Par Steven R. Ekovich, Professeur à l’Université Américain de Paris
Février 2001
La première version imprimée de la Déclaration d’Indépendance Américaine a été rédigée en Allemand. Le nom même du pays, America, a été donné par un géographe allemand, Martin Waldseemüller, en 1507. Sur les plus anciennes cartes de la ville de Philadelphie, le « berceau de l’indépendance », figure la localité de Germantown, -de nos jours une banlieue-, l’ une des nombreuses communautés fondées et peuplées depuis des générations par des Américains d’origine Allemande, et où la langue enseignée dans les écoles et celle de la vie quotidienne était l’Allemand. Il faut savoir par ailleurs que l’université américaine s’est construite au XIX siècle sur le modèle des universités allemandes, et que le voyage de référence des futurs professeurs américains était le pays de Goethe et de Hegel. Ces liens culturels ont été d’emblée renforcés par d’intenses courants commerciaux. Voilà quelques illustrations, parmi tant d’autres, du rôle important joué par les Allemands aux Etats-Unis dès la fondation du pays, qui montrent que ceux-ci, loin d’être des étrangers pour les Américains, ont partagé leur expérience, contribué à l’édification du pays et enrichi sa culture. Cette histoire commune – fondée, dans une large mesure, sur une imbrication de culturesconstitue un axe essentiel autour duquel doit s’articuler toute réflexion sur les relations entre l’Allemagne et l’Etats-Unis. Le Chancelier Bethmann-Hollweg expliqua un jour dans un discours au Reichstag, à la veille de l’entrée des Américains dans la Première Guerre Mondiale: « Pendant plus d’un siècle, nous avons soigneusement cultivé des relations amicales avec l’Amérique. Nous les avons honorées, pour reprendre la formule de Bismark, comme un meuble de famille légué par Frédéric II Le Grand. Les deux pays en ont profité, à travers des échanges réciproques. » De la même façon, la perception globale de l’Allemagne et des allemands par les Américains est toujours demeurée plutôt positive, y compris dans les périodes où les deux pays ont été en guerre : les Allemands ont été respectés en tant que soldats. Leur image traditionnelle demeure celle d’un peuple travailleur, intelligent, doué de sens pratique, et courageux. Mais cette proximité avec les Allemands, acquière un sens particulier car elle se conjugue avec une grande distance géographique vis-à-vis de l’Allemagne. En effet, l’absence de frontières communes, et donc la moindre crainte de la puissance militaire allemande n’a jamais inspiré aux américains les mêmes sentiments d’insécurité qu’aux nations européennes. Si les Américains considèrent l’Allemagne comme une grande et puissante nation, ils se rassurent de savoir les Etats-Unis encore plus grands et plus puissants. Il faut aussi rappeler, que les Etats-Unis ont toujours remporté des victoires militaires sur ce pays lors des deux 2 Guerres mondiales, sans avoir à souffrir de tragiques destructions sur leur territoire, ni d’humiliation de leur population. Ces composantes latentes, profondément ancrées dans la mentalité américaine, ont considérablement facilité, non seulement dans l’opinion au sens large, mais aussi dans les milieux intellectuels et politiques, l’acceptation, – sans angoisse incontrôlée, et même avec un réel bonheur partagé – d’une Allemagne unifiée, prospère et forte mais, surtout, dotée d’une économie libérale et d’institutions politiques démocratiques. Cela explique dans une large mesure pourquoi les américains dans leur ensemble ont reçu les nouvelles de la chute du mur avec des sentiments chaleureux et pleins d’espoir en faveur des allemands. En fait, devant l’écroulement du mur, les américains ont probablement ressenti une joie plus pleine, au regard de l’émotion mêlée d’angoisse des allemands. Cet événement symbolisait aussi aux yeux des américains l’effondrement de l’Union Soviétique et leur victoire dans la Guerre Froide, ce qui ajoutait une dimension positive supplémentaire à leurs sentiments, face à un événement revêtu d’une charge émotionnelle de nature différente pour les allemands. Les américains avaient concentré sur l’Allemagne des efforts considérables pour combattre « l’empire du mal ». L’ampleur de l’émotion accumulée, et soudainement libérée avec l’effondrement du mur, prend aussi sa source dans l’histoire des Etats-Unis en tant que nation, fondamentalement façonnée par ses relations avec les quatre puissances européennes: la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Union Soviétique – les deux dernières ayant mobilisé la plus grande partie des ressources et de la diplomatie américaines durant ce siècle, plus particulièrement depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Sur cette toile de fond de la longue durée, où se sont élaborés les fondements d’une vision américaine de l’Allemagne, des variations continuelles sont venues modifier la position de Washington, ainsi que les perceptions des intellectuels et de l’opinion publique, surtout en raison des deux conflits mondiaux. Une brève comparaison et mise en contraste des deux après-guerres, et un rappel des moments forts des relations Germano-américaines durant la Guerre Froide permettra de mettre en lumière les continuités et discontinuités dans la moyenne durée, et d’affiner l’analyse de la réaction américaine à la chute du mur. En 1917, la plupart des américains étaient opposés à l’entrée en guerre des Etats-Unis. Ceux qui étaient d’origine allemande se trouvèrent confrontés à un dilemme particulièrement aigu. Les journaux de leurs communautés expliquaient inlassablement que même si des millions d’entre eux allaient souffrir de se trouver en guerre contre les leurs, c’est la loyauté vis-à-vis de leur pays d’adoption qui prévaudrait. Lorsque les Etats-Unis sont entrés dans la guerre, les germano-américains se sont efforcés de réaffirmer leur fidélité sans faille au pays et au drapeau, afin de contenir la colère de ceux qui, animés par de puissantes émotions patriotiques, accusaient violemment les pacifistes, et les américains de souche allemande de ne pas soutenir suffisamment l’effort national. Dans beaucoup d’états, l’enseignement de la langue allemande fut même interdit, tandis qu’on assista à quelques absurdités, comme l’idée de rebaptiser la choucroute (le terme allemand sauerkraut n’étant pas traduit en américain) « choux de la liberté »… Mais ces manifestations de chauvinisme n’allèrent pas plus loin. Lorsque l’ancien président Théodore Roosevelt réclama l’établissement de tribunaux militaires pour punir les « subversifs », le président Wilson considéra que c’était aller trop loin et stoppa le mouvement par une déclaration publique dans laquelle il comparait de tels tribunaux spéciaux à… un syndrome du militarisme prussien. Durant la Deuxième Guerre Mondiale, les américains d’origine allemande on été épargnés par ces mouvements de haine incontrôlée, focalisés alors sur les américains d’origine japonaise, victimes de l’une des pages les plus honteuses de l’histoire des Etats-Unis: ceux-ci furent 3 internés dans des camps de concentration, et tous leurs biens confisqués – une humiliation qu’il ne fut jamais question d’infliger à leurs homologues de souche allemande. Il fallut attendre quarante ans avant que le gouvernement américain ne présente des excuses aux citoyens d’origine nippone, et leur offre une compensation monétaire symbolique. La Première Guerre Mondiale fut aussi une épreuve sévère et déstabilisante pour les intellectuels de la gauche américaine. Dans les années qui précédèrent la guerre, ils pensaient que les travailleurs européens avaient atteint une maturité et une force politique leur permettant de s’opposer à la guerre. La gauche américaine fut profondément déçue et divisée par la réaction des partis socialistes européens qui appuyèrent leurs armées et cédèrent aux sirènes du nationalisme. Sa réaction anti-belliciste initiale a cependant cédé la place à une position favorable à l’intervention américaine contre l’Allemagne impérialiste, certains espérant que la guerre favoriserait la révolution socialiste. Mais ils constatèrent par la suite avec tristesse que les sentiments patriotiques l’emportaient sur les idéaux internationalistes prolétariens. Après la guerre, un débat s’engagea parmi les intellectuels américains, sur les causes du conflit, la place des Etats-Unis dans les affaires européennes, et l’avenir de l’Allemagne. Le sociologue américain Thorstein Veblen fut l’un des premiers à proposer une interprétation de l’histoire allemande largement pessimiste. Celle-ci mérite quelque attention car elle intègre des thèmes qui ont été par la suite repris, tant par les intellectuels que les responsables politiques américains. Dans son ouvrage Imperial Germany and the Industrial Revolution, publié en 1915, il cherchait à démontrer que l’Allemagne était par nature un pays instable et porté à la guerre, car c’était une société qui avait emprunté la technologie moderne et l’industrie à l’Angleterre, mais en omettant d’y adjoindre les institutions politiques libérales et les libertés britanniques. L’Allemagne devenait le chef de file des « perturbateurs de la paix » précisément parce que son industrie et son commerce s’étaient développés et avaient entraîné le renforcement d’une nation dont certains traits culturels demeuraient quasiment « médiévaux », tandis que son économie s’était très largement modernisée. En d’autres termes, il soulignait un décalage radical entre une culture allemande profondément traditionnelle, et une économie à la pointe du progrès et de la modernité. Dans la même veine, Barrington Moore allait plus tard écrire que l’Allemagne du XIXe siècle ressemblait à un « palais victorien équipé de l’électricité ». Veblen considérait que si les secteurs modernisés de la société allemande ne disposaient pas d’un impact suffisamment fort pour promouvoir à terme le dépassement de ce système de valeurs fondé sur la hiérarchie et l’autorité, alors l’Allemagne resterait enlisée dans sa dimension pré-moderne et utiliserait son potentiel technologique et industriel à des fins destructrices. Lorsqu’éclata la Deuxième Guerre Mondiale, cette interprétation a conduit de nombreux auteurs et responsables politiques à penser que Veblen avait mis en lumière les mécanismes fondamentaux de l’évolution de l’Allemagne et que la perspicacité de son analyse avait revêtu une dimension prémonitoire. Dans les études qu’il réalisa pour le gouvernement américain, et dans son ouvrage An Inquiry into the Nature of the Peace and the Terms of Its Perpetuation (1917), il en vint même à plaider pour que soit confiée à une organisation internationale la responsabilité de transformer la société allemande par l’éradication de tous les vestiges du militarisme et de l’impérialisme prussiens. Il fallut attendre la défaite de l’Allemagne en 1945 pour que ces options soient reprises et mises en œuvre par les américains et leurs alliés. Il existe cependant d’importantes similitudes dans les politiques américaines vis-à-vis de l’Allemagne d’un après-guerre à l’autre, qui révèlent certaines continuités dans les relations germano-américaines, aujourd’hui toujours à l’œuvre, dans une certaine mesure. On oublie 4 trop souvent qu’après la Première Guerre Mondiale, les troupes américaines demeurèrent parmi les forces Alliées d’occupation en Rhénanie. Lors de la Conférence de paix de Versailles, le président Wilson se montra hostile à un Etat Rhénan indépendant, et le Premier Ministre britannique Lloyd George était opposé à l’occupation, mais l’insistance avec laquelle le chef du gouvernement français Georges Clemenceau plaida pour la sécurité française conduisit finalement à un compromis prévoyant le maintien des troupes alliées pour une durée limitée. Après avoir accepté à contrecœur, le Président Wilson trouva cependant plusieurs justifications à la participation américaine : celle-ci permettait d’assurer la préservation de l’unité allemande, de rendre l’occupation aussi modérée que possible, de soulager les français de leurs angoisses vis-à-vis de leur puissant voisin, et de veiller à ce que l’Allemagne applique le traité. Il pensait apparemment qu’il serait possible de réduire l’opposition des américains en prévoyant le transfert cette tâche à la Société des Nations quelques années plus tard. La question de la Rhénanie s’avérait particulièrement épineuse, car elle cristallisait, avec la plus grande intensité, les intérêts et les revendications des différents protagonistes. Les français et les Belges considéraient que c’était la région de l’Allemagne la plus facile à contrôler et exploiter. Elle représentait pour les Allemands une partie intégrante, bien que vulnérable, de leur territoire national. Les Anglais et les Américains craignaient qu’une domination de la Rhénanie par les français constitue une menace pour les institutions libérales d’après-guerre, et pour la réintégration de l’Allemagne dans le concert des nations. Après la Première Guerre Mondiale, les Américains ne souhaitaient pas du tout utiliser l’occupation comme un moyen de pression pour faire évoluer la société allemande. Il fallut l’avènement du nazisme, et les destructions massives de la Deuxième Guerre Mondiale pour modifier leur position sur ce point. Après que le Sénat eut refusé de ratifier le traité de Versailles, et que les troupes U.S. eurent quitté la Rhénanie, les américains se replièrent sur leurs affaires intérieures, tout en gardant un oeil vigilant sur l’Europe, et plus particulièrement la jeune Union Soviétique. Puis, la Grande Dépression absorba toute leur énergie . D’une façon générale, l’opinion publique américaine ne manifesta pas de grande inquiétude lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933. La presse bourgeoise insista sur le besoin d’ordre et de stabilité de l’Allemagne. De plus, beaucoup d’américains percevaient l’avènement de Hitler comme une conséquence des exigences excessives de l’injuste traité de Versailles, entravait tout redressement du pays vaincu. Cette presse à grand tirage voyait en Hitler une réponse désespérée, mais compréhensible, aux illusions de Woodrow Wilson d’une démocratie libérale planétaire. Dans les années trente, l’hystérie anti-allemande qui avait eu cours durant la première guerre avait disparu et beaucoup d’américains, -faisant peut-être amende honorable- manifestaient à nouveau leur admiration pour la patrie de Goethe et de Einstein, qui retrouva son image positive. Les allemands étaient redevenus un peuple honorable et viril, propre et efficace, généreux et hospitalier – une image que les américains souhaitaient peut-être se renvoyer en miroir. Cette projection positive les conduisit à considérer que Hitler ne représentait absolument pas cette solide classe moyenne de « vrais bons allemands » qui modéreraient les excès du nazisme et protégeraient les idéaux de la civilisation allemande. Il conviendrait d’apprécier l’attitude de l’opinion américaine face au nazisme en contrepoint aux réactions exprimées face au fascisme italien dix années plus tôt. Bien que certains arguments similaires aient été employés – l’humiliation de Versailles, la menace bolchevique, le besoin d’ordre et d’autorité, etc..- , il est frappant de remarquer à quel point les Italiens ont été jugés différemment des Allemands. L’essentiel de l’appréciation positive du fascisme 5 italien était fondée sur un sentiment de mépris pour l’Italie et les italiens. L’expérience mussolienne apparaissait comme une cure d’américanisation pour l’Italie, imposant à un peuple indolent et imprévoyant les vertus de la discipline et du travail intensif. Les Allemands, en revanche, possédaient déjà ces nobles valeurs anglo-saxonnes. Très cultivé et ambitieux, le dynamique peuple allemand avait moins besoin du nazisme que le nazisme n’avait besoin de lui, et cette vision explique que de nombreux américains aient toléré le nazisme: ils étaient profondément convaincus que ce peuple, sérieux et sage, ne se laisserait pas entraîner dans une aventure incontrôlée. Comme le fait remarquer John P. Diggins, ces interprétations erronées ont conduit à un curieux paradoxe durant la Deuxième Guerre Mondiale, lorsque les américains appelèrent les italiens à renverser leur gouvernement, tandis qu’aucun message de ce genre ne fut adressé en direction des allemands qui s’étaient laissés, semblait-il, si volontiers et totalement enrégimenter par le nazisme. Au cours de la guerre, un retournement s’opéra dans l’opinion américaine, qui manifesta dès lors des sentiments très positifs vis-à-vis de la probité des italiens qui avaient été tragiquement fourvoyés. Lors d’un sondage réalisé en 1942, on demanda aux américains: « Quand la guerre sera terminée, comment pensez-vous que nous devrions traiter le peuple italien? » La réponse fut à 50%: « les traiter humainement et correctement, comme nous souhaiterions être traités nous-mêmes ». En revanche, la perception des allemands avait pris une coloration de plus en plus vindicative. Un sondage sur l’avenir de l’Allemagne montre qu’environ trois-quarts des américains considéraient que l’Allemagne devait être démilitarisée et occupée. Quarante pour cents souhaitaient voir le pays découpé en petits états, et dé-industrialisé. Et, de surcroît, plus de la moitié des personnes interrogées considéraient que les allemands devraient reconstruire de force les autres pays dévastés, et plus de 80% souhaitaient voir l’Allemagne accablée par un traité de paix encore plus contraignant que celui de Versailles. Deux mois avant le débarquement en Normandie, le Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères, Cordell Hull, lors d’un célèbre discours radiophonique adressé aux américains définissant les buts de la guerre, énonça les grandes lignes d’une politique américaine face à une Allemagne vaincue. A ses yeux, l’Etat Nazi et son homologue japonais reposaient sur des systèmes militaires qui, par leur nature même, étaient destinés à la conquête. Ces systèmes devaient être détruits, sans risquer pour autant de provoquer une situation d’anarchie, d’instabilité et de vide du pouvoir. Le démantèlement de ces régimes devait nécessairement s’accompagner de la mise en place d’institutions démocratiques et libérales. C’étaient là pour Cordell Hull « les conditions incontournables d’une paix durable, garante de l’expansion économique et commerciale, qui seraient à leur tour les fondements de la liberté et du bien- être de tous les peuples. » Après la Deuxième Guerre Mondiale, lorsque les craintes, -émises par des intellectuels, comme Veblen-, sur les effets tragiques d’une combinaison mortelle de la barbarie et de la modernité, se trouvèrent confirmées au-delà de toute imagination, et plus particulièrement lorsque l’horreur des camps d’extermination fut connue du public, les américains se sont résolument déterminés à agir sur les fondements de la société allemande, ce qu’ils n’avaient pas envisagé de faire après la Première Guerre Mondiale. La politique d’occupation de l’immédiat après-guerre s’articulait autour de quatre axes principaux: démilitarisation, dénazification, décartélisation et démocratisation. Mais ces objectifs ont dû être modifiés, face à l’évolution de la situation internationale, et en particulier les débuts de la Guerre Froide. La politique d’occupation qui fut alors mise en oeuvre oscillait 6 entre deux théories concurrentes. La première était défendue par Henry Morgenthau, Secrétaire au Trésor et conseiller influent de Franklin Roosevelt. Le plan Morgenthau proposait, pour en finir avec une nation allemande « d’agresseurs de toutes les époques » de résoudre ce qu’on appelait désormais « le problème allemand » par son élimination en tant que puissance industrielle, et sa transformation en un pays exclusivement agricole. L’autre option préconisait la restauration aussi complète et rapide que possible de l’ancienne Allemagne, y compris de ses élites d’avant-guerre, mais purgées des hauts responsables nazis, afin que le pays puisse reprendre sa place active dans l’économie mondiale. Les partisans de cette dernière option prévoyaient la rupture Est-Ouest et souhaitaient que l’Allemagne puisse constituer un puissant rempart occidental. Les responsables de la politique qui fut mise en œuvre dans l’immédiat après-guerre s’opposaient à Morgenthau, conscients qu’une destruction de l’Allemagne en tant qu’état moderne, même souhaitable, impliquerait non seulement l’éclatement du pays en petites et faibles unités, mais surtout une occupation illimitée par des troupes prêtes à écraser toute tentative de révolte. Ils savaient aussi qu’une simple élimination de quelques gauleiters et autres cadres de l’élite nazie ne suffirait pas à permettre la construction d’une Allemagne démocratique et pacifique. C’est dans la zone américaine (Allemagne du sud) que la dénazification prit le plus d’ampleur, mais elle demeura cependant bien en-deçà de ce que beaucoup auraient souhaité. La dénazification n’impliquait pas une épuration, mais une « réhabilitation », c’est-à-dire la réintégration d’anciens nazis et autres fonctionnaires du régime dans une Allemagne libérale et démocratique. La dénazification et les jugements (ou l’absence de jugements) des criminels nazis aboutit globalement aux résultats suivants: les hauts dignitaires nazis, peu nombreux, furent éliminés ou se sont suicidés; la plupart des cadres de l’administration, la justice , l’éducation et l’économie sont restés en place, ou ont réintégré les fonctions occupées sous le régime nazi. Cette ancienne élite fut intégrée dans une alliance renouvelée par l’apport d’ une minorité de démocrates. Quel fut l’impact de l’occupation? Le grand dessein de résoudre le « problème allemand » en transformant de fond en comble la société à travers une « révolution » par le haut échoua, non seulement parce que les puissances occupantes, en particulier les américains, désiraient une rapide intégration de l’Allemagne de l’Ouest dans l’OTAN et, à travers le Plan Marshall, dans l’économie et le système commercial occidental, mais aussi parce que les occupants ne voulaient pas compromettre la structure socio-économique d’un pays industrialisé – ce qui, craignaient-ils, se serait probablement produit si un remplacement complet des élites avait été réalisé. Les américains s’inquiétaient aussi de l’éventuelle résurgence d’une gauche allemande radicale. De plus, une occupation très prolongée aurait vraisemblablement été nécessaire pour construire ex-nihilo une démocratie libérale. Le plan américain de démocratisation de l’Allemagne ne s’est pas limité à la construction/reconstruction d’institutions démocratiques. Les américains ont eu l’ambition de créer de nouveaux citoyens en remodelant les vecteurs de socialisation politique comme les medias, le système scolaire et les organes de la société civile. Il s’agissait d’implanter solidement un système de valeurs démocratiques à partir duquel un régime politique libéral stable pourrait être construit. Dans cette perspective de remodelage de la société allemande, les premiers outils de la Science Politique américaine d’après-guerre ont été mis en oeuvre. Aucune autre société n’avait alors été aussi largement sondée, contribuant à la constitution d’un immense stock de données statistiques, qui a servi de support pour mesurer l’impact des politiques d’occupation. Dans une très large mesure, les études fondées sur le concept de culture politique sont issues 7 de cette expérience allemande. De nombreux travaux désormais classiques – fondés sur l’utilisation de variables psychologiques et sociales- sur les racines non-politiques des attitudes politiques ont été réalisés par des auteurs qui cherchaient à répondre aux questions suscitées par le National Socialisme. Gabriel Almond le confirme dans sa présentation récente de l’évolution de la science politique américaine, en expliquant que l’expérience politique allemande semblait inciter les sciences de l’irrationnel et du non-rationnel à conjuguer leurs efforts afin de proposer des explications satisfaisantes. Il ajoute que les premières théories et méthodes qui furent mises en œuvre pour tenter de comprendre l’expérience tragique du nazisme étaient issues des sciences sociales américaines. Et bien que les Etats-Unis fûssent à l’époque à l’avant-garde de la recherche en sciences sociales, Almond nous rappelle que ce domaine fut enrichi par des chercheurs allemands – et particulièrement ceux de la prestigieuse école de Francfort – et italiens réfugiés aux Etats-Unis, et qui y ont introduit leurs propres traditions de recherches en sciences sociales. L’impact de cette influence européenne, et notamment allemande, sur la recherche dans le domaine de la culture politique mérite d’être souligné: c’est là un autre aspect de l’apport des allemands à la civilisation et aux sciences américaines. La relation des Etats-Unis à l’Allemagne s’est transformée rapidement avec les débuts de la Guerre Froide. Dès lors, le « problème allemand » se trouva subordonné à l’obsession de la lutte contre l’Union Soviétique, à tel point qu’une Allemagne en bonne santé économique, et même réarmée, fut considérée par les stratèges américains comme la clef de la lutte contre l’expansion en Europe du communisme soviétique. La reconstruction de l’Europe de l’Ouest passait par celle de l’Allemagne, et chaque pierre apportée à cet édifice par les américains et leurs alliés consolidait la division entre les deux blocs. La création de deux Allemagnes était donc devenue inéluctable – bien qu’officiellement les Etats-Unis soient toujours demeurés favorables à l’unification allemande, mais selon le schéma libéral occidental. Les deux crises de Berlin, en 1948 et 1961, constituent des exemples révélateurs de la perception américaine de l’Allemagne durant les années de Guerre Froide. Elles montrent dans quelle mesure l’anti-communisme s’était fondu avec la défense d’une Allemagne réformée et libérale, et jusqu’où les américains étaient prêts à des sacrifices pour ce combat. Lors d’un sondage Gallup réalisé en juillet 1948, 80% d’américains se déclaraient favorables au maintien de Berlin dans le camp occidental, même au prix d’une guerre avec l’Union Soviétique. Toutes affiliations partisanes et niveaux de revenus confondus, cet appui n’a pas varié au-delà d’une fourchette de 4%. Lorsque survint la crise de 1961, l’opinion publique américaine était devenue de plus en plus favorable à l’Allemagne et aux allemands. Dans un sondage Gallup de 1949, 43% des sondés pensaient que dans une future guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest se rangerait de leur côté, et 32% pensaient le contraire. En 1953, 58% des américains considéraient que l’Allemagne Fédérale était un allié sûr. Il faut aussi remarquer que l’opinion s’est ralliée assez rapidement à la position officielle en faveur d’une éventuelle réunification de l’Allemagne. Un sondage Gallup réalisé en 1945, juste avant la capitulation finale des nazis, révélait que 40% des américains étaient favorables au découpage définitif de l’Allemagne en plusieurs petites entités, et 32% contre, tandis que 28% ne se prononçaient pas. Dix ans plus tard, en 1955, 74% des américains souhaitaient que les Allemagnes de l’Ouest et de l’Est soient réunifiées. Seulement 8% y étaient opposés. Les américains ayant fréquenté l’université se sont alors prononcés à 81% en faveur de la réunification. 8 Tandis que la crise de Berlin s’aggravait et que la tension montait au cours de l’été 1961, les sondages Gallup indiquaient qu’un pourcentage écrasant d’américains -au moins les trois-quart – étaient favorables à une guerre pour empêcher que Berlin ne tombe dans le camp soviétique. Ce pourcentage s’est maintenu au-dessus des 60% durant la crise, bien qu’une très large majorité de 80% ait manifesté sa préférence à un règlement par le biais de l’ONU. Plus encore: 55% des sondés pensaient qu’il n’y avait « presque pas de chance » ou « très peu de chance » que les russes cèdent. Ces sondages montrent clairement qu’une majorité significative d’américains étaient résignés à une guerre avec l’Union Soviétique pour le contrôle de Berlin. Parallèlement, 60% se déclaraient « très inquiets » ou « assez inquiets » qu’une guerre mondiale puisse s’ensuivre, avec l’utilisation d’armes atomiques. Plus de 80% d’entre eux pensaient qu’ils n’auraient pas plus d’une chance sur deux de survivre à une telle guerre . La cote de popularité du Président Kennedy au cours de la crise resta supérieure à 70%, prolongeant vraisemblablement l’état de grâce dont il bénéficiait à la suite de sa récente élection. Il faut savoir que ce soutien massif à la défense de Berlin coincidait avec le déroulement du procès Eichmann, à l’occasion duquel les américains ont réitéré des sentiments radicalement anti-nazis: 31% pensaient qu’Eichmann devait être exécuté, 43% se prononçaient pour la prison à vie, 17% étaient sans opinion. Cette statement différenciée de l’opinion face à ces événements simultanés révèle bien à quel point les américains ont dissocié l’anti-nazisme de leur soutien à l’Allemagne. Cette image favorable s’est maintenue tout au long des années 1970 et 1980, renforcée par l’arrivée, dans les deux pays, de nouvelles générations qui entretiennent un rapport plus distancié avec les horreurs de la guerre. Cette évolution a facilité la réintégration de l’Allemagne au statut d’acteur diplomatique à part entière, à tel point que, lors d’un discours prononcé en mai 1989 à Mayence, le président George Bush invita le gouvernement du chancelier Kohl à se joindre aux Etats-Unis pour devenir un « Partner in Leadership ». Cette attention particulière accordée à l’Allemagne avait aussi pour but de contrebalancer les précédentes faveurs accordées à la Grande-Bretagne durant les années Reagan. On peut remarquer à cet égard que ce jeu diplomatique tendait à réinsérer l’Allemagne dans une configuration classique d’équilibre des pouvoirs. Cela eut lieu six mois avant la chute du mur de Berlin et l’ouverture du processus de réunification. La stratégie des Etats-Unis consistait alors à faire de l’Allemagne le fer de lance des intérêts américains au sein de l’OTAN et de la CEE: son rôle consisterait alors à aligner les autres pays européens sur les positions U.S. En conséquence, une Allemagne forte, voire unifiée, semblait plus à même de remplir ce rôle efficacement, d’autant plus que les américains estimaient qu’ils avaient peu d’intérêts en Europe qui risquaient d’être entravés par l’Allemagne. Cette politique du « Partner in Leadership » fut cependant mise à rude épreuve par les turbulences politico-diplomatiques qui accompagnèrent l’opération « Tempête du Désert ». Les responsables américains ont été pris de cours par les hésitations de leur « partenaire » privilégié, et son manque d’empressement à apporter aux Etats-Unis un rapide et total appui diplomatique durant la crise, même si l’Allemagne avait par ailleurs contribué à « payer la facture ». Les Etats-Unis n’ont pas seulement eu des difficultés à convaincre les allemands d’avoir recours à la force armée, même de façon limitée: c’est avec les plus grandes réserves que l’utilisation des bases allemandes comme zones de transit pour les opérations militaires dans le Golfe leur fut concédée, et cette aide logistique minimum est demeurée relativement discrète, ce qui signifiait en retour que l’antipathie des allemands vis-à-vis des forces 9 américaines devait être dans une certaine mesure cachée au public américain. Ces derniers réalisèrent, dans un certain sens, qu’ils avaient résolu le vieux « problème allemand » bien audelà de ce qu’ils imaginaient, puisque les allemands, y compris leurs dirigeants, étalèrent leur extrême aversion face à l’utilisation des armes dans la résolution des conflits. La dé- Prussianisation de l’Allemagne s’avérait si profonde qu’au moment où les américains espéraient, à tout le moins, l’appui allemand aux armées américaines, ils trouvèrent que ceuxci possédaient – la formule est aimable – « une vision moins nuancée du recours à la force » que d’autres puissances européennes. Quand l’Amérique sonna le rappel durant la Guerre du Golfe, ce furent les Alliés de la Deuxième Guerre Mondiale qui répondirent « présent » et apparurent à leurs opinions publiques réunis une fois encore pour le « portrait de groupe ». En conséquence, les Américains ont révisé leur conception de l’Allemagne comme solide « Partner in Leadership ». Son image s’est quelque peu ternie, au profit à ce moment là de celle de la France et de la Grande-Bretagne. A l’issue de la Guerre Froide la vision américaine du rôle futur de l’Allemagne était celle du plus puissant pays d’Europe et d’une grande puissance internationale, qui allait combler le grand vide provoqué par l’effondrement de l’Union Soviétique et, aux yeux de certains à l’époque, par le déclin américain. Plusieurs commentateurs entrevoyaient un monde composé de trois grandes puissances: Les États-Unis, l’Allemagne et le Japon. Mais le statut de puissance majeure implique en contrepartie des responsabilités accrues. On attendait beaucoup de cette nouvelle Allemagne. Cependant, le pays récemment réunifié s’est trouvé aux prises avec trop de problèmes internes et régionaux. On lui demandait de mener des négociations commerciales, de jouer un rôle moteur dans l’unification de l’Europe, de consacrer une aide importante aux pays ex-communistes de l’Est, de participer à la recherche d’une solution aux guerres fratricides des Balkans, d’accueillir des millions d’immigrants, le tout sur fond d’un rôle international plus actif. Mais l’irritation est publiquement exprimée quand les allemands prennent la décision de procéder à la reconnaissance de la Croatie et la Slovénie, en dépit des souhaits divergents des États-Unis, de l’ONU et des gouvernements européens. Washington n’hésite pas, en outre, a manifesté quelque agacement supplémentaire face aux exigences – ressenties comme excessives – de l’Allemagne en matière commerciale et financière. L’arrivée de Bill Clinton à la Maison Blanche n’a pas substantiellement modifié les relations bilatérales entre les deux pays. Celles-ci se sont même renforcées, dans la mesure où elles ont bénéficié d’un contexte de rapprochement entre Washington et l’Union Européenne. Il faut rappeler que l’Allemand est la seule langue étrangère dans laquelle Bill Clinton se sent à l’aise, ce qui a facilité le caractère amical de sa relation avec Helmut Kohl. Il s’est par la suite trouvé en grande affinité avec Gerhard Schröder, qui l’a suivi dans le même type de démarche politique, à savoir le recentrage de son parti. Mais d’une façon générale, il existe en fait une contradiction implicite dans les relations récentes entre l’Allemagne et les États-Unis. Ces derniers voudraient voir l’Allemagne jouer un rôle de « leader » et accepter les nouvelles charges qui s’y rattachent, mais lorsque les dirigeants allemands adoptent une attitude qui répond à ces attentes, les Américains se crispent. Il faut cependant relativiser ces sentiments d’irritation: les américains demeurent fondamentalement convaincus que l’Allemagne ne voudra plus jamais porter la responsabilité d’une nouvelle aventure militaire en Europe. Ils souhaitent en définitive que celle-ci joue un rôle de premier plan, pourvu que Washington ne soit pas laissé de coté. En d’autres termes, les 10 États-Unis désirent une Allemagne forte et prospère, sous réserve qu’elle reste dans les rangs transatlantiques. L’Amérique a toujours plaidé en faveur de l’intégration d’une Allemagne unifiée, prospère et puissante – à la condition expresse qu’elle demeure libérale et démocratique – dans le système international. La fin de la Guerre Froide, l’unification de l’Allemagne et sa prospérité, l’intégration européenne, la Guerre du Golfe, les troubles et conflits armées en ex-Yougoslavie, sont autant de facteurs qui ont modifié les équilibres antérieurs. Mais dans ce nouvel aménagement, le vieux « meuble de famille » légué par Frédéric II Le Grand, s’est avéré solide, même si plusieurs restaurations ont été nécessaires pour qu’il puisse garder sa place dans la maison américaine.