Ce colloque entreprend de passer en revue l’ensemble des thématiques stratégiques et géopolitiques émergentes dans la diplomatie mondiale vis-à-vis de l’Iran. Les Nations Unies ont pour mission de garantir ces principes et préserver ainsi la paix et la sécurité internationales et c’est pourquoi nous sommes très honorés d’accueillir à cette occasion le Dr. Alena Douhan, Rapporteuse spéciale des nations Unies sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur l’exercice des droits de l’homme, professeur de droit international et directrice du Centre de recherche sur la paix de l’Université d’État du Bélarus qui consacrera de façon exceptionnelle son intervention sur « L’Impact humanitaire et les répercussions sociales des sanctions contre l’Iran ».
Fidèle à sa mission d’élucidation des sujets géopolitiques complexes, l’Académie Géopolitique de Paris souhaite que les communications de ce colloque approfondissent les analyses sur la remise en cause des justifications occidentales aux persécutions du peuple iranien et le retour de la mission du droit international.
Ouverture : Ali RASTBEEN
Président de l’Académie de Géopolitique de Paris
Les sanctions coercitives unilatérales contre l’Iran Bilan et perspective
En 2015 un accord a été conclu après 12 ans de négociations entre l’Iran et les six grandes puissances mondiales, tous les États signataires de l’accord se sont engagés à préserver et maintenir des circuits financiers avec l’Iran et assurer la poursuite des exportations de pétrole et de gaz iraniens.
En 2016 l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique a indiqué que l’Iran a coopéré de façon satisfaisante et que les sanctions pouvaient être levées.
Le conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 2231 qui a levé les six résolutions votées entre 2006 et 2010 contre l’Iran.
Les États-Unis savent comment créer les sanctions et comment faire la guerre, mais ils ne savent pas comment élaborer la diplomatie pour résoudre la crise de manière pacifique.
La Maison Blanche exploite des sanctions, pour maintenir et préserver son leadership, cherchant précisément à éliminer la profondeur stratégique de l’Iran.
Les sanctions et les pressions économiques peuvent à court terme influer sur les actions des hommes politiques des pays ciblés, elles peuvent également perturber la coopération internationale, mettre en question les intérêts communs des États et porter préjudice à la paix et la stabilité internationales.
Cette question constitue un défi important pour le droit international et contredit les buts recherchés par la création de l’Organisation des Nations Unies.
Du point de vue du droit international basé sur les principes économiques néoclassiques, il semble que les sanctions économiques sont en contradiction manifeste, avec la liberté du commerce et la souveraineté des États.
L’action unilatérale des États-Unis constitue un obstacle à l’établissement des relations internationales justes et équitables, sur la base du pacte international relatif aux droits économiques, sociales et culturelles.
La priorité de l’Europe au processus de démocratisation qu’elle tente de développer à l’aide d’une revalorisation de la transition économique et d’une coopéra¬tion économique et politique, demeure évidemment la culture européenne de gestion des crises.
Devant la multiplication des acteurs stratégiques dans la région, Elle s’affirme comme un sponsor majeur de la stabilité.
L’Europe aligne sa position sur celle des États-Unis et échoue à respecter le fondement même de sa politique qui devrait s’axer sur le développement de la démocratie, la défense des valeurs universelles, des libertés individuelles et le maintien du dialogue nécessaire à la solidarité entre les peuples.
Les pertes de l’Europe face aux sanctions secondaires américaines contre l’Iran sont dans de multiples domaines :
La France compte cinq marques automobiles et l’Iran a signé des contrats avec au moins trois entreprises : Peugeot, Renault et Citroën. Après l’accord nucléaire, Peugeot et Renault figuraient parmi les plus importantes entreprises européennes qui sont entrées sur le marché iranien et ont été contraintes de quitter l’Iran suite au retrait américain de l’accord. Le groupe Peugeot a annoncé dans son communiqué que son volume de ventes mondiales a diminué de 15,7% au premier trimestre de l’année 2019, dont la principale raison est la suspension des activités de ce groupe en Iran. Fiat qui a cherché à acquérir une participation de 15% dans l’industrie automobile nationale iranien été contrainte de quitter l’Iran.
Cependant, il y a un grand désir d’utiliser des voitures étrangères en raison du manque de qualité de l’industrie automobile nationale. Ces entreprises ont besoin de partenariats avec les entreprises automobiles étrangères pour les pièces détachées, le transfert de technologie et restaurer leurs images.
L’Iran a la capacité de produire quotidiennement plus de 1 milliard de mètres cubes de gaz. Total avait le projet d’un montant de 5 milliards de dollars pour le développement de South Pars.
Si les sanctions américaines sont levées, l’Iran pourrait devenir le plus important partenaire gazier de l’Europe.
Compte tenu des sanctions américaines, le risque de transport de pétrole et de gaz vers des destinations internationales est restreint. La dépendance à 90 % de l’industrie de l’assurance maritime vis-à-vis des compagnies occidentales (telles qu’Astral et Parismet France) provoque une diminution de la vente de pétrole iranien et une augmentation de la demande et du prix.
On peut également citer l’industrie solaire avec l’accord de 3 milliards de dollars de Saga pour la construction d’une centrale solaire, et le domaine aérien Airbus qui avait un contrat de 25 milliards de dollars pour la fourniture d’avions à réaction à Iran Air.
Selon les statistiques du Fonds monétaire international et de la Commission européenne en 2017, la Chine, l’Union européenne, l’Inde, les Émirats arabes unis et la Corée du Sud étaient respectivement les cinq principaux partenaires de l’Iran. Ainsi, la valeur du commerce total entre l’Iran et l’Union européenne était égale à 20,9 milliards de dollars, dont 10,8 milliards de dollars représentaient la valeur des exportations de l’UE vers l’Iran et 10,1 milliards de dollars la valeur des importations de l’UE vers l’Iran.
Mesdames et Messieurs le monde est en train de passer rapidement à un système multipolaire. Dans ce domaine compliqué, la violence et les conflits se propagent dans différentes zones ; La souveraineté nationale des pays indépendants est violée de diverses manières ; La tendance à la polarisation militaire, à la course aux armements, au déclenchement de guerres, à l’intensification des conflits, à la divergence ethnique et régionale s’accroît, à l’anarchie et la violation des obligations internationales et l’ingérence dans les affaires intérieures des pays indépendants augmentent.
La conception et la mise en œuvre de sanctions économiques unilatérales entraînent principalement la violation des droits de l’hommes. L’un des problèmes auxquels le droit international est confronté est la mise en œuvre des droits de l’homme à laquelle, en l’absence d’organisation internationale, les gouvernements ne sont pas obligés.
Avec le développement de la technologie et l’intégration des économies, l’utilisation de sanctions unilatérales par des pays puissants comme outil de pression s’est accrue et a une fonction différente de celle du passé.
Les effets les plus néfastes des sanctions unilatérales peuvent être observés sur les droits fondamentaux des citoyens ordinaires. Les droits fondamentaux du peuple iranien, y compris le droit au développement, ont été directement touchés par les actions hostiles et unilatérales des États-Unis ; ces derniers, après s’être retirés de l’accord de 2015, ont imposé à nouveau les sanctions économiques et financières contre l’Iran.
L’effet néfaste des sanctions unilatérales sur les exigences des droits de l’homme est contraire aux règles et principes des droits de l’homme.
Toute action unilatérale doit être prise conformément aux principes du droit international, y compris l’interdiction du recours à la force, la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays, la non-discrimination, l’égalité de souveraineté, la promotion et la protection des droits de l’homme, et autres cas similaires.
Les droits fondamentaux du peuple iranien, tels que le droit à la santé, le droit à l’alimentation, et le droit au développement ont été touchés.
Le droit au développement est un droit inaliénable de l’homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales.
Ces droits fondamentaux ont été directement touchés par les actions hostiles et unilatérales des États-Unis et ont des effets inquiétants sur les droits de l’homme.
Aujourd’hui, le système mondial est fondé sur le multilatéralisme. Mais cette question a été compromise par les mesures coercitives unilatérales, dont leurs auteurs, qui se considèrent comme les gardiens des intérêts des droits de l’homme et de la police internationale, agissent sans aucun doute contre le droit international et à la Charte des Nations Unies.
La principale question ici est de savoir si les sanctions unilatérales des États-Unis d’Amérique, de l’Europe, de l’Australie, du Canada et de l’Angleterre contre l’Iran sont légitimes au regard du droit international et des droits de l’homme ?
L’hypothèse est que les actions hostiles, selon les résolutions des Nations Unies et du Conseil des droits de l’homme, sont une violation manifeste des droits de l’homme et contre la coutume internationale.
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Jacques Myard,Membre Honoraire du Parlement, Maire de Maisons-
Les sanctions internationales contre l’IRAN : Bilan et perspective
Je tiens tout d’abord à remercier très vivement l’Académie de géopolitique et son Président Ali Rastbeen pour l’organisation de ce colloque ô combien justifié à l’heure où les tensions internationales se multiplient et « s’auto-alimentent » les unes les autres, si je peux utiliser ce terme.
Une chose est certaine, ce n’est pas en se barricadant dans des dogmes et des certitudes que les Etats trouveront des solutions pour sortir des impasses.
Nous vivons dans un village planétaire où toutes les crises, tous les affrontements, toutes les idéologies remettent en cause non seulement nos certitudes mais le système international né de la seconde guerre mondiale.
A ce titre nous nous devons de nous interroger sur le « concept de sanctions » véritable leitmotiv aujourd’hui qui occupe le devant de la scène internationale.
Comment dépasser les sanctions pour trouver des solutions ?
Les sanctions : concept juridique
Les sanctions sont aussi vieilles que les relations interétatiques internationales, la doctrine lui consacre depuis des décennies des développements et analyses sous la rubrique « Moyens coercitifs » des Etats pour obtenir réparation de ses droits ou intérêts froissés par un autre Etat.
La doctrine identifie :
Les rétorsions
La rétorsion c’est rendre la pareille.
La rétorsion consiste à prendre des mesures analogues à celles prises par l’Etat dont on se plaint, elles ne sont pas contraires au droit international.
En anglais retaliations.
Les représailles
En anglais reprisals.
C’est une réponse à un acte illicite et du même domaine.
En 1904 le Professeur Bonfils écrit « Toute communauté politique organise la responsabilité de ses actes à l’égard des autres Etats.»
Exemple de représailles citées par la doctrine :
– Interruption des relations commerciales.
– Mise sous séquestre des biens de l’Etat.
En réponse au refus d’exécuter des traités.
Embargo
Vient de l’espagnol embargar. Signifie arrêter. Initialement utilisé pour arrêter des navires.
L’embargo employé comme acte préliminaire à guerre imminente.
Est devenu une forme particulière des représailles.
Le blocus pacifique
Le but du blocus pacifique est de forcer le pays bloqué à faire certaines concessions.
Tous ces moyens ne peuvent s’étendre à la guerre pour la doctrine classique qui ne peut être décidée aujourd’hui que par le Conseil de Sécurité en application des articles de la Charte des Nations au chapitre VII, sauf à agir en violant le droit international comme l’ont fait les Etats-Unis avec l’Iran et la Russie en Ukraine.
La nature politique des sanctions
Les sanctions sont devenues de véritables leitmotiv des rivalités ou affrontements de la scène internationale.
– Sanctions unilatérales : elles sont prises par certains Etats : c’est le cas des Etats-Unis qui agissent ainsi de manière extraterritoriale en violation du Droit international.
– Les sanctions multilatérales : prises dans un cadre multilatéral de l’Union Européenne ou Nations-Unies par exemple.
Elles constituent un véritable piège car théoriquement pour y mettre fin il faut un accord de tous ou alors avoir la force politique de casser la baraque en sortant unilatéralement.
– Les relais privés des sanctions
Certains mouvements politiques américains pour faire appliquer des sanctions utilisent les menaces contre les sociétés européennes « Si vous commercez avec l’IRAN on va vous poursuivre devant la justice américaine. »
Sur le plan politique, les sanctions d’une manière générale font monter la tension sans pour autant contraindre le pays visé par les sanctions à modifier son attitude, sa politique.
Le seul exemple de succès des sanctions ou embargo fut le cas de la Rhodésie après de multiples difficultés. En avril 1980 l’ancienne colonie Rhodésie du Sud devient le Zimbabwe.
Les sanctions contre l’IRAN
Il convient tout d’abord de rappeler le cadre des motivations qui ont conduit aux sanctions contre l’Iran : le dossier nucléaire.
Sur le plan international le nucléaire militaire fait l’objet du fameux « Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires » TNP signé à Londres Moscou Washington le 1er juillet 1968 que la France a ratifié en 1992.
LE TNP autorise 5 Etats a détenir des armes nucléaires : EU, Russie, France, Grande Bretagne e Chine.
Traité inégalitaire
L’Iran a signé le traité TNP en 1968.
Les 5 mettent en œuvre une politique internationale pour éviter la prolifération :
Mais échec relatif : Pakistan, Inde, Israël sont des puissances nucléaires et n’ont pas signé le TNP.
En août 2002 découverte d’un programme clandestin à caractère militaire. Voir sur ce point les développements du rapport Boucheron-Myard de décembre 2004
– A Natanz : installation secrète d’enrichissement 50 000 centrifugeuses
– A ARAK : une centrale nucléaire à eau lourde productrice de plutonium
L’AIEA visite les sites et constate que les visées militaires de ces sites ne font pas de doute.
L’IRAN a bénéficié des lumières du père de la bombe pakistanaise Abdul qadeer Khan Décédé le 10 octobre 2021
Rappel du cadre juridique
Après des mois de négociations
14 juillet 2015 accord nucléaire à Vienne avec Iran joint compréhensive Plan of Action JCPOA (Etats-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni, Allemagne)
Mais en mai 2018 le Président américain Donald Trump décide de se retirer de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015
Cette annonce est accompagnée du rétablissement des sanctions américaines dans un délai de 90 à 180 jours.
Le 16 juillet 2018, l’Iran porte plainte à la CIJ afin de faire rendre compte aux Etats-Unis pour « leur réinscription illégale de sanctions illégales » déclare le Ministre aux affaires étrangères Mohammad Javad Zarif
La CIJ a rendu le 3 février 2021 un arrêt disant que la CIJ a compétence en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 pour connaître de la requête introduite par la république islamique d’Iran le 16 juillet 2018 et que ladite requête est recevable. Par 15 voix contre une.
Mais indépendamment des actions judicaires devant la CIJ, la décision américaine a provoqué de multiples réactions négatives.
En septembre 2018 la France tente une médiation en marge de l’Assemblée générale de l’ONU et en juillet 2019, le conseiller diplomatique de Macron, Emmanuel Bonne, effectue une mission à Teheran.
L’UE refuse d’enclencher les mécanismes de sanctions, juillet 2019.
Septembre 2019 visite d’une délégation iranienne à Paris, ligne de crédit française de 15 milliards d’euros à Téhéran.
La médiation française et européenne est un échec.
Quel impact politique ?
– Aux Etats-Unis Paul Craig Roberts ancien secrétaire au trésor : déclare que la politique étrangère de Trump est sous le contrôle d’Israël
Mais surtout les sanctions américaines renforcent le camp des durs, des conservateurs en Iran.
L’Iran relance son programme nucléaire.
L’arrivée de Joe Biden à la Présidence le 20 janvier 2021 n’a pas permis une reprise réelle des négociations.
Le durcissement de Téhéran ne semble pas faiblir, avec l’élection du Président Raïssi, bien au contraire.
Téhéran pour revenir aux dispositions de l’accord nucléaire de 2015 exige la levée des sanctions.
La situation est dans l’impasse
Si j’ai souhaité rappeler le cadre juridique des négociations avec l’Iran sur le nucléaire, c’est pour essayer de comprendre le mécanisme des sanctions qui aujourd’hui pourrissent les relations internationales.
Pourquoi ?
– Les sanctions aux Etats-Unis ne sont pas un enjeu de strict politique étrangère, mais un enjeu de politique intérieure qui pèse en raison des lobbies sur les élections américaines élections du mid term et autres
– Enjeu également des liens étroits des Etats-Unis avec Israël dont les craintes à l’égard de l’Iran et de son allié le Hezbollah sont constantes chez de nombreux politiques Israéliens dont Netanyahu alors qu’Israël et l’Iran pourraient s’entendre
– Les sanctions sont aussi dans les mains de lobbies privés qui peuvent instrumentaliser la justice américaine
Les sanctions multilatérales organisent par elles-mêmes une toile d’araignée dont un Etat, par exemple la France, ne peut se défaire
Les sanctions paralysent et ruinent ainsi la déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la charte des Nations-Unies adoptés lors du 25ème anniversaire de l’ONU (1970). Résolution 2625XXV
Pour l’instant les sanctions qui structurent les relations internationales n’ont pas conduit à une nouvelle conflagration mondiale mais le monde s’en approche avec la cobelligérance.
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M. Jure Georges Vujic, Géopoliticien franco-croate , directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Les sanctions à la lumière de l’idéologie punitive de l’ordre mondial.
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Le thème de ce colloque, qui porte sur le bilan et les perspectives de sanctions internationales contre l’Iran, est l’occasion d’approfondir les réflexions non seulement sur les enjeux des sanctions internationales pour l’Iran et dans le monde, mais aussi de réfléchir sur les enjeux métapolitiques, juridiques et sociologiques des sanctions au sens large et sur ces effets générationnels à long terme sur la psychologie collective des peuples qui les subissent, de la posture d’ assiégé, à la posture victimaire, puisque des générations entières dans certains pays sous sanctions, n’ont vécu que sous le régime d’ embargo ou de sanctions. On pourrait presque dire que l’Iran constitue un cas d’école pour l’étude des sanctions internationales appartenant à la dite, décennie de sanctions“. Mais ce que l’on voit plus largement au-delà du cas iranien, c’est non seulement la persistance, mais aussi la diversification, la complexification, ainsi que la multiplication des sanctions internationales dans le monde dans leur nature, leur contenu et leur philosophie même, et l’on pourrait dire qu’à la décennie des sanctions “succède le temps de « tout punissable » du « tout sanctionnable ». En effet, car si l’on prend une carte du monde des sanctions internationales avec les pays qui y sont soumis, on constate non seulement le nombre croissant de pays cibles réfractaires mais aussi un net fossé géopolitique, mental, voir géoculturel entre les camps des pays occidentaux libéraux démocratiques (les États-Unis compris) émetteurs de sanctions et les pays récipients de sanctions souvent qualifiés d’États faillis, antidémocratiques ou autocratiques, d’ »États voyous“ d’ États destinataires de sanctions internationales. C’est une véritable carte mentale et géopolitique révélant une rupture géopolitique, mais aussi une rupture géo-civilisationnelle à l’échelle mondiale. En effet, la carte des sanctions internationales reflète l’évolution des rapports de force et les clivages normatifs au sein de la société internationale, mais révèle aussi des incertitudes sur les outils les plus appropriés pour obtenir des résultats en matière de politique étrangère et de sécurité.
D’autre part force est de constater que les sanctions restent des outils politiques, économiques, diplomatiques ou stratégiques insuffisamment pensés. Les sanctions, ne sont-elles pas aussi des formes de châtiment infligées à des acteurs dont le comportement est jugé « déviant » par rapport à un modèle politique et un ordre moral dominant ce qui pose la question du récit, du discours de légitimation sous-jacent aux sanctions ? La multiplication et les multiples mutations des sanctions internationales dans le monde ont tissé au fil du temps un univers spécifique de relations internationales souvent binaire et manichéen, partagé entre le camp des États « déviants » et sanctionnés et le camp moral des États dispensateurs de sanctions, avec l’application d’un ensemble procédure judiciaire, un arsenal de mesures coercitives graduées et une légalisation accrue relative aux sanctions. Ainsi, après les décennies de sanctions des années 1990 et de la complexité croissante du régime des sanctions, on assiste aujourd’hui, si l’on transpose une approche pénitentiaire et punitive aux phénomènes de sanctions internationales, à un « tournant punitif » qui ouvre la voie à un vaste champ scientifique ou serait étudié avec la conjonction de l’expertise de plusieurs disciplines académiques les questions de la légalité et la légitimité et l’efficacité du système des sanctions et leurs effets, l’effet du mode pénitentiaire et punitif sur la situation socio-économique des récipients des peines-sanctions.
En effet, certains sociologues et penseurs n’hésitent pas à comparer le régime des sanctions internationales et leur localisation géoculturelle à l’application d’une démarche qu’avait élaboré Michel Foucault dans « Surveiller et Punir“ pour s’interroger sur le rôle, la nature, la portée et le sens des sanctions internationales. Cela permettrait d’analyser les différentes postures vis-à-vis de la légitimité des sanctions, la posture des censeurs, dispensateurs qui légitiment les sanctions par une philosophie politique sous-jacente que l’on retrouve dans les théories idéalistes, néo-idéalistes, néo-réalistes, libérales et internationalistes jusqu’aux réprobateurs, abolitionnistes, vértuistes, souverainistes ou pacifistes non-interventionnistes.
La question des sanctions est marquée par des références implicites à une vision du monde politique, la politique étrangère comme politique de l’altérité. En effet, la question des sanctions et de leur extraterritorialité, qui est au cœur d’un bouleversement du droit international public, reste étroitement liée à la question du choix du modèle de l’ordre international, entre d’une part l’ordre mondial et l’ordre international d’autre part, qui, au-delà de la dimension juridique et politique, constituent, comme deux „épistémès“, deux conceptions différentes du monde. Dans la manière de percevoir la communauté internationale et de régir les relations entre États. L’interventionnisme unilatéral des grandes puissances et leur ingérence systématique dans les affaires intérieures des États souverains sous les diverses formes de sanctions, de représailles, d’ingérence humanitaire, de guerres irrégulières par procuration, prouvent tout au long de la genèse et de l’évolution des relations internationales depuis l’ordre westphalien de du droit des gens, de « l’équilibre des pouvoirs » et surtout depuis la conception wilsonienne de la société des nations et de l’ONU-son ordre, l’influence majeure de la philosophie politique constructiviste et positiviste sur les relations internationales en faveur du modèle de l’Ordre Mondial. l’ordre post-westphalien de la Société des Nations wilsonienne, ainsi que les expériences du « nouvel ordre mondial » anglo-américain des années 1990 avec la parenthèse néoconservatrice unilatéraliste de l’administration Bush, reflètent en réalité la consécration et la suprématie du projet néo-idéaliste et politique universaliste, qui visait à construire de manière constructiviste un ordre mondial abstrait et supra-territorial.
La question des sanctions est un thème qui recouvre toutes les questions et polémiques des relations internationales : question du fondement juridique, la dialectique légalité-légitimité, la question bien sûr des conséquences et surtout la question du rôle de la morale dans les relations internationales. Il convient de se référer à la cartographie des sanctions internationales où l’on constate de façon flagrante que l’ensemble le bloc des démocraties libérales (de marché) constitue un bloc assez homogène ayant la légalité et la légitimité pour dispenser des « châtiments“, des sanctions internationales contre des États jugés s’écarter de leur vision du monde, de leur conception libérale de l’État et de la société. Le libéralisme et la démocratie sont-ils ici compatibles avec la capacité d’infliger des sanctions voire des mesures coercitives qui s’apparentent à des mesures conflictuelles ou pré-conflictuelles ? Le libéralisme étant considéré comme essentiellement pacifiste et non-interventionniste. Ainsi, si l’on remonte à l’origine des sanctions internationales, avec le blocus, l’embargo, on assiste aussi ā une évolution de la nature des sanctions qui d’une nature pré-conflictuelle, évolue vers une dimension conflictuelle, les sanctions devenant instruments coercitifs de répression, supplétives voir substituts à la guerre. Dans ce contexte, les sanctions participent au mécanisme de « désignation de l’ennemi“ des États susceptibles de subir des embargos ou blocus. En effet, des théories de la guerre juste aux ONG qui ont recours à l’éthique pour critiquer des États, la morale imprègne les relations internationales. Sous le regard des censeurs, le monde se divise entre bons et mauvais, partenaires et parias, et l’argument moral de la défense des droits de l’homme ou de la démocratie justifie souvent l’application de sanctions à certains pays.
Bruno DREWSKI, Maître de conférence à l’INALCO, directeur de la revue La Pensée Libre , Alignement de la politique internationale européenne sur celle des Etats-Unis.
Alignement de la politique internationale européenne sur celle des États-Unis
La situation internationale actuelle avec la généralisation et l’exacerbation de sanctions extrêmes prises par l’Union européenne et ses gouvernements membres, et visant des pays ciblés pour des raisons politiques a plusieurs caractéristiques qui se révèlent au final étonnantes :
– Ces sanctions sont censées cibler la Russie, comme les précédentes sanctions sont censées viser l’Iran, la Syrie, Cuba et plus d’une dizaine d’autres pays,
– Mais ces sanctions visent dans les faits au moins aussi souvent et même parfois plus souvent les intérêts des entreprises européennes et des populations européennes,
– au moment où, de leur côté, les États-Unis poursuivent, et parfois même augmentent là où c’est nécessaire pour leur économie, leurs propres échanges avec la Russie ou avec d’autres pays qu’il ciblent en principe.
Il est donc important de poser la question du but ultime des politiques de sanctions, et de l’ennemi qui est réellement visé par les États-Unis, puisqu’il est certain que la dynamique des sanctions de par le monde depuis plusieurs décennies a incontestablement une origine outre-Atlantique.
Quels objectifs, quelles causes, quels effets des politiques de sanctions ?
La crise actuelle entre la Russie et les pays de l’OTAN avec l’utilisation de l’outil des sanctions à un niveau inégalé nous permet de remonter le temps, d’analyser avec recul et avec un regard beaucoup plus acéré tout le processus qui a mené à ces sanctions successives, à ces blocus et à ces stigmatisations de la part des États européens contre des États très différents, Russie, Iran, Syrie, Cuba, Biélorussie, Corée (nord), Venezuela, Yemen, Zimbabwe, Irak, Chine, etc. Nous avons en effet aujourd’hui atteint un sommet dans les tensions internationales qui devrait faire réfléchir tout être humain doté d’une capacité d’analyse rationnelle.
Les USA affrontent désormais officiellement et directement dans le monde une vingtaine d’États et, à chaque fois, après quelques hésitations que l’on peut observer dans le cas de l’Iran, de Cuba ou du Venezuela par exemple, les pays membres de l’UE, se sont finalement alignés officiellement ou non sur ces politiques de marginalisation des ennemis déclarés de Washington. Cette dernière affronte aujourd’hui avant tout trois pays : Russie, Iran, Chine. La logique stratégique voudrait que les États-Unis cherchent à séparer l’un de l’autre ces trois ennemis au lieu de les cibler ensemble, alors que, dans les faits, ils les poussent à se rapprocher en soutenant une logique de bloc, visant avant toute autre chose à garantir le soutien en leur faveur des petites puissances de l’UE, du Japon, des autres pays anglos-saxons et de leurs alliés ou protégés directs. Ce qui pose la question de savoir qui sont les réels adversaires de Washington, et dans quel ordre d’importance.
La logique économique voudrait en effet d’un autre côté que les pays européens coopèrent avec chacun des trois pays cités plus haut et qui subissent des sanctions diverses qui sont à la fois commerciales et scientifiques mais qu’on ne peut analyser sans recourir à des facteurs géo-économiques, puisque l’Europe a un accès continental direct à ces pays d’Eurasie et d’Asie alors que les États-Unis, vu d’Europe, occupent une place périphérique. On voit donc à ces contradiction que les USA visent certes à exclure (et peut-être à terme à conquérir?), Russie, Iran, Chine du cercle des nations coopérant avec eux mais que leur principal soucis présent se trouve en Europe, dans leur propre camp dont il faut d’abord garantir la soumission avant même de pouvoir viser réellement leurs adversaires extérieurs. Ce qui explique pourquoi, au lieu de profiter par exemple, de la concurrence potentielle qui peut exister sur la marché du gaz et du pétrole entre Russie et Iran, les Européens appliquent des sanctions qui augmentent les prix de l’énergie et qui frappent en premier lieu eux-mêmes. La politique nord-américaine de sanction empêche donc les Européens de jouer sur la concurrence pour les bénéfices de leurs propres économies. Du coup, au lieu de baisser, les coûts de l’énergie augmentent, ce qui menace l’approvisionnement de l’Europe et la rend encore plus dépendante d’une énergie encore plus chère, celle du gaz de schiste nord-américain. Sachant que les autres pays producteurs de gaz ne sont pas en état d’augmenter de manière substantielle leur propre production.
C’est donc non pas sur le registre des intérêts économiques que les pouvoirs au sein de l’UE et donc aussi de l’OTAN peuvent légitimer la politique de sanctions et de guerre froide visant les pays exclus du « centre occidental ». D’où la nécessité de faire appel à des arguments idéologiques, les droits de l’homme, les droits de la femme, les droits de minorités réelles ou inventées, etc. couplés avec la peur agitée de « menaces » que représenteraient des pays comme l’Iran, la Russie, la Corée, etc. Or, tout observateur un tant soit peu réfléchi ne peut que balayer d’un revers de main cette argumentation idéaliste, vu l’état souvent bien plus lamentable de ces droits dans de nombreux États portés à bout de bras par Washington et les puissances européennes, pétromonarchies absolutistes, Turkmenistan, Azerbaïdjan, Israël, Egypte, Soudan, Ruanda, Colombie, etc. pour ne donner que quelques exemples. Quant aux menaces, pour ce qui est de la bombe atomique, il est clair que depuis 1948, Israël représente un foyer de guerre et de menaces récurrentes bien plus durables que n’importe lequel des États visé par les sanctions et les stigmatisations. Quant au nombre d’agressions armées, les pays dénoncés par Washington et les leaders européens n’ont pas participé, ou ont joué un rôle mineur, dans la liste des conflits des dernières trente années, Yougoslavie, Irak, Libye, Yemen, Gaza, Syrie, et Donbass depuis 2014. Il nous faut donc aller chercher ailleurs les raisons fondamentales qui expliquent pourquoi on nous présente une liste d’États cibles. Des pays ayant des économies qui s’avèrent par ailleurs potentiellement capables de par leur développement économique même de repousser vers la périphérie l’Amérique du nord et de promouvoir des modes de développement qui ne sont pas forcément axés sur le noyau d’un complexe militaro-industriel.
Nous constatons donc que les pays décideurs au sein de l’UE ne défendent ni leurs intérêts économiques propres ni leurs valeurs morales affichées lorsqu’ils se lancent dans des politiques d’intervention, d’ingérence, de blocus ou de sanctions. On peut remarquer par contre qu’ils suivent, parfois après quelques hésitations fugaces, des politiques ayant leurs sources à Washington ou à Wall street et qui correspondent, elles, très exactement aux intérêts des secteurs militaro-industriel, chimico-pharmaceutique, agro-industriel et énergétique des grandes firmes transnationales qui sont surtout basées outre-Atlantique …et dont les intérêts ne correspondent d’ailleurs pas forcément à ceux de la masse des habitants des États-Unis, d’où les phénomènes de mécontentement qui donnent naissance là-bas à des mouvements « populistes » du style Tea Party ou Trump mais aussi à l’essor récent des idées socialistes au sein de la jeunesse d’Amérique du nord.
Cette situation ne date pas d’hier, le président Eisenhower l’avait déjà mentionnée dans son discours de départ, mais elle s’est nettement renforcée depuis 1991, quand l’UE s’est retrouvée sans contrepoids face à son protecteur, en même temps que ses industries se retrouvaient engluées dans une logique néolibérale du tout marché « ouvert » qu’elle ne maîtrisait pas puisqu’elle était liée au règne du dollar et de « Terms of trade » concoctés à Wall street, et que le capitalisme tardif, virtuel et financiarisé se retrouvait placé dans une logique de fuite en avant mondialisée de moins en moins productive.
Tous les pays européens ont suivi l’un après l’autre la politique anglo-américaine thatchérienne des « reaganomics », même si l’Allemagne a su alors garder en partie sa capacité productive qui lui a assuré une place hégémonique au sein de l’Union européenne, en partie à cause de ses accords commerciaux avec la Russie et la Chine. C’est donc à l’Allemagne que les États-Unis s’attaquent aujourd’hui en priorité puisque c’est elle qui est en position dominante sur le théâtre européen et qu’il faut donc dans ce contexte géographique inventer l’idée de ‘l’entre-trois-mers’ comme cordon sanitaire coupant l’Allemagne et l’Europe de son arrière eurasiatique et asiatique.
Tout cela pose la question de comprendre comment se fait il que des pays en principe indépendants peuvent mener des politiques à l’opposé de ceux de leurs élites économiques et de leurs peuples. Ce qui nous amène à constater que, en Europe, le ver nord-américain était dans le fruit non pas depuis 1991 mais depuis au moins 1945. Il est clair que, c’est à ce moment là que, puissance occupante, les États-Unis, ont maîtrisé le processus de construction des nouveaux États reconstitués au sortir de la guerre, en Allemagne et en Italie bien sûr, mais aussi dans plusieurs autres pays « alliés ». En France, il avaient aussi prévu la création d’un gouvernement d’occupation avec dollar d’occupation, « l’AMGOT », mais l’enracinement de deux forces locales, le gaullisme et le parti communiste, ont alors permis de freiner ces ardeurs hégémoniques. Néanmoins, la reprise en main des milieux pétainistes liés à la politique de collaboration pendant l’occupation nazie et la longue période de guerre coloniales, de 1946 à 1962, ont contribué à maintenir en France des réseaux de pouvoir qui s’en remettaient aux États-Unis pour perdurer …et qui finalement, vont leur permettre de reprendre pied dans la politique française, alors que les défenseurs d’une « spécificité » française, à droite comme à gauche, voyaient leurs positions s’effriter après les deux chocs successifs de 1968-69 puis de 1989-91. A quoi il faut ajouter l’immense rôle de l’hégémonie culturelle américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, hégémonie mentale qui rapportait aussi de gros bénéfices financiers à ses promoteurs. On doit à ce sujet mentionner les informations que nous a procurées le journaliste allemand Udo Ulfkotte et les études qui, par exemple, permettent de voir le rôle joué en France par l’EHESS/MSH pour promouvoir une « gauche américaine » pouvant contrer le CNRS dans le domaine de la recherche, et à la fois le gaullisme et le communisme dans le monde intellectuel. D’ailleurs, nous savons aujourd’hui que le projet d’Union européenne a dès le début été promu aux États-Unis d’une telle façon que cela reprenait pour les Allemands les habitudes mentales issues du Saint-empire romain germanique dont les contradictions internes et les blocages institutionnels le rendait ingouvernable, propre à être englué en permanence dans des tensions internes insolvables. Rappelons que les pères de l’Europe, en France, Jean Monnet et Robert Schuman, étaient des ennemis du gaullisme et bien entendu du communisme, et que Walter Hallstein, pour l’Allemagne de l’ouest, avait été le juriste du « nouvel ordre européen » hitlérien avant de s’atteler aux institutions bruxelloises.
Les élites intellectuelles, culturelles, scientifiques, économiques indépendantes par rapport à ces cercles d’influence, comme l’opinion publique des sociétés européennes, sont souvent bien conscientes du caractère stérilisateur du fonctionnement de l’OTAN, comme gendarme, et de l’UE, comme contrôleur économique, mais aussi du caractère contre-productif par rapports à leurs intérêts des politiques de marginalisation, d’exclusion, de sanctions et de blocus visant Iran, Russie, Biélorussie, Cuba, Chine, etc. Ce que l’on observe en analysant de façon approfondie les enquêtes d’opinion. Il en va de même si l’on entend ce que disent mezzo voce beaucoup de diplomates, de policiers, de militaires, d’anciens cadres des services secrets, même si les filières OTAN ou UE ouvrent des perspectives de promotion alléchantes. Mais les structures existantes sont là pour bloquer toute voie dissidente en leur sein.
Ce qui contribue à l’accélération des tensions et donc de l’histoire, et ce à quoi nous assistons en ce moment, soit le fait que la crise mondiale actuelle est celle de toute « l’économie virtuelle mondialisée » et de sa monnaie porteuse, le dollar. Donc si les USA ont réussi à contrôler leurs vassaux et à exclure leurs concurrents potentiels, ils se retrouvent eux-mêmes, après trente ans de politiques néolibérales sans contrepoids, dans la situation bien connue dans l’histoire d’un empire bloqué par sa propre extension, gangréné par des structures administratives gigantesques et immobilistes et en voie de stagnation, donc à terme de décadence. Ce qui implique pour eux de mener des politiques de tensions et de guerres permanentes pour préserver une domination acquise qui n’a plus aucun sens et que les vassaux quitteraient s’ils n’étaient pas sous pression permanente, dans une logique de guerre contre des ennemis en partie au moins imaginaires.
Où se trouve l’Europe ?
L’Europe, comme nous devrions le savoir, n’est pas à proprement parler un continent puisque c’est une péninsule de l’Asie et que, avec les développements technologiques récent dans les domaines des transports, ce fait géographique prend de l’importance par rapport aux périodes plus anciennes où les voies intra-continentales n’étaient pas vraiment en état de concurrencer les voies maritimes. Et ce sous-continent européen est aussi le voisin direct, par la Méditerranée, de l’Afrique et de l’Asie occidentale. La « dérive » nord-atlantique de la civilisation européenne partie des rives de la Méditerranée au cours des derniers siècles est une dérive de fait anglo-saxonne, qui est en train de perdre une partie de son dynamisme originel. Et les États-Unis savent bien qu’ils sont menacés de périphérisation dans le cas d’un développement continu de l’Asie orientale, de l’Asie occidentale et des pays de l’intérieur de l’Eurasie. Les pays européens ont donc désormais à nouveau une marge de manœuvre, voire une alternative, qui s’ouvre à eux par rapport à l’Amérique, ce qui explique, en réaction, la brutalité des politiques de sanctions et de guerres menées depuis 1991, car, auparavant, dans le cadre du monde bipolaire, les puissances maritimes insulaires bénéficiaient d’atouts importants par rapport aux forces continentales qui, elles, à l’époque, étaient dans une situation de périphérie.
Le seul moyen donc de bloquer l’évolution « naturelle », géo-économique et géopolitique, de l’Europe à l’heure des nouvelles technologies des transports et des communications la poussant vers l’Eurasie (Russie et voisins), l’Asie occidentale (Iran et voisins), l’Asie orientale (Chine et voisins) et l’Afrique, ce sont les murs, les sanctions, les blocus et les guerres. Et pour y arriver il faut maintenir coûte que coûte l’hégémonie du dollar et du système SWIFT, en jouant non pas sur les industriels ou les classes travailleuses européennes qui sont objectivement opposées à cette politique, mais sur les agents d’influence et leurs réseaux implantés depuis 1945, dans le domaine culturel, dans le domaine médiatique (le « monde virtuel »), dans les partis politiques, dans les administrations, dans les forces sécuritaires et militaires, etc. On doit rappeler que l’immense majorité de l’espionnage économique que nous constatons en Europe vient d’outre-Atlantique alors que les répressions de ces phénomènes sont quasi-inexistant et que les médias abordent très rarement cette question. Ce qui ne peut pas être dû au hasard.
Les pays européens n’ont pas, malgré des résistances populaires et nationales « souverainistes » çà et là, aux postes de commandes des dirigeants permettant de répondre aux intérêts collectifs de leurs sociétés, et c’est donc aussi ce qui explique que les dénonciations des politiques de sanctions visant entre autre l’Iran, la Syrie ou la Russie se perdent la plupart du temps dans le désert. Parce que les élites en Europe ne veulent ou ne peuvent pas prendre les moyens d’être autonomes ce qui leur permettraient de se dégager du chantage permanent du droit extra-territorial proclamé sur les bords du Potomac, et que toute l’humanité a intérêt à voir disparaître. Quoiqu’on puisse penser par ailleurs de tel ou tel régime politique d’un pays cible ou d’un autre.
Tous les observateurs de la scène économique sont aujourd’hui d’accord sur le fait que le système dominant mondialisé est dans une crise profonde, existentielle, et qu’il n’y a d’autre issue que dans la reconstruction de politiques développementalistes, productivistes, de ré-industrialisation. Bien sûr en tenant compte de la question du nécessaire équilibre environnemental, mais à préserver de façon dynamique et non pas statique ou régressive comme les théoriciens « néo-malthusiens » du réchauffement climatique voudraient trop souvent nous l’imposer aujourd’hui. Une politique de ré-industrialisation et de relocalisation est la condition indispensable d’un redémarrage de nos sociétés européennes en même temps que c’est aussi l’intérêt de tous les peuples ciblés par les politiques de sanctions. Mais si, dans le cas de l’Iran ou de la Russie, nous constatons que ces pays ont des perspectives de développement alternatives même si cela peut être coûteux pour eux à court terme, dans le cas des pays européens, les politiques de sanctions risquent de les éjecter définitivement du train de l’histoire.
Aujourd’hui, on le constate avec les votes à l’Assemblée générale des Nations Unies sur les sanctions visant la Russie, 85 % de l’humanité représentée par leurs États, est en train de prendre de la distance avec le « bloc occidental » qui prétendait s’appeler jusqu’à récemment « la communauté internationale ». Les positions prises visant le dollar de pays aussi différents que l’Inde, l’Arabie saoudite, le Brésil, les demandes d’adhésion aux BRICS+, au Mouvement des États non alignés, à l’Organisation de coopération de Shanghaï, etc, tout cela démontre, pour ceux qui sont encore capables de voir et de regarder, que dans le monde s’opère un basculement considérable qui tend vers la multipolarité et la limitation des capacités d’influence des États-Unis. Les peuples européens voient donc s’ouvrir devant leurs yeux un « continent alternatif » sur lequel ils peuvent s’appuyer pour rééquilibrer les rapports internationaux, dans le domaine économique, politique, sécuritaire. Pour cela, il leur faut d’abord sortir du carcan mental qui a poussé au XXe siècle les élites européennes à voir « l’Occident » comme étant placé définitivement au centre du monde ce qui a amené certains vers des politiques de collaboration avec le puissant Occidental du moment, hier l’Allemagne nazie, aujourd’hui les États-Unis. Le développement de courant alternatif, par principe multipolaire et donc opposée à la logique même des sanctions, est dans l’intérêt des peuples du monde, européens et américains compris, d’où, faute d’élites intellectuelles porteuses de ces projets dans de nombreux pays, l’émergence de ce que l’establishment du système unipolaire appelle avec mépris les « populismes ». Courants certes hétéroclites et parfois menaçant, mais représentatifs de quelque chose de bien plus profond, du désir de tous les peuples et de tout être humain de maîtriser son destin ici et maintenant, et à terme du désir d’égalité dans les coopérations internationales et nationales.
Orientation bibliographique :
– Louis Adam, < https://www.zdnet.fr/actualites/espionnage-economique-des-entreprises-les-tats-unis-ne-desarment-pas-selon-la-dgsi-39876475.htm>
– AMGOT , < https://fr.wikipedia.org/wiki/Gouvernement_militaire_allié_des_territoires_occupés >
– Bruno Drweski,
1/ « Le conflit Russie-Ukraine : contexte mondial et facteurs locaux », in La Russie sans oeillères – Du conflit en Ukraine au tournant géopolitique mondial, Delga 2022, pp. 13-28.
2/ « L’isthme Baltique-mer Noire (Ukraine, Biélorussie, Pologne, Hongrie…) ou le point de blocage idéal du processus de coopération Asie-Eurasie-Europe », in La Russie sans oeillères – Du conflit en Ukraine au tournant géopolitique mondial, Delga, 2022, pp. 307-320.
– Richard Kuisel, L’américanisation de la France (1945-1970), < https://journals.openedition.org/ccrh/2889 >
– A. Garapon et P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice, Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Puf, 2013.
– Marion Leblanc-Wohrer, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019, Hivr, nᵒ 4, p. 37.
– Tamara Kunanayakam,
1/ « La ‘nouvelle guerre froide’ ou ‘la guerre impossible’ », in La Chine sans oeillères – Tout ce que vous avez toujours voulu savoir…, Delga 2021, pp. 29-50.
2/ « Le jour où le vaste monde s’est rebellé », in La Russie sans oeillères – Du conflit en Ukraine au tournant géopolitique mondial, Delga 2022, pp. 231-264 (voir aussi Annexes, pp. 321 – 340)
– Domenico Moro, Le groupe Bilderberg – « l’élite » du pouvoir mondial, Delga 2014, 238 p.
– Nicholas Mulder, The Economic Weapon: The Rise of Sanctions As a Tool of Modern War, Yale University Press, 2022.
– Udo Ulfkotte, Gekaufte Journalisten — Wie Politiker, Geheimdienste und Hochfinanz Deutschlands Massenmedien lenken, Rottenburg am Neckar, Kopp Verlag, 2014.
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Houzel Xavier, Senior partner, Vernes Partners Sarl, Genève, L’épuisement des énergies fossiles et leur remplacement : un grand chambardement !
Quelle géostratégie ?
Un grand chambardement !
Toute réflexion économique doit prendre en compte l’usure des ressources non renouvelables, y compris l’environnement. La planète et le climat doivent être pris comme des biens consommables qui se dégradent. L’activité humaine a un besoin impératif de ressources dont la disponibilité est malheureusement limitée, comme c’est le cas du Gaz et du Pétrole ou de l’Uranium pour l’énergie nucléaire, et du Lithium pour le stockage de l’électricité en batterie, ou même encore de sol fertile et d’espace vital : quand la ressource en sera épuisée, l’activité s’arrêtera. L’humanité sera de retour à la case Zéro, celle du vent et du soleil. Nous y sommes, ou presque !
Il est temps de voir les choses telles qu’elles sont : nous vivons dans l’instantanéité d’un monde fini (il n’y a plus de découvertes à faire sur la terre), dont l’homme est l’avatar et le démiurge. La production d’électricité à partir de combustibles fossiles représente 2/3 de l’électricité mondiale . L’électricité est depuis un siècle le produit du pillage (et du gaspillage) inconsidéré des ressources de la planète. Remplacer le moteur thermique par le moteur électrique sous prétexte d’écologie, c’est d’autant mieux que cela relance l’industrie mais cela ne résout rien, sachant que les ressources fossiles, à commencer par l’Uranium, continuent d’être entamées. Le « solaire et l’ éolien » ne sont que des rustines : les consommateurs énergivores étant trop nombreux ou trop goulus. Quant à l’Hydrogène, il coûte pour le moment plus cher en énergie fossile que son traitement ne rapporte !
Et l’on continue, tête baissée, à faire des enfants.
Et l’Histoire ira de crime en crimes et de cime en cimes. En économie politique, on dit « de pic en pic », notamment le pic pétrolier et celui du Gaz et celui d’autres ressources épuisables. Quelles sont les réserves mondiales d’hydrocarbure fossile et comment sont-elles réparties ? Sont-elles à la mesure des besoins de chacun sur la Terre ? Cela dépend de la volonté de ceux qui en disposent sur leurs territoires respectifs, de la capacité des uns d’extraire le produit, de le transporter, de le stocker, et des autres de le raffiner et d’en distribuer les sous-produits entre soi.
La question n’est pas l’écologie, réflexion sur laquelle tout le monde s’accorde. C’est que les maîtres du monde et les Majors de l’Énergie sont complètement irresponsables, parce que trop pressés, et que les hommes politiques se perdent depuis Platon dans des arguties. L’on est au bord du précipice, précisément en haut du pic, au moment où l’exploitation des énergies fossiles a atteint son maximum pour décliner ensuite à toute allure. Il en sera de même des matériaux qui seront consommés. Les transports (automobile, avion, navire), l’urbanisme (plastique, habillement, chauffage) et jusqu’à l’armement, dépendent de cette « source d’énergie » fossilisée ! La dépendance de l’humanité par rapport à la nature dure depuis la préhistoire, mais le dernier siècle a chamboulé nos habitudes, modifié nos réflexes, accentué notre fragilité et il risque de s’achever dans une impasse.
Si la consommation d’hydrocarbures devait continuer au rythme actuel et au prix moyen du jour (ajusté à 100$ par baril de Pétrole), il faudrait admettre que le pic pétrolier a DÉJÀ été atteint. Passé ce pic, l’or noir sera de plus en plus rare, jusqu’à ce que son prix soit inabordable et qu’il se produise un grand chambardement. La Guerre d’Ukraine n’est nullement la cause de cette flambée, elle en est au contraire l’effet.
Il y a environ quatre années, les Majors – qui avaient jusqu’alors exclusivement contrôlé l’exploration, l’extraction, le traitement et la distribution du Pétrole et du Gaz ont subrepticement passé la main aux principales puissances étatiques productrices d’hydrocarbure que sont la Russie, l’Arabie saoudite et l’Iran.
Les dirigeants de ces trois pays y trouvèrent une opportunité d’investissement politique comparable à un hold-up. La Russie y fut aidée par la décision du président Trump de retirer l’Amérique de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien (en Anglais Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA), qui ne pouvait que précipiter l’Iran hors de la sphère occidentale. L’affaire Khashoggi ostracisa l’Arabie saoudite en la personne du prince héritier Mohamed bin Salman (MBS). Le chassé-croisé exécuté dans de mauvaises conditions entre les présidents Trump et Biden mit les États-Unis en porte-à-faux temporairement. Le président Poutine vit s’entrouvrir une fenêtre de tir extraordinaire pour prendre le contrôle des cours mondiaux du Gaz et du Pétrole grâce au tour de passe-passe que fut la soudaine création de l’OPEP Plus .
Le climat politique international était morose ; l’Union Européenne était désarçonnée par le Brexit, l’Allemagne post Merkel et la France des gilets jaune étaient incapables de faire respecter par l’Ukraine les Accords de Minsk que, pourtant, elles avaient garantis. Pis encore, les deux pays étaient disqualifiés, la première pour s’être livrée sans discernement aucun à la Russie (Nord Stream 1et 2) et la seconde pour avoir laissé TotalEnergies et Engie se mouiller jusqu’au coup en Russie, pour ne pas dire les avoir donnés en otages. Les Russes allaient pouvoir agir en souverains, après s’être ancrés en Syrie – leur ancien rêve depuis Byzance – et avoir intelligemment pris leurs marques en Afrique : c’était de la belle œuvre. Au jeu d’échecs, cette tactique de rapidité s’appelle le mat de l’imbécile.
Aux États-Unis, où la fracturation hydraulique était autorisée, voyant les cours s’envoler, les investisseurs privés s’étaient précipités sur la production de Pétrole et de Gaz non conventionnels. Même si les extractions d’Huile conventionnelle aux États-Unis devaient n’avoir qu’un temps, ce déjeuner de soleil allait permettre à des milliers d’entrepreneurs en faillite de se refaire et à la Maison Blanche d’espérer conserver un semblant de contrôle sur les cours . C’était en revanche raisonner à court terme et agir par expédient, en réalité tomber dans un piège.
Le troisième coup, finalement l’aboutissement d’une realpolitik dans les règles de l’art, fut l’invasion de l’Ukraine. Personne n’y avait cru, probablement parce que le conflit pouvait facilement être évité. Aveuglés par le profit dans une atmosphère d’extrême fébrilité, les opérateurs du Gaz et du Pétrole US virent avec bonheur l’opération spéciale de la Russie s’enclencher dans le Donbass et les prix de l’Énergie s’envoler. TotalEnergies fit un malheur de ses investissements en Russie ! Seul, parmi les autres Majors, le Français décida d’en profiter.
Pour comprendre pourquoi la hâte du Kremlin, il nous faut distinguer deux notions, celle des ressources, qui correspondent au volume d’hydrocarbure présent dans le sous-sol et celle des réserves, qui est le volume de pétrole techniquement extractible. Les quotas que s’allouent les pays membres de l’OPEP sont proportionnels à leurs réserves et ils ont intérêt à gonfler leurs réserves . Il est admis que les réserves de pétrole dans le monde sont surestimées de 300 Mds de barils . En coiffant en quelque sorte l’OPEP, la Russie s’est de surcroît octroyée une part du Lion très supérieure à celle qui eût été autrement la sienne. La Russie exploite ses propres ressources au maximum : le temps lui était compté pour agir. Deuxième pays producteur mondial, la Russie est promise, selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), à un ralentissement lent mais continu de ses extractions (de 10,6 Mb/j aujourd’hui à 9,2 Mb/j en 2035). Sa production fait jeu actuellement égal avec celle de l’Arabie Saoudite. Mais ses réserves prouvées sont trois fois moins importantes que celles du royaume. L’alliance de ces deux mastodontes est le facteur majeur de l’actuelle géopolitique du Pétrole. In fine, le sort des armes léthales nous sera plus ou moins indifférent. Le Pétrole et le Gaz doivent être ici considérés comme des armes de destruction massive. Mais pour combien de temps ? L’Iran et l’Irak pourraient largement rivaliser avec la Russie à condition de sortir du bois… et la dominer.
En dehors des États-Unis, les réserves de Pétrole conventionnel des pays de l’OPEP se trouvent en Arabie Saoudite pour 300 milliards de barils, mais ensuite effectivement en Iran pour 155 milliards de barils, en Irak pour 145 milliards de barils et au Koweït pour 100 milliards de barils. La Russie vient avec seulement 100 milliards de barils (dont une partie se situe au-dessus du cercle polaire, où les techniques utilisées sont coûteuses). Par comparaison, la Chine n’a que 30 milliards de barils de réserves estimées. Ces rapports ne sont pas les mêmes s’agissant de la production, pour laquelle la Russie est en tête, brûlant… la vie par les deux bouts. Aussi Vladimir Poutine est-il pressé (à quelques années près s’entend).
Pour mémoire, précisons qu’en 2019, le Canada a produit 5,6 millions de barils par jour . Les réserves du Venezuela sont évaluées à 300 milliards de barils – ce sont les plus importantes au monde pour un pays qui, pourtant, ne produit quasiment plus de pétrole ! Quant au pétrole arctique, les investissements à réaliser pour l’extraire sont colossaux et dangereux pour l’environnement. Au total, l’ordre de grandeur des réserves mondiales de Pétrole Brut conventionnel est de 900 Milliards de barils, dont il serait légitime de soustraire (pour l’instant) les 300 Milliards du Venezuela, ce qui laisserait au mieux 600 Milliards de barils utiles encore à consommer. Seulement 600 Milliards. Nous en avons pour trente ans (seulement 30 ans ! mais pas 53 comme il est généralement admis pour ne pas effrayer les foules).
Reste le Pétrole de réservoir compact appelé pétrole de schiste : il faut utiliser une double technologie pour extraire ce Pétrole, celle du forage horizontal des puits et celle de la fracturation hydraulique ( fracking, en Anglais) . Cela explique pourquoi les Etats-Unis sont le seul pays à exploiter du « pétrole de schiste » à grande échelle avec environ 200 000 forages sur son sol depuis 2010.
Les réserves de pétrole de roche compacte sont estimées entre 350 à 450 Milliards de barils, dont 70 milliards aux États-Unis. Les réserves de pétrole supplémentaires du Canada sont estimées à 170 Milliards de barils, dont à peu près la totalité se présente sous forme de « sables bitumineux » mélange visqueux de sable et d’argile de la région d’Alberta ! Au total, un autre petit 600 Milliards de barils, mais avec un coût environnemental énorme. Ces chiffres que l’on donne pour réalistes ne correspondent pas aux réserves utiles. Au rythme des extractions actuelles, nous ne sommes pas au pic mais à la fin d’un cycle…
Les États-Unis ont massivement investi dans le pétrole de réservoir compact (pétrole de schiste), mais leur effort n’est pas suffisant .
• Pic pétrolier selon l’étude menée par le Shift Project.
Lorsque la production de Pétrole sera en déclin avéré (ce qui est déjà le cas), son marché sera en sous-offre, ce qui permettra à ceux qui en détiennent les réserves utiles de fixer le prix à des niveaux très élevés qui pourraient allègrement dépasser la barre des 150$ par baril ; les profits qu’ils en retireront sera colossal. La Guerre d’Ukraine n’a strictement rien à voir avec cette réalité qui est FONDAMENTALE.
S’agissant du Gaz, en revanche, la question est sensiblement différente ! Parce que les ressources mondiales de Gaz naturel mal réparties. Là encore, il faut distinguer les ressources et les réserves, mais il faut ajouter un autre paramètre au niveau de l’usage du produit (qui n’est pas nécessairement le même que celui du Pétrole). Il y a ses lieux de consommation et d’autre part les moyens de transport et les routes du Gaz, qu’il s’agisse de gazoducs ou de trajets de méthaniers imposés par l’existence d’installations de liquéfaction (au départ) et de dé-liquéfaction (à l’arrivée, au déchargement). De même que pour le Pétrole, les statistiques officielles des réserves de Gaz naturel doivent être prises avec beaucoup de prudence car elles font souvent l’objet de manipulations politiques. Les contrats de fourniture et d’enlèvement de Gaz naturel sont conclus pour de longues durées compte tenu des investissements à réaliser et à amortir, ce qui retire de l’élasticité à ce marché et fige les alliances. La contrepartie de cette rigidité est la dépendance réciproque des acheteurs et des vendeurs, de même que le risque de chantage, de pression, de possibilités d’abus de toutes sortes, comme on peut le constater à l’occasion des évènements d’Ukraine.
Selon le rapport Statistical Review of World Energy 2021 de BP, publié le 8 juillet 2021, les réserves mondiales de gaz naturel dites « prouvées » se chiffraient à 188,1 milliers de milliards de m3 à la fin de l’année 2020. Le pays qui affiche la réserve la plus importante est la Russie, avec une moyenne de 37,4 milliers de milliards de m3. La Russie est également le pays qui est le mieux équipé pour l’écoulement pas gazoduc de son produit vers le marché mondial de prédilection du Gaz naturel, qui est actuellement l’Union Européenne.
Mais pour combien de temps ? Au moins tant que l’Iran reste sous sanctions, ce à quoi la Russie a TOUT INTÉRÊT ! De là à dire que la proposition faite par le président Biden de faire revivre le JPCOA a précipité le cours des évènements, il n’y a que le temps d’un rêve. L’essentiel des réserves de gaz naturel est concentré au Moyen-Orient, qui recèle à lui seul 40,3 % des réserves de gaz prouvées, soit 75,8 milliers de milliards de m3. Dans cette zone géographique, l’Iran est en tête du classement, en disposant de 32,1 milliers de milliards de m3, soit 17,1 % des réserves mondiales. À la deuxième place, se trouve le Qatar, avec 24,7 milliers de milliards de m3, ce qui représente 13,1 % des réserves à la surface du globe. L’Arabie Saoudite vient seulement à la troisième place, avec 6 milliers de milliards de m3. De nombreux observateurs ont remarqué la corrélation qui pourrait être faite entre les pourparlers en cours concernant la réhabilitation de l’Accord de Vienne et les évènements d’Ukraine. Sans aller jusqu’à évoquer une coordination complète des négociateurs russes et iraniens, l’on peut en tout cas noter leur parallélisme… de bon aloi !
D’un côté, comme de l’autre, le Gaz est un élément central du débat. Il est incontournable.
Les réserves de Gaz sont excessivement concentrées géographiquement. Selon le BP Statistical Review de 2016 et compte tenu de la production actuelle, la durée des réserves mondiales prouvées de Gaz naturel serait la même que pour le Pétrole. Officiellement 55 ans contre 53, mais en réalité 15 ans de moins, à défaut d’importantes découvertes entre temps. La concentration de 60% de cette richesse entre les mains de seulement cinq pays parmi lesquels la Russie domine (même si une importante découverte de Gaz en Mer Caspienne dans les eaux territoriales iraniennes renforce encore le potentiel de l’Iran. Cette donne qui place le tandem Russie et Iran en position de quasi-monopole en matière de Gaz est la seule explication qu’on trouve au double acharnement irrationnel de l’Amérique et d’Israël contre l’Iran.
S’il fallait, pour mémoire, ajouter aux réserves mondiales de Gaz naturel les réserves estimées de Gaz non conventionnels, la durée globale de ces réserves au rythme actuel de leur production pourrait être évaluée à 237 ans . Mais au prix de dégâts irréversibles non chiffrables.
Heureusement, s’agissant du Gaz, que la production de biogaz issu du traitement des déchets , de même que la méthanisation des sous-produits agricoles ouvre des perspectives d’avenir pouvant couvrir l’équivalent de l’actuelle consommation mondiale de gaz naturel fossile.
À titre indicatif, les importations françaises de gaz naturel proviennent de cinq principaux fournisseurs : la Norvège (36% des entrées brutes de Gaz en France en 2020), la Russie (17%), l’Algérie (8%), les Pays-Bas (8%) et le Nigéria (7%). On voit au récent déplacement du président de la République Française en Algérie que le Gaz n’agit pas forcément comme un élément de discorde mais parfois, à l’inverse, comme un facteur de concorde ! On voit surtout comment et combien le Pétrole et le Gaz sont au cœur des problèmes structurels et conjoncturels du moment.
La France n’a jamais eu de ministre plein du Pétrole (et du Gaz) ou de l’Énergie ; il y avait, en marge de l’État, les Charbonnages de France, la Compagnie Française des Pétroles et l’Électricité de France, jaloux de leurs labels et de leurs secrets. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles les élus de la République appréhendent mal les questions d’Énergie.
Tenter de leur expliquer par exemple que la République Islamique d’Iran est le grand gagnant de l’opération spéciale russe en Ukraine, demande une longue préparation ! Commenter devant lui le caractère diabolique – parce qu’il est contre nature – du rapprochement de la Russie et de l’Iran et de ses conséquences possibles est un autre tour de force. Il est vrai que la Russie donne parfois l’impression de jouer avec l’Iran comme un Ours balourd avec un poisson : gare à ce que la patte de l’un n’assomme l’autre, c’est le sentiment que l’on a lorsque la Russie admoneste l’Iran… jusques en Syrie .
C’est aussi une prouesse que d’énumérer les raisons pour lesquelles l’Administration Biden patauge devant l’Iran alors que la réhabilitation de l’Accord sur le Nucléaire lui est indispensable ! Il nous faut chercher à comprendre pourquoi le président Macron parie sur une entremise ponctuelle entre le président Ebrahim Raïssi et son homologue Vladimir Poutine que des sanctions rapprochent mais dont l’Histoire et la géographie séparent les empires.
Deux choses sont acquises, l’Eurasie va prendre son tour de rôle et l’hydrocarbure est mort ! Vive l’hydrogène, qu’il soit vert ou qu’il soit gris : il s’agit d’affaires titanesques, que se réservent les dieux.
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Débat première table ronde :
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S.E.M. Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France et puis Directeur de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides ,L’Iran : de l’avantage d’avoir une stratégie intelligente.
Parmi les innombrables cibles que compte à son actif l’Amérique, la République Islamique d’Iran peut se prévaloir d’une certaine ancienneté. Elle est sous sanctions depuis 1979.
Cette année-là, le Chah Mohammad Reza Pahlavi, « gendarme » de Washington au Moyen-Orient depuis le début de la guerre froide, doit partir en exil sous la pression populaire, cédant la place à l’Ayatollah Khomeini de retour d’exil, qui instaure aussitôt la République Islamique. L’Iran devient « l’ennemi public numéro un », et fait connaissance avec les « sanctions », en représailles à l’affaire des otages de l’ambassade américaine à Téhéran. Le chef de file du « monde libre » procède à un gel des avoirs iraniens.
C’est dans la foulée qu’est ébauchée la doctrine du « double endiguement » : il faut « contenir » simultanément l’Irak baathiste de Saddam Hussein et l’Iran de Khomeini, menaces pour la sécurité et les intérêts des Etats-Unis d’Amérique, selon la formule consacrée. Dès septembre 1980, le leader irakien, tenu pour incontrôlable mais sensible aux pressions, est « encouragé » à engager la guerre contre l’Iran nouveau style. Ce dernier est perçu par Saddam comme une menace : au conflit frontalier et au non-respect de l’accord signé à Alger en 1965, s’ajoutera bientôt en juin 1982 (suite à la guerre civile libanaise) la création du Hezbollah, tenue pour une émanation de la Révolution Islamique.
Résolue à se venger de l’humiliation de la prise d’otages précédemment mentionnée et ayant encouragé Saddam à la guerre, l’Amérique édicte contre l’Iran des sanctions supplémentaires en 1984, en quelque sorte pour garder la main.
La confrontation armée entre les deux voisins – certains diront entre le régime « sunnite » de Bagdad et le pouvoir « chiite » de Téhéran – durera huit ans, jusqu’en août 1988. Elle sera sanglante et laissera les deux adversaires exsangues, notamment l’Irak, qui sera à son tour pris pour cible deux ans plus tard, suite à sa malheureuse invasion du Koweit.
Pour sa part, la République Islamique ne sera pas oubliée longtemps : Washington décrète en mars 1995 un embargo pétrolier, puis économique, suivi en 1996 du vote de la loi d’Amato-Kennedy, qui interdit tout contrat dépassant 20 MUSD.
L’année suivante (1997) marque un tournant. En 1997, Mohammad Khatami, jugé en Occident libéral et ouvert au dialogue, est élu Président. Il le restera jusqu’en 2005…. C’est durant son mandat, en 2003, que Washington, soucieux de trouver une prise sur son « ennemi désigné », jette son dévolu sur les questions aéronautiques, scientifiques et sur un programme soi-disant nucléaire et militaire développé par Téhéran. Il lance à l’assaut ses affidés européens qui proposent un dialogue sous forme d’échanges de vues ou d’informations sur la non-prolifération. L’Iran ne se dérobe pas et l’Occident s’assure ainsi l’emprise recherchée, qu’il ne lâchera plus : le dossier nucléaire iranien est ainsi « créé » en 2003.
Les objectifs réels des Occidentaux seront vite dévoilés au fil d’une escalade rapide : échanges de vues, de suggestions, puis propositions de plus en plus musclées. Les trois Européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne) maintiendront les apparences de la négociation jusqu’à la fin du mandat de Mohammad Khatami, en 2005, date à laquelle il est remplacé par Ahmedinejad, réputé radical.
2005 marque un deuxième tournant. Ahmedinejad annule les concessions faites par son prédécesseur concernant des restrictions dans le programme nucléaire civil, les inspections, etc…Les Nations-Unies sont appelées à la rescousse, par le biais de la Russie et la Chine, qui sont encore disposées à coopérer avec l’Occident. Les Etats-Unis entrent dans la danse, et la négociation s’assortit dès lors du durcissement des sanctions préexistantes et de nouveaux embargos (en 2006, puis 2007) de la part de l’ONU, des Etats-Unis, de l’Union Européenne (sur les armes, les équipements pour la communication, le maintien de l’ordre et le nucléaire, notamment les réacteurs, mais également les prestations financières, etc…) : il s’agit dès lors de contraindre l’Iran à signer un accord conforme aux exigences des Occidentaux. Seules la Russie et la Chine assureront un certain soutien aux thèses iraniennes.
L’escalade se poursuivra et en 2012 c’est une nouvelle vague de mesures, visant à asphyxier l’Iran s’il ne cède pas : le vrai dessein de l’Occident est dévoilé. L’UE décrète un embargo sur les hydrocarbures, sur l’exportation de matériel minier, l’équipement naval, les métaux précieux, ainsi qu’un gel des actifs de l’Etat iranien et de ses banques. L’accès des transports aériens de fret venant d’Iran est interdit, de même que la fourniture de pièces détachées avion….C’est ensuite la restriction sur l’usage par l’Iran des services financiers étrangers pour l’exportation pétrolière, puis les transferts de technologie en matière d’armements, liés aux « armes nucléaires ». En 2013, le Congrès US vote un nouveau renforcement des sanctions…
En janvier 2014, le Plan d’action conjoint intermédiaire conduit à un allègement partiel des sanctions européennes….Enfin, le 14 juillet 2015, l’Iran, les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne et l’Union Européenne signent à Vienne le Plan d’Action Global Commun (PAGC) connu aussi sous le sigle de JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action) : les embargos de l’ONU et de l’UE sont allégés, d’ailleurs remplacés par des dispositifs qui renforcent le contrôle du Conseil de Sécurité. Le gel des actifs financiers et celui concernant le commerce des hydrocarbures sont levés par l’Union Européenne… Mais ils sont maintenus par les Etats-Unis.
Deux ans et demi plus tard, en mars 2018, Donald Trump décide le retrait unilatéral de l’accord nucléaire : toutes les sanctions sont rétablies (embargo sur le pétrole, sur l’aéronautique et le secteur minier, ainsi que l’interdiction de l’usage du dollar dans les transactions avec l’Iran)…
En juillet 2018, le Ministre des affaires étrangères iranien porte plainte à La Haye, mais les Etats-Unis récusent la compétence de la Cour Internationale de Justice. Néanmoins, le 3/10/2018, quinze juges de la CIJ décideront que le retrait constitue une violation du traité d’amitié signé en 1955 entre les Etats-Unis et l’Iran, ce qui (on s’en serait douté) n’impressionnera guère Washington.
En 2019, nouvelles sanctions : les revenus de la Banque Centrale d’Iran, et les fonds souverains du Fonds National de Développement sont gelés (Selon Trump, ce sont les sanctions les plus sévères qui aient jamais imposées à un pays).
Le 21/02/2020, à Paris, le GAFI (Groupe d’Action Financière International, chargé des normes et mesures en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et les menaces diverses sur le système financier international) appelle ses membres à prendre des contre-mesures contre l’Iran. Washington annonce le rétablissement unilatéral de toutes les sanctions….Pourtant le soutien du Conseil de Sécurité aux Etats-Unis s’étiole peu à peu.
A son arrivée à la Maison-Blanche en janvier 2021, Joe Biden promet une reprise sur la négociation de l’accord nucléaire de 2015 durant son mandat, une promesse qui précédera de peu l’élection (en juin 2021) à la présidence iranienne de Ebrahim Raissi, « ultraconservateur » selon les Occidentaux, c’est-à-dire peu porté aux concessions. Les Etats-Unis n’ayant plus de relations diplomatiques avec l’Iran depuis 1980, ce sont les Européens qui serviront une fois encore de « garçons de course » à Washington…En résumé, en cette fin d’été 2022, le jeu en vigueur depuis près de vingt ans a repris, mais dans un paysage géopolitique bouleversé. La fin de l’hégémonie occidentale est assez évidente et nous assistons à l’émergence d’un monde multipolaire entraîné par le bloc russo-chinois. L’Iran, devenu le troisième membre de la troïka eurasienne, a sans doute été bien inspiré en choisissant son camp. D’où le titre de mon intervention ci-après :
L’Iran contre l’Empire : de l’avantage d’avoir une stratégie intelligente
1/ L’Iran sanctionné par l’Occident depuis 1979
La mise en parallèle du calendrier politique de la République Islamique depuis son instauration en 1979 et du calendrier des discussions et sanctions de la « communauté internationale » fait apparaître deux évidences :
1/ Les sanctions sont devenues une véritable obsession pour l’Amérique et les Occidentaux, au point d’apparaître comme leur seul instrument « diplomatique », ou leur seule « diplomatie ».
2/ C’est pour « piéger » l’Iran que les Européens, agissant en « proxies » de l’Amérique, elle-même sous très forte pression d’Israël, lui ont proposé en 2003 d’entamer des échanges, puis des discussions concernant son programme nucléaire. L’arrière-pensée était de tenter d’entraîner Téhéran dans une escalade de concessions sous peine de sanctions massives, l’objectif global étant de réduire au minimum ses ambitions nucléaires civiles, et de le contraindre à renoncer à ses perspectives militaires.
Depuis près de vingt ans, l’entreprise atlantiste aura connu des hauts et des bas, y compris une rupture avec le retrait unilatéral des Etats-Unis décidé par Donald Trump en 2018, mais l’Iran aura su en tirer des leçons pour l’avenir et un avantage stratégique, en tenant compte des mutations géopolitiques en cours….
2/ La question des sanctions
De façon générale, les sanctions sont des instruments faussement diplomatiques, contraires à la légalité internationale, incarnée par la Carte des Nations-Unies (de San Francisco) de 1946.
Les sanctions extraterritoriales sont exorbitantes et illégales. Elles sont liées à des accusations multilatérales non-prouvées et à des arrière-pensées stratégiques.
Elles ont été exacerbées par le retrait « unilatéral » des Etats-Unis du Traité de 2016, d’une manière totalement arbitraire.
3/ Le non-dit et le malentendu
Les sanctions contre l’Iran sont liées avant tout au dossier nucléaire iranien, créé de toutes pièces par les Occidentaux en 2003, lorsqu’un dissident dénonce à l’AIEA l’existence de deux centres d’enrichissement de l’uranium soi-disant clandestins. Les dites sanctions évolueront au fil des mois ou des ans, entre allègements ou renforcements, selon l’appréciation (arbitraire) que porteront les Occidentaux sur le respect ou le non-respect supposé des engagements de l’Iran, puis sur le respect des clauses du Plan Global d’Action Commun, de juillet 2015.
Tout au long des vingt ans écoulés depuis l’ouverture du dossier, les négociations seront sans doute pipées par le malentendu jamais exprimé mais toujours présent, quant au « statut nucléaire de l’Iran » :
Pour les négociateurs atlantiques, il s’agit de réduire au maximum les ambitions de Téhéran, drastiquement pour le programme civil, et totalement dans le domaine militaire. Pour l’Iran, il s’agit au contraire de préserver l’avenir en revendiquant le droit d’accès au nucléaire civil sans entrave. Le renoncement à l’arme nucléaire ne saurait être inscrit à l’ordre du jour, l’islam étant un garant suffisant en la matière.
Tel sera le dilemme que l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le PAGC (Plan d’Action Global Commun) ou JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action), signé le 14 juillet 2015, sera censé avoir tranché.
En pratique, le résultat recherché ou atteint sera plus modeste : l’arrêt temporaire des sanctions économiques contre l’arrêt temporaire du programme nucléaire iranien. Et c’est un peu sur cette base que l’Iran est enseveli depuis vingt ans sous un arsenal de sanctions illégales tous azimuts, de la part des Etats-Unis, de l’Union Européenne, de l’ONU, avec la caution de l’AIEA et malgré l’opposition au départ très feutrée de la Russie et de la Chine.
4/ La règle du jeu
Pour les quatre Occidentaux (les Etats-Unis et les trois Européens) sous forte pression d’Israël et avec la bénédiction de l’ONU sous influence, le souci premier est en fait d’interdire à l’Iran toute perspective d’un statut nucléaire militaire, en d’autres termes de l’empêcher d’accéder au rang de puissance nucléaire (signifiant la possession de l’arme atomique).
Les sanctions à dose massive et multiformes permettent aux dits Occidentaux d’avoir une forte prise sur l’Iran : tout allègement étant conditionné par le respect d’un certain niveau de conditions liées de près ou de loin à des restrictions sur le programme nucléaire, toute « violation » des engagements étant au contraire « sanctionnée ».
C’est Janet Yellen, Secrétaire au Trésor et personnage éminent de la diaspora néoconservatrice mondialiste au pouvoir, qui gère la dette US, mais aussi qui concocte et gère toutes les sanctions et mesures coercitives diverses et variées contre l’Iran, la Syrie, la Russie, la Turquie, le Venezuela, Cuba, la Chine, le Mexique, voire l’Union Européenne (cf Nord-Stream 2).
Pour l’Iran, l’essentiel est de préserver la possibilité à terme d’accéder au statut de puissance nucléaire de plein exercice (y compris militaire), en se réservant une certaine latitude dans le domaine crucial et charnière de l’enrichissement de l’uranium. Le manquement des Occidentaux aux engagements pris en matière d’allègement des sanctions ou aux obligations du Traité a été sanctionné à diverses reprises par le gel des engagements iraniens et une certaine reprise de liberté.
Il va de soi que le « retrait unilatéral » de l’Amérique en 2018 et la liberté d’action qui en a résulté pour la République Islamique a été mis à profit par celle-ci pour accélérer ses progrès nucléaires. La pression mise sur Téhéran, par Européens interposés, pour reprendre la négociation est motivée par le désir de l’Amérique et de ses affidés européens de reprendre un peu la main après le nouveau « bond en avant » de Téhéran.
Les deux Parties adverses sont ainsi lancées dans une course contre la montre qui ne dit pas son nom mais dont l’objectif est très clair.
Chaque rupture de rythme a permis à l’Iran de se rapprocher de l’objectif recherché, c’est-à dire de raccourcir le délai estimé nécessaire pour « accéder à la bombe » : sans doute moins d’un an actuellement.
5/ Le basculement de l’équilibre géopolitique
Il n’a pas été question jusqu’ici de deux Etats pourtant parties essentielles à la négociation : la Russie et la Chine, introduites en 2006 dans le dossier : Il s‘agissait alors de renforcer les rangs des représentants de la « communauté internationale » face à l’Iran, en un temps où les Occidentaux faisaient encore la loi et « disaient le droit », sans craindre d’être contrés. Les deux puissances eurasiennes se contentaient alors d’apporter à l’Iran un soutien feutré et une certaine coopération, sans pour autant heurter de front leurs « partenaires » euro-américains. Un véto n’était pas encore envisageable.
Il n’en est plus ainsi aujourd’hui, alors que l’on parle sans détours de la fin de l’hégémonie occidentale et de la recomposition de l’ordre mondial. L’heure est même à la confrontation et l’axe eurasien Moscou-Pékin est à l’offensive, n’ayant aucune raison de faire des cadeaux et des politesses à leurs ex-« partenaires ».
L’Iran s’est joint à cet axe, faisant alliance avec Moscou et ayant signé un pacte de partenariat stratégique avec Pékin. Il peut donc en toute tranquillité tenir tête aux pères fouettards de l’Axe du Bien, désormais contrés au Conseil de Sécurité.
6/ La stratégie iranienne
Téhéran semble donc avoir découplé les deux aspects du dossier ; parvenir à signer une nouvelle version de l’accord nucléaire PAGC, sur la base du marchandage qui a prévalu jusqu’à présent : l’arrêt temporaire des sanctions économiques contre l’arrêt temporaire du programme nucléaire iranien, à moins que ce ne soit la réduction des sanctions contre le ralentissement du programme nucléaire.
Manifestement Téhéran a intérêt à temporiser en réclamant des garanties aux Etats-Unis et à leurs laquais occidentaux, utilisés comme « proxies » dans la négociation : l’Iran réclame à juste titre à l’AIEA malveillante de terminer ses enquêtes « affaires faussement classées », ou des précisions sur tel ou tel point. Washington n’a aucun moyen d’exiger une signature rapide pour reprendre un accord qu’il a lui-même torpillé.
L’Iran a par ailleurs clairement fait comprendre qu’il n’acceptera aucun chantage quant au couplage de la procédure de négociation de l’accord nucléaire et de la mise en œuvre de sa stratégie dans toute la région. Membre de l’axe de la résistance d’une part et désormais membre de la troïka eurasienne, avec Moscou et Pékin comme partenaires, en assez bons termes avec Erdogan, il peut envisager l’avenir avec résolution, conformément à la ligne ferme que l’on prête au Président récemment élu, Ebrahim Raissi.
Il ne faut donc pas compter sur un quelconque abandon des positions et des vues de l’Iran quant à l’avenir des dossiers qui lui tiennent à coeur dans la région ; la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Irak…
L’avenir nous dira si ces calculs étaient les bons. Mais la recomposition géopolitique en cours donnera sans doute raison aux audacieux. Dans un monde où foisonnent les idiots utiles, elle démontrera l’avantage qu’il y a à agir suivant une stratégie intelligente.
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S.E.M Jean-Pierre Vettovaglia, ancien ambassadeur de Suisse à Vienne, Bucarest et à Paris, a également été Représentant personnel du Président de la Confédération suisse auprès de la Francophonie de 2000 à 2007, Iran : Impact et efficacités des sanctions ?
Beaucoup de choses ont déjà été dites. J’insiste donc sur quelques points essentiels :
1.- Les seules sanctions légales du point de vue du droit international public sont celles du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ce n’est pas le cas de l’ensemble des sanctions décidées à l’encontre de l’Iran qui sont unilatérales et reflètent un rapport de force, imposés par les Etats-Unis d’Amérique. Nous avons donc à faire à deux types de droit international public qui ne se recoupent pas. Le droit international tel qu’il est ancré dans la Charte des Nations Unies et appliqué par l’essentiel du concert des nations. Puis il y a le « Rules based order » promu par les Etats-Unis d’Amérique et dont les règles sont écrites à Washington.
2.- Ce type de sanctions unilatérales est progressivement devenu l’instrument de coercition le plus souvent utilisé dans notre nouvel ordre mondial depuis la fin de la guerre froide sous l’égide de l’hyperpuissance étatsunienne. C’est tout simplement le droit du plus fort, une pollution du droit international public en usage.
3.- En Irak, les sanctions avaient été dévastatrices envers les populations, avant même l’intervention militaire américaine. Une mission du Groupe sénatorial d’amitié France-Irak de juin 2001, intitulé « l’Irak en danger », l’avait largement démontré. Les sanctions affectant des secteurs cruciaux de l’économie comme le pétrole, le gaz ou le secteur financier touchent de larges secteurs de la population civile. Plus de 500.000 enfants et femmes sont morts en dix ans en Irak du fait des sanctions selon des rapports de l’ONU et de l’UNICEF).
4.- Les sanctions contre l’Iran ne sont plus du tout discriminantes. Elles sont quasiment des sanctions globales alors que la communauté onusienne s’était pourtant jurée de ne jamais les reproduire après l’Irak. Leur mise en œuvre soulève de graves problèmes en termes de dommages collatéraux.
5.- Les États-Unis en particulier, et l’Union européenne d’ailleurs, tout comme l’ONU, n’ont pas l’habitude de procéder à des études d’impact de leurs propres décisions. Depuis la fin de la Guerre froide, l’ONU et les États-Unis ont trente ans d’expériences avec les sanctions, mais aucune étude majeure (à une exception près sur laquelle je reviendrai) n’a été consacrée à ce jour à leur impact et à leur efficacité). Et pourtant l’effectivité des sanctions est très relative même si elles permettent des effets de manche spectaculaires cachant une non immixtion au plan militaire. Les sanctions les plus sévères se révèlent les moins efficaces… Mais qui veut le savoir puisqu’elles donnent l’illusion de « taper fort » ?
6.- Concernant les sanctions onusiennes, alors que la littérature anglo-saxonne sur les sanctions est littéralement pléthorique, bien peu d’auteurs se sont aventurés à en mesurer le succès. On relèvera bien sûr Hufbauer, Schott et Elliott qui avaient mentionné un taux de succès de 34% dans leur étude. Résultats qui avaient été fortement contestés à la baisse par Robert Pape. Il se trouve heureusement que le « Watson Institute for international studies » de la « Brown University» aux USA, à l’origine du « Targeted Sanctions Consortium (TSC) », a conduit pendant plusieurs années (depuis 2009) une étude, précisément sur leur impact et leur efficacité, avec pas moins de 28 universitaires/chercheurs et de 20 praticiens. J’en avais révélé les premiers résultats en français lors d’une conférence à la FACO à Paris avant de les publier dans ma trilogie sur la « Prévention des crises et promotion de la paix » chez Bruylant (trois volumes de 1000 pages chacun) (Prix Turgot).
Les efforts visant à imposer ou modifier un comportement par la contrainte de sanctions sont les moins efficaces avec un taux de succès très peu élevé, selon le Targeted Sanctions consortium.
Les conséquences inattendues des sanctions devraient être un vrai remède contre leur imposition…
En effet, lorsque l’on décide de sanctions, quelles qu’elles soient, il vaudrait mieux penser à leurs conséquences possibles. Ceux qui les proposent et ceux qui les votent ne sont pas en mesure de mesurer l’impact de leur décision, n’en ont pas conscience ou ne veulent pas en savoir plus. Leur rationalité est au fond inexistant.
Je voudrais citer une considération du Président Wilson en 1919 :
« A nation that is boycotted is a nation that is in sight of surrender. Apply this economic, peaceful, silent, deadly remedy and there will be no need for force. It is a terrible remedy. It does not cost a life outside the nation boycotted, but it brings pressure upon a nation which, in my judgement, no modern nation can resist ».
Voilà pour le respect de la vie des autres…on pourrait citer Madeleine Albright à qui l’on demandait ce qu’elle ressentait devant le chiffre des victimes ? elle répondit qu’il fallait bien se débarrasser de Saddam Hussein… !
Le « deadly remedy » rappelle déjà les « sanctions from hell » contre l’Ukraine.
Le Pape Jean-Paul II a fait un peu mieux en 1995 :
L’embargo, clairement défini par la loi, est un instrument qui doit être utilisé avec un grand discernement et évalué à l’aune de critères à la fois éthiques et juridiques. Avant d’imposer de telles mesures, il est toujours impératif de prévoir les conséquences humanitaires des sanctions, en tenant compte de la proportionnalité de cette décision eu égard au mal qu’elle vise à remédier ».
7.- Aux sanctions onusiennes s’ajoutent donc souvent des sanctions unilatérales américaines et d’autres, régionales comme celles de l’Union européenne, ce qui complique encore davantage l’évaluation de leur impact dès le départ. Les sanctions onusiennes restent ciblées, sauf en Libye depuis 2011, mais des sanctions plus extensives unilatérales et régionales entraînent la confusion, compliquent les choses et affaiblissent les sanctions de l’ONU. Si je prends l’exemple de ma banque de trade finance à Genève, il nous faut savoir sous quel régime de sanctions nous travaillons et suivre un régime évolutif de première phase, deuxième phase, troisième phase avec entrée en vigueur progressive… un véritable casse-tête.
8.- Quelles sont les conséquences imprévues des sanctions contre l’Iran ?
Un renforcement des règles autoritaires. Les dirigeants iraniens ont usé de la menace externe pour renforcer le pouvoir à l’interne du guide suprême. (Ce fut le cas en Rhodésie, à Cuba et dans l’ex-Yougoslavie).
Le pouvoir renforce ainsi ses structures en captant des ressources issues d’une économie de plus en plus mafieuse. (Total et Israël ont acheté du pétrole de Daesch, des firmes anglaises ont acheté des armes au Kazakhstan pour les livrer à l’Ukraine sous le nez des Russes et les Américains peuvent parfaitement revendre à l’Europe au prix fort du pétrole bon marché livré par les Russes à la Chine). Des détournements de ressources ont été constatés dans 41% des cas sous des régimes de sanctions.
Un accroissement de la corruption ainsi qu’un accroissement parallèle de la criminalité.
Des impacts sociaux et sur le plan de la santé sont concomitants avec une déstructuration de la société et une situation humanitaire critique.
En résumé, il n’y a pas de sanctions qui n’aient pas affecté le niveau de vie de la population. Elles enrichissent au contraire les dirigeants responsables de la politique en Iran et leurs affidés. Allez à Téhéran voir à quoi ressemblent les beaux quartiers. J’ai un beau frère qui ne vend que des voitures de luxe à 250.000 dollars pièce, à payer comptant. Les sanctions sont une utopie mortifère, mais comme disait le candidat Romney pendant la campagne de 2012 : « Dieu a créé les États-Unis pour dominer le monde ».
9.- Reste le fond !
La Révolution iranienne de 1979 s’est faite contre les Etats-Unis et Israël, les « Grand » et « Petit Satan ». « Marbar America » (« Mort à l’Amérique ») fut le cri de ralliement des foules en Iran. D’un autre côté, les Etats-Unis n’oublieront jamais l’humiliation suprême subie avec la crise des otages en Iran suite à l’invasion de leur ambassade. Il est évident que l’objectif de changement de régime en Iran a été une priorité américaine. Et la meilleure arme pour y parvenir sans une intervention militaire est …le recours aux sanctions.
J’ai été Gouverneur de la Suisse auprès de l’Agence atomique et j’ai présidé son groupe de travail sur les garanties de non-prolifération. J’ai été le chef de la Délégation suisse à la Conférence de révision du NPT de 1995 et je voudrais vous expliquer ceci :
Il faut tout d’abord intégrer le fait que la politique étrangère des Etats-Unis implique dès 1945 le contrôle de l’arme nucléaire et celui du pétrole.
Les Etats-Unis ont doté Israël de quelque 200/220 têtes nucléaires et ne tolèreront aucune autre puissance nucléaire au Moyen-Orient. Il faut donc empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire. Mais l’Iran est toujours membre du NPT (Traité de non-prolifération nucléaire) qui accorde à chaque État le droit de se doter de l’arme nucléaire en sortant de l’accord. (La Suisse y avait pensé, nous avons le plutonium pour cela).
Alors, l’Iran veut-il se doter de l’arme nucléaire ? Le Guide suprême l’a mise hors la loi. C’est une fatwa avec laquelle on ne plaisante pas. Le reste devient matière à interprétation et du degré de protection que les Etats-Unis veulent donner à Israël après avoir détruit l’Irak, la Syrie et le Liban.
Je crois savoir (ma vie m’a lié à l’Iran depuis 1965…avec une belle-famille proche du pouvoir impérial) que le Shah a joué avec l’idée de faire de son pays une puissance nucléaire. Et je pense que les mollahs jouent avec nos nerfs comme les remarquables joueurs de poker qu’ils sont. Une chose est certaine : personne n’acquiert une bombe atomique sans effectuer au préalable des essais nucléaires, en général souterrains. qui sont détectés dans la minute. Or, rien n’est à signaler sous cet angle-là.
Ce que personne ne veut comprendre, c’est que posséder l’arme atomique donne un pouvoir certain (cf. Israël), mais être prêt à en avoir une également, surtout si l’on prétend à un rôle de gendarme du Golfe persique. Cela s’appelle en anglais le « threshold », c’est-à-dire avoir la maîtrise technique de tous les éléments hors essais souterrains. Pour moi, c’est ce que recherchent et sont en passe d’atteindre les Iraniens. Si leur leadership changeait d’avis, nous le saurions immédiatement après le premier essai souterrain.
10.- Le président Macron vient de dire à ses diplomates que le temps de l’hégémonie occidentale sur le monde était terminé. La Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, et bien d’autres, en Asie, soit le Heartland de Mackinder et le Rimland vont donner raison à ce cher Brezinski. Ils vont dominer le monde.
Il est certain que les sanctions à l’égard de l’Iran perdront progressivement de leur acuité. Le régime en Iran est là pour durer encore, hélas. Le JCPOA mourra de sa belle mort si tant est qu’il ne soit pas rapidement revalidé.
Mais un aspect indirect des sanctions et peut-être le plus nocif n’a pas été encore mentionné. Les Etats-Unis ont mené en Iran un bal masqué absurde, une fois dedans, une fois dehors du JCPOA, et ils ont réussi à chaque instant à imposer au monde occidental une insupportable politique : l’application extraterritoriale du droit américain. Bruno le Maire a dit une seule fois, viril en diable, mais ne l’a jamais répété, que les entreprises françaises dont Total, Peugeot, Renault, etc, resteraient en Iran. Elles sont toutes parties. Personne n’a le poids politique en Europe pour protester contre cette politique inique alors que chacun prétend à la souveraineté pleine et entière.
L’Europe reste un vassal soumis de l’Amérique et ne cherche même pas à s’en émanciper.
La maîtrise du système Swift permet en effet aux Etats-Unis de dominer le monde(par ailleurs les grands cabinets d’avocats sont américains, les principales institutions d’arbitrage commercial sont anglo-saxonnes, les principales firmes de contrôle des comptes sont américaines, les agences de notation sont américaines, la plupart des logiciels d’affaires sont américains, la NSA espionne et écoute la terre entière).
Heureusement que la guerre en Ukraine aura au moins cet aspect positif de mettre à mal leur domination monétaire et celle exercée sur le commerce international qui est en passe de descendre en dessous de 50% des transactions effectuées en dollars. Cette évolution avait commencé avec l’Iran et ses livraisons de pétrole en yuan à la Chine et en roupies à l’Inde.
Tout est lié, les sanctions en Iran ont et auront des conséquences insoupçonnables comparables au battement des ailes du fameux papillon en Amazonie.
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Dr Farhad HESHMATI, MD, PhD
Haematologist, Immunologist, Président de la Société Française d’Hémaphrèse, Président de l’association pour la coopération médicale, scientifique et universitaire franco-iranienne, of the Franco-Iranian Medico-Scientific Cooperation Association (ACMSFI), Visiting professor de l’université SBUMS
Les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur la santé des Iraniens.
Avant de parler des sanctions, il faut souligner deux points importants :
- L’excellente compétence des médecins iraniens
- L’excellence du système de santé en Iran qui couvre l’ensemble du territoire avec un accès facile aux soins même dans les villages lointains.
À cela, il faut ajouter qu’après l’instauration des premières sanctions, les laboratoires pharmaceutiques iraniens ont commencé à produire davantage de médicaments et de produits de santé pour devenir autosuffisants dans beaucoup de secteurs.
Après l’accord de Genève et la levée partielle des sanctions, de nombreux laboratoires et sociétés s’étaient précipités vers l’Iran pour exporter leurs produits mais aussi pour y investir, et certains laboratoires ont commencé à construire des usines de fabrication en Iran. Dont beaucoup de laboratoires français.
Après les sanctions américaines, des contrats ont été annulés et des engagements non respectés, ce qui a causé beaucoup de pertes économiques pour les Iraniens mais aussi pour les industriels français. Et a de plus, entraîné des conséquences sanitaires inhumaines sur la santé en Iran.
Sollicité régulièrement par les patients iraniens, j’ai eu beaucoup d’expériences douloureuses. Je vous en raconte une :
J’avais pris en charge une jeune fille française de 18 ans pour traitement d’une maladie grave du sang (Hodgkin). Elle avait besoin de huit cures de chimiothérapies. Bien entendu, elle a été prise en charge par la sécurité sociale pour l’ensemble du traitement. Avec ce traitement, elle a obtenu une guérison définitive. A peu près pendant la même période, j’ai été sollicité par une famille iranienne de la région du Kurdistan. Leur fille de 18 ans avait la même maladie. Les médecins iraniens, qui connaissaient le traitement, avaient demandé à cette famille de se procurer ces médicaments devenus indisponibles en Iran à cause des sanctions. Il fallait 16 flacons de ce médicament et chaque flacon coutait environ 7000 euros, sans compter les difficultés d’obtention de ces produits en France ainsi que leur transport. J’ai donné ces informations au père de cette fille qui malheureusement, était dans l’impossibilité financière d’acheter ce médicament. Ils ont vendu leur unique maison et avec cet argent, ils n’ont pu acheter qu’un seul flacon. Je leur ai expliqué que ça ne servait à rien de faire une seule séance avec la moitié de dose nécessaire. Mais ils ont insisté pour obtenir ce flacon malgré tout, et de perdre leur foyer, pour accomplir leur devoir vis-à-vis de leur unique fille. La fille française été guérie, et la fille iranienne est morte.
Sans parler de l’illégalité de l’ensemble de ces sanctions, parlons simplement des soi-disant dérogations « pour des raisons humanitaires ».
Étaient sensés être exemptés des sanctions :
- Les médicaments et les dispositifs médicaux
- Les produits alimentaires et agricoles
- Les pièces détachées pour l’aviation civile.
Aucune de ces exemptions n’a été respectée.
À l’époque où M. Juppé était ministre des Affaires étrangères, le regretté M. François Nicoulau, ex-ambassadeur de France en Iran et grand expert en particulier dans le domaine du nucléaire (en charge des négociations avec l’Iran quand il était ambassadeur) lui a écrit une lettre ouverte. Dans cette dernière, il avait averti la France qu’en cas de crash d’un avion civil iranien (Airbus) à cause de non-fourniture des pièces détachées par la France, la France serait responsable de l’accident et des pertes humaines.
Il en allait de même avec la privation d’accès aux médicaments des Iraniens. Il s’agit d’une forme de non-assistance à personne en danger.
Maintenant, je vais vous expliquer les différents obstacles d’acheminement des médicaments et des dispositifs médicaux en Iran et leurs conséquences :
- Impossibilité de transfert de fond par voie bancaire pour acheter ces produits (sanctions économiques)
- Annulation des contrats de distribution par les sociétés et laboratoires (refus de vente).
- Problèmes de transport et assurance
- Dévalorisation de la monnaie iranienne et augmentation démesurée des prix
- Arrivée de produits de contrefaçon et trafiqués
De nombreux laboratoires et sociétés ont annulé leurs contrats de distribution en Iran, ce qui a causé des pertes économiques importantes pour l’Iran et pour ces sociétés.
Ce sont des industriels d’Allemagne, de Taiwan, du Danemark, de Malaisie, du Japon, de France, d’Irlande, de Suède, d’Australie, et même de pays considérés comme proches de l’Iran comme la Chine la Turquie et l’Inde. La liste est longue. La raison évoquée : ils ont peur des sanctions des Américains.
Il y avait des projets importants et des investissements conséquents.
La coopération entre les deux instituts Pasteur d’Iran et de France a été arrêtée, ainsi que le projet de de production des vaccins.
L’établissement du sang en Iran ne peut pas acheter des pièces détachées pour les automates, ni des réactifs. La France était le plus grand fournisseur de poches du sang en Iran (plus de 2 millions de poches par an), et le contrat a été annulé. Même la société Macopharma (française), qui avait co-investi en Iran pour la construction d’un site de production pour couvrir les besoins d’une région de 400 millions d’habitants, avec l’usine inaugurée en 2018, a arrêté ce projet. Il y a beaucoup de pertes pour les industriels français et iraniens et bien entendu, des conséquences sanitaires non négligeables en Iran.
Ces sanctions affectent aussi le secteur de l’éducation et de la recherche. Il n’est plus possible d’acheter les revues médicales, les Iraniens ont du mal à participer à un congrès et à payer des hôtels.
La solution adoptée par la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, « SUV », n’a pas été respectée et ne fonctionne pas.
Je termine avec un dernier exemple. J’ai lu dans la presse locale iranienne que des patients opérés sous anesthésie générale dans un hôpital de province iranien ne se sont plus réveillés. En cause, l’achat de produits anesthésiques mal dosés et de contrefaçon.
L’épidémie du Covid a rappelé aux grands pays industriels qu’on ne peut pas délaisser la santé des autres sans conséquences. Avec plus de 6.5 millions de morts dans le monde (600 millions de contaminations) dont 1 million seulement aux États-Unis et 150.000 en France, on a compris que si on prive d’accès aux soins, à la vaccination et aux médicaments anti-viraux les autres populations, on ne peut pas maitriser l’épidémie dans son propre pays.
Ce virus nous a donné la leçon que Saadi avait écrit à son temps.
بنی آدم اعضای یک پیکر اند که در آفرینش ز یک گوهر اند
چو عضوی به درد آورد روزگار دگر عضو هل را نماند قرار
Les êtres humains sont les parties d’un corps
Ils sont issus de la même essence
Lorsqu’une de ces parties est atteint et souffre
Les autres ne peuvent trouver ni la paix ni le calme
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Dr. Alena Douhan, Rapporteuse spéciale des nations Unies sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur l’exercice des droits de l’homme, professeur de droit international et directrice du Centre de recherche sur la paix de l’Université d’État du Bélarus : Impact humanitaire et répercussions sociales des sanctions contre l’Iran
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Communication du Professeur Alena Douhan
Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales – sanctions – sur l’exercice des droits de l’Homme, Professeur de Droit International et directrice du Centre de Recherche sur la Paix à l’Université d’Etat de Bélarus.
Les sanctions contre l’Iran après 4 ans : Bilan et perspectives.
Ma communication portera essentiellement sur l’impact humanitaire et sur les répercussions sociales -de l’individu à la collectivité-, des sanctions contre l’Iran décidées en 2018 par Donald Trump, alors que ce dernier annonçait que les Etats Unis se retiraient de l’accord sur le nucléaire iranien. D’abord, pardonnez-moi de m’exprimer en anglais, mon niveau de français n’étant pas suffisant, et permettez-moi de vous remercier pour votre invitation.
Malheureusement, les questions sont trop souvent abordées sous l’angle strictement politique et pas assez au plan humain et social, de ce fait elles ne tiennent pas assez compte de la réalité quotidienne vécue sur le terrain. Je suis revenue il y a trois mois de cette mission de deux semaines en Iran. C’était ma dernière mission dans le cadre des mesures des sanctions au nom des Nations Unies; après celle au Zimbabwe en octobre 2021, celle au Venezuela en février 2021 et celle au Qatar en novembre 2020, avec à chaque fois le but de mesurer l’impact et les conséquences de ces sanctions sur les citoyens et les états, les conséquences socio-politiques donc, afin de ne pas attribuer toute la responsabilité des problèmes intérieurs aux états sanctionnés, en blâmant, ici, seulement le gouvernement iranien. Lors de la conférence de presse clôturant ma mission, j’ai hélas constaté que le fait que je sois biélorusse ne favorisait pas le dialogue, comme si le fait de ma nationalité biélorusse constituait un argument de méfiance à leurs yeux.
Ce que révèle ma mission en Iran, c’est que pas seulement des pans entiers de l’industrie, du commerce, de l’économie verte sont affectés par ces mesures coercitives, mais aussi l’artisanat. Ainsi l’artisanat du tapis, de l’argent, de la céramique sont touchés, alors que ces artisanats d’art sont inscrits au registre patrimonial de l’Unesco au titre de l’Heritage culturel mondial. Frappés de plein fouet par les problèmes de distribution, d’exportation, ils sont en voie de disparition. Certaines matières premières ne peuvent plus être exportées à cause du prix exorbitant des assurances, des taxes sur le transport, des droits de douane, même pour l’exportation vers les pays de la région, car il n’y a plus qu’un seul lieu de transit et il est saturé. Ces mesures frappent donc aussi bien le commerce, les services, les individus, les écoles, paralysant toute initiative individuelle. C’est la seule loi de la contrainte tous azimuts dans la sphère publique, aussi bien en terme de politique intérieure qu’en terme d’échange commercial, du fait de l’écroulement de la monnaie face au dollar, aussi bien dans les transactions intérieures au pays qu’avec l’étranger. Ces sanctions ne respectent donc pas le droit économique et social international. Par ailleurs, du fait de la paralysie ou de la mise au ralenti de certains secteurs, nombre de citoyens n’ont eu d’autres recours que de se lancer, pour nourrir leur famille, dans des économies paralléles, des circuits illicites et parfois livrés à des maffieux.
Autre effets de ces nouvelles sanctions en Iran, qui ne sont pas les premières depuis des décennies et donc contribuent à pérenniser sa fragilité économique, elle génère une crise politique profonde car les gouvernements cibles de ces sanctions ne disposent plus de fonds nécessaires pour répondre aux besoins de leurs peuples.
Quelles alternatives?
L’impact réel sur la vie quotidienne des populations quand leur gouvernement est la cible de ces sanctions se démultiplie et s’incarne dans tous les aspects de la vie quotidienne des populations. Ainsi, il n’y a plus d’argent pour le suivi des femmes enceintes, pas plus que pour les soins à la petite enfance, ni pour le logement d’urgence et l’aide aux plus démunis, parmi lesquels de nombreux réfugiés. Les réfugiés sont estimés à 5 millions sur le territoire, et il en arrive entre 5.000 et 10.000 par jour. Conséquences en avalanche : hôpitaux surchargés, aussi bien de malades iraniens que réfugiés, manque de places, de moyens, de matériels de soins, de médicaments.
Pourtant 90% des médicaments sont iraniens. Par contre il y a un problème avec les 5% à 8 % qui ne peuvent pas être produits localement. Il y a aussi une pénurie de matériels de soins en chirurgie. L’UNICEF s’est impliqué dans la fourniture de bandages fabriqués par une société qui a peur de faire des affaires directement avec l’Iran, mais il a fallu six mois pour obtenir une licence des États-Unis pour envoyer à l’Iran une provision d’un an d’un produit exempté de sanctions, et ces arrangements restent ad hoc. Dans le domaine agricole, si l’agriculture durable est développée en Iran, elle nécessite davantage de centres de stockage, sinon les graines sont perdues d’une saison à l’autre. Il faut aussi des pièces détachées pour la maintenance des machines agricoles, qui viennent d’Allemagne pour beaucoup. Elles ne peuvent plus être fournies, à cause des blocages des importations d’Allemagne. De même les moyens technologiques de détection des catastrophes naturelles – sécheresse et inondations- , cruciaux non seulement pour les populations mais pour la planification agricole, font défaut. Pourtant la non détection peut avoir des conséquences dramatiques sur la production nationale et donc sur l’approvisionnement des populations, à un moment où le changement climatique accélère ces événements.
Dans le domaine de l’éducation, les censures abondent dans l’information et l’enseignement en ligne. L’éducation en distanciel, qui a été le lot de tous depuis la pandémie, et qui reste un moyen d’information et de recherche fondamental, est mis en péril par la mainmise américaine sur les plateformes, sur certains sites, y compris associatifs ou universitaires et de recherche. Par exemple, en Iran, il est impossible de se connecter à Zoom, ou de poser sa candidature dans telle ou telle université étrangère, car, dès que le candidat iranien renseigne sa nationalité, il est systématiquement exclus. Il se produit le même phénomène pour nombre d’inscriptions de groupes en ligne, que ce soit à titre éducatif ou simplement citoyen lorsque vous tentez de vous inscrire en ligne pour suivre des échanges internationaux dans votre domaine d’études. D’ailleurs, lors d’assemblée générale de l’ONU en octobre prochain, je présenterai un rapport sur l’impact des sanctions sur les cyberactivités, où il y a une liste énorme de sites inaccessibles parce qu’interdits d’accès aux étudiants et chercheurs iraniens, parmi lesquels un certain nombre de sites européens. En conclusion, le gel des avoirs bancaires, le blocage des transferts de fonds ne doit pas cacher toutes les conséquences des sanctions au regard des droits de l’homme sans cesse bafoués: ainsi, la voix des états sanctionnés est inaudible au sein des instances internationales, les personnels diplomatiques iraniens à l’étranger ne perçoivent plus leur salaire, c’est la cas à Paris et à Genève, la participation citoyenne même sur les réseaux sociaux faiblit, victime de la censure ou de l’autocensure.
Il faut désormais parler moins de politique et beaucoup plus de droits de l’homme et de justice, et ce, sans discrimination, et en s’appuyant sur le recueil du vécu des citoyens.