Les mouvements subversifs en Asie centrale

Roger TEBIB

Avril 2006

On a écrit au sujet des territoires d’Asie centrale : « Carrefour de civilisation et zone de contact entre différents champs d’expression religieuse, cette région a subi de plein fouet, au cours des deux dernières décennies, plusieurs manifestations de renouveau « religieux » : forte poussée d’un islamisme radical conquérant, essor d’un bouddhisme revitalisé… cela n’a pas manqué de déteindre sur la plupart des conflits de la région, recelant chacun une dimension religieuse plus ou moins affirmée : opposition islamiste au Tadjikistan, apparition des talibans sur la scène afghane, dimension islamique de l’insurrection séparatiste au Cachemire. sans compter la vivacité de l’antagonisme indo-pakistanais et l’impact de la drogue ».

Dans cette région, le succès des intégristes est aussi une réponse tout trouvée à la crise identitaire que traverse le monde musulman ; il est dû également au conflit palestinien, à l’implosion des régimes militaires et au développement de la corruption politique. À cela s’ajoutent les affrontements interethniques et entre différentes tendances religieuses, en particulier chiites et sunnites.

Quelques pays vont être étudiés – en tenant compte du fait que les groupes extrémistes changent souvent de nom quand ils ne disparaissent pas sur le terrain politico-religieux. La liste ainsi donnée ne correspond pas toujours avec celle des différents recensements.

Nous insisterons surtout sur les objectifs et les mentalités des groupes constitués depuis les années 80.

Pakistan

Dans cet État, il y a, depuis des années, de fortes tensions avec l’Inde, d’une part et le conflit afghan, d’autre part, ainsi que des luttes interminables entre les communautés religieuses, en particulier sindhis et modjahirs, sunnites et chiites.

Les intégristes islamistes sont ainsi de moins en moins contrôlables. À signaler d’abord la Légion islamique à la frontière pakistano-afghane qui recrutait ses militants en Égypte, Érythrée, Kenya, Tanzanie, Soudan, Algérie, Liban et Libye.

On peut aussi faire le recensement suivant :

  • Les organisations chiites

La plus importante est le Sipah-e-Muhâmmad Pakistan (S.M.P. : Armée du Prophète). Elle attaque, en particulier, les mosquées sunnites et les processions.

Le Tehrik Nifaz-e-Fiqah-e-Jafria (T.N.F.J. : Mouvement pour l’application du rite jafarite) est concurrencé par le groupe précédent. Il a obtenu que les chiites soient exemptés des impôts de nature sunnite comme la zakat et le ushr

  • Les organisations sunnites

Le Sipah-e-Sahara Pakistan (S.S.P. : Les soldats des compagnons du Prophète) est l’une des factions les plus radicales et anti-chiites du parti fondamentaliste Jammat Ulema-i-Islam (J.U.I.) qui a apporté un soutien au mouvement des talibans afghans. Il est étroitement soutenu par l’Arabie saoudite.

Le Sunni Tehrik (S.T.), groupuscule issu du précédent, attaque surtout la minorité chrétienne pakistanaise (dont le nombre est estimé à environ un million de personnes protestantes et catholiques).

Le Tehrik Nifaz-i-Shariat-i-Mûhammadi (T.N.S.M. : Mouvement pour l’application de la charia) s’oppose à l’application du droit tribal et des lois fédérales.

Les mafias de la drogue

Le Pakistan est une zone de production du pavot et surtout de la transformation de l’héroïne. Plus d’un tiers de ces produits est exporté, faisant de cet État le deuxième fournisseur d’héroïne après la Birmanie (soit un chiffre d’affaires équivalent à environ 30 % des exportations pakistanaises).

La marché de la drogue est en pleine croissance et tous les stupéfiants non exportés (héroïne mais aussi haschich) sont consommés dans ce pays où le nombre officiel d’héroïnomanes est estimé à près de trois millions.

Afghanistan

Depuis des années, ce pays connaît des conflits essentiellement fondés sur des divisions ethniques. On peut distinguer, en gros, quatre mouvements armés :

  • Les Tadjiks, plutôt modérés, regroupés dans le Jamiat-i-Islami ;
  • Les Hazaras, chiites, unifiés dans le Hizb-i-Wahdat et soutenus par l’Iran ;
  • Les Ouzbeks, aidés par le gouvernement de l’Ouzbékistan ;
  • Le Hizb-i-Islami,composé essentiellement de Pachtouns et soutenu par les services secrets pakistanais.

Du point de vue religieux, les sunnites représentent la majorité de la population (80 % environ), les chiites sont près de 20 % ; il y a également des ismaéliens, des hindouistes et des sikhs.

Ethniquement, les Pachtouns (38 %) et les Tadjiks (25 %) forment la majorité.

Voici un essai de recensement des groupes islamiques :

  • – Les formations non pachtounes regroupent des Tadjiks, des Ouzbeks et des Ismaéliens.

Le Jamaat-i-Islami est -comme on l’a dit précédemment- une formation fondamentaliste modérée qui a lutté contre le régime communiste ; elle ne semble pas bénéficier du soutien actif de puissances étrangères. L’essentiel de son armement, il y a environ une décennie, était constitué de prises d’armes auprès des trafiquants grâce à des subsides retirés de l’exploitation de filons d’émeraude et de lapis-lazuli situés dans le Panshir. Selon certaines informations, ce groupe aurait été aidé discrètement par la Russie et l’Inde ainsi que le Turkménistan qui lui fournissait du carburant.

Cette association islamique essaie d’être proche du pouvoir.

Jumbish-e-Milli Islami (Mouvement national islamique) est formé de milices dont le but était de suppléer l’action gouvernementale. « La forte combativité de ces milices ouzbeks (les Jouzjanis) leur valut rapidement une réputation « sulfureuse » faite de viols, de meurtres, d’exactions diverses, leur valant le surnom de « Gilim Jamis » (voleurs de tapis) ». Ce groupe islamique, qui recrutait ses membres surtout dans les communautés turcophones, comptait également dans ses rangs d’anciens officiers communistes d’origine tadjike.

  • – Les milices ismaéliennes

La communauté ismaélienne compte environ quelques dizaines de milliers de membres, vivant dans les provinces du Baghlan et du Badakhshan. Elle occupe pourtant une place importante sur la scène militaire du pays. Elle forma, vers les années 80, une milice réputée, constituant la 80e division de l’armée afghane et assura la surveillance du tunnel de Salang, position stratégique vitale sur la route reliant Kaboul à la Russie à travers le massif de l’Hindou Kouch.

Puis des dissensions éclatèrent entre ses dirigeants et des groupes armés ismaéliens ont commencé à se battre contre les forces militaires coordonnées par le Conseil de supervision du Nord (Shura-i-Nazar) organisme mis en place par le gouvernement et censé gérer les territoires à majorité non pachtoune.

Les talibans (autre appellation : Taleban Islamic Movement of Afghanistan, T.I.M.A.)

Ce terme de talibans, ou taleb, signifie « étudiants en religion ». Cette force est issue des réseaux de madrasas réparties de part et d’autre de la frontière afghano-pakistanaise. Elle se réclame de l’école « déobandi » -nom d’une célèbre faculté de théologie musulmane située en Inde, près de Delhi-qui est incarnée au Pakistan par le parti Jamaat Ulema-i-Islami, anti-chiite, comme cela a été dit précédemment.

Ce mouvement est apparu en septembre 1994 et en octobre 1997 ; les talibans ont changé le nom de l’Afghanistan en « Émirat islamique d’Afghanistan ». Ils prônent une vision archaïque et puritaine de l’islam, en particulier au sujet du rôle des femmes, de l’éducation et de la culture, avec interdiction de la télévision, du football, fermeture des écoles non gérées par des traditionalistes, port du voile obligatoire.

Les principaux commanditaires de ce mouvement étaient le Pakistan, l’Arabie saoudite, les États-Unis, voire l’Angleterre dont le haut commissaire à Islamabad avait de bons contacts avec les émirs de cette force politico-militaire.

On a écrit, à ce sujet : « Les Talibans ne constituent pas a priori un mouvement terroriste. Toutefois le soutien logistique qu’ils apportent à Oussama ben Laden et le refuge qu’ils lui offrent les placent dans le contexte du terrorisme international ».

Les formations patchounes traditionnelles

Elles sont nombreuses et évoluent rapidement avec des noms qui changent. On peut citer :

  • l’Hezb-i-Islami (Parti islamique) prône une religion fondamentaliste mélangeant anticommunisme virulent, anti-occidentalisme sectaire, intransigeance absolue, refus de toute négociation avec les « infidèles » dont beaucoup ont été assassinés (médecins, journalistes, membres d’O.N.G.) ; un de ses dirigeants, Yumus Khales, a fini par recommander un islam moins radical, dans le Hezb-i-Islami, faction
  • Harakat-e-Engelab-e-Islami (Mouvement de la révolution islamique) se rapproche plutôt des confréries soufies et propose ainsi un islam assez modéré, traditionaliste et nationaliste.
  • Ittihad-e-Islami (Alliance islamique) a été fondé à l’instigation de l’Arabie saoudite pour lutter contre le Harakat-e-Engelab-e-Islami ; il dénonce les soufies et menace, par exemple, de détruire les bâtiments de la télévision, si l’on voit une femme apparaître sur l’écran ;

–   Mahaz-e-Melli-ye-Islami-e (Parti national islamique), de tendance conservatrice mais se disant pro-occidental. La plupart de ses membres se sont repliés au Pakistan, dans les pays du Golfe ou en Occident. Il se dit maintenant « parti des exilés » pour une « lutte contre la tornade talibans ». On soupçonne ses membres de corruption et de népotisme.

-Jabha-ye Nejat-e Melli(Front de libération nationale) est une formation pachtoune, monarchiste et conservatrice ; c’est la plus faible dans le domaine politico-militaire afghan.

 

Les chiites

Longtemps considérés comme des citoyens de seconde zone par les sunnites, ils ont toujours eu tendance à se rapprocher de l’Iran qu’ils considèrent comme leur protecteur naturel.

À l’époque du coup d’État de 1978 et de l’intervention soviétique de 1979, ils se sont regroupés au sein de mouvements propres, en raison de leurs spécificités religieuses et ethniques.

On peut citer deux partis :

  • Harakat-i-Islami (Mouvement islamique) est le seul à s’être vraiment battu contre les soviétiques et à refuser le régime de Khomeiny. Il entretient de bonnes relations avec le Jammat-i-Islami et le Harakat-e-Engelab-e Islami mais certains de ses membres n’oublient pas la lutte armée.
  • Hezb-z Wahdate-Islami (Parti de l’unité islamique) regroupe plusieurs formations chiites et dépend financièrement de Téhéran qui voulait constituer en Afghanistan un pôle chiite militairement efficace.

 

TADJIKISTAN

Après l’éclatement de l’empire soviétique, on a vu se développer dans ce pays différentes formations qui ont fini par créer, durant l’année 1992, le Mouvement pour la renaissance islamique du Tadjikistan.

On constate pourtant actuellement des tensions croissantes : on reproche, par exemple, aux dirigeants de ce parti de l’avoir créé à l’étranger, à Taloqan, dans le nord de l’Afghanistan, où ils étaient en exil à la suite de la guerre civile.

Le Parti de la renaissance islamique (PRI) est pratiquement le seul groupement qui possède des moyens militaires, fournis surtout pendant des années par des partis afghans (Jamaat-i Islami, Ittihad-e Islami, Hezb-i Islami) ainsi que des crédits provenant d’organisations humanitaires musulmanes : International Islamic Relief Organization (IIRO) et Islamic African Relief Agency (IARA) d’origine soudanaise qui interviennent en faveur des réfugiés tadjiks et aussi des vétérans arabes des guerres d’Afghanistan.

Il faut dire que l’idéologie du Parti de la renaissance islamique est celle des Frères musulmans et du Pakistanais Mawdudi, également théoricien fondamentaliste.

 

KURDISTAN

La population kurde est estimée à près de 25 millions qui se répartissent en plusieurs pays (Syrie, Iran, Irak et Turquie) et en plusieurs groupes religieux (chiites, alévis, yésidis, zoroastriens, chrétiens). Ajoutons que les chaldéens et les sunnites hanéfites sont revendiqués comme kurdes par des groupes armés dans la mesure où ils résident sur le territoire kurde et où certains subissent ou ont subi des vexations et une discrimination de la part des Turcs.

La création du gouvernement du Kurdistan faisant partie de la République fédérale d’Irak n’a pas encore éliminé les mouvements extrémistes. On peut citer :

  • Al Qods, organisation chargée de l’entraînement des terroristes kurdes, qui était aidée par l’Iran ; on ne sait pas si elle en dépend encore.
  • Hezbollah réunit des groupes de mercenaires kurdes formés par des officiers turcs afin de lutter contre la guérilla kurde, mais il y a eu évidemment des dérapages et les membres de ce groupe sont adonnés aux actions subversives et à la propagande intégriste.
  • Hareketa islamiye kurdistane (Mouvement islamique du Kurdistan), de tendance sunnite, semble avoir été formé par le parti des travailleurs du Kurdistan : ses objectifs et son programme sont empreints de vocabulaire marxiste avec des influences du parti communiste iranien (cf. L’objectif du Mouvement islamique du Kurdistan (AMAL), brochure en turc, puis traduite en allemand et en français, janvier 1994).
  • Partiya islamye kurdistanais (Parti islamique du Kurdistan) regroupe aussi des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan. Une carte décore la brochure de présentation de son programme : la « nation kurde » englobe même un morceau de l’Arménie et, en Iran, descend jusqu’au Golfe mais en évitant le Chatt el Arab. L’armée islamiste de libération nationale est la branche militaire de ce parti et elle était stationnée en Irak.
  • Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), déjà cité, a créé en 1984 les brigades de libération du Kurdistan (HRK) qui furent remplacées en 1986 par l’armée populaire de libération du Kurdistan, aidée par les services spéciaux irakiens et recevant d’énormes quantités d’armes de fabrication chinoise.

 

Face à la machine de guerre terroriste

Conflits religieux et éruptions de violences ethniques ne laissent pas indifférents des pays comme les Etats-Unis qui tiennent à créer « une ligne de feu autogérée qui remplacerait utilement le rideau de fer »

 

De plus en plus de témoignages montrent que les « services secrets de l’armée pakistanaise » (Interservices intelligence, ISI) ont participé, à partir du début des années 80, au trafic d’héroïne le long de la frontière afghane. Ces profits ont été utilisés pour le financement des opérations de déstabilisation de l’Inde (au Cachemire et au Pendjab).

 

À signaler également l’implication de plusieurs pays (Pakistan, Iran, Arabie saoudite, Ouzbékistan, Inde et également Russie et États-Unis) dans l’Inde à des groupes comme les talibans qui cherchaient à lutter contre le fléau de la drogue au nom de la morale islamique mais qui en tirent actuellement de juteux bénéfices.

 

Ajoutons aussi que les EU ont manipulé les Kurdes, afin de déstabiliser Saddam Hussein. « Dès septembre 1994, la Central Intelligence Agency(CIA) opère une base opérationnelle au nord de l’Irak, afin de tenter de coordonner et d’exploiter les capacités des mouvements rebelles. […] Au début de mars 1995, une première offensive contre les forces irakiennes commanditée par la CIA échoue surtout en raison du retrait du Parti démocratique du Kurdistan. En juin 1996, la CIA « commandite » une nouvelle offensive du Congrès National Irakien (CNI) – qu’elle finance et équipe – mais qui échoue ».

 

On peut conclure que l’Asie centrale est un grand échiquier en raison de sa proximité géostratégique avec le Moyen-Orient où les conflits politiques et religieux perdurent. « Ce lieu mythique de l’histoire musulmane, redevenu un pôle géopolitique, s’apprête à jouer un rôle charnière dans un monde à la recherche d’un ordre post-soviétique ».

 

*Professeur des Universités-Sociologie- Reims

  1. Jean-Marie Balencie et Arnaud de la Grange, Mondes rebelles, tome II, Michalon, 1996.
  2. Jacques Baud, Encyclopédie des terrorismes, Lavauzelle, 1999 ; Patrick Karam, Asie centrale, le nouveau grand jeu, L’Harmattan, 2002 ; Joseph Yacoub, Au nom de Dieu ! Les guerres de religion d’aujourd’hui et de demain, J.C. Lattès, 2002.
  3. Éric Bachelier, L’Afghanistan en guerre, Conflits contemporains, PUL,1992.
  1. Jacques Baud, Encyclopédie des terrorismes, op. cit..
  2. Pierre Centilivres, « Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane » in Revue du monde musulman et de la Méditerranée n°

59, janvier 1991.

  1. Olivier Roy, Violences ethniques et conflits idéologiques en Asie

centrale, Dossiers du CEDEJ, Le Caire, 1994

  1. Élisabeth Picard (dir.), La question kurde, Éditions Complexe, 1991.
  2. Alain Joxe, L’Amérique mercenaire, Stock, 1992
  3. Alain Labrousse et Michel Toutouzis, Géopolitique et géostratégie des drogues, Économica, 1996.
  4. Jean-Marie Balencie et Arnaud de la Grange, Mondes rebelles. Guerres civiles et violences politiques, op. cit..
  5. Richard Labevière, Les dollars de la terreur, Grasset, 1998.
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