Les États-Unis et l’Amérique latine : Les avatars de la doctrine de Monroe

Professeur Roger TEBIB

Février 2006

Le sous-continent latino-américain est toujours soumis à certaines interprétations du type d’impérialisme économique et culturel développé à partir du dix-neuvième siècle : depuis la fin de la guerre froide, les Anglo-américains supportent assez mal la présence de la France en Guyane. Il ne faut pas non plus oublier l’affrontement des Malouines. En Amérique latine, les foyers de tensions et d’antagonismes sont toujours nombreux et les frontières restent contestées.

Excepté le Costa Rica, petit État neutre dépourvu d’armée, les forces militaires de la région sont d’un poids énorme. Elles doivent aussi faire face à des ennemis de l’intérieur : les guérilleros qui incarnent, pour la plupart, la révolte de millions de déshérités, au premier rang desquels les minorités indiennes. De leur côté, dans leur chasse gardée, malgré les dires et les apparences, les États-Unis ne luttent pas vraiment contre les cartels de la drogue.

Ajoutons que la France doit tenir compte de l’intérêt stratégique majeur de la base de lancement de fusées de Kourou, face aux menaces potentielles qui sont toujours à prévoir.

L’Amérique latine, un sous-continent en crise

Dans cette région, parmi les événements marquants de ces dernières années, on peut noter :

  • une critique surtout politique du catholicisme par des mouvements protestants ainsi que les Mormons et le Bahaïsme ;
  • le développement, depuis des décennies, de la « théologie de la libération » face à un traditionalisme catholique trop près de la grande bourgeoisie ;
  • les révoltes des diverses ethnies indiennes, soumises à des persécutions comme au Guatemala, ou participant à des mouvements armés au Pérou, par exemple ;
  • la perte de prestige du marxisme qui a transformé Cuba en un État qualifié par certains politologues de « dinosaure politique » ;
  • il ne faut pas oublier, enfin, les trafics de drogue, surtout en Colombie, au Pérou et en Bolivie.

À ce sujet, on peut citer le jugement suivant : « S’il est un point commun à l’Amérique latine, c’est peut-être la gravité des problèmes sociaux et les tensions explosives entre une élite jouisseuse obsédée par l’argent et les masses encore trop souvent ignorantes et exploitées. Peut-être faut-il en chercher la cause dans la façon très superficielle dont ce continent a été christianisé, au point que le recrutement sacerdotal dans les populations indiennes a toujours été dramatiquement faible1 »

La politique des États-Unis pour une sorte de protectorat

On sait que, dans son message annuel au Congrès, le 2 décembre 1823, le président Monroe avait énoncé un ensemble de principes de politique étrangère à savoir qu’il fallait préserver le continent nord-américain et l’Amérique latine contre de nouvelles interventions colonisatrices européennes. Toute cette immense région devait être protégée par les États-Unis qui devaient, en outre, se désintéresser des affaires européennes (isolationnisme). À noter que Monroe avait, en 1819, enlevé la Floride à l’Espagne.

Mais les Latino-Américains ne voulaient pas, bien sûr, que leur région « devienne un immense États-Unis de la baie d’Hudson au cap Horn et dont le sud sera habité par des peuples plongés dans un chaos de cultures, parlant cette espèce d’anglo-espagnol que l’on entend au Nouveau-Mexique et que l’on commence à entendre à Porto Rico »2.

Il est vrai que l’espagnol est la langue qui attire beaucoup d’étudiants aux États-Unis. Mais cela est dû beaucoup trop souvent à des raisons politiques et pratiques, car l’Amérique latine est considérée plutôt comme un marché, tout au plus comme un monde à conquérir politiquement, au lieu d’être envisagée sous ses multiples aspects culturels.

Les raisons de ce dédain sont nombreuses et complexes. Il y a, à l’origine, une tradition d’animosité : on ne voyait dans le monde espagnol que le noir souvenir des cris de douleurs des victimes de l’Inquisition.

Vinrent ensuite les luttes pour l’acquisition des territoires immense qui appartenaient à la Couronne d’Espagne en 1800 et font aujourd’hui partie des États-Unis.

Puis ce fut la guerre du Mexique avec l’annexion de l’énorme territoire espagnol qui s’ensuivit ; puis la guerre de Cuba avec la conquête de Porto Rico ; puis les coups de force à Panama, au Mexique, au Nicaragua, à Saint-Domingue…

Enfin, il y a le fort penchant des États-Unis à mettre l’accent sur la technologie et l’économie, sur la prospérité et le conformisme, d’où un idéal de société qui va à contre-courant de celui de l’Amérique latine.

Les États-Unis favorisent indirectement l’exaltation des nationalismes latino-américains

Le résultat est un anti-américanisme, virulent depuis plus d’un siècle et qui a souvent fait l’unanimité chez les peuples du Mexique, des Amériques centrale et du Sud. À la base, il y a des nationalismes frustrés. Ils prenaient parfois les dimensions du continent, avec Simon Bolivar ou le poète équatorien José Olmedo.

El hondo vale y enriscada cumbre, proclaman a Bolivar en la tierra arbitro de la paz y de la guerra.

(Le val profond et l’abrupte altitude proclament Bolivar sur la terre arbitre de la paix et de la guerre) Ode à Junin (1826)

Le Vénézuélien Andres Bello se réfère à l’antiquité gréco-romaine ou use du vocabulaire de la Révolution française.

Tempo vendra cuando de ti inspirado Algun Maron americano, i oh diosa ! Tambien a los mieses, los rebanos canté…

(Un jour viendra où par toi inspiré

Quelque Virgile américain, Déesse,

À son tour les moissons, les troupeaux chantera.)

Alocucion a la poesia (1813)

Depuis cette époque, toute une littérature a exalté les nationalismes en Amérique latine. On peut citer, entre autres, le Chilien Francisco Bilbao, le Cubain José Marti, le Nicaraguayen Ruben Dario ou l’Uruguayen José Enrique Rodo, qui tous ont présenté les peuples divers et mêlés du Sud comme les fondateurs d’une nouvelle civilisations, héritière du passé européen.

Au lieu de s’en tenir aux côtés culturels et historiques de ces écrits, les États-Unis ont employé une série de moyens pour exacerber ces nationalismes, soit en utilisant des groupes d’intérêts économiques, soit par le Département d’État, soit, plus récemment, par les appareils militaires. « La coordination ne s’est réalisée que par à-coups en certaines périodes de crise, les services américains menant une politique avec le maximum d’empirisme et un égoïsme total »3. La perpétuelle confusion entre la politique des EU et la défense des intérêts des lobbies sud-américain a été sévèrement jugée par les responsables mêmes du gouvernement des États-Unis : « On ne peut pas réclamer le droit de se syndiquer à Gdansk et nier, dans le même temps, le droit à la terre du paysan salvadorien. » (Z. Brzezinski).

Pour une chasse gardée de l’Amérique latine

Une implication des EU, motivée surtout par des ambitions commerciales, s’est développée régulièrement avec des tentatives régionales de regroupement, depuis la création de l’Organisation des États américains (OEA) en 1945 jusqu’à l’Association de libre-échange nord-américaine (ALENA) en 1994.

Aujourd’hui, l’Amérique latine est l’otage de la toute-puissante économie des Etats-Unis mais, ironie du destin, la crise financière qu’a connue le Mexique en décembre 1994 a mis en évidence la fragilité des banques des États-Unis. « Ces dernières ne pouvaient supporter l’effondrement des économies du sous-continent, au vu de leurs engagements considérables. Le danger encouru est particulièrement grave : la faillite de tout le système financier international. Plus encore qu’un outil de domination, l’assistance aux économies de la région est devenue une nécessité vitale pour les États-Unis eux-mêmes »4.

Les forces armées des États-Unis en Amérique latine

La signature d’accords de défense bilatéraux et la fourniture d’armes ont permis à Washington de développer des actions militaires dans ce sous-continent. Initialement motivée, pendant la guerre froide, par la lutte contre les mouvements révolutionnaires alliés de Cuba et de l’U.R.S.S., l’implication américaine se trouve aujourd’hui motivée par la lutte contre le trafic de drogue.

À noter que l’outil militaire des États-Unis sert surtout à assurer la promotion stratégique de leurs intérêts économiques. « Ainsi, s’il y a manque d’ennemi, les militaires américains tissent des liens économiques avec les soldats locaux. Ils veulent vendre du matériel qu’ils connaissent, produit donc dans leur propre pays. Ils désirent former les cadres locaux à son utilisation et étant devenus promoteurs de l’industrie de l’armement américain, on attend d’eux un total succès »5. Mais, dans le contexte de guerre à la drogue, les enjeux de la démocratisation actuelle du sous-continent latino-américain conduisent à une contradiction : elle consiste à allier l’accroissement de la lutte contre le narcotrafic avec la réduction de moyens militaires venus des EU afin de stopper, si possible, l’impérialisme de cette grande puissance.

En contrepartie, les États-Unis exigent des États latino-américains de diminuer drastiquement leurs forces armées6. Ainsi, en Amérique centrale, les pressions américaines en faveur de la démilitarisation ont abouti au Panama à la dissolution de ses forces armées et cet État a ainsi rejoint le Costa Rica, où l’armée a été constitutionnellement supprimée en 1948.

Mêmes politiques dans les autres pays. « Au Nicaragua, une forte réduction des effectifs, qui passèrent de 96 000 hommes en 1990 à 17 000 en 1992. Dans la même période, les effectifs de l’armée salvadorienne passèrent de 62 000 à 32 500 hommes et ceux du Guatemala de 42 000 à 30 000 hommes »7.

De telles mesures sont paradoxales. D’une part, parce que les Caraïbes et l’Amérique centrale, constituant les plaques tournantes du trafic de la drogue, subissent de plein fouet les conséquences de cette politique anti­sécuritaire. D’autre part, les EU exigent que ces forces armées, aux effectifs ainsi diminués, se spécialisent pourtant dans la lutte contre les stupéfiants.

Cette politique augmenta le poids des États-Unis dans l’économie et la sécurité du sous-continent, permettant ainsi à la Maison Blanche de développer son ambition, surtout après la chute du communisme.

En guise de conclusion. Pour un appel à l’Europe

Les Latino-Américains admettent mal cet « impérialisme yankee ». Beaucoup d’entre eux demandent une forte implication des États européens pour sortir du rapport de forces établi par les États-Unis.

Il ne faut pas oublier non plus, comme cela a été dit plus haut, qu’il convient de protéger la base spatiale de Kourou en Guyane.

De plus, le Mercosur a permis de regrouper des États concurrents comme le Chili, l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay, tandis que l’Espagne essaie de mettre à profit ses relations privilégiées pour servir de pont entre l’Amérique latine et l’Union européenne.

L’Europe et la France doivent donc pratiquer une véritable politique pour aider un sous-continent qu’elles ont contribué à créer, surtout culturellement.

 

* Roger TEBIB est professeur des Universités -Sociologie- Reims.

Note

  1. MALHERBE, Les cultures de l’humanité, éditions du Rocher, 2000.
  2. de MADARIAGA, L’Amérique latine entre l’Ours et l’Aigle, Stock, 1962.
  3. Luis MERCIER VEGA, Les mécanismes du pouvoir en Amérique latine,

Belfond, 1967

  1. BONIFACE, in Dictionnaire des relations internationales, Hatier, 1996.
  2. COURY, L’Europe et les États-Unis, un conflit potentiel, Éditions de

l’Aube, 1996.

  1. ALFREDO VALLADAO, Le retour du panaméricanisme, Les Cahiers du

CREST, 1995.

  1. LINARD, Amérique centrale, les frustrations de la paix in Les Dossiers du GRIP, Bruxelles, septembre 1995.

 

 

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