Les Relations récentes entre la Russie et les Etats-Unis

Par : Gilles TROUDE,

chercheur au DESC de l’Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle. Il est l’auteur d’un ouvrage, « Yougoslavie, un pari impossible?

Janvier 2001

Lors du sommet de Davos, en février 2000 en Suisse, un médecin russe donna l’ordre au conducteur de l’ambulance d’emmener son patient directement à la morgue. « Pourquoi? » supplia le patient, « Je ne suis pas encore mort! ». « Taisez-vous », répondit le médecin, « nous ne sommes pas encore arrivés! » [1].

Cette plaisanterie, qui circulait à Moscou à l’époque, décrit parfaitement l’état d’esprit des relations entre les Etats-Unis et la Russie, lors de l’avènement de Vladimir Poutine au pouvoir.

Depuis l’éclatement de l’Union Soviétique en 1991, la Fédération de Russie, qui a repris son siège aux Nations Unies, et souhaiterait en assurer la continuité, est « en mal de politique étrangère », selon l’expression de Marie Mendras [2]. « Nous n’avons ni alliés, ni amis, ni ennemis », constatait amèrement un diplomate russe à la veille de la conférence de Rambouillet en 1999 [3] .

Certes, il y a bien eu la tentative de création de la Communauté des Etats Indépendants, mais nous verrons qu’à part la Biélorussie, et, dans une moindre mesure, l’Arménie, la plupart de ses membres ne suivent nullement la Russie dans sa politique étrangère.

Rappelons brièvement les faits : bien que sa superficie en fasse encore le plus vaste pays du monde, la population de la Russie ne représente qu’à peine plus de la moitié de celle de l’Union Soviétique : 150 millions d’habitants contre 245 pour l’URSS. Mais surtout, la terrible crise financière de 1998, faisant suite à une libéralisation trop rapide, a ramené le Produit National Brut de la Fédération de Russie, selon certains experts, à quelque 6 % de celui des Etats-Unis d’Amérique, pour une population inférieure de moitié [4]. Même si cette estimation peut être entachée d’une forte marge d’erreur – de l’ordre de 50%, compte tenu de la déficience des moyens de mesure statistiques -, il convient d’avoir ces chiffres en tête lorsqu’on examine les rapports entre les deux puissances. Avec 600 milliards d’Euros, le « poids économique » de la Russie dans le monde économique serait du même ordre que celui du Canada, ou des trois pays scandinaves réunis, mais seulement la moitié de celui de la France ou de la Grande-Bretagne (respectivement 1.358 et 1.355 milliards d’Euros en 1999).

Mais ces éléments purement économiques – on pourrait dire « boursiers » – ne tiennent pas compte de la puissance militaire de la Russie. Celle-ci a hérité de sa devancière son immense arsenal nucléaire, équivalent, sinon supérieur, ainsi que nous le verrons, à son homologue américain, bien que l’on ignore dans quel état il se trouve, compte tenu du manque de moyens financiers pour l’entretenir. Une chose est certaine : à la différence de l’Ukraine, qui a décidé de se déclunéariser – au moins sur le plan militaire – la Russie dispose encore de son entière capacité de dissuasion, autrement dit, de résister à toute attaque nucléaire de quelque pays qu’elle provienne, y compris des Etats-Unis, et de contre-attaquer en lançant ses missiles intercontinentaux contre les principales villes de l’agresseur, sans capacité de riposte sérieuse. Les experts militaires américains en sont parfaitement conscients , et cet élément n’a pas cessé d’être pris en compte dans les relations globales des diplomates américains avec la Russie.

Celles-ci, selon Laurent Rucker, ont connu trois phases avant l’arrivée du président Poutine au pouvoir. Dans un premier temps,de 1991 à 1993, qualifiée parfois de « période romantique », la Russie, convertie aux dogmes occidentaux, abandonne le marxisme-léninisme et souscrit naïvement aux soi-disant « valeurs universelles » : démocratie, libéralisme économique, privatisations massives etc.. Elle adhère au Fonds Monétaire International, à la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement, et, dans le conflit yougoslave, reconnaît, dès 1992 – sans contrepartie – l’indépendance de la Slovénie, Croatie, de la République Yougoslave de Macédoine (FYROM), et de la Bosnie-Herzégovine.

Bien que ceci soit formellement contraire aux dispositions des Accords d’Helsinki dont l’U.R.S.S. a été la co-initiatrice, et qui prévoyaient l’intangibilité des frontières existantes en Europe, la Russie, son héritière, vote les résolutions du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. imposant des sanctions contre la République Fédérale de Yougoslavie, et accepte de fournir près d’un millier d’hommes à la Force de maintien de la paix des Nations Unies (FORPRONU) envoyée en Croatie [5] . Bien mieux, elle envisage l’adhésion à l’OTAN comme un « objectif politique à long terme »[6] !

Dans un deuxième temps, de 1993 à 1998, la diplomatie russe amorçait une première réaction, et son chef, Andreï Kozyrev, déclarait dès 1993 : « l’avenir de l’Europe de l’Est réside dans sa transformation non pas en une sorte de zone-tampon, mais en un pont reliant l’Est et l’Ouest du continent » [7]- première tentative timide de définition d’objectifs pour la diplomatie russe

Plus net encore, le Président Boris Eltsine, pressé par son opposition, notamment le chef du parti libéral-démocrate Vladimir Jirinovski, déclare, dans son adresse à la nation de février 1994 : « Nous aimons à répéter que la Russie est un grand pays, ce qui est une réalité, mais alors que notre politique étrangère corresponde à cette réalité! 1994 doit mettre un terme à la politique des reculs internationaux » [8]

Ceci se traduit, dans le conflit yougoslave, par la tentative d’aboutir à un armistice dans l’ensemble du pays. En 1994, elle accède au rang de membre du « groupe de contact » formé avec les quatre autres « grandes puissances » ( Etats-Unis, Allemagne, France et Grande-Bretagne) pour rechercher une solution pacifique au conflit, en liaison avec l’Organisation des Nations-Unies.

La Russie s’oppose à la levée de l’embargo sur les livraisons d’armes effectuées aux Etats issus de l’éclatement de la Yougoslavie, levée souhaitée par la diplomatie américaine, afin d’aider les Musulmans et les Croates de Bosnie-Herzégovine supposés « plus faibles » que les Serbes bosniaques (doctrine de l’équilibre des forces). Elle demande une condamnation du nouvel Etat croate, présidé par Franjo Tudjman, pour sa politique en Bosnie-Herzégovine, et surtout pour son « nettoyage ethnique » des 600.000 Serbes de Krajina croate en quelques jours en août 1995 (Opération Tempête), opération de type « blitzkrieg » soutenue et conseillée par les services secrets américains. La Russie, alliée traditionnelle de l’ancienne Serbie pendant deux siècles, s’efforce de défendre les intérêts du peuple serbe, face à la Croatie soutenue par l’Allemagne, et à la partie musulmane bosniaque aidée par les Etats-

Unis, sans toutefois avaliser les initiatives du Président Slobodan Milosevic. C’est ainsi que, lorsque des avions serbes, qui n’avaient pas respecté la zone d’exclusion aérienne de Bosnie, sont abattus par l’OTAN en février 1994, la Russie ne conteste pas le bien-fondé de l’intervention de l’Alliance, basée sur la résolution 781 du Conseil de sécurité qu’elle a elle-même signée [9] .

Lors des accords de Dayton, la Russie n’est pas invitée à assister directement aux négociations qui se déroulent « à huis clos » sur la base militaire américaine de l’Ohio, mais, lors de la signature officielle des accords à Paris, le 14 décembre 1995, entérinée par un vote du Conseil de sécurité de l’ONU le lendemain, un rôle lui est octroyé dans l’ IFOR (Implémentation Force), et une brigade de parachutistes russes de 1.400 soldats est dépêchée en Bosnie-Herzégovine. Cette brigade fera beaucoup parler d’elle par la suite.

Pour ménager les susceptibilités russes, et contourner la difficulté juridique liée au fait que la Russie ne fait pas partie de l’OTAN, une solution particulièrement élégante fut trouvée à ce dilemme. Lors d’une réunion informelle des Ministres de la Défense de l’OTAN à Williamsburg en Virginie, le Secrétaire américain à la défense William Perry négocia des arrangements avec le Ministre russe de la Défense Pavel Gratchev. Ces discussions furent facilitées par l’invitation lancée à un représentant éminent du Grand Etat-major russe, le général Léonti Chestov, de venir au SHAPE à Bruxelles pour se familiariser lui-même avec les procédures et la terminologie de l’OTAN.

Il fut convenu que le contingent russe serait placé sous le contrôle opérationnel du SACEUR (Commandement Allié Suprême de l’OTAN pour l’Europe) situé à Mons en Belgique, par l’intermédiaire du général Chestov agissant en tant qu’Adjoint au SACEUR pour les forces russes, et sous le contrôle tactique du Commandant américain de la Division Multinationale Nord, basée à Tuzla en Bosnie septentrionale [10].

Il nous paraît important de souligner – détail révélateur de la subtilité des rapports américano-russes dans la pratique – que les généraux russes déclarent ne coopérer qu’avec « les militaires américains », donc d’égal à égal, et non avec l’OTAN. Les généraux américains précisent que les ordres écrits ne porteront pas l’en-tête de l’OTAN, mais celui de l’Armée américaine, et que les vues de l’Adjoint russe seront systématiquement prises en compte – sans toutefois qu’il puisse opposer son veto au général Joulwan, chef du SACEUR, qui, pour des raisons d’efficacité militaire bien compréhensibles, aura le dernier mot (principe de la chaîne de commandement unique) -.

Sur le terrain, la coopération entre les militaires russes et les forces alliées est symbolisée par le fait que des patrouilles mixtes russo-américaines opèrent dans le couloir délicat de Brcko en Bosnie du Nord-Est, corridor de 4 km. de large reliant seul la zone serbe de Banja Luka à l’ouest à celle de Pale à l’est – y compris dans la ville même – [11].

La crise du Kosovo : détérioration des relations américano-russes

L’arrivée d’Evgueni Primakov à la tête du Ministère russe des Affaires Etrangères en janvier 1996 marque un tournant dans les relations russo-américaines. Désormais, la Russie refuse un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis, mais s’oriente vers un monde multipolaire, comportant des relations privilégiées avec des puissances comme la Chine, l’Inde, l’Union Européenne, et laissant à la Russie une plus grande marge de manœuvre [12].

Le 16 juin 1998, le Président Eltsine reçoit le Président yougoslave Slobodan Milosevic à Moscou, et le général Leonid Ivachov, responsable de la coopération internationale au ministère de la Défense, déclare : « Si l’OTAN lance une attaque contre la Yougoslavie, la Russie pourrait reprendre une complète coopération militaire avec Belgrade, y compris en violant l’embargo sur les armes » [13] .

A la conférence de Rambouillet, en février 1999, la Russie refuse de donner sa caution à une solution qui n’est pas signée par la délégation yougoslave, ce qui provoque une rupture au sein du groupe de contact. Selon le représentant russe, Boris Maïorski, le volet militaire de l’accord a été signé « dans notre dos » (allusion à l’annexe prévoyant la libre circulation des troupes de l’OTAN dans la totalité du territoire yougoslave, y compris la Serbie, annexe présenté au dernier moment par la délégation américaine, et qui a provoqué le refus de signer de la délégation yougoslave, qui était auparavant d’accord sur le volet civil) [14] .

Cependant, la Russie, bien que son opinion publique soit très critique à propos des bombardements du « pays frère » durant 77 jours par l’OTAN, ne réagit pas militairement, et il faudra attendre le « coup » de l’aéroport de Pristina, dans la nuit du 12 juin 1999, pour qu’elle réapparaisse enfin au premier plan de l’actualité mondiale : un contingent russe provenant de la SFOR en Bosnie-Herzégovine, traversait la frontière yougoslave au nez et à la barbe des troupes de l’OTAN déployées tout autour du Kosovo, et occupait par surprise la zone aéroportuaire de sa capitale Pristina, afin de préparer le terrain à l’arrivée de 2.500 parachutistes en provenance de Russie. Il prenait de vitesse, ainsi, les troupes d’assaut américaines, françaises et britanniques occupées à déblayer péniblement les champs de mines placés par les soldats yougoslaves avant leur départ sur toutes les voies d’accès au Kosovo (excepté, curieusement, celle empruntée par les militaires russes!).

L’opinion mondiale se souviendra de l’énorme éclat de rire du président Boris Eltsine à la télévision, ravi d’avoir joué « un bon tour » à l’OTAN et notamment aux généraux américains qui la dirigent. Cependant, sur le plan diplomatique, ce « coup d’éclat » n’aura guère de suites, puisque, contrairement à son attente, la Russie n’obtiendra pas de secteur propre d’occupation au Kosovo, alors que cette « faveur » était accordée à des nations réputées moins puissantes militairement, telles que l’Italie et l’Allemagne. Pour cette dernière, il s’agissait d’un grand retour sur la scène internationale, puisque, pour la première fois depuis le désastre de 1945, son armée participait pleinement à une opération internationale en dehors de ses frontières.

Ce n’était pas la seule humiliation que subissait la Fédération de Russie en cette année de 1999, puisqu’aux cérémonies marquant le cinquantième anniversaire de l’OTAN; du 23 au 25 avril à Washington, tous les membres de la CEI, sauf la Russie, mais y compris la Biélorussie, croyaient bon de répondre à l’invitation américaine. Bien plus, l’Azerbaïdjan du Président Aliev se déclarait prêt à accepter des bases de l’OTAN, et la Géorgie, par la voix du Président Chevarnadzé, déclarait que « l’OTAN n’est pas une organisation agressive, (mais) une force réaliste qui peut établir la paix partout où cela est nécessaire » [15]. Rappelons que ces deux chefs d’Etat sont d’anciens dirigeants de l’URSS, le Président Aliev étant même un ancien cadre du KGB comme Vladimir Poutine.

Il est vrai que ces propos étaient tenus avant l’intervention de l’OTAN au Kosovo, ce qui en diminue considérablement la portée, nous semble-t-il.

En Asie centrale, l’Ouzbékistan annonçait en avril 1999 son adhésion au GUAM, qui devenait ainsi le GUUAM, alliance régionale formée par la Géorgie, l’Ukraine; et l’Azerbaïdjan en 1996, auxquels s’était jointe la Moldavie en 1997. Seules, apparemment, la Biélorussie et l’Arménie résistaient aux « sirènes » occidentales, pour le moment du moins..

L’avènement de Vladimir Poutine : un tournant dans les relations russo-américaines?

Le 31 décembre1999, l’on sait que le Président Boris Eltsine, malade et vieillissant, démissionnait et transmettait le pouvoir à son « dauphin désigné », Vladimir Poutine, élu triomphalement à la présidence de la Fédération de Russie moins de trois mois plus tard. Après son ascension fulgurante, le nouveau président, âgé de moins de 50 ans, sportif, et en pleine santé, sera-t-il tenté de restaurer la puissance russe, et de devenir « Vladimir le Terrible », ainsi que s’interroge Paul-Marie de la Gorce, en souvenir du tsar Ivan IV (1533-1584), appelé le « Grand Rassembleur de la terre russe» par les historiens de ce pays [16] ?

Il est bien entendu trop tôt pour le dire, mais, dès sa première année à la tête du pays, son empreinte personnelle a modifié sensiblement la politique étrangère de la Russie, notamment vis-à-vis des Etats-Unis. Dès le 14 mars 2000, la secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères, Madeleine Albright, lançait dans le Figaro un avertissement au nouveau maître de la Russie. Tout en reconnaissant que la première impression était favorable (« quelqu’un de capable et d’énergique, de franc et direct, ayant une bonne connaissance des dossiers et des choses positives à dire sur les réformes économiques, l’état de droit et le contrôle des armements »), elle déclarait : « Nous devons faire comprendre à la Russie que cette guerre (de Tchétchénie) doit être réglée par voie politique et non militaire » [17] .

Mais, curieusement, lors de sa première rencontre avec Vladimir Poutine, le 2 février 2000, la même Madeleine Albright, dans le communiqué commun publié à l’issue de l’entretien, ne faisait aucune mention de la Tchétchénie, considérée comme une affaire interne (rappelons que la Tchétchénie fait partie de la Fédération de Russie), mais traitait des menaces contre le traité ABM et de l’élargissement de l’OTAN [18] .

Le Président Clinton allait dans le même sens, en déclarant « qu’il reconnaissait à la Russie le droit de combattre le terrorisme, mais non de violer les Droits de l’Homme » [19]. Ce sont d’autres pays occidentaux, et en premier lieu la France, qui seront partisans d’une politique beaucoup plus interventionniste vis-à-vis de la Russie dans la campagne de Tchétchénie, appuyés en cela par de nombreuses organisations non-gouvernementales (Human Rights Watch, Médecins sans frontières, Médecins du monde etc.) ainsi que par les partis écologistes des pays d’Europe occidentale. Peut-être les autorités américaines partageaient-elles le même sentiment à propos de ce qui se passait en Tchétchénie, mais du moins restèrent-elles discrètes sur le sujet, tant, pour elles, l’objectif primordial était d’arriver à un accord avec les Russes sur le problème de la négociation globale de la réduction des armements – problème planétaire, mettant en jeu peut-être l’avenir de l’espèce humaine, et non plus conflit ethnique très localisé -.

Pourquoi « l’équilibre de la terreur», ainsi qu’on a pu l’appeler, était-il remis en cause? La réponse tient en quelques mots : c’était le projet de système de défense anti-missiles (National Defense Missile System) élaboré par le Pentagone, pour se protéger des nouvelles menaces que représentent des Etats jugés imprévisibles ou agressifs, désignés du nom infâmant de « rogue states », que l’on peut traduire par « Etats-voyous »[20], tels que la Corée du Nord, qui dispose d’une industrie nucléaire, l’Irak, qui a réussi à enrichir l’uranium dans des

installations secrètes, l’Iran, dont le Chah avait lancé un vaste programme nucléaire avant son renversement, et qui dispose de savants éminents, la Libye, dont on sait qu’elle dispose de missiles pouvant atteindre l’Italie, et qui a acheté de l’uranium à son voisin la République du Niger, etc.. La liste n’est pas limitative, et le problème réel.

Le gouverneur du Texas, qui sera élu Président des Etats-Unis en novembre 2000, George W. Bush, se fait le héraut de ce gigantesque projet, comportant des satellites-espions détectant le lancement d’un missile ennemi et suivant sa trajectoire, une chaîne de stations de surveillance, et des missiles anti-missile lancés à partir d’une base mobile terrestre, bref, une nouvelle version de la « guerre des étoiles », au coût faramineux de 50 milliards de dollars, avec une batterie de 2.000 à 3.000 intercepteurs [21] , et ceci uniquement pour la première phase.

L’objectif technique est de réaliser des engins capables de détruire un missile volant à 25.000 km/heure, le plus loin possible de sa cible (pour éviter la destruction des villes), et de mettre en place, ainsi, un « bouclier défensif » protégeant uniquement les Etats-Unis d’Amérique. Selon la Fédération des chercheurs américains (FAS), l’efficacité de ce projet est illusoire, chaque nouveau système engendrant sa riposte, celui-ci pouvant être déjoué par le perfectionnement de la protection ou de « l’invisibilité » (par des dispositifs permettant d’échapper à la détection des radars, par exemple) des missiles adverses [22].

D’ailleurs, les deux premiers tirs de missiles anti-missile au-dessus de l’Océan Pacifique sont défectueux, et le Président Clinton, prudent, laissera la décision finale relative au lancement du programme à son successeur, quel qu’il soit..

Le premier sommet Etats-Unis-Russie depuis l’élection de Vladimir Poutine à la Présidence, les 4 et 5 juin 2000 à Moscou, traite avant tout de cette question, sur la demande de la partie américaine. Le président russe fait remarquer que « le remède d’un bouclier anti-missiles imaginé par les Américains serait pire que le mal ». En effet, il risquerait de relancer la course aux armements, des Etats dotés de l’arme nucléaire tels que la Chine, l’Inde, voire le Pakistan – et sous-entendu la Russie elle-même – à développer des armes capables de percer le nouveau bouclier américain [23] . L’effort financier gigantesque que cette nouvelle course aux armements entraînerait pour ces pays, déjà en difficulté, risquerait de remettre en cause tous les espoirs d’amélioration du niveau de vie de ses habitants, et pourrait déclencher une nouvelle crise financière internationale.

D’autre part, le nouveau projet américain remet en cause le traité ABM (Anti-Ballistic Missiles), signé en 1972, et qui prévoyait la parité entre les Etats-Unis et la Russie. En avril 2000, le Parlement russe avait enfin accepté de ratifier le traité Start-II, en souffrance depuis 1993, et Vladimir Poutine menaçait, « en cas de violation du traité ABM », de se retirer de tout « le système de limitation des armements stratégiques, et éventuellement tactiques ».

Néanmoins, l’argument politique employé par le Président Clinton, consistant à dire que les négociations avec son successeur, si le candidat républicain est élu, pourraient être beaucoup plus ardues pour les Russes qu’avec lui-même, est très fort, sur le plan de la négociation, même s’il s’agit d’une sorte de chantage. D’autre part, le Président russe reconnaît lui-même que la question des « Etats-voyous » le préoccupe, mais pas seulement sur le plan nucléaire (armes chimiques et bactériologiques, terrorisme, etc..). Il faudrait, selon lui, élargir le sujet, qui mérite un débat approfondi.

En conclusion, la déclaration de principe signée par les deux parties liait deux négociations, celle sur Start-III et celle sur le traité ABM : la Russie accepterait des modifications au traité antimissiles si les Etats-Unis acceptent, de leur côté, dans le cadre de Start-III, une diminution plus forte que prévu de leur nombre de têtes nucléaires stratégiques, de 2.000-2.500 – seuil initialement envisagé – à 1.000-1.500, niveau demandé maintenant par Moscou [24] .

Les négociations continuent donc dans ce domaine, et le sommet n’aboutit à aucun accord, sauf sur deux points de détail : la création d’un système de préalerte et d’échange de données entre les deux pays sur tout lancement de missile partant de leur territoire, ou dirigé vers leur territoire. Un Centre (Joint Missile Spotting) fonctionnera vingt-quatre heures sur vingt-quatre à Moscou, avec des officiers des deux armées. C’est une amélioration technique du fameux « téléphone rouge » reliant déjà Washington et Moscou.

D’autre part, les deux pays sont d’accord pour détruire chacun 34 tonnes de plutonium militaire (un premier accord avait déjà été signé entre William Clinton et Boris Eltsine en septembre 1998).

Pour la clarté du débat, il est intéressant de noter – bien que nous sortions ici de notre sujet -que les alliés des Etats-Unis, entre autres l’Allemagne et la France, émettent de très sérieuses réserves quant au développement du projet américain de bouclier anti-missiles. C’est ainsi que le chancelier Schrôder, lors de la remise au président Clinton du prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle le 2 juin 2000, déclarait : « Notre allié américain est dans son droit souverain de prendre les décisions qui lui semblent appropriées pour sa sécurité. Mais (…), pour nous Européens, le maintien des droits acquis de la politique de désarmement et la poursuite de ce désarmement sont de la plus grande importance » [25].

Le discours tenu par le Président Clinton devant la Douma suscite de vives réactions de la part des députés de l’opposition, notamment de Vladimir Jirinowski, qui lui rétorque : « N’intervenez pas dans nos affaires internes! ». Le député Starodubtchev fait le commentaire suivant : « Clinton agit comme s’il était le président de la planète, nous prêchant comment vivre! » [26].

Les interventions américaines de plus en plus pressantes dans les anciennes républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale devenues indépendantes sont également mal perçues par l’opinion publique russe, d’autant plus que cette région abrite des réserves très importantes de pétrole et de gaz naturel, surtout subaquatiques. La Mer Caspienne pourrait exporter d’ici dix ans l’équivalent de la production en mer du Nord [27]. Mais ce vaste sujet ne peut être traité ici, et fera l’objet ultérieurement d’une étude particulière de notre part.

En conclusion, le jugement émis par Paul-Marie de la Gorce fin 1999 semble se confirmer : « Les Etats-Unis poursuivent, avec ou sans Eltsine, la politique visant à empêcher que la Russie devienne une grande puissance » [28].

Face à cette vision « unipolaire » du monde, entièrement dominée par les Etats-Unis, seule superpuissance mondiale, quelle va être la réaction de la Russie? Le Président Vladimir Poutine donne lui-même la réponse le 30 juin 2000 dans un texte présentant la nouvelle doctrine russe de politique étrangère. Face à « la domination économique et militaire des Etats-Unis » (…) « la Russie cherchera à créer un système multipolaire dans les relations internationales ». (…) « L’Asie a une importance croissante pour la Russie, en raison de sa situation géographique et de la nécessité de développer les régions de Sibérie et d’Extrême

Orient ». « Les relations avec la Chine et l’Inde (…) sont l’un des principaux objectifs de la politique étrangère russe en Asie », et constate « la similitude des approches russe et chinoise sur des questions-clés de politique internationale » [29].

Mettant cette nouvelle doctrine en pratique, Vladimir Poutine entreprend une vaste tournée asiatique en juillet 2000, comprenant la Chine, le Japon, et, pour la première fois pour un chef d’Etat russe, en Corée du Nord – qui fait partie des « Etats voyous » selon la doctrine américaine, ainsi que nous l’avons vu! -. Il compte également « renforcer son partenariat avec l’Inde », entrée officiellement dans le club très fermé des puissances nucléaires, ce qui constitue d’ailleurs un échec patent de la politique américaine de non-prolifération.

Va-t-on vers une reprise de la guerre froide? C’est fort probable, mais une guerre froide d’un genre nouveau, dans laquelle la Russie ne jouerait plus le rôle de superpuissance qu’assumait l’URSS, mais serait associée à égalité avec la Chine et l’Inde, ainsi qu’à d’autres puissances (Corée du Nord, Iran, Indonésie?), constituant une sorte de « Front du Refus » face à la domination américaine considérée comme outrageante.

La diplomatie américaine, par ses maladresses insignes, porte l’entière responsabilité de ce « back lash » (contre-choc). Au lieu de profiter de son statut de superpuissance pour tenter d’établir un ordre nouveau dans le monde, elle a, en agressant un pays souverain par 77 jours de bombardements ininterrompus, sans le moindre fondement juridique en droit international, montré son vrai visage aux yeux du monde. Chacun sait que l’Organisation de l’Atlantique Nord ( appellation maintenant dérisoire) organisation par principe défensive, n’avait nul droit d’intervenir en dehors de son périmètre, selon ses propres statuts. Par ailleurs, l’agression contre la Yougoslavie constitue une violation flagrante de la Charte des Nations Unies. En se rendant coupable de cette faute grave, l’Amérique endosse une lourde responsabilité, dont elle n’a pas fini de supporter les retombées dans le monde.

Par ailleurs, les palinodies d’un Président Clinton, donnant des leçons de morale à la tribune de la Douma à Moscou – alors qu’il s’est montré incapable de mettre de l’ordre dans sa propre vie domestique – et les rodomontades d’une Madeleine Albright, sans commune mesure avec les visions planétaires d’un Kissinger ou, pour remonter plus loin dans le temps, d’un Dean Acheson, sans parler bien entendu du Président Roosevelt, inventeur du concept des Nations Unies, donnent une piètre image de l’Amérique d’aujourd’hui.

Après le désastre du Vietnam, et l’humiliation de Somalie – où les troupes américaines ont dû rembarquer en hâte, noyées dans une population hostile – les pays du Tiers Monde savent que l’Amérique n’est pas invincible, et que la puissance d’une armée n’est pas forcément liée au PNB par tête de ses habitants, du moins dans une guerre non-classique. Il n’est pas jusqu’à la grandiose visite du Pape à Cuba, pays pauvre, mais dont la fierté a réussi à résister à quarante ans d’embargo américain -, pour les renforcer dans cette idée.

Par sa politique d’humiliation systématique de la Russie, la diplomatie américaine – à moins d’un infléchissement important avec la nouvelle présidence de George W. Bush, risque de rejeter ce vaste pays maintenant appauvri dans le camp des puissances du Tiers Monde, qui n’ont pas dit leur dernier mot, et qui, du fait de leur accession au rang de puissances nucléaires, et de leurs populations respectives de l’ordre du milliard d’habitants, savent que l’Amérique n’osera pas les attaquer, et que le temps travaille pour elles.

Si ce « rééquilibrage » planétaire se met en place, on peut imaginer de nombreux conflits locaux sur les « zones de fractures » entre les deux blocs : dans l’Océan Pacifique (Taïwan, Corée, Indonésie), en Asie centrale, où l’Amérique compte s’emparer des richesses pétrolières de la Mer Caspienne, au Caucase, et toujours au Proche-Orient, où le plan de paix élaboré par la diplomatie américaine est remis en cause.

En Europe, cette mise à l’écart de la Russie, rejetée dans le bloc asiatique, risque d’avoir de graves conséquences, avec de nouveaux conflits locaux liés à l’élargissement de l’OTAN, refusé par la Russie (Pays Baltes, Ukraine, Caucase).

[1] New York Herald Tribune, 01/02/2000

[2] MENDRAS Marie, « la Russie en mal de politique étrangère », Pouvoirs, n° 88, 1999, pp. 107-120

[3] Nezavisimaïa Gazeta, 6 février 1999

[4]

[5] RUCKER Laurent, « La Russie et l’opération Force alliée», Courrier des pays de l’Est,

janvier 2000, p. 33

[6] de TINGUY Anne, « L’effondrement de l’empire soviétique », in La fin de l’U.R.S.S. Héritages d’un empire (sous la direction de Roberte Berton-Hogge), Les études de la Documentation française, Paris, 1992, p. 119

[7] KOZYRZEV Andreï, « The New Russia and the Atlantic Alliance », NATO Review, février 1993, cité in Carina Stachetti « Politique étrangère : un durcissement en douceur », in Les pays de la CEI, édition 1994 (ouvrage coordonné par Robert Berton-Hogge et Marie-Agnès Crosnier). Les études de la Documentation française, Paris, 1994, p. 90

[8] RUCKER Laurent, article cité, p. 34

[9] RUCKER Laurent, article cité, p. 34

[10] TROUDE Gilles, Les accords de paix concernant l’ex-Yougoslavie dits « Accords de Dayton ». Liens institutionnels, aspects structurels et fonctionnels, Mémoire de séminaire présenté au Département d’Etudes de la Société Contemporaine sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude ALLAIN, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III; 1997 (34pages)

[11] Journal de la SFOR, vol. 1, n° 10, 14 mai 1997

[12] RUCKER Laurent, article cité, p. 35 [13] Actualités russes, 9 octobre 1998

[14] SWB BBC, Central Europe, The Balkans, 18 mars 1999, cité par Laurent RUCKER

[15] GORDADZE Thorniké, « La Géorgie, à l’Ouest toute! », in Les Pays de la CEI, édition 1999 (ouvrage coordonné par Roberte Berton-Hogge et Marie-Agnès Crosnier), La Documentation française, Paris, 1999, pp. 77-82, cité in RUCKER Laurent, article cité, p. 39

[16] de la GORCE Paul-Marie, « Wladimir le Terrible », Témoignage Chrétien, 30 décembre1999

[17] ALBRIGHT Madeleine, « Poutine et la Tchétchénie : notre vérité », Le Figaro, 14 mars

2000, et The Washington Post

[18] Le Monde, 2 février 2000

[ 19] Moscow News, 23 février 2000

[20] Le dictionnaire Harrap’s donne comme traduction en français : «coquin, fripon, chenapan ».Le journal Le Monde donne, quant à lui, « voyou ou paria ».

[21] ISNARD Jacques, « Les différents moyens de détruire des missiles terroristes », Le Monde, 6 juin 2000

[22] MULLER Michel, « Le NMD, un bouclier offensif », Libération, 5 juin 2000

[23] BONNET François, Le Monde, 4 juin 2000

[24] Moscow News, 1er mars, 21 mars et 19 avril 2000

voir aussi : ARBATOV Guéorgui, de l’Institut russe des Etats-Unis et du Canada, « Vers une reprise de la guerre froide? », in Le Figaro, 3 juin 2000

BRZEZINSKI Zbigniew, Herald Tribune, 2 juin 2000

KISSINGER Henry, Herald Tribune, 16 mai 2000

[25] Le Monde, 4 et 5 juin 2000 (AFP) : « Désarmement : la polémique Schrôder-Clinton se poursuit »

[26] Financial Times, 6 juin 2000

[27] Le Monde, 15 novembre 1997, et Moscow News, 15 novembre 2000 (LUKIN Vladimir) [28] Témoignage Chrétien, 30 novembre 1999 [29] Le Monde, 13 juillet 2000 (AFP)

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