LES RELATIONS RUSSO-CHINOISES DEPUIS LE XVIE SIÈCLE

François Georges DREYFUS

Septembre 2007

On l’oublie un peu trop au début du xiiie siècle, la fin du premier Etat russe, la Principauté de Kiev, est due à l’invasion des Mongols de Gengis Khan qui au même moment pénètrent en Chine.

Ce n’est qu’à partir du milieu du XVe siècle que le nouvel Etat Russe, la grande Principauté de Moscou, prend son essor divers 1560-1580 la Volga est la frontière de fait de la Russie très vite, après le temps des troubles qui suit la mort d’Ivan le Terrible (1584-1613), l’expansion de la Russie se fait vers l’est.

La conquête de la Sibérie effectuée avec une rapidité étonnante, entre 1600 et 1650 la frontière Russe va progresser de 4800 Kilomètre vers l’Est -Installée à Tobolsk dés 1598, les Russes sont à Tomsk en 1604, Okhotsk sur le Pacifique en 1647, à Anadyr en 1648 et occupent le Kamatchaka avant 1698. L’Etat russe a dès lors une frontière avec l’Empire chinois surtout après l’installation à Irkouvsken en 1652. Dés lors les affrontements sont constants entre éléments russes et for­ces chinoises entre le Baïkal et la région de l’Amour : en 1654 les Russes sont à Nertchinsk- pendant plus de 30 ans les incidents perdurent : ils sont réglés par le traité de Nertchinsk (1689).

Il fixe la frontière sino-russe le long de l’Argoun, affluent de l’Amour et la ligne de crête de la chaine des Stanovoï – cette frontière sera immuable pendant plus d’un siècle et demi.

Les relations entre les deux Etats vont pendant cette longue période entretenir des relations pacifiques – La Russie contribue à favoriser l’importation en Europe de produits comme le thé ou la soie.

  • Elle va tout au long des XVIIIe et XIXe siècles fournir à la Chine des pro­duits manufacturés mais il ne s’agit pas de tonnages considérables étant donné les difficultés de transport. Les produits Russes en 1913, malgré l’existence du transsibérien, ne représentent que 5 % des importations chinoises mais 11 % des exportations chinoises vont en Russie.

Durant toute cette période la Chine intéresse la Russie dans presque toutes les universités russes, il y a des chaires de Chinois et d’études orientales – Notons le rôle joué par l’Eglise orthodoxe – depuis Pierre le Grand existe une mission orthodoxe à Pékin qui (comme pour les jésuites) est en même temps un centre de recherches sinologiques particulièrement important.

Les relations russo-chinoises de 1850 à 1917

Depuis le traité de Nertchinsk, les relations russo-chinoises sont demeurées pacifiques – Mais en 1847, le nouveau gouverneur de Sibérie orientale, le comte Nicolas Mouraviev, cherche à étendre l’influence russe au-delà des limites fixées à Nertchinsk – d’autant que devant l’essor de la Sibérie le fleuve Amour est un axe commercial important. Cela entraîne un conflit avec la Chine et de nombreux in­cidents locaux. L’armée chinoise n’est pas de taille à résister et vont être signés deux traités appelés par les Chinois, les « traités inégaux ».

Il est vrai que c’est le temps du grand déclin chinois, au même moment Français et Britanniques sont en guerre aves la Chine et arrachent des avantages exorbitants – En 1858 le traité de Aihun reconnaît à la Russie la rive gauche de l’Amour. Deux ans plus tard, la Chine devait, au traité de Pékin, céder la province de l’Ossouri, c’est-à-dire la région qui s’étend de Khabarovsk au Pacifique, au bord duquel les Russes fondent Vladivostok en 1860-Notons que la Chine d’aujourd’hui conteste encore cette annexion russe.

La décision prise en 1891 de construire le transsibérien a modifié profondé­ment les rapports sino-russes. A partir de 1896-97 la Russie cherche à obtenir un tracé plus simple en passant à travers la Mandchourie. A la suite de fortes pressions de tous ordres, la Russie obtient l’autorisation pour le transsibérien de traverser la Mandchourie (1898 à1903) qui devient une zone d’influence russe ; dans la foulée, les Russes construisent une bretelle sur le Transmanchourien de Kharbin à Moukden et à Port Arthur.

Le gouvernement a en effet obtenu face à la péninsule Kiao Tcheou dans le Chantung, annexée par le Reich avec la base de Tsing-Tao, la presque’ile du Kuan Tong au sud de la Mandchourie où les Russes installent la base de Port Arthur. C’est le début de des déboires russes dans la région. En effet, Russie et Japon ont des inhibitions territoriales – Le Nord et l’Est de la Mandchourie sont de fait placés sous contrôle de la Russie qui envisage d’occuper la Corée – Le Japon revendique cette dernière- A la fin de 1903 Tokyo propose a St Petersburg un partage des zones d’influences

Le nord de la Mandchourie à la Russie, le sud de la Mandchourie et la Corée au Japon. Les négociations s’enlisent, c’est l’attaque surprise des Japonais sur Port-Arthur, la guerre s’avère catastrophique pour les Russes battus sur terre à Moukden, sur mer à Tsushima. Le traité de Portsmouth (Etats-Unis) met fin au conflit, outre une grande perte de prestige pour la Russie, le traité accorde Port-Arthur, le sud de Sakhalin et la Corée au Japon. Cette guerre russo-japonaise entraînera – on le sait -une première révolution russe qui ébranlera le tsarisme qui s’effondrera en 1917.

L’Union soviétique et la Chine

La révolution Russe a un grand impact en Chine où existe un parti commu­niste chinois – celui-ci est en conflit avec le parti nationaliste le Kouo-Min-Tang animé par Sun Yat Sen puis par son successeur Tchang Kai Chek – Staline sou­tint militairement les nationalistes et poussent les communistes à constituer un « front uni » avec le Kouo-Min-Tang. Cette politique de noyautage devait assurer aux Soviétiques une position dominante dans un pays encore moins développé que le leur. Mais en 1927 Tchang Kai Chek ayant défait ses adversaires rétablit le pou­voir de son gouvernement, se retourne contre les communistes. Ils sont attaqués, défaits et massacrés à Shangaï tandis que les conseillers militaires soviétiques étaient renvoyés. Une tentative d’insurrection à Canton échoua également et les massa­cres furent terribles. Peu après l’URSS annexait la Mongolie extérieure, l’actuelle République de Mongolie-Simultanément après un long conflit avec Pékin, le réseau ferré mandchourien demeura sous contrôle russe jusqu’à l’annexion de la région par le Japon qui transforma la province en royaume de Manchou kouo (1932).

Durant la Seconde Guerre mondiale, Russes et Chinois sont dans les mêmes camps, mais Moscou respectera jusqu’en août 1945 le pacte de non agression passe avec le Japon de mars 1941. Ce n’est que le 8 août 1945 que L’URSS déclara la guerre au Japon au lendemain de la nucléarisation d’Hiroshima. L’armée rouge envahit Mandchourie et Corée, occupe le Sud de Sakhaline et les Kouriles. L’URSS disposait désormais d’atouts sérieux en Extrême Orient en général, face à la Chine en particulier-Les Russes hésitent quelques temps entre soutenir Tchang Kai Chek ou Mao Tse Toung.

Mais après la défaite de Tchang Kai Chek les soviétiques se rapprochèrent de Mao. Ils se méfiaient du marxisme de Mao1 « La pensée de Mao, c’est la pensée qui unit la théorie marxiste léniniste à la pratique de la révolution chinoise ; c’est le communisme chinois, le marxisme chinois » (rapport de Liu Shao – qui au VIIe Congrès du PCC-MAI 1945) jusqu’en 1947, les soviétiques hésitent mais ils four­nissent un important matériel militaire et industriel. A partir de 1947, les liens se renforcèrent et les deux Etats s’allièrent étroitement après que le Kovo-Min Tang se soit replié sur Taiwan. Naturellement la Chine ne sera pas un satellite comme en Europe orientale : Pékin devient un haut lieu du marxisme. Cette alliance ne concrétise pas l’invasion par le Kremlin de la base de Port Arthur occupée depuis 1945 et la remise du réseau mandchourien aux chinois.

L’alliance russo-chinoise joua lors de la guerre de Corée, la Corée du Nord en­vahit le 25 juin 1950 la Corée du Sud. Elle n’a pu le faire qu’avec l’autorisation des Russes et des Chinois. Pour défendre la Corée du Nord en voie d’être conquise par Mac Arthur en décembre 1950, les Chinois envoyèrent des effectifs importants de « volontaires » armés largement par l’armée rouge qui fournit blindés, avions et conseillers militaires de toute sorte. Le Front se stabilisa au printemps 1951 mais l’amnistie de Panmunjom ne sera signée qu’après la mort de Staline. Du reste pen­dant la période 1950-53 il faut souligner que la méfiance de Moscou à l’égard de la Chine se développe. En 1952 est publié un texte cité par H.Carière d’Encausse et Schram qui souligne qu’il serait dangereux de considérer la révolution « chinoise comme une sorte de stéréotype pour les révolutions de démocratie populaire dans les autres pays d’Asie ». Les Chinois rétorquent avec fermeté, affirmant «le rôle primordial de la Chine dans la révolution en Orient et la validité universelle de son exemple ».

Le XXe Congrès du PC US et le communisme « embourgeoisé » ne sont guère appréciés à Pékin, et face à l’évolution soviétique va se développer en Chine la vo­lonté d’accélérer la révolution chinoise. Ce sera en 1958 l’appel au « grand bond en avant » et à « la révolution permanente » le conflit apparaît clairement lors de la conférence sino-soviétique de Moscou en novembre 1960-On insiste sur « le prin­cipe de l’indépendance nationale au sein du bloc communiste et l’originalité de chaque pays » – Maurice Thorez critique fermement « l’adaptation du marxisme léninisme après son « enchinoisement » par les uns, « francisation » par les autres ?

Tout cela conduit à une véritable rupture entre Moscou et Pékin, les Soviétiques rappellent leurs personnels en coopération militaire et technique-Le conflit idéolo­gique s’affirme très rapidement et durant la guerre du Viet Nam, les positions des deux grands Etats communistes sont particulièrement conflictuels.

C’est à ce moment que s’engage une véritable guerre idéologique entre le PCC et PC US, accusé prennent et simplement de « révisionnisme » Surtout au moment où la Chine devient à son tour une puissance nucléaire elle va réclamer les provinces arrachées par « les traités inégaux » du XIXe siècle. On assistera même à quelques incidents de frontière. La Chine devient un Etat hostile mais embourbée dans la « révolution culturelle », encore économiquement très en retard ; elle ne représente pas une menace immédiate.

 

L’expansion chinoise et l’implosion soviétique

Depuis 1980, les relations russo-chinoises ont pris un tour nouveau. Le libéra­lisme autoritaire à la chinoise va transformer l’Empire chinois au moment même où s’effondre le monde soviétique l’évolution des de chacun des deux Etats est significatif.

En définitive de 1990 à 2005 le différentiel entre la Chine et la Russie a été divisé par trois. Dés 1986, la Chine a mis en garde le PCUS contre le réformisme gorbatchévien la Chine, certes libéralisait son économie mais maintenant avec une main de fer les structures autoritaires de l’Etat Chinois, créant une véritable écono­mie communiste de marché, libéralisme économique et dictature du parti.

Avec la Glasnost et la Perestroïka, M. Gorbatchev lâchait tout, le system éta­tique et l’économie planifiée. Cela conduisit à l’implosion du système soviétique, disparition de L’URSS et crise économique dramatique. Dès lors les rapports sino-russes prennent peu à peu un tour nouveau -Les relations entre les deux Etats sont amicaux et la Russie continue de fournir la Chine en matériel de guerre sophistiqué, en technique nucléaire, et sans doute aérospatiales-On a mis en place des structures nouvelles tel le groupe de Shanghai[1].

La Chine a donc cherché à sortir de cette situation et à se protéger. Parmi ses voisins, il y a les républiques (ex-soviétiques) d’Asie centrale. S’appuyant sur la province du Xinjiang, la Chine a réussi à renforcer ses positions en Asie centrale. Le Xinjiang s’appelait jadis le Turkestan chinois et la majorité de cette province (les Ouigours, 20 millions d’habitants sur 1 million de km[2]) est en majorité d’ethnie turque et musulmane. Elle est ethniquement et linguistiquement très proche de l’Asie ex-soviétique. Aussi en 1996 la Chine lutte contre les trafiquants, les islamis­tes et les terroristes, et de préparer une collaboration militaire.

Une série d’émeutes au Xinjiang en 1997 ont incité les Chinois à se rappro­cher davantage des Etats d’Asie centrale. L’Ouzbékistan intègre l’ensemble qui, en 2001, devient officiellement le « groupe de Shanghai ». Celui-ci s’élargit ensuite à l’inde et à l’Iran. On a affaire à quelque sorte à une véritable organisation militaire, économique et diplomatique. Cela contribue à expliquer les bonnes relations entre Pékin,Moscou et Téhéran. L’Iran est aidé industriellement (y compris) en ce qui concerne le nucléaire) et militairement par la Chine et la Russie. Celle-ci de son côté commence de fournir à la Chine du matériel militaire, en particulier dans les domaines nucléaire et naval. L’essentiel de la flotte chinoise est construit à partir de prototypes russes. Une voie ferrée de Pékin au Kazakhstan a été construite, elle est sans doute plus importante que le Pékin-Lhassa, mais on n’en a guère parlé). De même a été mis en place un oléoduc reliant les gisements pétrolifères du Kazakhstan à la Chine se met en place. Il est vrai que les Chinois ont des besoins en hydrocar­bures de plus en plus importants. De même on assiste à un début d’implantation des Chinois en Sibérie. C’est une région sur laquelle la Chine a bien évidemment des ambitions. C’est un territoire riche en hydrocarbures et en minéraux qui est peu peuplé, or la Chine manque d’hydrocarbures et est surpeuplée.

On le voit même si, aujourd’hui, les relations sino-russes paraissent cordiales, cela n’empêche pas une concurrence acharnée en Asie centrale, des ambitions chinoises certaines sur la Sibérie d’autant plus importantes que la géopolitique russe a des visées tout a fait opposées. En 1997, en effet, le géopolitologue russe, A. Dougin, présentait une vision de la Russie- Empire eurasiatique dans un ouvrage Principes de Géopolitique, Moscou, Arktogeja, 1997[3]. Or qu’entend le professeur Dougin par Empire eurasiatique : c’est la Russie d’aujourd’hui accrue en Asie des anciennes ré­publiques soviétiques d’Asie centrale, du Nord-est de l’Iran, du Nord de l’Afghanis­tan, du Kiang-Ji, ex Turkestan chinois, de la Mongolie et de la Mandchourie, tous ces territoires ayant été russes ou sous influence russe entre 1815 et 1905. Certes dans les conditions actuelles, il s’agit de vœux pieux mais ils sont significatifs. Et on ne peut les ignorer.

 

* Professeur émérite d’histoire contemporaine à la Sorbonne Paris IV, après avoir été pendant trente ans enseignant à l’Université de Strasbourg, où il a dirigé successivement l’Institut d’études politiques, le Centre des études germaniques et l’Institut des hautes études européennes. Auteur de plusieurs ouvrages, notamment une Histoire de la Russie aux éditions de Fallois, 2005.

1.  Cf. M. Carre d’ENCAUSSE et S.R. SCHRAM, Le Marxisme et l’Asie, 1965. En
particulier après la page 360.

 

Notes

[1]On nous permettra de reprendre ici quelques pages de notre chronique dans la Nef de novembre 2006.

[2]On nous permettra de reprendre ici quelques pages de notre chronique dans la Nef de novembre 2006.

[3]Cité par J. Christ. Romer, Géopolitique de la Russie, Economica, 1999.

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