Ambassadeur Pierre LAFRANCE
Janvier 2008
QUAND JE RENCONTRAIS LE 16 JUILLET 1987 le ministre iranien des Affaires étrangères pour lui annoncer la rupture des relations diplomatiques entre son pays et la France, il a souri calmement en répondant « Nos relations ne datent pas d’hier et ce n’est pas demain qu’elles vont disparaître ». Sa remarque ne manquait pas de sagesse et l’on peut dire à propos de ces relations que l’épreuve du temps les place à l’épreuve de l’événement.
De fait, la Perse est présente dans l’imaginaire français depuis des temps immémoriaux. « L’adoration des Mages » témoigne d’un sentiment de concordance spirituelle entre notre tradition religieuse et celle du Mazdéisme iranien. N’est ce pas cette même concordance que l’on trouve dans certains Tàzieh où l’on voit « un chrétien de bonne foi », costumé en ambassadeur de France, déplorer le martyre de l’Imam Hussein.
On peut citer parmi les plus anciens exemples de contacts politiques ou spirituels, ceux établis par les Templiers notamment français avec les Ismaéliens d’Ala-mout, une première ambassade en 1248, l’arrière plan iranien de l’aventure cathare. Il reste que c’est au XVIIe siècle que s’établissent des relations destinées à laisser une trace historique durable. A l’époque en effet on assiste à de nouvelle « renaissance » dans les deux pays. En France, les Bourbons mettent fin aux troubles et aux dévastations liées aux guerres de religion tandis que s’ouvre l’âge classique. En Iran, une ère de stabilité, de prospérité et de civilisation particulièrement brillante s’est amorcée sous les Safavides. Dans les deux pays s’affirme et se développe la considération de l’un pour l’autre. Naturellement, celle-ci donne lieu à des calculs ; du côté français par exemple on cherche une nouvelle alliance orientale qui ne soit plus celle de l’Empire ottoman ; on compte sur la Perse pour favoriser l’expansion de l’influence française en Oman ou dans les Indes. Ces entreprises diplomatiques ne sont pas toutes couronnées de succès mais elles laissent, dans les deux pays, le sentiment qu’ils peuvent s’entraider.
Cette recherche d’un appui naturel va prendre une forme fébrile mais sera vite déçue sous Napoléon avec la mission du Général Gardanne. Pour autant, l’impression s’accentue que l’Iran et la France pouvaient s’appuyer naturellement face à l’expansion, redouter en Iran, de deux grands empires mondiaux : le britannique et le russe.
C’est dans cet esprit que vont s’établir, entre les deux pays, des relations diplomatiques régulières peu après la création du ministère iranien des Affaires étrangères en 1821. Pendant tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe, les relations vont gagner en ampleur. Il y aura certes parmi ceux qui prétendront défendre les intérêts de la France en Iran quelques aventuriers pittoresques ou inquiétants mais il y aura surtout des diplomates attentifs qui s’attacheront à faire connaitre et comprendre l’Iran dans leurs pays. Il y aura d’honorables entrepreneurs et surtout des savants, des hommes de culture, des archéologues. Au fil du temps s’est accentuée la volonté de voir se renforcer, l’une par l’autre, la singularité de chacun. On peut dire que les Iraniens ont appelé de leurs vœux une France pleinement française et les Français un Iran pleinement iranien, retrouvant son rang historique. Et l’on a toujours espéré que les liens entre les deux pays seraient de nature à conjurer les prépondérances et les hégémonies menaçant le monde.
Du côté iranien, on a bien sûr, apprécié l’autonomie politique manifestée par la France à l’époque du Général de Gaulle. Du côté français, on a souhaité voir s’affirmer l’autonomie de l’Iran. Le mouvement constitutionnaliste de 1906 et 1907, le refus des monopoles concédés à des entreprises étrangères ont suscité en France beaucoup d’espoirs. Plus tard la volonté du Dr Mossadegh de rendre son pays maître des richesses de son sous sol a éveillé un très vif intérêt dans l’opinion française. L’Iran pourrait-il se soustraire aux fatalités de l’alignement ? S’est-on demandé par la suite. Le parti Toudeh n’allait ils pas l’entrainer dans l’orbite soviétique. La politique militaire du souverain ne risquait elle pas de transformer l’Iran en un « porte avions américain » ? La devise de la République islamique « Ni Est ni Ouest », a dès lors, été accueillie avec sympathie.
L’Iran peut-il être authentiquement autonome ? Il lui faudrait pour cela se dégager d’une emprise : celle de la rente pétrolière. Dès lors, il est urgent que la création de richesse soit largement répartie au sein d’un peuple si longtemps écarté des responsabilités, notamment économique et pourtant si capable de les assumer. Le fait que les produits du commerce extérieur iranien sont assurés à 98% par les hydrocarbures est un sujet de désolation. Les ombres dans les relations bilatérales procèdent essentiellement d’une crainte, celle de ne pas voir l’Iran exercer d’influence stabilisatrice (ne parlons pas de rayonnement dans le contexte polémique actuel). Plus que jamais, on espère voir l’Iran impressionner le monde par la prospérité et la sagesse auxquelles sa vieille civilisation le prédispose. Les craintes ne sont pas celles d’une hypothétique hégémonie iranienne ou chiite. Bien au contraire on attend de l’Iran qu’il soit, comme auparavant dans son histoire, un môle de stabilité et d’indépendance face aux grandes expansions.
En fait, l’Iran et la France ont en commun un certain destin, sont soumis à une même fatalité, celle de se présenter comme des « anti-puissances ». Les deux pays se sont essayés à l’expansionnisme préventif ou à la pratique du « contre empire » comme aux temps de Nader Shah et de Napoléon. A présent que le monde se trouve mis en demeure de se gérer lui-même (seule forme de mondialisation qui vaille) il ne peut plus se permettre d’être régi par les rapports de force. L’autorité du droit est appelée à l’emporter sur celle de la puissance. Le chemin à cet égard est long et difficile. Il serait ridicule de prophétiser la fin à court terme de toute politique de puissance mais ce chemin est de ceux que la France et l’Iran semblent voués à emprunter de concert.
Pour montrer la proximité des sensibilités françaises et iraniennes après tant d’années de fréquentation réciproque, j’aurais aimé citer un poète persan. Or ce qui me vient immédiatement à l’esprit est un vers de Guillaume d’Apollinaire, vers écrit « sur le front », tandis que des obus et des fusants explosaient dans les airs :
Un poète dans la Forêt Regarde avec indifférence Son revolver au cran d’arrêt Des roses mourir d’espérance Il songe aux roses de Saadi…
Ainsi un poète français face à l’absurdité de la guerre trouvait son réconfort, dans l’évocation du Golestan[1].
* Ambassadeur de France qui fut chef de poste en Iran et au Pakistan, et envoyé spécial de l’UNESCO en Afghanistan.
Note
[1]Le Golestan ou Roseraie est le recueil le plus fameux des poèmes de Saadi de Chiraz. Cet auteur célèbre, de son vrai nom Mushrifu-Din Abdullah est né à Chiraz en 1184 et décédé en 1283/1291.