LES LIMITES ET CONTRECOUPS DU RAPPROCHEMENT INDO-AMÉRICAIN DANS LE DOMAINE DE LA SÉCURITÉ

Guillem MONSONIS

Avril 2008

Processus complexe initié pendant les années 1990, le rapprochement indo-américain a signifié la fin de trois décennies de méfiance réciproque entre la « moins alignée » des démocraties et la superpuissance américaine. Si le champ des coopérations s’est considérablement étendu entre les nouveaux « partenaires stra­tégiques », un certain nombre de contradictions propres à ce processus géopolitique émerge de plus en plus, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de l’éner­gie. Deux exemples significatifs peuvent être ainsi mobilisés pour illustrer les dif­ficultés auxquelles est confrontée l’Inde dans ses relations avec Washington. Ainsi, la coopération dans le domaine naval, pourtant pilote en matière de sécurité et de défense, montre depuis peu ses limites politiques et géopolitiques. Dans un registre un peu différent, il apparaît de plus en plus que le rapprochement indo-américain génère, par contrecoup, toute une série de problèmes géopolitiques auxquels est confrontée l’ambitieuse diplomatie indienne en Asie centrale. Insister sur la volati­lité et la contingence de ce processus permet, à contre courant des discours officiels souvent euphoriques, de mieux comprendre les déconvenues que rencontre actuel­lement l’administration américaine au sujet de l’accord pour la coopération nu­cléaire civile. Moins médiatisées, les limites ici exposées n’en restent pas moins des défis de taille pour le « jeune » rapprochement entre New Delhi et Washington.

Un rapprochement sans précédent dans le domaine naval

Premier fait marquant du rapprochement indo-américain dans le domaine naval initié au début des années 1990, la visite en Inde du général Claude M. Kicklighter, commandant de XUSARPAC (commandement Pacifique de l’Armée américaine), voit pour la première fois les Etats-Unis proposer à New Delhi une série de coo­pérations dans le domaine de la sécurité. Celle-ci va rapidement ouvrir la voie à de multiples rencontres entre officiers de haut niveau des deux pays. Du fait de l’ab­sence de mécanismes régionaux de sécurité en Asie, le Commandement Pacifique américain (PACOM) et ses nombreux forums1 font office de principaux lieux de rencontre pour les militaires et politiques des pays de la région Asie Pacifique. Le PACOM devient ainsi rapidement le principal intermédiaire américain dans les structures de coopération bilatérales créées au milieu des années 1990 comme les Defense Policy Group (DPG) ou les Military Cooperation Group (MCG). Des liens importants et durables, d’officiers à officiers, se forgent ainsi avec le temps. La coo­pération navale stricto sensu entre les deux pays débute, quant à elle, en 1992 avec les premiers exercices d’envergure baptisés Malabar. Quelques mois après les at­tentats du 11 septembre 2001, l’Indian Navy (IN) lance l’opération « Sagittarius », destinée à escorter des bâtiments américains lors de leur transit par le détroit de Malacca. L’IN déploiera deux patrouilleurs de haute mer équipés d’hélicoptères qui assureront un passage sans encombres à 24 bâtiments étasuniens lors de l’opération EnduringFreedom.. Signe de la pérennisation de ce dispositif, on comptait en 2006 près de 150 patrouilles conjointes annuelles dans la zone du détroit, contre 25 pour l’ensemble de l’année 19982.

Depuis 2004, la marine indienne est la seule arme à avoir participé à des exer­cices de portée stratégique avec les Etats-Unis. Récemment, les exercices baptisés Malabar 07 ont impliqué la participation de groupes aéronavals (dont celui du porte aéronefs indien Viraat), de sous marins nucléaires d’attaques américains et de plusieurs bâtiments de cinq pays différents.

Un cap supplémentaire a été franchi lors de l’opération Unified Assistance, au cours de laquelle marins indiens et américains ont activement collaboré pour venir en aide aux victimes du tsunami en 2004. L’Inde va alors être investie par Washington d’un rôle de pôle d’assistance régional, aux côtés du Japon et de l’Aus­tralie. Cet épisode, moment clef du rapprochement indo-américain dans le do­maine de la sécurité, a permis d’éclairer les observateurs sur les ambitions indiennes. En cherchant à se positionner comme la principale puissance de l’Océan Indien, la Marine indienne a alors pris conscience de la nécessité de renforcer son interopéra­bilité avec l’US Navy, afin d’être en mesure de participer efficacement aux futures opérations multilatérales. Au niveau macropolitique, cette stratégie de puissance doit permettre à l’Inde d’intégrer le Conseil de sécurité des Nations unies. Cela n’est techniquement possible que par l’acquisition d’un certain nombre de technologies réseau-centrées3 maîtrisées essentiellement par les Etats-Unis. Là est bien l’enjeu des exercices conjoints comme Malabar, au cours desquels les marins indiens ont accès au réseau de communication satellitaire CENTRIX. Du côté américain, tout en valorisant les résultats de la collaboration indienne à l’opération Unified Assistance, le PACOM a habilement insisté sur les problèmes techniques posés par le manque d’intégration entre les marines des deux pays. Ce discours est révélateur de la volon­té américaine de pousser toujours plus loin le rapprochement avec l’Inde, devenue centrale dans les calculs du Pentagone sur l’agenda de la sécurité maritime. La don­ne géopolitique récente de l’Asie voit pour la première fois cohabiter un Japon fort, une Chine forte et une Inde forte. Ce changement structurel de la puissance sur le continent a appelé une réaction américaine, d’autant que l’offre de sécurité que faisait Washington n’est plus jugée nécessaire par un certain nombre de pays de la région (Corée du sud, Thaïlande, Philippines, Japon). Une stratégie simultanée s’est ainsi mise en place visant à contrôler l’ascension de la Chine, à éviter que le Japon ne devienne une puissance politique et militaire indépendante et à intégrer l’Inde dans le dispositif de sécurité américain. Le principal objectif de la coopération mi­litaire avec New Delhi étant de développer l’interopérabilité entre les deux armées, la priorité est donc l’harmonisation des procédures, des communications et des doctrines. Les Etats-Unis ne sont donc pas dans une simple logique d’assistance mi­litaire classique mais bien dans un programme visant à faire de l’Inde un partenaire régional dans le domaine de la sécurité et même un allié dans de futures opérations internationales. Le PACOM a ainsi convaincu New Delhi de la nécessité de former un commandement interarmées (Integrated Defense Staff) et collabore activement à sa mise en place4. Les marins indiens, séduit par le modèle américain d’organisation des commandements interarmées, ont décidé de s’en inspirer. A l’heure actuelle, l’Inde étudie la possibilité de signer avec Washington un Accord de Coopération Logistique (Logistics Support Agreement ou LSA), qui permettrait aux deux nations d’avoir accès aux ports et aéroports de chacun d’entre eux5. Les Etats-Unis ont éga­lement proposé à l’Inde de participer à leurs récentes initiatives multinationales telle l’Initiative de Sécurité en matière de Prolifération (Proliferation Security Initiative), la Container Security Initiative (CSI) ou la Global Maritime Initiative (GMI). Celles-ci visent à mutualiser les moyens militaires et de police de différentes nations afin de lutter contre le terrorisme et le trafic d’armes de destruction massive.

 

Un processus qui reste limité par la nécessité de ménager Pékin et la gauche indienne

Ce rapprochement spectaculaire dans le domaine naval se heurte cependant à des obstacles d’ordres géopolitiques d’une part, et de politique intérieure d’autre part. Commençons par rappeler que le système politique indien se caractérise par l’extrême soumission des forces armées au pouvoir politique. A l’instar de nom­breuses démocraties, pouvoir militaire et pouvoir civil sont strictement séparés tant sur le plan organique que dans la pratique. A ce titre, le contraste avec le voisin pakistanais est très net. En Inde l’armée est soumise au pouvoir politique et jouit in fine de peu de marges de manœuvre. La diplomatie de défense, dite military to mi-litary (sans intermédiaire politique), est ainsi strictement encadrée par les consignes fixées par le Premier ministre et le ministère des Affaires étrangères.

Si le niveau d’engagement de forces des récents exercices Malabar 07 représente une nouveauté par son importance, Indian Navy et US Navy se cantonnent pour l’instant à des exercices de niveau « régiment ». Les marins indiens sont désireux de passer au niveau supérieur et de mener des manœuvres navales impliquant l’équi­valent d’une brigade6. C’est là qu’intervient la première limite d’ordre politique, le gouvernement du Congrès s’opposant, jusqu’à nouvel ordre, à un tel niveau d’en­gagement. Dans le cadre de sa diplomatie « tous azimuts », l’Inde recherche un engagement simultané, équilibré, avec l’ensemble des grandes puissances asiatiques, à savoir les Etats-Unis, la Chine et la Russie. Dans cette optique, le rapprochement avec les Etats-Unis, bien que pièce maîtresse de cette politique, reste soumis à la stratégie d’ensemble. Une augmentation significative dans le volume des forces en­gagées avec le partenaire américain dans l’Océan indien ou Pacifique risquerait en effet d’être perçu comme un signal à l’encontre de la Chine. Ainsi, les responsables politiques indiens s’emploient-ils, en parallèle du rapprochement avec Washington, à ménager autant que faire ce peut les susceptibilités de Pékin.

Cette position s’explique notamment par les divergences de part et d’autre quant aux représentations de la menace chinoise. Certes, on retrouve fréquemment, dans la littérature et le discours stratégique américain et indien, l’idée que le rap­prochement vise, en toile de fond, à contenir l’émergence de la Chine en Asie. La promotion d’un nouveau grand pôle de pouvoir continental, en l’espèce l’Inde, doit favoriser les logiques d’équilibres de la puissance. Intéressons-nous ici plus particu­lièrement au concept de « collier de perles » chinois dans l’océan indien. Il évoque le déploiement récent de la Marine chinoise le long du littoral de l’Océan Indien, du Détroit de Malacca au détroit d’Ormuz, qui chercherait ainsi à sécuriser son ravitaillement énergétique. Ce concept trouve son origine dans une note interne du Pentagone sur la puissance militaire chinoise inspirée d’un rapport commandé à l’agence de conseil stratégique Booz Allen et Hamilton. C’est donc avant tout un concept géopolitique d’inspiration américaine. Les politiques et milieux stratégiques indiens semblent cependant reprendre très largement cette notion à leur compte7, mais pour des raisons différentes du Pentagone. Pour sa part, le discours stratégique américain semble percevoir cette stratégie comme une volonté chinoise de limita­tion de l’influence et de la présence américaine dans l’Océan Indien. La réponse de Washington doit être prioritairement de renforcer la présence et l’influence des forces américaines dans la région8. Dans une perspective indienne, l’inquiétude liée à la présence croissante de la Chine sur le littoral sud-asiatique, qui est un fait avéré, semble davantage liée à des considérations d’ordre économique et énergétique qu’à une peur d’un encerclement militaire en tant que tel. Selon des responsables mili­taires indiens, la présence chinoise deviendra véritablement un problème militaire quand Pékin sera en mesure de déployer des sous-marins nucléaires dans l’océan Indien9. C’est bien sur le plan de la compétition énergétique, économique et poli­tique que l’Inde s’inquiète des percées chinoises sur le littoral méridional de l’Asie. La contre-stratégie indienne est donc différente, consistant davantage à accroître son influence politique au Bangladesh, en Birmanie et dans l’ensemble de l’Asie du sud-est, spécialement dans le cadre de sa look eastpolicy.

Cette recherche du maintien des équilibres et des options stratégiques explique aussi la prudence du gouvernement indien face aux propositions américaines et japonaises de création d’un « Arc des Démocraties » en Asie-Pacifique. La signature depuis 2006 d’une série d’accord de défense bilatéraux entre le Japon, l’Australie et l’Inde a amené certains commentateurs à évoquer une stratégie de constitution d’un axe pro-américain comprenant Washington, Tokyo et Canberra. En mai 2007, de hauts représentants des trois pays et des Etats-Unis se sont réunis à Manille en marge de la réunion de XAssociation of SouthEast Asian Nations Regional Forum (ARF). La coopération dans le domaine de la gestion de calamités naturelles, de l’économie et de l’énergie a été abordée. Le porte parole du ministère chinois des Affaires étrangè­res a immédiatement réagi en déplorant ces discussions « à quatre » et en demandant des explications aux représentants américains, indiens, japonais et australiens.

Initialement portée par la nouvelle diplomatie dite « des valeurs »10 de Shinzo Abe (qui n’est plus aux affaires au Japon) et par le succès des opérations de secours post-tsunami, cette proto-alliance n’aurait de toutes façons pas été possible au vu de l’extrême prudence dont a fait preuve le gouvernement indien sur ce dossier. In fine, il s’agit donc davantage d’un dialogue « à quatre » sur la sécurité plutôt que de l’amorce d’une véritable alliance.

Par ailleurs, New Delhi a conscience que si Washington soutient le projet d’une plus grande dynamique entre ces trois pays, il n’est pas du tout certain qu’il soit à ter­me favorable à l’établissement d’une architecture multilatérale institutionnalisée pour la sécurité en Asie. Depuis la conquête des Philippines, la stratégie américaine est en substance restée la même en Asie Pacifique: développer des réseaux d’alliances souples avec un certains nombre de partenaires clefs sans jamais pousser à la création d’une architecture régionale de sécurité du type OTAN. Or, d’un point de vue indien, un tel projet est nécessaire en vue de l’instauration d’un ordre multipolaire en Asie, objectif qui se retrouve constamment dans le discours des politiques et militaires indiens.

Au niveau de la politique intérieure, le gouvernement de Manmohan Singh doit aussi tenir compte des susceptibilités des partis de gauche dont le soutien est néces­saire pour maintenir une majorité au parlement. Or, ces derniers sont extrêmement défavorables au rapprochement avec Washington dans le domaine de la sécurité et de la défense. Les manifestations organisées lors de la venue du porte avion amé­ricain « Nimitz » au large de Madras, ou encore l’opposition farouche du chef de file du Parti communiste indien, Prakash Karat au projet d’accord LSA oblige le gouvernement du Congrès à pratiquer un délicat jeu d’équilibriste. A court terme, ces considérations de politique intérieure sont un frein incontestable à toute velléité d’alliance ou de quasi-alliance des forces armées avec Washington.

Enfin, n’oublions pas d’évoquer les limites d’ordre capacitaire, XIndian Navy n’ayant pour le moment que des capacités de projection de puissance et de force re­lativement limitées pour envisager un déploiement d’envergure au-delà du détroit de Malacca. A court terme, les retards enregistrés dans l’acquisition du porte avion d’ori­gine russe Gorshkov, l’absence de bases ultramarines et la modestie de la flotte amphi­bie limite toute ambition indienne de sortir de son pré carré stratégique immédiat.

Le rapprochement indo-américain génère également, par contrecoups géopoli-tiques11, une série de conséquences qui mettent à mal la stratégie indienne en Asie Centrale.

 

Les contrecoups du rapprochement sur les ambitions géopolitiques indiennes en Asie Centrale

Si l’influence culturelle indienne en Asie centrale est ancienne, ce n’est qu’après la signature du traité d’amitié avec l’Union Soviétique, en 1971, que l’Inde a vé­ritablement amorcé ses relations politiques avec les républiques méridionales de l’URSS. La relation est cependant restée modeste du fait du manque de liaisons territoriales et de la faible capacité d’investissement indienne dans la région. Avec le décollage économique des dernières années, New Delhi manifeste un intérêt re­nouvelé pour cette région riche en ressources énergétiques. La stratégie indienne dans la région comporte cinq volets principaux : asseoir sa présence politique et économique, favoriser les régimes religieux modérés, obtenir un accès privilégié aux ressources énergétiques, lutter contre le terrorisme islamiste et contrer l’influence pakistanaise.

Le refus américain d’intégrer l’Inde au sein du CENTCOM ne permet pas à New Delhi de potentialiser les avancées géopolitiques entraînées par la fin du régime taliban.

L’intervention américaine en Afghanistan a été, d’un point de vue géopoliti­que, une aubaine pour les ambitions de New Delhi dans la région. Il y avait totale convergence avec la volonté américaine de renverser les Talibans, dont les liens avec le Pakistan étaient évidents, et à placer l’Alliance du Nord et ses « Tadjiks » au pouvoir à Kaboul.

A court terme, le principal objectif de l’Inde dans la région reste en effet la stabilité de l’Afghanistan, véritable pivot des aspirations indiennes en Asie centrale. La visite du Premier ministre Manmohan Singh à Kaboul le 28 août 2005, la première depuis celle d’Indira Gandhi en 1976, est emblématique de la volonté de l’Inde de regagner son influence en Afghanistan. Il s’agit de contribuer à la sécurisation et la pacification d’une zone perçue par New Delhi12 comme foyer potentiel de terroristes menaçant directement sa sécurité nationale. L’Inde a notamment déboursé 750 millions de dollars au titre de l’aide à la reconstruction et à l’entraînement des troupes et a ouvert quatre consulats dans les principales villes afghanes. La Border Road Organisation (BRO) est notamment chargée de la construction de l’autoroute reliant Zaranz à Delaram. New Delhi a également obtenu, en avril 2007, l’adhésion de l’Afghanistan à l’Association Sud Asiatique pour la Coopération Régionale (SAARC). La géographie est cependant parfois une contrainte et il persiste un facteur clef dans la relation indo-afghane : l’hostilité du Pakistan à celle-ci et son refus d’accorder un droit de passage aux marchandises en transit entre l’Inde et l’Afghanistan. De ce fait, la présence logistique de l’armée indienne au Tadjikistan revêt une importance géostratégique majeure et permet notamment à l’Inde de participer à la reconstruction du pays depuis 2002. Le pont logistique passe par la base aérienne d’Aini (au nord-ouest de Douchanbe), ou sont acheminées les marchandises par les airs, puis continu par route vers l’Afghanistan via la base de Fakhor.

L’Inde renforce aussi son poids géopolitique en limitant les marges de manœu­vres pakistanaises en Afghanistan. La présence de consulats indiens dans les villes de Kandahar et de Jalalabad, proche de la frontière pakistanaise, irrite au plus haut point Islamabad, qui insiste pour que Kaboul et Washington mettent fin à la présen­ce croissante d’ingénieurs et techniciens indiens. Notons que New Delhi a signé avec l’Afghanistan un protocole d’accord en septembre 2004 qui prévoit la formation des cadres diplomatiques de l’Institut de Diplomatie du ministère afghan des Affaires étrangères par le Foreign Service Institute du ministère des Affaires étrangères indien.

Malgré la destitution des talibans, l’Inde ne peut potentialiser ses avancées géo­politiques en Asie Centrale. En donnant au Pakistan un rôle régional majeur dans la lutte contre le terrorisme, Washington a limité les marges de manœuvres régionales indiennes. On ne retrouve pas ici la dynamique de coopération qui prévaut dans la sphère navale. Cela tient pour partie au découpage régional qu’opère le Pentagone au travers de son Plan de Commandement Unifié (UCP). Ce dernier est le document officiel indiquant les zones de compétences des différents commandements géogra­phiques américains.

Le ministère de la Défense américain inclut en effet le Pakistan et l’Asie cen­trale (Afghanistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Kazakhstan) au sein du Commandement Central (CENTCOM) et l’Inde au sein du Commandement Pacifique (PACOM). En opérant une césure est-ouest, le Pentagone divise l’Asie du sud de manière artificielle en créant deux zones clairement distinctes: à l’Ouest, la zone sous responsabilité du CENTCOM qui a pour pivot régional le Pakistan, à l’Est, le PACOM qui s’appuie sur un système de sécurité basé sur les Etats alliés que sont le Japon, l’Australie, Singapour et depuis peu, l’Inde.

Le rattachement du Pakistan et de l’Afghanistan au CENTCOM, et donc au Moyen Orient, est une conséquence directe de l’invasion soviétique de 1979. Il s’agit donc d’un reliquat de la rivalité américano-soviétique de la Guerre Froide. Le fait de maintenir l’Inde au sein du PACOM était une manifestation de son faible poids en Asie centrale (notamment du fait de sa quasi-alliance avec l’URSS) et de son im­portance marginale dans le schéma de Guerre Froide. Cette organisation est depuis plusieurs années très critiquée aux Etats-Unis et il est question de l’aligner sur celle du Département d’Etat (qui maintient Inde et Pakistan dans le même ensemble) en créant une Task Force conjointe pour l’Asie du Sud, sur le modèle de ce que propose la RAND dans une de ses études13. Evidemment, ce changement est susceptible de bousculer les fiefs de certains militaires et de créer des mécontentements au sein des Etats-majors. Le PACOM y est opposé au vu de son investissement dans les relations avec l’Inde. Les Commandements Pacifique de l’US Navy et de l’US Air Force ont tissé tout un ensemble de liens et établi un rapport privilégié avec les marins et aviateurs indiens qu’un transfert vers le CENTCOM risquerait d’ébranler. Pour le moment, le Pentagone ne semble pas particulièrement enclin à opérer de révision de l’UCP. La raison tient en partie à ce que depuis sa création en 1983, le CENTCOM a été très lié aux militaires pakistanais, Guerre Froide oblige14. Il semble aujourd’hui que l’influence dont bénéficie le Pakistan au sein du CENTCOM contri­bue à maintenir l’Inde en dehors de celui-ci, alors que New Delhi insiste depuis plu­sieurs années pour y être intégré15. Il n’y a pas d’exercices conjoints, de connaissance de l’autre avec le CENTCOM, ce qui limite la coopération et la possibilité de définir un agenda commun de sécurité en Asie Centrale. Dans le discours des militaires et des milieux stratégiques indiens, l’armée pakistanaise est même perçue comme partie intégrante du dispositif militaire du CENTCOM16. Si l’Inde devait intégrer cette structure aujourd’hui, au vu de son poids politique et militaire, il semble évident que l’importance du Pakistan y serait fortement marginalisée. Or, Islamabad se sert aussi du CENTCOM pour se rapprocher des pays arabes. On voit donc bien ici que le rapprochement indo-américain reste encore par certains aspects encore prisonnier des héritages du passé.

 

Le rapprochement avec les Etats-Unis menace par contrecoup les intérêts indiens au Tadjikistan, nouveau point d’appui de New Delhi en Asie centrale

Depuis quelques années, une véritable politique indienne de repositionnement géostratégique vers l’Asie centrale prend forme, visant entre autres à conquérir et sécuriser de nouvelles voies d’approvisionnement énergétique et à jouer un rôle po­litique central dans les affaires continentales en étendant toujours plus loin son in­fluence. La république du Tadjikistan est particulièrement importante dans l’agen­da régional de New Delhi. Sa spécificité s’explique, d’un point de vue indien, par la configuration géographique régionale. Le Tadjikistan n’est séparé du Cachemire pakistanais (POK) que par une étroite bande de territoire afghan. Cette zone, ap­pelée corridor de Wakhan, est considérée par New Delhi comme un foyer jihadiste aux activités anti-indiennes potentielles. Or, depuis la crise de Kargil (1999) et la faillite des services de renseignements indiens, les militaires ont pris conscience de la nécessite de disposer de point d’appui en dehors de leur territoire, au plus proche de ces foyers anti-indiens potentiels.

L’importance géostratégique du Tadjikistan s’explique également du fait qu’il jouxte une partie du territoire pakistanais connu pour être le théâtre de fréquen­tes manœuvres militaires sino-pakistanaises. Cette présence, dans l’hypothèse d’un conflit avec Islamabad, représenterait donc pour l’état-major indien un moyen de frapper l’ennemi « par derrière ». Les Chinois et les Pakistanais voient d’ailleurs d’un très mauvais oeil l’influence croissante de l’Inde dans la région et Pékin, en réaction, a récemment accéléré sa coopération économico-militaire avec Douchanbe.

La stratégie indienne est cependant fortement dépendante d’une contrainte de taille : le Pakistan refuse aux indiens le transit par son territoire pour se rendre en Afghanistan. C’est certainement pour pallier cette situation de dépendance stratégi­que que New Delhi dispose d’une facilité logistico-militaire au Tadjikistan. Il s’agit de la base de Fakhor, qui, depuis la fin des années 1990, sert de point de départ au soutien de l’Alliance du Nord dans sa guerre contre les talibans. Equipée d’un hôpital de campagne de 25 places établis par les militaires indiens, elle accueillait les combattants blessés de l’Alliance du Nord, que l’Inde et le Tadjikistan ont soutenu activement durant la guerre civile. New Delhi aurait livré pour 8 millions de dollars d’équipements spécialisés dans le combat en haute altitude et, par l’intermédiaire de l’Aviation Research Center du RAW(Research Analysis Wing, les services extérieurs indiens), aurait réparé des hélicoptères Mi-17 et 35 de l’Alliance pendant la guerre civile. Aujourd’hui, elle permet à l’Inde d’aider économiquement et humanitaire-ment l’Afghanistan post-taliban. Plus récemment, grâce à la reconstruction de la base aérienne d’Aini, à 15 km de la capitale Douchanbe, l’Inde dispose de sa pre­mière base militaire à l’étranger. Cette dernière comprend 3 hangars construits par New Delhi dont deux devaient initialement accueillir douze MiG-29 de l’Indian Air Force (IAF). Le troisième hangar devait quant à lui recevoir des appareils des for­ces aériennes tadjikes. En vertu d’un accord datant de 2002, ces dernières sont en­traînées par du personnel de l’IAF. La coopération entre Douchanbe et New Delhi va même au-delà puisqu’en marge de la visite officielle du Président Rakhmonov en Inde courant août 2006, il a été proposé à l’Inde de travailler à la remise en état de la centrale hydraulique Varzob-1. Par ailleurs, un comité de lutte anti-terroriste conjoint s’est réuni et a établi un plan de coopération, notamment dans le domaine des échanges de renseignements.

Paramètre nouveau du « Grand Jeu » centre-asiatique, le rapprochement indo­américain menace indirectement, depuis quelques mois, ces avancées diplomatiques indiennes. Le Tadjikistan est en effet le principal point d’appui de la Russie dans la région et Douchanbe ne prend pas de décisions importantes dans le domaine de la sécurité sans en référer au préalable au Kremlin. Sous la pression de Moscou, l’Inde avait d’ailleurs accepté une maintenance conjointe de la base d’Aini avec les forces armées russes. Depuis quelques mois, la situation se complique encore davantage pour New Delhi, la Russie s’inquiétant de plus en plus des relations indo-améri­caines croissantes dans le domaine de la défense. Les Russes ont réagi en jouant de leur influence pour faire pression sur le pouvoir politico-militaire tadjik. Ceci a contraint le ministre des Affaires étrangères tadjik, Hamrahon Zaripov à rappeler aux Indiens qu’il n’était pas question de négocier une présence militaire indienne permanente sur le territoire tadjik. Ainsi, la base d’Aini ne devrait au final accueillir de forces indiennes que de manière non permanente et ne rester qu’un point d’ap­pui logistico-militaire utilisable uniquement en cas de crise. Cela signifie la fin pure et simple de toute présence militaire permanente de l’Inde au Tadjikistan, et donc en Asie centrale. Cette réaction russe peut s’analyser à deux niveaux d’analyses différents. A court terme, il s’agit certainement d’une volonté de Moscou de faire pression sur New Delhi de manière conjoncturelle, en vue des futurs gros contrats d’armements, notamment celui portant sur 126 chasseurs polyvalents. A plus long terme, la Russie semble bien s’opposer de manière plus globale à la dynamique même du rapprochement indo-américain. Signe évident du changement dans la perception de la puissance indienne par Moscou, cette décision va affaiblir la po­sition indienne en Asie Centrale. Les difficultés actuelles au Tadjikistan sont donc une illustration des défis auxquels l’Inde et sa diplomatie tous azimuts risquent d’être de plus en plus confrontées. Dans cette région du monde, le rapprochement avec Washington dessert aussi les intérêts géostratégiques de l’Inde.

 

Une divergence d’agenda sur la question iranienne qui menace la sécurité énergétique de l’Inde

Les relations indo-iraniennes, traditionnellement bonnes, ont franchi un cap avec la signature, en 2003, d’un partenariat stratégique. On retrouve dans le dis­cours stratégique et politique indien l’idée d’un lien civilisationnel fort entre deux peuples qui remonte aux civilisations de l’Indus et aux Perses17. La relation avec Téhéran est d’abord motivée par des considérations d’ordre énergétique et écono­mique : l’Inde a besoin de gaz et de pétrole étranger pour alimenter sa croissance et l’Iran, isolé sur la scène internationale, a besoin de partenaires de poids. Dans une perspective indienne, les bonnes relations avec l’Iran doivent également per­mettre à New Delhi d’obtenir un accès terrestre à l’Asie Centrale, notamment à l’Afghanistan, via le port iranien de Chahbahar. Evidemment, l’agenda iranien des Etats-Unis est très différent et se télescope ici avec celui de New Delhi. Depuis quelques années, l’Inde a adopté une stratégie de diversification de son approvision­nement énergétique. Outre ses fournisseurs traditionnels du Golfe Arabo-Persique (Arabie Saoudite, Koweït) New Delhi cherche de nouveaux partenariats en Asie Centrale, en Iran et en Afrique. L’objectif déclaré est de moins dépendre du pétrole du Moyen Orient. En Asie centrale, la firme indienne ONGC ( Oil and Natural Gas Corporation) a notamment acquis des parts au Turkménistan, au Kazakhstan et au Tadjikistan. Au Kazakhstan, le plus grand exportateur de pétrole régional, ONGC a investi dans les champs pétrolifères de Tenguiz et de Kashagan et obtenu des droits de prospection dans ceux de Kurmangazy et de Darkhan.

Au niveau gazier, ONGC et GAIL sont sous contrat avec l’Australie, la Malaisie, Oman, le Qatar, l’Iran et le Turkménistan. Le plus gros contrat a cependant été signé en 2005 avec Téhéran à hauteur de 40 milliards de dollars pour la fourniture de gaz iranien pendant 25 ans, avec en outre des parts dans le développement des champs offshore de Yadavaran et de Jufier.

La relation avec les Etats-Unis interfère avec cette stratégie de diversification des approvisionnements. Les frictions actuelles ne résident pas dans une hypothétique concurrence indo-américaine pour l’accès à l’énergie mais plutôt dans le choix in­dien de ses partenaires. En effet, des pays comme l’Iran, la Libye, le Soudan ou la Syrie, fournisseurs avérés ou potentiels de New Delhi, sont désignés par Washington comme des États-voyous. Ces divergences d’agendas se sont particulièrement mani­festées suite à la décision indienne de participer au projet de gazoduc IPI (Iran-Pakistan-India) proposé par l’Iran. Condoleeza Rice avait alors immédiatement réagi lors de sa visite à New Delhi en 2005 en manifestant la désapprobation de son gouvernement pour ce projet. Les propos de Nicholas Burns, sous secrétaire d’Etat américain aux Affaires politiques, l’attestent également :

« Certains des partenaires non alignés de l’Inde sont parmi les régimes les plus oppres­sifs et les moins démocratiques du monde. Le soutien que leur apporte l’Inde aux Nations Unies et ses liens politiques et militaires avec eux est anachronique. L’Inde devrait éga­lement faire attention à sa relation à long terme avec l’Iran. Les Indiens devraient se demander si leur lien civilisationnel avec le peuple iranien se confond réellement avec le soutien au régime théocratique irresponsable de Téhéran’^ « .

Il est probable que les Etats-Unis cherchent, au travers de ces pressions, à main­tenir un futur très gros consommateur d’énergie dans le circuit de distribution qu’ils contrôlent, c’est à dire celui du Moyen-Orient. Washington souhaite aussi empêcher l’Iran de développer de futurs gisements de pétrole et de gaz afin d’étran­gler toujours davantage un régime moribond sur le plan économique.

In fine, les pressions américaines pour affaiblir les relations indo-iraniennes ont fini par payer sur la question nucléaire. La diplomatie indienne a en effet choisi, en 2005 et 2006, de condamner le programme nucléaire iranien à l’AIEA et au Conseil de sécurité de l’ONU. L’objectif de cette volte face diplomatique indienne était aussi de faire une concession afin d’obtenir en contrepartie le feu vert améri­cain pour le gazoduc IPI. Cette décision est cependant loin d’avoir fait l’unanimité au sein de la classe politique et de la communauté stratégique à New Delhi, cer­tains estimant qu’elle constitue une grave entorse à la diplomatie traditionnelle de recherche de multipolarité. En affaiblissant ainsi ses relations diplomatiques avec l’Iran, l’Inde a peut être compromis son autonomie stratégique et ses marges de manœuvres internationales. D’autant que les Etats-Unis ne semblent pas encore, à l’heure actuelle, disposés à donner leur feu vert au projet IPI19.

 

La stratégie indienne, qui vise en toile de fond à accéder au statut de grande puissance, doit donc composer avec la réalité géopolitique du moment : les Etats-Unis sont en situation de quasi-hégémonie. New Delhi élabore donc des stratégies de résistances en même temps qu’elle se plie à la normativité d’un système inter­national encore largement américano-centré. Il s’agit donc pour l’Inde d’identifier les espaces de résistance et de coopération afin de maximiser le gain de puissance qu’offre potentiellement le partenariat avec l’Amérique.

* Chercheur en Géopolitique à l’Institut Français de Géopolitique- Université Paris VIII. Notes :

  1. L’Inde est notamment intégrée au réseau pacifique des Etats-Unis au travers de la Multinational Planning Augmentation Team (MPAT) et de VAsia Pacific Area Network (APAN).
  2. « PRC Primer », Virtual Information Center, APAN, PACOM, août 2006. apan-info.net/Portals/45/VIC_Products/2006/08/060804-P-China.doc.

 

  1. Il s’agit plus particulièrement des technologies dites C4ISR (commandement, communication, contrôle, informatisation, renseignement, surveillance et reconnaissance).
  2. Les Etats-Unis ont également collaboré au projet d’une National Defence University à New Delhi et proposé des échanges avec l’Inde pour aider le nouveau commandement interarmées dans ses taches de planification (acquisition de matériel, budget…).
  3. Notons toutefois que ces mesures ne s’appliquent pas si l’une des parties est en guerre.
  4. Entretien de l’auteur avec des responsables de la Marine indienne, New Delhi, 2007.
  5. L’auteur a pu le constater lors de divers entretiens en Inde.
  6. Vr; notamment « The Malacca Dilemna-Countering Chinais String of Pearls with Land-Based Airpower », Major Lawrence Spinetta, School of Advanced Air and Space Studies, Air University, Maxwell AFB, Juin 2006.https://research.maxwell.af.mil/papers/ay2006/saas/ pdf
  7. Entretien de l’auteur avec des responsables de la Marine indienne, New Delhi, 2007.
  1. Traduction de « value-oriented diplomacy ».
  2. Pour plus d’éléments sur la notion de contrecoups géopolitiques, vr. Yves Lacoste, Géopolitique, la Longue Histoire d’Aujourd’hui,Larousse,
  3. « Great Power Dynamics : India, US and China », Devyani Srivastava et Priyashree Andley, IPCS Discussion report, 5 mai 2007. www.ipcs.org/DiscussionReport_May07.pdf
  4. Une récente étude de la RAND Corporation a recommandé de modifier l’UCP afin de créer un commandement opérationnel régional dépendant du CENTCOM ou du Ce dernier devra permettre aux Etats-Unis de disposer d’une force prête à intervenir en Asie du Sud si la sécurité nationale était menacée (prolifération d’armes de destruction massive, conflit régional majeur…).
  5. AnnualReport 1987-1988, Ministry of Defence, Government of India, p. 2.
  6. Entretien de l’auteur avec des responsables de l’ambassade des Etats-Unis à New Delhi,

2007.

  1. Indo-US Politico Strategic Relations, Rajesh Kumar, Independent Publishing Company,

New Delhi, 2007, p. 61.

  1. « India-US Relations and US Interest », K. Alan Kronstadt (Coordinator) and Kenneth Katzman, Foreign Affairs, Defense, and Trade Division, CRS Report for Congress, 2 août 2006. Congressional Research Service, The Library of Congress, Washington DC.
  2. « America’s Strategic Opportunity with India », Nicholas Burns, Foreign Affairs, Novembre-Decembre 2007.
  3. Entretien de l’auteur avec des responsables de l’ambassade des Etats-Unis à New Delhi,

2007.

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