dans sa conquête de l’Inde, ce génial savant encyclopédiste a eu en Occident l’infortune de voir les sonorités de son nom déformé en Aliboron, baudet dans La Fontaine.

Au XIe siècle

AL-HAZEN (AL-HAYTHAM) : Bassora – le Caire 1038, Mathématicien et ingénieur au service du calife fatimide Al-Mahdi. Il ne put régulariser les crues du Nil ; mais sa science astronomique le fit appeler Ptolemeus Secundus. Ses travaux sur l’optique et la perspective demeurèrent classiques.

AVICEBRON (SALOMON IBN GABIROL) : Malaga 1020-Valence 1058) Philosophe juif péripatéticien, auteur d’une Source de vie, traduit en latin par Dominique Gondisalvi

AL-GAZEL (GHAZALI) : Tus-Khorasan 1058 – 1111, Professeur

d’université, proche d’un grand vizir seldjoukide, il subit des désillusions politiques et endossa la robe de laine blanche des sufis. Il rédigea alors sa capitale Vivification des sciences religieuses mais est surtout connu au Moyen-âge par son attaque de la philosophie aristotélicienne représentée par Averroès.

Enfin le grand XIIe siècle

AVENZOAR (IBN ZUBIR) : Andalousie 1073-1 162, Médecin et philosophe juif dont Averroès suivit l’enseignement.

OMAR KHAYYAM : Nichàpur, Perse 1050-1123, Algébriste, astronome chargé par le sultan seldjoukide Malik Shah de réformer le calendrier, il obtint au XIXe une gloire internationale par le pessimisme (athée ?) de ses Rubàiyyàt.

AVERROES (IBN RUSHD) : Cordoue 1126 – Marrakech 1199, Médecin, cadi de stricte obédience et surtout « Grand Commentateur » d’Aristote dont il développa le matérialisme et le rationalisme contre les attaques d’Al-Gazel.

Il fut accusé en Occident d’être l’auteur de la doctrine de la double vérité, selon la raison pour l’élite, selon la révélation pour les masses. Aujourd’hui invoqué par les libéraux, il est redevenu un objet de controverse par le film de Youssef Chahine.

AVEMPACE (IBN BADJA) : Saragosse fin XIe siècle – Fès 1138, Médecin aristotélicien, auteur d’un Guide du Solitaire, décrivant les étapes de la montée de l’âme vers Dieu.

ABU BACER (ABU BAKR IBN TOFAYL) Cadix début XIIe siècle –

Marrakech 1125), Médecin ami d’Averroès et vizir d’un souverain almohade, auteur d’un fascinant roman philosophique le Vivant fils du Vigilant, ce « Philosophe autodidactus » qui par l’observation et le raisonnement se forge une vision générale du monde.

Ainsi les premières et illustres écoles de médecine de la chrétienté -Palerme et Montpellier- ont reconnu l’apport des médecins arabes outre l’alchimie et l’astrologie, donc l’astronomie, la mathématique, et l’hermétisme. Mais c’était les connaissances de la nature, non la sagesse religieuse. Au-delà, l’Andalousie s’interrogeait sur sa véritable nature. Une seule civilisation comparée de trois variables, arabo-musulmane, chrétienne, judaïque ? Ou trois cultures coexistant, parfois imbriquées, parfois antagoniques, entre elles ? La Reconquête mit fin à ces doutes.

À l’inverse, on ne saurait créditer par la seule transmission arabe, l’insémination de la philosophie grecque dans la chrétienté occidentale. Certes, en 529, Justinien ferma les écoles païennes, mais par les Pères grecs dans les Conciles, par les liens de Byzance avec Venise, par les reflux vers l’Occident latin des lettrés sous la poussée turque jusqu’à la chute de Constantinople (1453), le mouvement de traduction en Italie et en Espagne n’avait jamais, en dépit du schisme d’Orient et de la conquête ottomane, occulté la pensée grecque dans le christianisme latin. Et celui-ci s’y renouvela avec la Renaissance : la Scienza Nova balaya vers l’érudition les vieux maîtres arabes latinisés.

Mais la chrétienté médiévale a-t-elle vraiment compris l’Islam, et ce livre pour elle étrange, le Coran ? Soit cinq destins – cinq interrogations -symboliques et ambigus ayant tenté de sonder la faille géo-culturelle.

  • Pape de l’an mil Sylvestre II (999-1003) : jeune moine (Gerbert d’Aurillac) en catalogne avait été fasciné par la science arabe. Mais il conçut le premier projet de croisade.
  • Abbé de Cluny (1127-1156) Pierre le Vénérable avait vu son abbaye reconstruite par le butin pris à la reconquête de Tolède (1185). Mais il encouragea une traduction partielle du Coran.
  • Arabisant, hébraïsant, anti-averroïste, Docteur illuminé, promoteur d’une neuve méthode de pensée, le majorquin Ramon Lull rêvait d’une croisade spirituelle pour convertir les Musulmans. Mais le Procureur des infidèles, fut, dit la tradition, lapidé à Bejaia (1315).
  • Acteur des derniers efforts pour résorber le schisme d’Orient, Nicolas de Kues, cardinal, réagit à la chute de Constantinople par un traité De pace fidei glorifiant l’unité de Dieu à travers les diverses religions.
  • Grenadin de naissance, fassi d’éducation, Al Hassan ibn Muhammad al Fassi fut capturé en 1517 par un corsaire chrétien. « Donné » au pape Laurent X Médicis, il se convertit et rédigea sa fameuse Description de l’Afrique. Il serait mort après 1554 à Tunis, alors sous occupation espagnole.

Synthétisons les disparités fondamentales entre les trois religions

  • Soit les doubles négations réciproques :
  • Pour le judaïsme : Jésus n’est pas Dieu ; Mohammed n’est pas prophète.
  • Pour le christianisme : l’attente judaïque du Messie est périmée par la venue de Jésus ; Mohammed a accompli une mission sans révélation divine.
  • Pour l’islam : Jésus n’est qu’un prophète, non Homme et Dieu, il reviendra comme messie eschatologique à la fin des temps.
  • Soit les erreurs -les péchés capitaux
  • Pour le judaïsme : la rupture de l’Alliance : l’inobservation des prescriptions de la Thora, le Veau d’or.
  • Pour le christianisme : l’orgueil -la chute du péché originel
  • Pour l’islam : le polythéisme -l’association d’idoles à Dieu.

Pourtant chaque religion se déclare en expansion et en approfondissement dans le temps et la pensée :

  • Mishna sur la Thora, maturation talmudique, Midrash rabbinique
  • Tradition évangélique, dogmatique conciliaire, élaboration patristique, succession apostolique
  • Pondération de l’exemple muhammadien (hadith- sunna), Ijtihad : effort d’élaboration nominative

Dans l’histoire l’islam s’affirme première religion monothéiste et dernière religion révélée par le Coran. Pour éviter que celui-ci ne suscite chez les fidèles une adoration idolâtre qui le placerait à côté de Dieu, constituant ainsi une croyance polythéiste, la théologie classique majoritaire affirme que le Texte du Coran est consubstantiel de toute éternité à la pensée divine, donc à l’existence de Dieu. Mais « l’aigle de la synagogue », Maïmonide (XIIe siècle), pourtant recueilli comme médecin à la cour de Saladin au Caire après son expulsion, de Cordoue puis de Fès par les Almohades, avait estimé que Mahomet ne pouvait avoir été prophète car (selon la tradition) il était illettré – Maimonide pourtant admettait une prophétie en une langue autre que l’hébreu.

La perception européenne de Muhammad allait évoluer. Certes, au XVIIe siècle encore le sombre génie de Pascal ploie en formules redoutables les imprécations du De veritatis religionis christianae de Grotius : « Mahomet non prédit, Jésus-Christ prédit, Mahomet en tuant, Jésus-Christ en faisant tuer les siens, Mahomet en défendant de lire, les apôtres en ordonnant de lire… si Mahomet a pris la voie de réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de périr humainement. il faut dire que puisque Mahomet a réussi, Jésus- Christ devait périr »1.

Mais au XVIIIe siècle la personne du prophète devient positive. Déjà Leibniz et Boulainvilliers avaient souligné qu’il avait étendu l’aire du monothéisme. Dans ses tragédies musulmanes, Voltaire alterne la glorification de la générosité arabe (Zaïre, 1732) et la dénonciation du fanatisme musulman (Mahomet ou le prophète, 1741) :

Je dois régir en Dieu l’univers prévenu,

Mon empire est détruit, si l’homme est reconnu Montesquieu alterne une vision pessimiste du « despotisme oriental », et un érotisme de Mille et Une Nuits dans ses Lettres persanes.

En fait, c’est le délicieux Galland (premier volume 1704) qui transforma la terre de l’infidèle en un lieu de bonheur et de fantasmagorie, d’aventures merveilleuses et de palais enchantés « Tous les Orientaux, Perses, Tartares, et Indiens, s’y font distinguer, et paraissent tels qu’ils sont, depuis les souverains jusqu’aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher ces peuples dans leurs pays, le lecteur aura le plaisir de les voir et de les entendre parler avec toute la circonspection que demandait la délicatesse de notre langue et de notre temps ». Et Galland fut aussitôt traduit dans toutes les langues de l’Europe.

Contemporain de la libération de la Grèce, le romantisme est philhellène. Mais entre Chateaubriand, résolument anti-ottoman, et Auguste Comte, qui espéra un temps dans le despotisme éclairé de la Sublime Porte, s’étend la grande période poétique ponctuée par les Massacres de Chio, (1822 : Delacroix et Hugo : l’Enfant grec) et le siège de Missolonghi (1822 et 1825-1826) où Byron meurt (1824) et qui se fait sauter plutôt que de se rendre aux Turcs.

Pourtant, une autre appréciation de la pensée musulmane se fait jour. Non quant à ses conceptions théologiques ou ritualistes, mais quant à l’essence de son éthique. Dès 1793-9. Hypérion de Hôlderlin part combattre en Grèce – non sans désillusion. Chassé d’Oxford pour son essai sur la Nécessité de l’athéisme, Shelley s’empare d’une religion qui a refusé le péché originel pour postuler le caractère transitoire du mal (La Révolte de l’islam, 1818). Dans son Divan occidental-oriental (1819), Goethe s’inspire de Hafiz, qui vient d’être traduit, pour rêver le voyage en Orient d’un Occidental soucieux d’atteindre à une vérité universelle. Dans son projet de drame Mahomet, il aurait décrit l’évolution du prophète, la pureté des premières révélations, la retombée dans les fourberies et les cruautés politiques, l’ascèse spirituelle lors de sa mort par empoisonnement. Cette nouvelle perception avait été appelée par de nouvelles traductions du Coran (Megelin 1772 ; Boysen 1773) et surtout l’Histoire de la vie de Mahomet (Turpin 1773).

Au XIXe siècle les historiens préromantiques (Herder), romantiques (Michelet), postromantiques (Renan), les philosophes (Hegel, Comte) ont magnifié le raffinement de la culture arabe et ses savoir-faire pratiques (hydraulique, agriculture : le jardin damascain ou grenadin). Demeure le cas ambigu de Renan, dans sa controverse avec Djamel ed-Din el-Afghani. Renan ne nie nullement la science arabo-musulmane, il constate la rigidité de l’enseignement traditionnel qui a entraîné un dommageable refoulement de l’esprit critique, et favorisé l’auto-satisfaction.

Une occultation de la culture arabe n’apparaît-elle pas au XIXe siècle, pour des motifs plus politiques et stratégiques qu’érudits ? Alger, Tripoli, perpétuent la prise d’esclaves par la course barbaresque : elles sont bombardées par les escadres anglaise et américaine. La course ne disparaît qu’avec la prise d’Alger en 1830. Surtout l’Europe constate le déclin des derniers grands empires musulmans (ottoman, séfévide et qadjar, grand-mogol) et a tendance à minorer la culture arabe, mais plus au niveau des enseignements primaire et secondaire légitimant les dominations coloniales, qu’à celui de l’érudition, même si les méthodes alors utilisées sont dépassées.

Au XIXe siècle « le voyage en Orient » eut coloration affective. Chateaubriand part à Jérusalem pour mieux conquérir Natalie de Noailles à Grenade, mais Lamartine y perdit sa fille Julia et Renan sa sœur Henriette. Après vinrent les visionnaires (Lady Stanhope chez les Druses, Nerval découvrant au Caire le mystérieux calife fatimide chiite Al-Hakim, Foucauld chez les Touaregs), les touristes (Flaubert, Loti), les trafiquants (Rimbaud) et les administrateurs des colonies. Mais c’est Victor Hugo qui n’ayant pas dépassé l’Espagne et abandonnant ses Orientales (« les orientaleries de sa jeunesse »), tente, dans la Légende des siècles, de comprendre la morale du Coran et la figure du prophète.

En préface, il indique, certes, que dans sa recherche de la vérité historique, « la barbarie mahométane ressort de Cantemir (prince moldave allié de Pierre le Grand, traducteur du Coran en latin et en russe, auteur d’une Histoire de la grandeur et de la décadence de l’empire ottoman, 1716, Zim-zizimi, sultan d’Egypte, ou « Sultan Mourad ». Mais celui-ci est finalement sauvé, en dépit des massacres qu’il a perpétrés, pour avoir chassé les mouches dévorant un pourceau égorgé. Et Hugo a transposé avec exactitude le verset 78 de la sourate XCI du Coran : au jour du jugement

Ceux qui firent le mal le poids d’une fourmi Le verront, et pour eux Dieu sera moins ami Ceux qui firent le bien ce que pèse une mouche Le verront, et Satan leur sera moins farouche Au-delà, Hugo s’interroge sur la personnalité du prophète. C’est l’ambigu quatrain « Mahomet » :

Le divin Mahomet enfourchait tour à tour Son mulet Daidoh et son âne Yafour Car le sage lui-même a, selon l’occurrence, Son jour d’entêtement et son jour d’ignorance

Plus troublantes encore demeurent ses évocations de la confrontation à la mort de Jésus et de Mahomet. Dans la « Première rencontre du Christ avec le tombeau », Hugo transfigure la résurrection de Lazare Jésus, usant de ses dons divins pour extraire son âme des ténèbres : tendresse humaine, pouvoir thaumaturge qui effraie les bien-pensants institutionnalisés :

Or les prêtres, selon qu’au livre il est écrit, S’assemblèrent, troublés, chez le prêteur de Rome ; Sachant que Christ avait ressuscité cet homme, Et que tous avaient vu le sépulcre s’ouvrir, Ils dirent : « il est temps de le faire mourir »,

Par antithèse romantique Hugo restitue la mort de Mahomet : « l’an IX de l’Hégire » :

Comme s’il pressentait que son heure était proche, Grave, il ne faisait plus à personne reproche.

Il songeait longuement devant le saint pilier.. Par moment, il faisait mettre une femme nue Et la regardait, puis il contemplait la nue Et disait : « La beauté sur terre, au ciel le jour »… Sa bouche était toujours en train d’une prière ; Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre. A soixante-trois ans une fièvre le prit, Il relut le Coran de sa main même écrit. « J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite Je suis la force, enfants, Jésus fut la douceur. Et l’ange de la mort vers le soir à la porte Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer ;

  • Qu’il entre -On vit alors son regard s’éclairer De la même clarté qu’au jour de sa naissance ; Et l’ange lui dit : – Dieu désire ta présence
  • Bien, dit-il. Un frisson sur ses tempes courut, Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.

Au-delà des à-peu-près théologiques et historiques. Hugo perçoit un prophète de la plénitude d’Allah, balançant son pouvoir politique par un souci de justice et de délicatesse envers les humains, accédant à une mort apaisée au milieu d’un peuple éploré.

Hugo, pourtant, s’inquiète du volontarisme musulman. Dans « Le Cèdre » il évoque Omar « cheikh de l’islam et de la loi nouvelle », « prêtre de Mahomet », qui voyant à Patmos Jean dormir la tête sur un roc au soleil, ordonne « au nom de Dieu vivant » à un cèdre de Djedda de se déplacer afin de couvrir de son ombre le visionnaire de l’Apocalypse. A quoi Jean tonne : « Nouveaux venus, laissez la nature tranquille ! ». Et dans « 1453 » Hugo prédit la reprise de Byzance par le « chevalier France ». La haute poésie romantique fut donc sensible, au-delà de ses imprécisions dogmatiques et pragmatiques, à la force culturelle arabo-musulmane. Mais elle ne parvient pas à la situer dans l’histoire universelle. Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel « coince » brièvement le mahométanisme entre les invasions barbares et la renaissance carolingienne. Hugo fait de même dans La légende des siècles ; il place l’islam entre « la décadence de Rome » et « le cycle héroïque chrétien » : saga scandinave, chansons de geste et romancero espagnol. Mais Hegel s’efforce de dévoiler l’Oriental en réduisant l’existence des musulmans à l’immanence de l’être, d’où sa comparaison à un panthéisme. « Le panthéisme oriental, surtout sous la forme musulmane telle qu’elle a été élaborée par les Perses « a cherché » à entrevoir le divin dans toutes les choses créées. L’immanence du divin dans (l’âme) ainsi libérée et élargie procure la sereine intériorité, le libre bonheur, la béatitude, propre à l’oriental qui renonce à sa particularité pour se plonger dans l’éternel et l’absolu » alors que le Nord connaît l’intériorité malheureuse (Esthétique – l’art symbolique, la poésie mahométane).

Pourtant au XIXe siècle l’Europe s’emparait de l’un des plus étranges et fascinant massif poétique de l’Orient musulman : les Rubàiyyàt (quatrains) d’Omar Khayyâm, mathématicien, algébriste génial (Nichàpur, Perse 1050­1123), ces quatrains blasphémateurs et mystiques, érotiques et désespérées, doutant de l’existence du bien, mettant bien en accusation… Leur traduction anglaise par E. Fitzgerald se répandit sur l’Europe, visage miroitant et sombre de l’Orient. Au XXe siècle à l’apogée des empires coloniaux, Malraux (Les Noyers de l’Altenburg) livre sa vision d’un « islam » ossifié entre l’Occident et l’Extrême-Orient. Sa littérature fantastique (ce qui est aussi une façon d’être abstrait, de refuser l’homme : le djinn et la rosace se rejoignent)… « Dans les contes de l’Orient il y avait des marchands et des oiseaux fantastiques, des prévenus et des génies ; pas un homme. L’Islam- toute l’Asie peut être s’intéressait à Dieu, mais à l’homme jamais » alors qu’en Occident « le coup d’Etat du christianisme, c’est d’avoir installé la fatalité dans l’homme, de l’avoir fondé sur notre nature ». Dont Malraux déduit que « la vie des musulmans est un hasard dans le destin universel ; ils ne se suicident jamais » sauf en Dieu : les islamokazes.

Lors de la décolonisation, les principaux orientalistes (Louis Massignon, Henry Corbin) ont privilégié la hauteur mystique de l’islam, tandis que Jacques Berque, chantre d’un Arabe faustien, se laissait surprendre par la révolution islamique, et qu’Aragon se réfugiait dans le rêve andalou du Fou d’Elsa.

D’où l’actuelle demande en justice arabe : retrouver, affirmer, l’ensemble du patrimoine culturel et scientifique arabe. S’agit-il d’un Contre Occident ? Occident et Orient sont-ils des répartitions géopolitiques en confrontation ? Sont-ce des contenus culturels en insémination réciproque ?

L’Europe n’est-elle qu’Occident, ou une portion mitoyenne entre le Super­Occident, l’Amérique du Nord et l’Extrême- Occident, ex-extrémité de l’Extrême-Orient : le Japon, la Corée, voire demain la Chine ?

La géopolitique anglo-saxonne procède à une sommaire dichotomie entre Far-East et Middle-East, lequel englobe ce qui s’étend depuis le Maroc jusqu’à l’east of Suez et l’ex-empire des Indes. Les géopoliticiens du vieux continent distinguent entre Proche-Orient, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Extrême-Orient et rajoutent maintenant l’axe turco-musulman des Balkans au Centre-Asie indépendant, ex-Asie centrale russe puis soviétique.

Répartition idéologique (l’aire musulmane), mais non logique (le Maghreb est au « couchant ») et hétérogène, chaque segment géographique constitue un capharnaum de cultures, chacune étant à la fois critique envers elle-même, et dénigrante à l’encontre des autres. D’où le doute. L’orientalisme, en soi mode de perception et d’appréhension de l’Autre, n’a-t-il pas véhiculé que des Contre-Orients ? L’expression est ambiguë. Contre-Orient peut signifier crainte de s’adultérer en cédant trop à la séduction de l’Autre : perte d’identité. Il peut aussi signifier appréciation péjorative de la culture de l’Autre. Les objurgations aux repentances se heurtent, reconduisent les ressentiments passés et durcissent les convictions antagonistes. Comment, avec intelligence, faire le partage entre ce qui était inéluctable, ce qui a été bon, ce qui fut néfaste, durant les périodes coloniales qui ont généré de multiples orientalismes ?

  • Pictural – de Carpaccio ou Bellini à Delacroix ou Matisse, sans oublier en Algérie les pensionnaires de la Villa Abd el Tif.
  • Musical aussi ? Complexe est la situation. Rares furent les grands compositeurs classiques qui dépassèrent un habillage extérieur tonal ou rythmique : même Mozart (la Marche turque), Shéhérazade de Rimsky-Korsakoff, ou le gentil Marouf, savetier du Caire de Rabaud. Contrairement aux extrême-Orientaux (Japonais, Coréens, Chinois aujourd’hui), les élites arabes demeurèrent longtemps, en majorité, peu attirés par la grande musique occidentale. Les premières véritables osmoses se réalisèrent, du côté occidental, par l’influence soufie ou indienne sur la nouvelle musique savante (Messian) et, du côté oriental, par l’influence du rock sur le raï.
  • Architectural : le néo-mauresque Jonnart algérien, le néo-mughal indien
  • Militaire : des uniformes néo-mauresques de l’Armée d’Afrique, aux modes tactiques et au déracinement politique et culturel des tirailleurs -jusqu’à ce que l’Indochine les transforme en contre-occidentaux de guerre révolutionnaire. Mais la confrontation de l’islam avait troublé les officiers français. Se croyant successeurs de Rome et des croisés, certains ont réappris la transcendance exotique (l’Atlantide de Pierre Benoît), divine (Le voyage du centurion de Psichari, Foucauld, observateur sinon espion mais érudit en tamazight), ou idéologique anti-communiste (les Centurions de la guerre d’Algérie contre-orientaux anti-communistes, et contre-occidentaux dénonçant l’avachissement de l’Occident. L’armée française conserve pourtant les traditions des vieux régiments « indigènes » avec le 1er spahi à Valence (ex-marocain, « Lyautey cavalerie », régiment le plus décoré de toute l’armée), et le 1er tirailleur à E Les zouaves avaient été « francisés » très tôt après la conquête ; le père d’Albert Camus y fut tué dès 1914.
  • Affairiste : des Compagnies anglaises, hollandaises et françaises des Indes orientales ou occidentales aux trafics de la colonisation dénoncés par Balzac (la Cousine Bette), Daudet (Le Nabab) ou Maupassant (Bel-Ami) qui reconnaît les raisons de la révolte des cavaliers de Bou Amama affolés par la misère résultant de l’impéritie de l’administration coloniale, mais dénonce aussi leurs atrocités : femmes éventrées, hommes égorgés. (Au Soleil).
  • Culinaire – De la poursuite des épices lors des Grandes Découvertes jusqu’à la floraison des restaurants orientaux.
  • Humoristique – Du Bourgeois gentilhomme fait mamamouchi aux Lettres persanes, critique de soi, et à Tartarin de Tarascon partant chasser le lion et tuant le bourricot dans la proche banlieue d’Alger ou Fernandel dans Ali Baba – outre les BD : Tintin luttant contre la traite arabe dans Coke en stock, et le méchant vizir Iznogoud.
  • Cinématographique – oscillant entre Bagdad vu par Hollywood et les niaiseries du Cheykh avec Rudolph Valentino, mais avec deux chefs d’œuvre flamboyants : le film d’animation de Lotte Reiminger, Les Aventures du prince Achmed et, les Mille et Une Nuit de Pasolini. Mais les films-culte de la période coloniale ne montrent que des Européens « paumés » sans évocation de l’environnement arabe : Gabin dans Pépé le Moko et la Bandera, Marlène Dietrich dans Morocco et le Jardin d’Allah, Bogart et Bergman dans Casablanca.
  • Erotique – Des Vierges noires des églises souvent divinités païennes christianisées qui, selon certaines traditions, se seraient assombries lorsque aux croisades leur seigneur avait succombé aux charmes d’une belle sarrazine, au Marc-Antoine de Shakespeare ( « les lits sont doux en Orient »), au Bain Turc de Monsieur Ingres et aux « nus artistiques » de belles « fatmas », appellation générique des femmes de ménage à la journée dans les familles européennes, mais ici pensionnaires de bousbir, même pas danseuses (Ouled Naïl- « alouettes naïves »). En fait deux albums de photographies dénoncent avec force cette réification, cette négation de la femme arabe durant l’époque coloniale. L’un de Malek Alloula, le Harem colonial (Garance, 1981), triste exhibition de prostituées aux seins dénudés. L’autre, plus cruel encore, est un recueil de photos d’identité de villageoise, voile enlevé, prises sur ordre de l’armée pour le contrôle dans « les villages de regroupement » à la fin de la guerre d’Algérie (Marc Garanger, Femmes algériennes 1960, Contrejour, 1982). Visages tragiques, figés, traqués… Mais dans l’Etranger d’Albert Camus l’indigène est tué et son meurtrier pied-noir guillotiné, parce qu’un souteneur européen a « corrigé » sa « femme » arabe.

Les duretés de la colonisation, les sacrifices des guerres de libération, ont généré de nouvelles colorations dans l’orientalisme arabo-musulman :

  • un orientalisme compatissant, souffrant, mystique et pro-oriental à la Massignon ou à la Mauriac.
  • un orientalisme combattant, pro-révolutionnaire et contre-occidental : adeptes plus ou moins communistes, maoïstes ou gauchistes, de la révolution palestinienne, de l’autogestion algérienne, de la Tricontinentale.
  • un orientalisme économique : innombrable littérature sur le développement émanant d’universitaires, certains progressistes «pieds rouges », peu familiers avec ces sociétés, relayée par un orientalisme géopolitique déboussolé par la Palestine, l’Afghanistan, la révolution islamique, le terrorisme et y appliquant sans discernement les catégories occidentales.

Apparemment, les Contre-Occidents viennent de l’Orient. C’est la contestation géopolitique directe, des contre-croisades à la décolonisation. Mais la situation est ambiguë. En philosophie politique, le Contre-Occident peut être soit négation de l’Occident, au nom de l’identité du Contre-Occident, (de l’islam combattant, de la nation arabe), soit appel d’un Occident dévoyé à une sorte de Super-Occident qui appliquerait ses valeurs en respectant les valeurs de l’Autre. A moins que l’Orient ne revendique l’antériorité de leur découverte : éthique respectueuse de la personne humaine, avancées scientifiques ou techniques, grosses applications pratiques et d’extrapolations conceptuelles ensuite réalisées en Occident.

Mais le Contre-Occident émané de l’Orient peut n’être que le refus coléreux de ne pas pouvoir/ vouloir échapper à la Tentation de l’Occident (Malraux), à la fois tentateur, tenté et tentant. Ou l’autre refus coléreux de constater que l’Autre ne vous trouve pas assez beau, assez intelligent, et doté d’un passé culturel suffisamment riche. C’est l’agressive dénonciation émise à l’encontre de l’orientalisme d’être ou incompétent, ignorant parce que ne percevant les choses que de l’extérieur ; ou de mauvaise foi pour mieux glorifier sa propre civilisation : de Djamel ed Dine al Afghani à Edward Saïd (Orientalism) la démarche, sinon toujours les arguments se répètent. D’où un réel déficit d’autocritique, et de simple critique. Car tout orientaliste est tributaire des connaissances et des méthodes historiques de son époque : il serait outrecuidant, bien que souvent pratiqué, d’évaluer les travaux d’une époque selon les critères scientifiques ultérieurement dégagés, puisque par postulat les résultats sont faits pour être dépassés.

En fait, plus profondément le Contre-Occident vient d’Occident. En philosophie de l’histoire, en idéologie religieuse ou politique, l’Occident a progressé par une série de rejets, de négations de lui-même : de l’antiquité tardive par les royaumes romano-barbares se christianisant, de ceux-ci par la chrétienté féodale, de celle-ci par les royaumes indépendants, de leur cohérence théologique par la Réforme, de la monarchie de droit divin par les Lumières, des révolutions bourgeoises par les prolétariennes, des nationalismes triomphants par les socialismes internationalistes plus ou moins populaires ou démocratiques, du libéralisme capturant et globalisant le capital et la force de travail à l’angoisse identitaire et économique de ceux qui craignent aujourd’hui l’exclusion, à l’absolutisation individualiste des droits de l’homme.

Ainsi l’Occident s’est dépassé, se mute, par des accès de rage contre lui-même. En même temps, il s’est projeté un certain nombre de fois sur la planète : Rome, les Croisades, les Grandes Découvertes, les empires coloniaux du XVIe au XXe siècle, la mondialisation maintenant. A-t-il agi en simple prédateur ? Certes il s’est saisi des richesses et des esprits fascinés par ses droits et ses réussites matérielles, du sang aussi de se ses « sujets » mobilisés dans ses guerres internes. Par choc il a remis à l’histoire les antiques civilisations, à la fois réinterprétées et enkystées par l’érudition, minorées dans leur efficacité historique et transformées en exotisme pour son tourisme de consommation. Modèle général : Rome annexait -romanisait- dans son Panthéon les dieux des peuples qu’elle subjuguait. Dans ses progrès techniques et scientifiques, l’Occident synthétisait et oubliait ce qu’il avait acquis dans les autres cultures.

Ce qui lui reprochent les autres civilisations, en dépit des sauvetages, résurrection / survies effectuées durant la période coloniale : Borobudur, Angkor… Après tout l’administration coloniale poursuit le jeune Malraux parti « récupérer » (le terme est de Jacques Chirac lors de la translation de ses cendres au Panthéon) des apsaras dans la jungle indochinoise.

Pourtant surgit la grande interrogation aussi peu souvent posée par les tenants de l’Orient que par l’érudition occidentale entraînée dans sa reconstitution de plus en plus précise et temporellement fragmentée du passé : le progrès n’a-t-il pas été permis, favorisé, par le refoulement, la négation des savoirs antérieurs ? L’essor de la Renaissance se fait par minimisation de la vieille logique aristotélo-averroïste et de la vieille astronomie ptoléméenne refoulée au rang d’archéologie du savoir, au profit de l’humanisme pétrarquien et de l’empirisme galiléen.

En définitive cette sensation que l’Orient n’est pas reconnue par l’Occident (dans la formation de l’Occident même), inexacte au plan de l’érudition, ne viendrait-elle pas du fait que l’Occident, une fois puisé ce dont il pouvait s’enrichir chez l’Oriental, s’en détourne pour régler ses propres contradictions ?

Tenons, une confrontation, hasardeuse peut-être, mais excitante entre les deux extrêmes du temps orientaliste, entre l’orientalisme théologique et l’orientalisme humoristique contemporain.

Au début du XIVe siècle, dans le dernier cercle de l’Enfer, Virgile montre à Dante le feu éternel qui brûle à l’intérieur des mosquées (VIII, 70-75). Mais Dante place dans une sorte de limbes Saladin, le héro de la contre-croisade, et le « grand commentateur » d’Aristote, Averroès. Or dans la seconde moitié du XIIIe siècle à Paris, la bataille fait rage entre les maîtres des collèges de théologie (saint Thomas d’Aquin) et les maîtres des collèges des arts (Siger de Brabant). Ces derniers soutenaient l’une des thèses majeures du péripatétisme gréco-arabe qu’Averroès aurait tirée du Stagyrite : à savoir que le monde étant éternel il y aura un nombre infini d’êtres humains se partageant au cours de leur vie une portion de l’esprit universel, auquel elle reviendrait à leur mort. Doctrine évidemment contraire aux théologies classiques populaires, la chrétienne comme la musulmane, qui toutes deux postulent la singularité de chaque esprit humain, qui conservera son identité et sera personnellement récompensé ou châtié au jour du Jugement dernier. Gardien de l’orthodoxie -comme les théologiens-juristes du souverain almohade al-Mansour qui exilèrent Averroès de Cordoue à Marrakech – le Docteur Angélique fulmine un traité De unitate intellectus contra Averroïstas (1270 – année de la mort de saint Louis à Tunis)2 :

« De toutes les erreurs la plus indécente semble être celle qui porte sur l’intellect, puisque c’est grâce à lui que nous sommes naturellement aptes à connaître la vérité en évitant l’erreur. Or, cela fait quelque temps qu’une erreur sur l’intellect a commencé de se répandre. Elle tire son origine des thèses d’Averroès, qui tente de soutenir que l’intellect qu’Aristote appelle « possible » et qu’il désigne improprement du nom de « matériel » est une substance séparée du corps selon l’être, qui n’est d’aucune façon unie au corps comme forme. Il soutient en outre que l’intellect possible est unique pour tous les hommes. »

Le problème était double : Averroès avait-il bien compris Aristote ? Les « artistes » (philosophes) avaient-ils mieux compris que les théologiens cette épineuse question du monopsychisme ? En pratique saint Thomas lance une charge contre les « averroïstes latins » plus qu’il ne le fait contre Averroès lui­ même. L’orientalisme théologique devient un moyen de régler ses différends entre soi. Le Contre-Orient du Docteur Angélique devient un Contre-Occident intérieur, négateur d’un Autre qui est soi, et évacue presque l’oriental originaire. Et en effet, ce qui intéressait les maîtres de Sorbonne dans la controverse précitée entre Al-Gazel et Averroès, c’était l’argumentation sur la compatibilité entre foi et raison, philosophie et religion, non la richesse théologique et juridique de l’islam.

Même démarche dans l’orientalisme humoristique. Avant de devenir un dramaturge à succès et un académicien tranquille, Maurice Donnay avait été à la Belle Epoque chansonnier à Montmartre, au Chat noir. Il y distilla cette délicieuse Orientale.

Je suis venu pâle étranger Dans la blanche ville d’Alger Mais j’eus tort de me déranger…. Moukères aux amples falzars Et pacotille des bazars Eurent le prévu des hasards.. Ni les Arabes aux blancs burnous Qui ressemblent à des nounous…. Ni devant d’étranges chambrées Certaines postures cambrées De Fatmas aux gorges ambrées..

Ne me reflétèrent jamais L’Orient conté que j’aimais

Et j’ai dit à mon hôte … « Où donc est le désert aride Où donc est le soleil torride Et le ciel bleu que rien ne ride Où trouve-ton ça, dis, Sidi ? » Et grave, le Sidi m’a dit : On trouve ça dans le Midi !

Exotisme de bazar certes, mais qui là encore aboutit, comme chez saint Thomas, au repli sur soi. Même dans ses Contre-Occidents internes, l’Occident ne cesserait-il jamais d’être anthropocentrique -autiste ?

Ce contre quoi s’insurgent les descendants de l’Orient désormais imbriqués par l’existence et les valeurs en Occident. D’où un nouveau Contre-Occident -intérieur ou extérieur ? Les immigrés maghrébins ou africains, force de travail en la première génération, se sont mutés en Beurs ou Blacks, force de contestation de la troisième génération, voulant intégrer leur histoire antérieure en celle de l’Occident, tout en se demandant s’ils n’y demeurent pas extérieurs.

L’appel scientifique adressé par les intellectuels arabes pour que soit, en de nombreux domaines, reconnue l’antériorité de la culture arabe, est doublé par la l’affirmation que l’Occident n’est pas « mon histoire » : « Je pisse sur de Gaulle et Napoléon », scande la culture RAP (Rock against Police ?) – qui contre un siècle de vers librisme réinvente, martèle la rime. Est-ce degré 0 de l’écriture, anathème évocateur de ceux du Père Duchesne, ou mazarinades destinées à s’évaporer ?

Les groupes type Zebda (beurre en maghrébin) reprennent avec dérision la chanson de Charles Trenet « Douce France, cher pays de mon enfance ». Mais « motivés », ils reprennent aussi le Chant des Partisans. Lors des indépendances maghrébines, certains jeunes nationalistes disaient : « Molière aussi est un colonisateur » -dans la mesure où il est trop attirant. Dans les banlieues certains jeunes disent « La Fontaine n’est pas ma culture ». D’où les hermaphrodismes identitaires ? A l’exposition Regards persans (Espace Elektra, Paris, juillet 2001), une jeune vidéaste plasticienne, Ghazel, se filme en tchador, mais en pratiquant les activités les plus ludiques ou les plus intimes : home-traininig, close-combat, badminton, nageant et sortant de la mer, en prenant un bain de soleil, en lisant aux toilettes – toujours sous le tchador. Absurdité humoristique, pamphlet féministe ? Ghazel avoue : « je ne me sens plus ni orientale, ni occidentale. ».

Il serait insuffisant de procéder à un catalogage érudit par domaines et époques, de multiplier les exemples d’éléments orientaux pris en logique, en médecine, en astronomie, en lexique. Littré déjà dans le Supplément de son Dictionnaire a dressé une première liste des mots français venus de l’arabe soit directement soit par emprunt à l’espagnol ou au portugais. Mais la véritable recherche consiste en l’analyse de la synthèse nouvelle, originale, créée par une civilisation à partir d’éléments extérieurs hétérogènes.

Or la perpétuelle négation de soi-même par l’Occident favorisera t-elle ou non la reconnaissance dans les masses, et non plus seulement dans l’érudition, de la richesse, mais aussi des déclassements nécessaires, de la culture arabe ? En d’autres termes la culture arabe est-elle dissociable de la théologie musulmane ?

Les réponses apportées par l’affirmation d’une laïcité à la musulmane, ou par l’affirmation du dépassement de la charîa par une vision anthropologique de l’islam (Mohamed Arkoun, Critique de la raison musulmane), ou par une intégration culturelle et civilisationnelle en Europe (Tariq Ramadan et Alain Gresh, L’Islam en Europe) ne résolvent ni en fait ni en foi ni en droit le degré de force réelle à reconnaître à la révélation coranique. Elles veulent présenter un visage aimable, médiatisé, de l’islam aux opinions publiques européennes, dont les leaders, en période électorale, partent à « la pêche aux voix » : en juillet 2001 le maire socialiste de Paris comme le maire Démocratie libérale de Marseille autorisent la construction des vastes mosquées -centres culturels demandés depuis des années.

D’autre part, à rechercher les éléments originaires de la civilisation dans laquelle on est transplanté, géographiquement ou seulement mentalement, on entre dans le désenchantement, et l’on désarticule les cultures mal cohabitantes. A l’interlocuteur français lui demandant ce qu’avait appris aux colonisés la colonisation, Mehdi Ben Barka rétorqua : « Elle nous a fait prendre conscience de ce qui nous manquait. » Leader de la Tricontinentale, il estimait que des relations confiantes susceptibles de se nouer entre ressortissants du Tiers-Monde, lui paraissaient exclues entre anciens colonisateurs et anciens colonisés. Trop d’humiliations subies, trop de souffrances intervenues lors des libérations, même si elles s’estompent dans la mémoire des jeunes, à moins qu’elles ne s’y exaltent en mythes, s’opposent à une réelle « amitié » entre peuples.

Apparaît seule possible la raison calculatrice sur la réciprocité des intérêts, et non sur les résonances affectives ou culturelles. Les vitupérations algériennes sur la coopération, la politique pétrolière, une repentance française, sont symptomatiques à cet égard. La réarabisation, la nationalisation du canal de Suez, des hydrocarbures, ont été vécues comme de justes récupérations -aujourd’hui remises en cause par la mondialisation.

D’où les contre-offensives musulmanes :

  1. Impatience à se laisser observer, juger, que des non-arabes, des non-musulmans puissent apprécier : ceci est conforme à l’islam, à l’arabité. D’où le retrait vis-à-vis de l’orientalisme classique, soupçonné d’«espionnage » (Charles de Foucaulds béatifié en 2005, Lawrence et sa « révolte dans le désert » trop illustrée au cinéma par David Lean – les Arabes disent : libération. Massignon et son pèlerinage à Lannion aux sept Dormants d’Ephèse). Alors s’exalte de l’histoire idéologisée -Histoire coloniale écrite par le colonisateur, offensive débouchant sur la notion de colonisabilité, outrageante. D’où la décolonisation de l’histoire proclamée par le colonisé, défensive poursuivie par la dénonciation du néo-colonialisme, contre-offensive bloquée par les notions de manipulabilité (les gouvernements arabes sont incapables de résister à l’impérialisme) et de colonialité (mieux même : ils reconduisent dans la mondialisation les attitudes prises durant la colonisation). La faille géoculturelle s’implante à l’intérieur des sociétés arabes. Alors surgissent, ultimes contre-offensives des demandes de repentance, contrées en raison de leur anachronisme et du refus de cette sorte de péché originel.
  2. Démographique. Phénomène fondamental et inédit depuis les reflux arabes de l’Andalousie et turc du bassin danubien : le transfert par exil économique d’une masse musulmane (maghrébine, africaine, proche- et moyen-orientale) en Europe occidentale : 9 millions (?) en comptant les minorités islamiques récurrentes des Balkans et du Caucase ? Est-on parvenu à une charnière du temps historique ? Les mécanismes de conversion iront plutôt du christianisme ou du laïcisme vers l’islam : dans la majorité des unions mixtes, les enfants seront musulmans eu égard à l’indifférence religieuse de la conjointe ou compagne européenne. Mais des phénomènes de désislamisation (déritualisation et déjuridicisation) apparai Dès lors s’ouvrent de fascinantes, parfois tragiques, perspectives dans la très longue durée :

– Adaptation de l’islam aux mutations des sociétés occidentales, entraînant la constitution d’un néo-islam, donc un schisme larvé d’une diaspora de l’œcumène musulman par rapport aux pays anciennement musulmans. Ceci assorti du durcissement de quelques communautés irrédentistes littéralistes, terroristes. Le tout risquant de susciter des mouvements hérétiques quant au dogme de la pérennité par une contextualisation de la Révélation.

  • Maintien d’une islamité d’origine dans les minorités musulmanes susceptibles de susciter de durs antagonismes à argumentaire religieux et débouchant sur des conflits sanglants mêlant religion, ethnicité et nationalisme (type Liban, Caucase, Balkan, Indonésie).
  • Elaboration sur des décennies, voire des siècles, d’une neuve
    civilisation, de nouvelles fois mixant les grands courants spiritualistes: islam soufi, bouddhisme tibétain, évangélisme chrétien plus ou moins
    désinstitutionnalisés

Avec en perspective ultimes les deux espoirs inversés :

  • Que l’Europe anciennement chrétienne devienne majoritairement musulmane ; c’est la crainte absolue de la dénaturation de la veille europe. Mais le bouddhisme n’exerce t-il pas un plus fort appel que l’islam des « émirs de guerre » ?
  • Que l’évolution sociale et économique des pays d’origine entraîne un vaste désir de retour. L’immigration n’aura été que temporaire, mais laissera de nombreux reliquats de populations.
  • Avec en vision catastrophique le rejet brutal, l’expulsion plus ou moins violente, style expulsion d’Andalousie, pogrom, exode des Français d’Algérie. La période est aux grands mouvements de population. Nombre de familles seront déchirées.

Ceci en très longue perspective – Mais dans l’instant ?

L’islam classique avait élaboré un système de controverse à fondement canonique et à instrumentalisation théologico-juridique. Il se fondait sur une vérité absolue. La période coloniale avait favorisé l’idée de relativité dans les systèmes de controverses, y introduisant les doctrines politiques et économiques de l’idéologie industrielle. La revendication anti-impérialiste s’est plus basée sur les principes révolutionnaires de 89, 93, octobre 17 et Mao, sur l’idée de nationalité et de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur le droit international public européen, que sur l’affirmation de la souveraineté arabo-musulmane, qui n’aurait pas paru « pertinent » aux opinions occidentales. Après l’obtention des indépendances, l’espoir d’un comblement rapide de la faille géo-culturelle par un développement industriel accéléré fut vite démenti. Dès lors dans les années 1970, les républiques socialistes progressistes, Algérie, Syrie, Libye, proposèrent à l’Europe du Sud, l’établissement d’une « Méditerranée méditerranéenne », « mer de tranquillité », excluant les deux flottes de guerre étrangères, l’américaine et la soviétique, instituant la neutralisation et la dénucléarisation régionale. L’objectif était de remplacer l’axe Ouest-Est de l’Otan par un axe Nord-Sud. Le projet fit long feu, mais en 1995 prit naissance le partenariat euro-méditerranéen (PEM) à Barcelone, concomitant à l’embrasement des Balkans, mais aussi destiné à adoucir les souvenirs de la décolonisation par une vision apaisée des relations Nord / Sud et à calmer les craintes arabes sur le désintérêt de l’Union européenne fascinée par son extension vers les ex­démocraties populaires, propulsée par le moteur de l’Europe, l’axe franco-allemand marginalisant les rapports arabo-latins.

Au-delà de ses insuffisances financières (programme MEDA) et de ses aspérités psychologiques (demande de repentance) le PEM butte sur deux difficultés majeures. L’une géopolitique immédiatement donnée par son intitulé très décalé : Europe : une terre, un continent / Méditerranée, une mer, du vide. Quels pays de son sud y ranger ? Les Etats de la Mer Noire, dont Soliman voulait faire un « lac ottoman », et Alexandre II une marche vers les Détroits par une Grande Bulgarie, ceux de la Péninsule arabique, et aussi la Turquie et Israël ? Tous deux se disent, se veulent « européens ». L’autre sociologique : la démocratie alternante, le respect pratique des Droits de l’homme, reposent sur une stratification équilibrée où les classes moyennes forment une société civile, s’accordent sur des politiques de réforme, d’évolution, non d’autoritarisme gouvernemental, ni de volontarisme révolutionnaire. Or si dans la plupart des pays arabes ces classes moyennes ont émergé, elles sont démographiquement faibles par rapport à la masse populaire et elles ne sont pas encore suffisamment structurées (partis politiques, syndicats, associations…) pour décanter un personnel politique capable d’équilibrer voire de remplacer un pouvoir gouvernemental qui demeure autoritaire, personnalisé, et se maintient au-delà des échéances constitutionnelles.

Certes le PEM voudrait se constituer en cercles d’amis, également capables pour ses membres du sud d’éviter les tensions inversées entre Bruxelles et Washington, tout en réservant les intérêts du G8. Mais il a du abandonner l’esprit de La Baule « nous vous aiderons si vous faites telle chose », par la clause de conditionnalité : « nous vous aiderons si vous vous engagez à ne pas faire telle chose ». Et ses retards remettent en cause le rêve, le mythe braudéliens d’une Méditerranée homogène par ses cités raffinées et savantes, ses populations ayant en commun la cohésion familiale, le sens de la nature, leur méfiance envers les institutions.

Enfin le PEM a ses points d’infection géopolitique. Au Machreq, Israël à la fois submergé (par la démographie arabe) et emmuré (contre les islamokazes). Au Maroc, les présides espagnols Ceuta et Melilla sur les barbelés desquels s’accrochent Maghrébins et Africains espèrent franchir le détroit de Gibraltar. Ces implantations européennes en terre arabe, soutenues par la force militaire compensent-elles les implantations musulmanes dans les banlieues européennes ? Offres de financement de camps de rétention et de filtrage des migrants dans les pays de transit, Libye et Maroc. Hésitations pays par pays, sur les politiques d’insertion des générations successives d’immigrés. Mais lorsque Jacques Chirac se rend en Algérie, il est accueilli par une jeunesse enthousiaste pour « des visas, des visas ! ». Par son indépendance l’Algérie a-t-elle bloqué son déversement démographique vers la France, fluctuant selon le regroupement familial, le jus soli, les restrictions mises à l’immigration et les controverses sur les seuils de tolérance, et oblitérant son développement, favorisé la montée de l’islamisme ?

L’objectif serait de parvenir à la suppression psychologique et sociologique, économique et politique de la notion de troisième, de quatrième, de énième génération d’immigrés, afin de revenir à une cohésion nationale dans le cadre de l’Union européenne. Mais les exemples libanais et yougoslave montrent qu’après des décennies de coexistence, les ressentiments ethno-religieux ressurgissent et la faille géoculturelle (autant que raciale en égard aux mélanges de population) s’enflamme, à nouveau. Or, les jeunes des banlieues ethnicisées aspirent à une entrée dans une société de consommation en crise en égard à la compétitivité économique des pays émergents. Les jeunes jouant de leur double qualité de descendants de colonisées et de « fils et filles » de la vieille république égalitaire, sont des musulmans néo-occidentaux même s’ils disent refuser les valeurs occidentales. Méfiant devant le système d’ascension sociale qui ne leur est pas favorable, mais déjà installés, « intégrés », certains refusent d’en jouer le jeu, (l’effort scolaire, son contenu culturel et historique). Au-delà de l’exemple du Prophète, qui fut un commerçant avisé, certains se livrent à un djihad minimaliste (fraude fiscale, trafic sur carte de crédit.). Tandis que les quelques 150 chaînes arabes satellisées maintiennent ouverte la faille géo­culturelle. Dès lors ces « voyous »/casseurs se sentent « mal-aimés donc « écorchés vif » face aux vieux Européens ébahis de voir le voile devenir un mode de stratégie spirituelle et le sacrifice du mouton (Abraham et Ismaël) une fête de bienfaisance et de culture. Et ils demeurent perplexes entre la masse des publications islamophobes, les affirmations du bonheur arabe et de la tolérance musulmane, et l’escalade dans la violence des organisations de combats.

Symbole : en novembre 2005, la crise des banlieues s’enflamme, la Comédie Française reprend le Cid (1638) au fort message politique : affirmation de l’autorité royale contre l’invasion des Maures – l’immigration musulmane. Alors s’entrechoquent les formules. Saison de la migration vers le nord (Tayeb Saleh) chômage de masse. Bienfaits de la colonisation (loi de 2005), traite arabe. Multiculturalisme communautaire, pacte républicain. Nouveaux barbares, éthique purificatrice. Racisme anti-arabe / anti-blanc. Devoir de mémoire / commémoration du patrimoine /repentance anachronique Guerre d’Algérie otages à racheter. Grandes invasions intégration assimilation discrimination positive stigmatisation. hyper-terrorisme ou martyres. les négations s’enchaînent. Chacun se sent réifié, extrait de sa nature et de sa tradition.

Conclusion

L’intelligence de l’Autre, ce qu’il perçoit de vous, est en continu et violent rééquilibrage. Il serait fatigant de vivre dans un perpétuel comput de droit-et-avoir. D’ailleurs faire reconnaître à l’Autre ce dont il vous est redevable est aussi se retrouver soi même en lui. Considérations « intempestives » sans doute sous les portiques d’aéroport et sur les plages, dans les zones de rétention et les quartiers a-scolarisés.

Donc : vivre en « bonne », ou en « mauvaise » intelligence ? il y a les réussites sociales, économiques, artistiques, humaines et il y a les phrases vengeresses entendues : « la France fille aînée de l’Eglise », souffrira-mutera ; « la France a mis les Arabes dans le trou; ils l’y mettront ». Ressentiment s’opposant à la réduction de la faille géoc-culturelle, ou ouvrant durement pour une nouvelle composition démographique, une neuve civilisation ? L’intelligence arabe de l’Europe ne serait-elle que de l’inintelligence ? Réciproquement que n’y aurait-il à dire sur l'(in)intelligence européenne des Arabes ?

* Professeur Jean Paul CHARNAY est Président du Centre de Philosophie de la Stratégie – Université Paris-Sorbonne.

Note

  1. BRUNSCHVIG, 599
  2. Traduction Alain de Libéra, Contre Averroès, Flammarion, 1997.
  • Les Contre-Orients ou comment penser l’Autre selon Soi, Paris :

Sindbad, 1980.

  • Lettre désolée à un ami arabe, Paris ; Maisonneuve et Larose, 1994.
  • La Charîa et l’Occident, Paris : l’Herne, 2001.
  • Regards sur l’islam, Freud, Marx, Ibn Khaldun, Paris : l’Herne, 2003.
  • « Islam et modernité, la crise de conscience», in AGIR, N° 18, juin 2004,

pp.78-86.

  • «Jeux de miroirs et crise de civilisation, Réorientation du rapport Islam/islamologie », in Archives de Sociologie des religions, N° 33, janvier-

juillet 1972, pp. 135-174.

  • « Dissociations culturelles et synthèse nationale », in Cahiers du Centre d’Etudes et de Recherches économiques et sociales, série sociologique 2, Actes du colloque de Tunis : identité culturelle et conscience nationale en Tunisie, 1974, pp.45-64.

–   « Le Dialogue islamo-chrétien, essai d’interprétation psycho­stratégique », in Politique étrangère, N° 3, 1976, pp.219-239.

  • « Brèves réflexions philosophiques sur la politique méditerranéenne de la CEE »,in La Politica mediterranea della CEE, Antonic, Tizano ed, Napoli :

Editoriale Scientifica, 1981, pp.54-59.

  • « Pluralité des Orients », in L’Orient, concept et images, 1987, N° 15, XVe Colloque de l’Institut de Recherches sur les Civilisations de l’Occident moderne, Paris ; Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, pp.3-13.
  • « Des Contre-Orients aux Contre-Occidents », in Etudes Orientales, N° 2, janvier 1998, pp. 5-16.
  • « Des Géopolitiques orientales aux Contre-Occidents », in d’Un Orient l’autre, Centre d’Etudes et de Documentations Economiques, Juridiques et Sociales, Le Caire : éd. du CNRS, 1991 ; vol. II, pp. 329-345
  • « Le Jihad comme anti-dialogue ou le trilogue comme anti-Jihad», in Aspects de l’islam, Conflits actuels, N° 15, 2005, pp. 80-

LES RUPTURES DU TRILOGUE

ATTENTE DU MESSIE

JUGEMENT DERNIER Iparousie

Retour de Jesus

AISSA

Mujtahidine énociateurs des écoles théologico-juridiques Collecteur de la Sunna

 

Article précédentLes relations latino-arabes : vers l’ébauche d’un pôle politique et économique sud-sud
Article suivantQuel avenir pour l’Amérique latine dans la globalisation ?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.